Doudadais
HAVEN-VILLE, MONDE SOUTERRAIN
La carrière d’elfe détective de Holly Short ne se déroulait pas aussi bien qu’elle l’avait espéré. Cela était surtout dû au fait que l’émission d’actualités la plus regardée du monde souterrain lui avait consacré non pas un mais deux dossiers spéciaux au cours des derniers mois. Il était difficile de passer inaperçue alors que son visage apparaissait sans cesse dans les rediffusions des chaînes câblées.
– Chirurgie esthétique ? suggéra une voix dans sa tête.
Cette voix n’était pas un premier signe de folie. C’était celle de son associé, Mulch Diggums, qui lui parlait dans son écouteur.
– Quoi ? dit-elle, sa propre voix retransmise par une puce minuscule, couleur chair, collée à sa gorge.
– J’ai sous les yeux une affiche de votre célèbre visage et je pense que vous devriez subir une opération de chirurgie esthétique si vous voulez continuer à travailler. Et je parle d’un vrai travail, pas de ces petites affaires de chasse à la prime. Rien n’est plus méprisable qu’un chasseur de primes.
Holly soupira. Son nain d’associé avait raison. Même les délinquants étaient considérés comme plus dignes de confiance que les chasseurs de primes.
– Quelques implants, un nouveau nez, et vos meilleurs amis eux-mêmes ne vous reconnaîtront pas, poursuivit Mulch Diggums. De toute façon, vous n’êtes pas vraiment un prix de beauté.
– Laisse tomber, répliqua Holly.
Elle aimait beaucoup son visage tel qu’il était. Il lui rappelait sa mère.
– Vous pourriez vous teindre la peau. En vert, par exemple, pour avoir l’air d’un lutin volant.
– Mulch ? Tu es en position ? lança sèchement Holly.
– Ouais, répondit le nain. Vous avez repéré l’individu ?
– Non, il n’est pas encore levé, mais ça ne va pas tarder. Alors, cesse de bavarder et tiens-toi prêt.
– Hé, nous sommes associés, maintenant. Ce n’est plus une relation délinquant-policier. Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.
– Tiens-toi prêt, s’il te plaît.
– D’accord. Communication terminée pour Mulch Diggums, méprisable chasseur de primes.
Holly soupira à nouveau. Parfois, la discipline des Forces Armées de Régulation lui manquait. Lorsqu’un ordre était donné, il était exécuté. L’honnêteté l’obligeait cependant à reconnaître qu’elle avait eu plus d’une fois de sérieux ennuis pour avoir désobéi à un ordre direct. Elle n’avait réussi à se maintenir dans les rangs des FARfadet que grâce à quelques arrestations spectaculaires. Et grâce aussi à son mentor, le commandant Julius Root.
Holly sentit son cœur se serrer en se répétant, pour la millième fois, que Julius était mort. Elle pouvait passer des heures sans y penser puis, soudain, son souvenir la frappait de plein fouet. Et chaque fois, c’était comme la première fois.
Elle avait démissionné des FAR à cause du remplaçant de Julius, qui l’avait accusée d’avoir assassiné le commandant. Holly estimait qu’avec un tel chef, elle serait plus utile au Peuple des fées en restant hors du système. À présent, elle commençait à croire qu’elle s’était lourdement trompée. Au temps où elle était capitaine dans les FARfadet, elle avait participé à l’écrasement d’une révolution de gobelins, déjoué un plan qui devait révéler la culture du monde souterrain aux humains, et récupéré du matériel technologique féerique volé par un Homme de Boue de Chicago. Aujourd’hui, elle traquait un trafiquant de poissons qui s’était enfui au cours de sa détention provisoire. On était loin des affaires de sécurité nationale.
– Et si vous vous faisiez rallonger les tibias ? dit Mulch, interrompant ses pensées. Vous pourriez grandir en quelques heures.
Holly sourit. Si agaçant qu’il fût, son associé arrivait toujours à l’amuser. Et puis, en tant que nain, Mulch disposait de talents particuliers fort utiles dans les nouvelles activités de Holly. Jusqu’à une date récente, il avait employé ses dons pour entrer par effraction dans des maisons et pour sortir de prison, mais maintenant il était passé du côté des anges, tout au moins le jurait-il. Malheureusement, les fées savent bien que le serment d’un nain à un non-nain ne vaut pas plus que la salive dont il s’est humecté la paume avant de vous serrer la main pour conclure le marché.
– Et toi, tu pourrais peut-être te faire rallonger le cerveau, répondit Holly.
Mulch pouffa de rire.
– Brillante repartie. Je vais la noter dans mon carnet de répliques spirituelles.
Holly essaya de trouver une autre réplique vraiment spirituelle mais, au même instant, leur cible apparut à la porte de sa chambre de motel. C’était un fée lutin (ou félutin en gnomique), apparemment inoffensif, qui mesurait à peine cinquante centimètres, mais on n’avait pas besoin d’être grand pour conduire un camion chargé de poissons. Les organisateurs du trafic employaient des félutins comme chauffeurs ou messagers en raison de leur apparence enfantine et de leurs airs innocents. Mais Holly avait lu le dossier de celui-ci et elle savait qu’il était tout sauf innocent.
Doudadais avait fourni poissons et crustacés de contrebande à des restaurants illégaux pendant plus d’un siècle. Dans les milieux du trafic, il était une sorte de légende. Étant donné son passé de repris de justice, Mulch connaissait intimement le folklore de la pègre et pouvait ainsi fournir à Holly toutes sortes d’informations utiles qui n’auraient jamais figuré dans un rapport des FAR. Par exemple, Doudadais avait un jour fait le chemin hautement surveillé entre Haven et l’Atlantide en moins de six heures sans perdre un seul des poissons que contenait son vivier.
Il avait été arrêté dans la tranchée de l’Atlantide par une escouade de lutins d’eau des FAR. Alors qu’on l’amenait de sa cellule au tribunal, il avait réussi à s’échapper et Holly avait fini par le retrouver ici. La prime offerte pour la capture de Doudadais suffirait à payer six mois de loyer de son bureau. La plaque apposée sur la porte indiquait : « Short et Diggums, détectives privés ».
Doudadais sortit de sa chambre, en ayant l’air de faire la grimace au monde entier. Il remonta la fermeture à glissière de son blouson et prit la direction du sud, vers le quartier commerçant. Holly resta à une vingtaine de mètres derrière lui, son visage dissimulé sous son capuchon. Cette rue était connue pour être mal fréquentée mais le Grand Conseil investissait des millions de lingots pour rénover entièrement le quartier. Dans cinq ans, il n’y aurait plus de ghetto des gobelins. D’énormes machines à malaxer broyaient les anciens trottoirs en laissant derrière elles des passages tout neufs. Au-dessus, des lutins du service public ôtaient les tubes solaires accrochés au plafond du tunnel et les remplaçaient par de nouveaux modèles à molécules.
Doudadais prit le même chemin que ces trois derniers jours. Il parcourut l’avenue d’un pas tranquille jusqu’à un centre commercial, s’offrit une portion de curry de rat des champs à un comptoir, puis acheta un billet d’entrée au cinéma permanent. S’il se conformait à ses habitudes, il resterait dans la salle pendant au moins huit heures.
« Sauf si je peux l’en empêcher », songea Holly. Elle était décidée à boucler l’affaire avant l’heure de fermeture des bureaux. Ce ne serait pas facile. Doudadais était petit mais rapide. Sans arme de neutralisation, il serait presque impossible de le capturer. Presque impossible, mais il y avait un moyen.
Holly acheta à son tour un billet d’entrée au gnome de la caisse puis s’installa dans un fauteuil, deux rangs derrière sa cible. La salle était assez calme à cette heure de la journée. Il devait y avoir une cinquantaine d’autres spectateurs. La plupart ne portaient même pas de lunettes de spectacle. Ils cherchaient simplement à occuper quelques heures entre deux repas.
Le cinéma projetait une trilogie intitulée La Colline de Taillte. C’était une version cinématographique des événements liés à la bataille de la colline de Taillte, à l’issue de laquelle les humains avaient fini par obliger les fées à se réfugier sous terre. La dernière partie de la trilogie avait remporté tous les trophées de l’académie du Cinéma, deux ans auparavant. Les effets spéciaux étaient éblouissants et il y avait même une version interactive dans laquelle le joueur pouvait devenir un personnage secondaire de l’histoire.
En regardant le film aujourd’hui, Holly éprouvait toujours le même sentiment de regret. Normalement, le Peuple aurait dû vivre à la surface de la terre au lieu de rester coincé dans ce concentré de haute technologie souterraine.
Holly regarda pendant quarante minutes les grandioses vues aériennes et les batailles au ralenti puis elle se glissa dans l’allée latérale et enleva son capuchon. Au temps des FAR, elle se serait simplement approchée derrière le félutin et lui aurait enfoncé dans le dos le canon de son Neutrino 3000 mais les civils n’avaient pas le droit de porter quelque arme que ce soit et il fallait employer une tactique plus subtile.
Sans quitter l’allée latérale, elle l’appela par son nom :
– Hé toi, tu ne serais pas Doudadais ?
Le félutin bondit de son fauteuil, ce qui ne le rendit pas plus grand. Il imprima sur les traits de son visage son expression la plus féroce et regarda en direction de Holly.
– Qui demande ça ?
– Les FAR, répondit Holly.
D’un point de vue strictement formel, elle ne s’était pas présentée comme un membre des FAR, ce qui aurait constitué un délit d’usurpation de fonction.
Doudadais l’observa en plissant les yeux.
– Je vous connais, dit-il. Vous êtes cette fameuse elfe. Celle qui a maté les gobelins. Je vous ai vue à la télé. Vous n’appartenez plus aux FAR.
Holly sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Elle était contente de passer de nouveau à l’action. N’importe quelle action.
– Peut-être bien, Douda, mais je suis quand même venue t’arrêter. Tu acceptes de me suivre sans faire d’histoires ?
– Pour moisir pendant quelques siècles dans une prison d’Atlantide ? Qu’est-ce que vous croyez ? répliqua Doudadais en se laissant tomber à genoux.
Le petit félutin disparut comme un caillou lancé par une fronde, rampant et zigzaguant sous les fauteuils.
Holly, le visage toujours découvert, se rua vers l’issue de secours. C’était sûrement par là que Douda comptait s’échapper. Il empruntait toujours ce genre de sortie. Tout bon délinquant repère immédiatement les possibilités de fuite chaque fois qu’il entre quelque part.
Douda atteignit l’issue de secours avant elle, poussant la porte avec la précipitation d’un jeune chien pressé de sortir dans le jardin. Holly eut tout juste le temps d’apercevoir la couleur bleue de son jogging.
– Cible en fuite, dit-elle, sachant que le micro collé contre sa gorge transmettrait la moindre de ses paroles. Il se dirige vers toi.
« Tout au moins, je l’espère », songea Holly, mais elle garda cette réflexion pour elle.
Théoriquement, Douda devrait se réfugier dans sa cachette, une petite resserre sur Crystal Street, équipée d’un lit de camp et d’un climatiseur. Lorsque le félutin arriverait là-bas, Mulch y serait pour le cueillir. Une technique classique de chasse à l’homme. Comme dit le proverbe : « Pour attraper l’oiseau, il faut être à l’affût. » Bien sûr, quand on est un humain, on tire sur l’oiseau et on le mange. La méthode qu’employait Mulch pour capturer sa proie était moins définitive, mais tout aussi répugnante.
Holly suivit le fugitif, mais pas de trop près. Elle entendait les petits pieds du félutin marteler la moquette, mais elle ne voyait pas sa minuscule silhouette. D’ailleurs, elle ne voulait surtout pas la voir. Il était essentiel que Douda soit persuadé d’avoir réussi à s’échapper, sinon il n’irait pas se cacher dans son refuge. Au temps des FAR, elle n’aurait pas eu besoin de se livrer à cette poursuite. Elle aurait eu libre accès aux cinq mille caméras de surveillance disséminées dans tout Haven-Ville, sans parler de la centaine d’autres gadgets de détection dont les FAR disposaient dans leur arsenal. Aujourd’hui, il n’y avait qu’elle et Mulch. Deux paires d’yeux et les talents du nain.
Les panneaux de la porte d’entrée battaient encore lorsque Holly arriva à leur hauteur. Derrière, un gnome scandalisé était étendu sur le dos, couvert de nectar d’ortie.
– Un enfant ! gémissait-il en s’adressant à une ouvreuse. Ou un félutin. Il avait une grosse tête. C’est tout ce que j’ai pu voir. Il m’a donné un coup dans le ventre.
Holly contourna le gnome et l’ouvreuse, se frayant un chemin à coups d’épaule jusqu’au centre commercial qui se trouvait au-dehors. Au-dehors est une façon de parler. Car tout est à l’intérieur lorsqu’on vit sous terre. Au-dessus de sa tête, les tubes solaires étaient réglés sur le milieu de la matinée. Elle pouvait suivre Douda à la trace grâce au désordre qu’il laissait sur son passage. Le comptoir qui vendait du curry de rat des champs était renversé. Des grumeaux verdâtres se figeaient sur les dalles et de petites traces de pas, tout aussi grumeleuses et de la même couleur, menaient vers la partie nord de l’esplanade. Jusqu’à présent, Douda se comportait d’une manière très prévisible.
Holly, les yeux fixés sur les traces du félutin, fendit la foule des clients qui attendaient leur curry.
– Deux minutes, dit-elle, s’adressant à Mulch.
Il n’y eut pas de réponse mais il n’était pas nécessaire que le nain réponde s’il se trouvait en position.
En principe, Douda allait prendre la première voie de service pour couper vers Crystal Street. La prochaine fois, ils iraient capturer un gnome. Les félutins étaient trop rapides. Le Grand Conseil n’aimait pas vraiment les chasseurs de primes et s’efforçait de leur rendre la vie la plus difficile possible. On ne pouvait pas obtenir de permis de port d’arme en dehors des FAR et quiconque était pris en possession d’une arme sans un badge de représentant de l’ordre était envoyé en prison.
Holly tourna l’angle du mur en espérant apercevoir une vague image du fugitif. Mais elle ne vit qu’une machine à malaxer de dix tonnes, d’une couleur jaune vif, qui fonçait vers elle. De toute évidence, Doudadais avait cessé d’être prévisible.
– Nom de nom ! s’exclama Holly en plongeant de côté.
Le rotor du malaxeur broyait le revêtement de l’esplanade, le recrachant à l’arrière en pavés impeccables calibrés au centimètre près.
Elle roula par terre et s’accroupit, tendant la main vers la crosse du Neutrino qu’elle portait encore récemment à la ceinture, mais elle ne trouva que le vide.
Le malaxeur effectuait un demi-tour pour une nouvelle tentative. Il se cabrait et sifflait comme un carnivore mécanique tout droit surgi du jurassique. Des pistons géants cognaient à grands coups et les lames du rotor tranchaient à la manière d’une faux tout ce qu’elles rencontraient sur leur passage. La machine engloutissait dans son ventre toutes sortes de débris, transformés et modelés par des plaques brûlantes.
« Ça me rappelle un peu Mulch », songea Holly. C’est drôle, les pensées qui vous traversent la tête quand on est en danger de mort.
Elle s’éloigna à reculons du malaxeur. La machine était énorme, sans nul doute, mais lente et difficile à manier. Holly leva les yeux vers la cabine et vit Douda qui manipulait l’engin avec des gestes d’expert. Ses mains couraient sur les poignées et les leviers, traînant le mastodonte de métal en direction de Holly.
Tout autour, c’était le chaos. Les passants hurlaient, des sirènes d’alarme résonnaient. Mais Holly n’avait pas le temps de s’en soucier. Priorité absolue : rester vivante. Aussi terrifiante que pût paraître la situation aux yeux du public, Holly avait derrière elle des années d’entraînement et d’expérience au sein des FAR. Elle s’était tirée des griffes d’ennemis infiniment plus rapides que cet engin.
Lorsqu’il eut fait demi-tour, cependant, Holly se laissa surprendre. Le malaxeur était lent dans son ensemble mais certains accessoires fonctionnaient à la vitesse de l’éclair. Les palettes de protection, par exemple, deux parois d’acier de trois mètres de hauteur, fixées à l’avant, de chaque côté de la machine, et destinées à contenir les débris que projetaient les lames du rotor.
Doudadais savait d’instinct conduire tous les véhicules. Voyant aussitôt l’occasion qui lui était offerte, il sauta dessus. Il désactiva la sécurité et déploya les palettes. Quatre pompes pneumatiques furent immédiatement mises sous pression et soufflèrent littéralement les plaques d’acier dans le mur, de chaque côté de Holly. Sous la force de l’impact, elles s’enfoncèrent d’une quinzaine de centimètres dans la pierre.
Holly sentit sa confiance en elle s’évaporer. Elle était prise au piège, face à une centaine de lames longues et tranchantes qui déchiraient le sol devant elle.
– Il me faudrait des ailes, dit Holly, mais seule sa combinaison des FAR en était équipée et elle avait renoncé au droit d’en porter une.
Les palettes confinaient le vortex provoqué par l’action des lames et rabattait sur lui-même le tourbillon de débris. Les vibrations étaient terrifiantes. Holly sentait ses dents trembler dans ses gencives. Elle avait l’impression que tout ce qu’elle voyait était multiplié par dix. On aurait dit une mauvaise réception d’image sur l’écran d’un téléviseur défectueux. À ses pieds, les lames de la machine broyaient avidement le trottoir. Holly bondit sur la palette de gauche pour essayer de s’y hisser mais elle était bien lubrifiée et n’offrait aucune prise. Elle n’eut pas plus de chance avec la palette de droite. La seule autre issue se trouvait devant elle, mais il était impossible de s’enfuir par là avec le rotor mortel qui l’attendait.
Holly cria quelque chose à Douda. Ses lèvres avaient peut-être réussi à former les mots, mais elle ne pouvait en être certaine avec ce bruit et ces trépidations. Les lames mordaient l’air, essayant de la saisir. À chaque rotation, elles arrachaient des morceaux à la surface du sol. Il ne restait plus grand-chose du revêtement. Bientôt, elle-même serait engloutie par le malaxeur, lacérée, dévorée, digérée dans ses entrailles pour ressortir sous forme de pavé. Désormais, Holly Short ferait littéralement partie de la ville.
Il n’y avait plus rien à espérer. Rien. Mulch était trop loin pour lui être d’aucun secours et il était peu probable qu’un civil tente d’escalader un malaxeur déchaîné, même en sachant qu’elle était coincée entre ses palettes.
Tandis que les lames se rapprochaient, Holly observa le faux ciel programmé par ordinateur. Elle aurait été contente de mourir à la surface. De sentir la chaleur du soleil sur son front. Oui, cela lui aurait fait plaisir.
Soudain, le rotor s’arrêta de tourner. Holly fut criblée d’une pluie de débris à moitié digérés par l’estomac de l’engin. Quelques éclats de pierre lui écorchèrent la peau mais ses blessures s’arrêtèrent là.
Holly essuya son visage sali par les projections de terre et leva la tête. Ses oreilles résonnaient encore du vacarme de la machine et la poussière qui retombait sur elle comme une neige sale lui faisait monter les larmes aux yeux.
Dans la cabine, Douda la regardait. Il avait le teint pâle mais l’expression de son visage était féroce.
– Laissez-moi tranquille ! cria-t-il.
À travers les tympans endommagés de Holly, sa voix paraissait faible et métallique.
– Laissez-moi tranquille, c’est tout !
Et il disparut, dévalant l’échelle d’accès à la cabine, courant peut-être vers sa cachette.
Holly s’appuya contre l’une des palettes, s’accordant quelques instants pour récupérer. De petites étincelles magiques surgissaient autour de ses nombreuses égratignures pour les refermer. Elle sentit ses oreilles se déboucher, bourdonner, se contracter, tandis que la magie se concentrait automatiquement sur ses tympans. En quelques secondes, elle retrouva une ouïe normale.
Il fallait sortir d’ici. Et il n’y avait qu’une seule issue. Monter sur le rotor en passant sur les lames. Avec précaution, elle en effleura une du bout d’un doigt. Une goutte de sang suinta aussitôt d’une minuscule coupure avant de disparaître dans une étincelle bleue de magie. Si jamais elle glissait, les lames la trancheraient en lanières et aucune magie au monde ne parviendrait à recoudre les morceaux. Mais c’était sa seule possibilité de fuite, sinon elle devrait attendre l’arrivée des agents de la circulation. Causer de tels dégâts lui aurait déjà valu pas mal d’ennuis au temps où elle était couverte par l’assurance responsabilité des FAR, mais maintenant qu’elle travaillait à son compte, elle serait probablement jetée en prison pendant deux bons mois avant que les tribunaux décident d’un motif d’inculpation.
Holly faufila ses doigts entre les lames et attrapa la première pale du rotor. Ce serait comme monter à une échelle. Une échelle très coupante, potentiellement mortelle. Elle posa le pied sur une pale inférieure puis grimpa. Le rotor émit un grincement et retomba de quinze centimètres. Holly tint bon : c’était plus sûr que de lâcher prise. Les lames frémirent à deux centimètres de ses membres. Il fallait des gestes lents, bien assurés. Pas de faux mouvements.
Pale après pale, Holly escalada le rotor. À deux reprises, une des lames l’écorcha mais les blessures étaient bénignes et furent rapidement guéries par les étincelles bleues. Après une brève éternité de concentration absolue, Holly parvint à se hisser sur le capot de la machine. La tôle était crasseuse et brûlante mais, au moins, elle n’était pas plus acérée qu’une langue de centaure.
– Il est parti par là, dit une voix au niveau du sol.
Holly baissa la tête et vit un grand gnome aux sourcils froncés, vêtu d’un uniforme des services municipaux. Il lui indiquait la direction de Crystal Street.
– Il est parti par là, répéta le gnome. Le félutin qui m’a jeté par terre pour me prendre mon malaxeur.
Holly regarda le gnome à la forte carrure.
– Ce minuscule félutin vous a jeté par terre, vous ?
Le gnome faillit rougir.
– Je m’apprêtais à descendre de ma cabine. Il m’a simplement fait perdre l’équilibre.
Soudain, l’expression gênée de son visage s’effaça.
– Hé, vous ne seriez pas Polly Machin ? Polly Glotte ! C’est ça ! L’héroïne des FAR.
Holly descendit l’échelle d’accès à la cabine.
– Polly Glotte, en effet, c’est moi.
Holly sauta sur le sol et courut à toutes jambes, dans le crissement de ses bottes qui écrasaient les petits cailloux du revêtement broyé par le malaxeur.
– Mulch, dit-elle dans son micro. Douda arrive dans ta direction. Fais attention. Il est beaucoup plus dangereux qu’on ne le croyait.
Dangereux ? Peut-être, peut-être pas. Il ne l’avait pas tuée lorsqu’il en avait eu l’occasion. Apparemment, le félutin n’avait pas assez d’estomac pour commettre un meurtre.
Les exploits de Douda avec le malaxeur avaient créé un véritable chaos. La police de la route, qu’on surnommait les Tranche-Bitume, envahissait l’esplanade tandis que les civils la désertaient. Holly compta au moins six magnéto-motos et deux voitures de patrouille des brigades de circulation des FAR. Elle garda la tête baissée lorsque l’un des agents sauta de sa moto et la saisit par l’épaule.
– Vous avez vu ce qui s’est passé, mam’zelle ?
Mam’zelle ? Holly fut tentée de tordre la main posée sur son épaule et d’expédier le policier dans le recycleur le plus proche. Mais ce n’était pas le moment de s’indigner. Elle devait détourner son attention sur autre chose.
– Ah, Dieu merci, vous êtes là, monsieur l’agent, lança-t-elle d’une petite voix flûtée d’au moins une octave plus aiguë que sa tonalité habituelle. Là-bas, près du malaxeur. Il y a du sang partout.
– Du sang ! s’exclama le Tranche-Bitume, ravi d’entendre la nouvelle. Partout ?
– Absolument partout.
L’agent lâcha l’épaule de Holly.
– Merci, mam’zelle. Je prends les opérations en main.
Il s’avança d’un pas décidé en direction du malaxeur puis se retourna.
– Excusez-moi, mam’zelle, dit-il, une lueur dans les yeux, comme si la mémoire lui revenait soudain. Je ne vous ai pas déjà vue quelque part ?
Mais l’elfe encapuchonnée avait disparu.
« Bah, songea le Tranche-Bitume, je ferais mieux d’aller voir le sang partout. »
Holly courait en direction de Crystal Street, même si elle était convaincue qu’il n’y avait pas lieu de se précipiter. Ou bien Douda avait estimé la situation trop dangereuse pour rejoindre sa cachette, ou bien Mulch l’avait déjà capturé. Dans l’un et l’autre cas, elle ne pouvait plus faire grand-chose. Une fois encore, elle regretta amèrement d’être privée de l’aide des FAR. Du temps où elle était au service de Détection, il lui aurait suffi de donner un ordre bref dans le micro de son casque pour que toutes les rues du secteur soient bouclées.
Elle contourna un robot balayeur et s’engagea dans Crystal Street. La rue étroite, utilisée comme voie de service par le principal centre commercial, était essentiellement constituée de quais de déchargement. Les autres locaux étaient loués comme entrepôts. Holly fut surprise de voir juste en face d’elle Douda qui fouillait dans sa poche, sans doute pour y trouver la puce d’accès à son refuge. Quelque chose avait dû le retenir pendant quelques instants. Peut-être s’était-il caché derrière des caisses pour échapper aux Tranche-Bitume. En tout cas, elle avait une nouvelle occasion de l’arrêter.
Douda leva les yeux vers elle et Holly se contenta de lui adresser un signe de la main.
– Bonjour, dit-elle.
Douda brandit un poing minuscule.
– Vous n’avez donc rien de mieux à faire, elfe ? Tout ce qu’on peut me reprocher, c’est la contrebande de poissons.
La question toucha Holly au plus profond d’elle-même. Était-ce ainsi qu’elle pouvait le mieux aider le Peuple ? Le commandant Root attendait sûrement beaucoup plus d’elle. Au cours des derniers mois, elle était passée de missions en surface d’une importance vitale à la traque de petits trafiquants de poissons dans des ruelles obscures. Quelle dégringolade !
Elle montra ses mains ouvertes à Douda.
– Je ne veux pas te faire de mal, alors, reste tranquille.
Douda pouffa de rire.
– Du mal ? Vous ? ça m’étonnerait.
– Moi, je ne t’en ferai pas. Mais lui, oui, répliqua-t-elle en montrant le sol boueux sous les pieds de Douda.
– Lui ?
Douda baissa les yeux d’un air méfiant, soupçonnant un piège. Ses soupçons étaient fondés. La terre sous ses pieds émit un léger sifflement tandis que la surface frémissait et s’affaissait.
– Quoi ? s’exclama Douda en levant une jambe.
Il aurait certainement fait un pas de côté s’il en avait eu le temps. Mais les événements s’enchaînèrent avec une extraordinaire rapidité.
Le sol ne se contenta pas de se dérober sous ses pieds, il fut littéralement aspiré dans un bruit de succion à donner la nausée. Un cercle de dents surgit de la boue, suivi d’une bouche immense. Derrière la bouche apparut un nain qui jaillit du sol à la manière d’un dauphin sautant à la surface de l’eau, apparemment propulsé par des gaz postérieurs. L’anneau de dents se referma sur Douda, l’engloutissant jusqu’au cou.
Mulch Diggums – c’était lui, bien entendu – replongea dans son tunnel, entraînant avec lui l’infortuné félutin. Douda, il convient de le préciser, paraissait beaucoup moins outrecuidant qu’un instant auparavant.
– Un… un n… nain… balbutia-t-il. Je croyais que les gens de votre espèce n’aimaient pas la police.
– En général, non. Mais Mulch est une exception. Ça ne t’ennuie pas qu’il ne te réponde pas lui-même ? Il risquerait de te trancher la tête sans le vouloir.
Douda se tortilla soudain.
– Qu’est-ce qu’il fabrique ?
– J’imagine qu’il est en train de te lécher. La salive de nain durcit au contact de l’air. Dès qu’il aura ouvert la bouche, tu auras à peu près autant de liberté de mouvement qu’un poussin dans son œuf.
Mulch adressa un clin d’œil à Holly. C’était la seule manière dont il pouvait exprimer sa satisfaction pour le moment, mais Holly savait qu’il passerait les jours suivants à se vanter de ses talents.
« Les nains sont capables de parcourir des kilomètres sous terre. Les nains ont un postérieur à réaction. Les nains peuvent produire toutes les heures deux litres de salive dure comme le roc. Et vous, qu’est-ce que vous avez comme don ? À part un visage célèbre qui nous trahit chaque fois qu’on essaye de passer inaperçus ? »
Holly regarda dans le trou, la pointe d’une de ses bottes bien plantée au bord de l’ouverture.
– Parfait, cher associé. Beau travail. Et maintenant, veux-tu bien recracher le fugitif ?
Mulch fut heureux de s’exécuter. Il se racla la gorge, expédiant Douda sur la chaussée puis sortit lui-même du trou en raccrochant sa mâchoire.
– C’est dégoûtant, marmonna Douda, alors que la salive visqueuse commençait à se solidifier autour de ses membres. Et en plus, ça sent horriblement mauvais.
– Holà, protesta Mulch, vexé. Je ne suis pas responsable de l’odeur. Si tu louais un local dans une rue plus propre…
– Vraiment, nain fétide ? Eh bien, voilà ce que je pense de toi.
Douda amorça un geste pour lancer une malédiction de félutin mais, heureusement, la salive pétrifiée immobilisa son bras avant qu’il n’ait pu l’achever.
– Bon, ça suffit, vous deux, trancha Holly. Nous avons une demi-heure pour livrer ce petit bonhomme aux FAR avant que la salive ne se ramollisse.
Par-dessus l’épaule de Holly, Mulch lança un coup d’œil vers l’extrémité de la rue. Soudain, il devint très pâle sous la couche de terre humide qui lui recouvrait le visage, et les poils de sa barbe furent parcourus de frémissements nerveux.
– Si vous voulez mon avis, chère associée, dit-il, je pense qu’il nous faudra beaucoup moins d’une demi-heure.
Holly se retourna, quittant son prisonnier des yeux. Une demi-douzaine d’elfes bloquaient l’entrée de la rue. Ils appartenaient certainement aux FAR ou à quelque chose de très proche. Habillés en civil, ils ne portaient aucune marque ou insigne distinctifs, mais c’étaient des officiels à en juger par l’artillerie lourde qu’ils tenaient au creux de leurs bras. Holly fut toutefois rassurée en constatant qu’aucune des armes n’était pointée sur elle ou sur Mulch.
L’un des elfes s’avança et releva la visière de son casque. C’était une fille.
– Hello, Holly, lança-t-elle. Nous vous avons cherchée toute la matinée. Comment ça va ?
Holly ravala un soupir de soulagement. Elle venait de reconnaître le lieutenant-colonel Vinyaya, qui les avait toujours soutenus, Julius Root et elle. Vinyaya avait été une pionnière en devenant le premier membre féminin des FAR. Au cours de ses cinq cents ans de carrière, ses activités avaient couvert tous les secteurs, depuis le commandement d’une équipe de Récupération sur la face cachée de la lune jusqu’au siège qu’elle occupait au Grand Conseil où elle dirigeait la tendance progressiste. En plus, elle avait été l’instructeur de vol de Holly à l’académie des FAR.
– Ça va très bien, colonel, répondit Holly.
Vinyaya hocha la tête en regardant se durcir la salive de nain.
– Je vois que vous êtes toujours très occupée.
– Oui. C’est Doudadais. Le trafiquant de poissons. Une bonne prise.
Le lieutenant-colonel fronça les sourcils.
– Il faut le laisser partir, Holly. Nous avons d’autres chats à fouetter.
Holly posa sa botte sur le ventre de Douda. Elle n’avait pas l’intention de laisser les FAR la mener par le bout du nez, même si elle avait affaire à un lieutenant-colonel en civil.
– Quel genre de chats ?
Le froncement de sourcils de Vinyaya s’accentua, creusant une ride profonde sur son front.
– Pourrions-nous parler dans la voiture, capitaine ? Les troupes régulières sont en route.
« Capitaine ? » Vinyaya s’était adressée à elle en employant son ancien grade. Que se passait-il ? Si les « troupes régulières » étaient celles des FAR, qui étaient ces gens-là ?
– Je n’ai pas la même confiance qu’avant dans les forces armées, colonel. Il faut m’en dire davantage avant d’aller plus loin.
Vinyaya soupira.
– Premièrement, capitaine, nous ne représentons pas les forces armées. Ou en tout cas, pas celles auxquelles vous pensez. Deuxièmement, vous voulez que je vous en dise plus ? Je vais prononcer un nom. Voulez-vous vous risquer à deviner lequel ?
Holly connut tout de suite la réponse. Elle la sentait.
– Artemis Fowl, murmura-t-elle.
– Exactement, confirma Vinyaya. Artemis Fowl. À présent, consentez-vous à me suivre, vous et votre associé ?
– Où est garée la voiture ? demanda Holly.
De toute évidence, Vinyaya et son mystérieux groupe disposaient d’un sérieux budget. Non seulement ils étaient équipés d’armes du dernier modèle mais leurs moyens de transport dépassaient de très loin le matériel habituel des FAR. Après avoir passé quelques secondes à essuyer Douda de sa salive de nain et à lui glisser une balise dans la botte, Holly et Mulch se retrouvèrent sanglés dans des fauteuils club, à l’arrière d’un long véhicule blindé. Ils n’étaient pas vraiment prisonniers mais Holly sentait malgré tout qu’elle venait de perdre le contrôle de son destin.
Vinyaya ôta son casque, secouant la tête pour libérer une masse de longs cheveux argentés. Holly parut surprise.
Le lieutenant-colonel sourit.
– La couleur vous plaît ? J’en avais assez de les teindre.
– Ça vous va très bien.
Mulch leva un doigt.
– Désolé d’interrompre les conversations capillaires, mais qui sont exactement les gens qui vous accompagnent ? Je suis prêt à parier mon rabat postérieur que vous n’appartenez pas aux FAR.
Vinyaya se tourna vers le nain.
– Que savez-vous des démons ?
Mulch ouvrit le réfrigérateur du véhicule et fut enchanté d’y trouver du similipoulet et de la bière d’ortie. Il les libéra de leur prison.
– Les démons ? Pas grand-chose. Je n’en ai jamais vu.
– Et vous, Holly ? Vous avez des souvenirs d’école ?
Holly fut intriguée. Où cette conversation pouvait-elle bien mener ? S’agissait-il d’une sorte de test ? Elle repensa à ses cours d’histoire à l’académie des FAR.
– Les démons. La huitième famille du Peuple des fées. Il y a dix mille ans, après la bataille de Taillte, ils ont refusé d’habiter sous terre, décidant plutôt d’expédier leur île en dehors du temps et d’y vivre dans l’isolement.
Vinyaya acquiesça d’un signe de tête.
– Très bien. Ils ont donc rassemblé un cercle de sorciers et ont lancé un sortilège temporel sur leur île de Hybras.
– Ils ont disparu de la surface de la terre, récita Mulch. Et depuis, plus personne n’a jamais vu de démons.
– Ce n’est pas tout à fait vrai. Quelques-uns sont apparus au cours des siècles. En fait, l’un d’eux s’est même manifesté très récemment. Et devinez qui était là pour l’attendre ?
– Artemis, répondirent Holly et Mulch d’une même voix.
– Exactement. Il a réussi, j’ignore comment, à prévoir les choses mieux que nous. Nous savions à quel moment le phénomène se produirait mais nous nous sommes trompés de plusieurs mètres sur l’endroit.
Holly se pencha en avant, intéressée. Elle était de nouveau dans la course.
– Artemis a été filmé ?
– Pas vraiment, répondit Vinyaya, énigmatique. Si vous le voulez bien, je confierai à quelqu’un de mieux qualifié que moi le soin de vous fournir toutes les explications. Cette personne se trouve à notre base.
Et elle n’ajouta rien à ce sujet. Exaspérant.
Mulch n’était pas réputé pour sa patience.
– Et puis quoi ? Vous avez l’intention de faire une sieste, maintenant ? Allons, Vinyaya, dites-nous ce que mijote le petit Arty.
Vinyaya ne se laissa pas fléchir.
– Du calme, Mr Diggums. Prenez donc une autre bière d’ortie ou un peu d’eau de source.
Le lieutenant-colonel sortit deux bouteilles du réfrigérateur et en offrit une à Mulch.
Le nain examina l’étiquette.
– Du Derrier ? Non, merci. Vous savez comment ils s’y prennent pour mettre des bulles là-dedans ?
Les lèvres de Vinyaya esquissèrent un sourire.
– Je croyais que c’était du gaz naturel.
– Oui, c’est aussi ce que je pensais jusqu’à ce qu’on m’envoie travailler chez Derrier quand j’étais en détention. Ils emploient tous les nains incarcérés dans la prison des Profondeurs et leur font signer un contrat de confidentialité.
Vinyaya voulut savoir la suite.
– Allez-y, racontez. Comment s’y prennent-ils vraiment pour mettre les bulles dans l’eau ?
Mulch se tapota le bout du nez.
– Je n’ai pas le droit de le révéler. Ce serait une rupture de contrat. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il faut pour cela un immense réservoir d’eau et plusieurs nains qui utilisent leurs… heu…
Mulch montra du doigt la partie postérieure de son individu.
– … leurs talents naturels.
Vinyaya reposa avec précaution sa bouteille dans le réfrigérateur.
Tandis que Holly, confortablement installée dans son fauteuil à gel, écoutait avec plaisir une de ces histoires extravagantes dont Mulch avait le secret, un détail insistant s’insinua dans son esprit. Elle se rendit compte que le lieutenant-colonel Vinyaya avait évité de répondre à la première question du nain. « Qui sont les gens qui vous accompagnent ? »
Dix minutes plus tard, la réponse était donnée.
– Bienvenue au quartier général de la Section Huit, dit Vinyaya. Excusez mes manières un peu théâtrales mais nous n’avons pas souvent l’occasion d’épater les gens.
Holly ne se sentait pas très épatée. Ils avaient pénétré dans un parking à plusieurs étages, à quelques pâtés de maisons du centre de police. Le véhicule blindé suivit les flèches arrondies jusqu’au septième étage, coincé sous la surface déchiquetée du plafond de la caverne. Le chauffeur se gara dans l’espace le plus sombre et le moins accessible, puis coupa le moteur.
Ils restèrent assis pendant quelques instants dans l’obscurité humide, écoutant les gouttes d’eau de roche tomber des stalactites sur le toit du véhicule.
– Épatant, dit Mulch. Ça, c’est vraiment quelque chose. J’imagine que tout votre argent est passé dans la voiture ?
Vinyaya sourit.
– Attendez un peu.
Sur le scanner du tableau de bord, le chauffeur fit un rapide contrôle de proximité qui ne signala aucune anomalie. Il prit alors une télécommande à infrarouge et cliqua à travers le toit de plastique transparent en direction du plafond rocheux, au-dessus de leurs têtes.
– Des rochers télécommandés, lança Mulch d’un ton narquois, ravi de pouvoir exercer à la manière d’un muscle ses dons pour le sarcasme.
Vinyaya ne répondit pas. Elle n’en avait pas besoin. Ce qui se passa ensuite suffit à réduire Mulch au silence. La place de parking s’éleva grâce à une plateforme hydraulique, catapultant la voiture vers le plafond rocheux de la caverne, mais la roche ne s’écarta pas pour les laisser passer. Dans l’esprit de Holly, il ne faisait aucun doute qu’en cas de collision entre métal et roc, c’est le roc qui gagne. Il était bien entendu absurde de penser que Vinyaya les avait amenés là dans le seul but d’écraser tout le monde. Mais elle n’eut guère le temps de réfléchir pendant la demi-seconde que mit le véhicule à atteindre la surface dure et implacable de la pierre.
En fait, le roc n’avait rien de dur ni d’implacable. C’était une image numérique. Ils la traversèrent sans dommage et se retrouvèrent dans une cavité plus petite, taillée dans la roche pour abriter une voiture.
– Un hologramme, murmura Holly.
Vinyaya adressa un clin d’œil à Mulch.
– Des rochers télécommandés, répéta-t-elle.
Elle releva le hayon arrière et sortit dans le couloir à l’air conditionné.
– Le quartier général tout entier a été creusé dans la pierre. En réalité, la caverne existait déjà dans sa plus grande partie. Nous avons simplement découpé au laser quelques espaces supplémentaires ici ou là. Pardonnez-moi le côté film d’espionnage, mais il est vital que les activités de la Section Huit demeurent secrètes.
Holly suivit le lieutenant-colonel à travers des portes automatiques et le long d’un couloir aux parois lisses et impeccables. Il y avait partout des détecteurs et des caméras et Holly sut que son identité avait été vérifiée au moins une douzaine de fois avant qu’ils n’atteignent la porte d’acier, tout au bout du couloir.
Vinyaya plongea la main dans un bac de métal liquide, au centre de la porte.
– Flux de métal, expliqua-t-elle en retirant sa main. Le métal est saturé de nanocapteurs. Impossible de tricher pour essayer de franchir cette porte. Les nanocapteurs lisent tout, depuis l’empreinte de ma main jusqu’à mon ADN. Même si quelqu’un me coupait la main et la mettait là-dedans, les capteurs détecteraient l’absence de pouls.
Holly croisa les bras.
– Ce concentré de paranoïa me laisse deviner qui est votre consultant technique.
La porte s’ouvrit dans un chuintement. De l’autre côté se tenait la personne que Holly s’attendait précisément à voir.
– Foaly, lança-t-elle d’un ton affectueux en s’avançant d’un pas pour étreindre le centaure.
Foaly la serra chaleureusement contre lui et frappa le sol de ses sabots postérieurs en signe de joie.
– Holly, dit-il en la tenant par les épaules, les bras tendus. Qu’est-ce que vous devenez ?
– Beaucoup de travail, répondit-elle.
Foaly fronça les sourcils.
– Vous m’avez l’air un peu maigre.
– Aussi étonnant que cela puisse paraître, vous aussi, répliqua Holly avec un grand rire.
Foaly avait perdu quelques kilos depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. Et son pelage était brillant et bien brossé.
Holly lui tapota le flanc.
– Hum, murmura-t-elle d’un air pensif, vous utilisez du conditionneur et vous ne portez plus le chapeau d’aluminium antilecture de pensées. Ne me dites pas que vous cachez une petite dame centaure quelque part ?
Foaly rougit.
– C’est encore un peu tôt, mais j’ai de bons espoirs.
La pièce était remplie du sol au plafond d’appareils électroniques les plus perfectionnés. Certains étaient même intégrés dans le sol et le plafond, y compris des écrans à gaz de la taille d’un mur et une imitation de ciel incroyablement réaliste au-dessus d’eux.
À l’évidence, Foaly était très fier de son installation.
– La Section Huit a un budget suffisant. Je peux avoir ce qu’il y a de mieux dans tous les domaines.
– Et vos anciennes fonctions ?
Le centaure se renfrogna.
– J’ai essayé de travailler pour Sool mais ça n’a pas marché. Il détruit tout ce que le commandant Root avait mis sur pied. La Section Huit a discrètement pris contact avec moi lors d’un week-end de rencontres. Ils m’ont fait une offre et j’ai accepté. Ici, je suis l’objet d’une adoration éperdue, sans parler de la colossale augmentation de salaire qui m’a été accordée.
Mulch fureta rapidement autour de la pièce et s’aperçut avec mauvaise humeur qu’il n’y avait pas la moindre miette à manger.
– Vous n’avez pas jugé bon de consacrer une petite partie de ce salaire à l’achat d’un curry de rat des champs, j’imagine ?
Foaly haussa un sourcil en se tournant vers le nain qui était toujours couvert de terre.
– Non, mais nous disposons d’une salle de douche. Vous savez sans doute ce qu’est une douche, Diggums ?
Les poils de la barbe de Mulch se hérissèrent.
– Oui, je sais. Et je sais aussi reconnaître un âne quand j’en ai un en face de moi.
Holly se plaça entre eux.
– Ça suffit, vous deux. Pas besoin de reprendre là où vous en étiez restés. Oublions les traditionnelles insultes jusqu’à ce que nous sachions où nous sommes et pourquoi nous y sommes.
Mulch se laissa tomber avec délices sur un canapé couleur crème, sachant très bien qu’un peu de la boue qui le recouvrait s’incrusterait dans les coussins. Holly s’assit à côté de lui, mais pas trop près.
Foaly activa un écran mural puis l’effleura légèrement pour accéder au programme qu’il cherchait.
– J’aime beaucoup ces nouveaux écrans à gaz, dit-il avec un petit rire. Des pulsions électriques chauffent les particules à différentes températures qui modifient les couleurs du gaz et forment ainsi des images. Bien sûr, c’est beaucoup plus compliqué que ça, mais j’essaye de simplifier pour le bagnard.
– J’ai été complètement blanchi, protesta Mulch. Vous le savez très bien.
– Les charges ont été abandonnées, fit remarquer Foaly, mais vous n’avez pas été blanchi. C’est différent. Légèrement.
– Oui, tout comme un âne et un centaure sont différents. Légèrement.
Holly soupira. C’était presque comme autrefois. Foaly, au temps où il était consultant technique des FAR, l’avait guidée dans de nombreuses opérations et Mulch avait été leur collaborateur réticent. Quelqu’un d’extérieur aurait eu du mal à croire que le nain et le centaure étaient en fait de très bons amis. Holly pensa que ces agaçantes chamailleries devaient être un moyen pour les mâles de toutes les espèces de se manifester leur affection.
L’image grandeur nature d’un démon jaillit sur l’écran. Il avait les yeux fendus et ses oreilles étaient couronnées de pointes.
Mulch se leva d’un bond.
– Nom de nom !
– Du calme, dit Foaly. C’est une image de synthèse. D’une qualité stupéfiante, je vous l’accorde.
Le centaure agrandit la tête de la créature jusqu’à ce qu’elle occupe toute la largeur de l’écran.
– Démon mâle adulte. Après distorsion.
– Après distorsion ?
– Oui, Holly. Les démons ne grandissent pas comme les autres fées. Ils sont très mignons jusqu’à leur puberté, puis leur corps subit un spasme violent et douloureux, qu’on appelle distorsion. Au bout de huit ou dix heures, ils émergent d’un cocon de substance visqueuse composée d’éléments nutritifs et sont alors devenus des démons adultes. Avant cela, il ne s’agit que de diablotins. Le cas des démons sorciers est toutefois différent. Eux ne connaissent jamais la distorsion. Elle est remplacée par leur magie qui grandit en eux. Et je ne les envie pas. Au lieu de poussées d’acné et de sautes d’humeur, un sorcier pubescent voit des éclairs lui sortir du bout des doigts. S’il a de la chance.
– Et s’il n’a pas de chance, d’où sortent-ils ? De toute façon, en quoi tout cela peut-il nous intéresser ? demanda Mulch qui essayait d’en arriver au but.
– Cela nous intéresse parce qu’un démon est apparu récemment en Europe et que ce n’est pas nous qui l’avons vu en premier.
– On en a entendu parler. Les démons reviendraient-ils de Hybras ?
– Peut-être, Holly.
Foaly tapota l’écran, le fractionnant en plusieurs fenêtres. Des images de démons apparurent dans chacune d’elles.
– Les démons que vous voyez ici se sont momentanément matérialisés au cours des cinq derniers siècles. Heureusement, aucun d’eux n’est resté suffisamment longtemps pour qu’un Homme de Boue puisse le capturer.
Foaly sélectionna la quatrième image.
– Mon prédécesseur a réussi à retenir celui-ci pendant douze heures. Il lui a accroché un médaillon d’argent et c’était la pleine lune.
– Quel moment extraordinaire cela a dû être, ironisa Mulch.
Foaly soupira.
– Vous n’avez donc rien appris à l’école ? Les démons sont uniques parmi toutes les créatures de la terre. Hybras, leur île, est formée d’un énorme roc lunaire tombé sur la terre à l’ère triasique, lorsque la lune a été heurtée par une météorite. D’après ce que nous pouvons déduire des peintures rupestres féeriques et des modèles virtuels que nous avons réalisés, ce morceau de lune s’est enfoncé dans un flux de magma en se soudant plus ou moins à la surface de la terre. Les démons sont issus de micro-organismes lunaires qui vivaient à l’intérieur de ce roc. Ils sont sujets à une forte attraction de la lune, physique et mentale – ils entrent même en état de lévitation au moment de la pleine lune. Et c’est cette attraction qui les ramène dans notre dimension. Pour la neutraliser, ils doivent porter un objet en argent. L’argent est l’ancre dimensionnelle la plus efficace. L’or marche aussi, mais il arrive alors qu’on laisse dans son sillage des morceaux de soi.
– En admettant que l’on croie à toutes ces fariboles sur l’attraction lunaire interdimensionnelle, dit Mulch en faisant de son mieux pour exaspérer Foaly, en quoi cela nous concerne-t-il ?
– Cela nous concerne directement, répliqua sèchement Foaly. Si les humains parviennent à capturer un démon, qui seront les prochains à passer sous leurs microscopes, à votre avis ?
Vinyaya aborda l’aspect historique :
– C’est pourquoi, il y a cinq cents ans, Nan Burdeh, présidente du Grand Conseil, a fondé la Section Huit pour surveiller les activités des démons. Par chance, Burdeh était milliardaire et, à sa mort, elle a laissé toute sa fortune à la Section Huit. De là l’impressionnante installation que vous avez vue. Nous sommes une petite unité secrète des FAR, rattachée au Grand Conseil, mais nous disposons du matériel le plus perfectionné. Au cours des années notre domaine de compétence s’est étendu à des missions secrètes trop sensibles pour les confier directement aux FAR. Mais la démonologie reste notre priorité. Pendant cinq siècles, nos plus brillants esprits ont étudié les textes anciens des démons pour essayer de prévoir le lieu de la prochaine apparition. En général, nos calculs sont exacts et nous parvenons à maîtriser la situation. Mais il y a une douzaine d’heures, quelque chose s’est produit à Barcelone.
– Que s’est-il passé ? demanda Mulch, posant pour une fois une question raisonnable.
Foaly ouvrit une autre fenêtre sur l’écran. La plus grande partie de l’image était blanche.
– Il s’est passé ceci.
Mulch examina l’écran.
– Une minuscule tempête de neige ?
Foaly agita l’index sous son nez.
– Je vous jure que si je n’étais pas moi-même un grand amateur de persiflage, je vous aurais déjà fait jeter dehors, sur votre derrière à réaction.
Mulch accepta le compliment d’un gracieux signe de tête.
– Non, ce n’est pas une minitempête de neige. Il s’agit d’un voile blanc. Quelqu’un a bloqué nos scopes.
Holly hocha la tête. « Scope » était le terme professionnel qui désignait les détecteurs invisibles attachés aux satellites de communication des humains.
– On peut constater que ce qui s’est produit à l’endroit de notre petite tempête de neige a dû être singulièrement inhabituel, à en juger par la précipitation avec laquelle les Hommes de Boue cherchent à s’en éloigner.
Sur l’écran, les humains, en bordure de la zone blanche, s’enfuyaient à toutes jambes ou jetaient leurs voitures contre les murs.
– Les journaux télévisés humains rapportent des témoignages de gens qui ont vu pendant plusieurs secondes une créature en forme de lézard surgir du néant. Bien entendu, il n’y a pas de photo. Selon mes calculs, l’apparition devait avoir lieu trois mètres plus à gauche et nous avions installé en conséquence une Déelle, excusez-moi, un projecteur de distorsion de lumière. Malheureusement, bien qu’il n’y ait pas eu d’erreur sur la date et l’heure, l’endroit précis, en revanche, n’était pas celui prévu. Je ne sais comment, la personne qui se trouvait derrière ce voile blanc a réussi à déterminer avec exactitude le lieu du phénomène.
– Et donc, Artemis nous a sauvés, remarqua Holly.
Vinyaya parut déconcertée.
– Nous a sauvés ? Comment cela ?
– S’il n’y avait pas eu cette interférence, notre ami le démon serait partout sur l’Internet à l’heure qu’il est. Et vous, vous pensez qu’Artemis était au centre de ce voile blanc.
Foaly sourit, visiblement ravi de sa propre ingéniosité.
– Le petit Arty croyait être plus malin que moi. Il sait que les FAR le tiennent sous surveillance constante.
– Bien qu’on lui ait promis de ne pas le faire, remarqua Holly.
Sans prêter attention à ce détail, Foaly poursuivit :
– Donc, Artemis a envoyé des leurres au Brésil et en Finlande, mais nous avons mis un satellite sur chacun des trois. Ce qui m’a coûté une grosse partie de mon budget, je peux vous l’assurer.
Mulch grogna :
– J’ai l’impression que je vais vomir, ou m’endormir, ou bien les deux.
Vinyaya tapa du poing dans sa paume.
– Bon, ça suffit. J’en ai assez de ce nain. Bouclons-le dans une cellule pendant quelques jours.
– Vous ne pouvez pas faire ça, objecta Mulch.
Vinyaya lui adressa un sourire mauvais.
– Oh mais si, je peux. Vous ne vous imaginez pas l’étendue des pouvoirs de la Section Huit. Alors, taisez-vous ou bien vous n’entendrez plus que l’écho de votre propre voix renvoyé par des murs d’acier.
Mulch verrouilla ses lèvres et jeta la clé.
– Nous savons qu’Artemis était à Barcelone, continua Foaly. Et nous savons qu’un démon est apparu. Il s’est également rendu dans plusieurs autres lieux possibles de matérialisation, mais aucun démon ne s’y est montré. Il est donc impliqué dans cette histoire, d’une manière ou d’une autre.
– Comment pouvons-nous en être sûrs ? interrogea Holly.
– Voici comment, répondit Foaly.
Il tapota l’écran, agrandissant une partie du toit de la casa Milà.
Holly scruta l’image pendant plusieurs secondes, à la recherche de ce qu’elle était censée voir.
Foaly lui donna un indice :
– Cet édifice a été construit par Gaudí. Vous aimez Gaudí ? Il a réalisé de très belles mosaïques.
Holly regarda encore mieux.
– Oh, mon Dieu, dit-elle soudain. Ce n’est pas possible.
– C’est pourtant ainsi, s’esclaffa Foaly qui agrandit un peu plus l’une des mosaïques du toit jusqu’à ce qu’elle occupe toute la surface de l’écran mural.
Sur l’image, on voyait deux silhouettes sortant d’une ouverture dans le ciel. L’une d’elles était de toute évidence un démon, l’autre était manifestement celle d’Artemis Fowl.
– C’est impossible ! Ce bâtiment doit avoir plus de cent ans.
– Le temps est la clé de toute cette histoire, expliqua Foaly. Hybras a été expédiée hors du temps. Un démon arraché à son île dérive à travers les siècles tel un nomade temporel. Ce démon s’est emparé d’Artemis et l’a emmené dans son voyage. Ils ont dû apparaître à l’un des artistes de Gaudí, ou peut-être même au maître en personne.
Holly devint pâle.
– Vous voulez dire qu’Artemis est…
– Non, non, Artemis est chez lui dans son lit. Nous avons dévié un satellite de son orbite pour le surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
– Comment tout cela a-t-il pu se passer ?
Foaly garda le silence et ce fut Vinyaya qui répondit à sa place :
– Je vais vous le dire moi-même car Foaly n’aime pas prononcer les mots que je vais devoir employer. Nous ne savons pas, Holly. Cette affaire laisse de nombreux points d’interrogation. Et c’est là que vous intervenez.
– Comment cela ? Je ne connais rien aux démons.
Vinyaya hocha la tête d’un air rusé.
– Peut-être, mais vous savez beaucoup de choses sur Artemis Fowl. Je crois que vous avez gardé le contact avec lui.
Holly haussa les épaules.
– Je ne peux pas dire que nous soyons vraiment…
Foaly s’éclaircit la gorge puis ouvrit un fichier audio sur son ordinateur.
– Hello, Artemis, dit la voix enregistrée de Holly. J’ai un petit problème que vous pourriez peut-être m’aider à résoudre.
– Je serais enchanté de vous être utile, Holly, répondit la voix d’Artemis. C’est quelque chose de difficile, j’espère.
– Il s’agit d’un félutin. Je suis sur sa piste mais il est rapide.
Foaly referma le fichier.
– Je pense qu’on peut raisonnablement affirmer que vous êtes en contact.
Holly eut un sourire penaud, espérant que personne ne demanderait qui avait donné à Artemis un émetteur-récepteur du monde des fées.
– D’accord, je l’appelle de temps en temps, simplement pour le tenir à l’œil. Dans l’intérêt général.
– Quelles que soient vos raisons, répliqua Vinyaya, nous avons besoin que vous le contactiez à nouveau. Montez en surface et essayez de savoir comment il peut prévoir les apparitions de démons avec une telle précision. D’après les calculs de Foaly, la prochaine n’aura pas lieu avant six semaines mais nous aimerions connaître l’endroit exact où elle se produira.
Holly prit son temps pour réfléchir.
– À quel titre devrai-je contacter Artemis ?
– À titre de capitaine, votre ancien grade. Bien entendu, désormais vous travaillerez pour la Section Huit. Et tout ce que vous ferez pour nous sera top secret.
– Je deviens une espionne ?
– Une espionne, mais avec des heures supplémentaires très bien payées et une excellente couverture médicale.
Holly désigna Mulch d’un mouvement du pouce.
– Et mon associé ?
Le nain se leva d’un bond.
– Je ne veux pas être un espion. Beaucoup trop dangereux.
Il adressa un clin d’œil malicieux à Foaly.
– Mais je pourrais être consultant, si on me paye bien.
Vinyaya fronça les sourcils.
– Nous ne sommes pas disposés à accorder à Diggums un visa de voyage en surface.
Mulch haussa les épaules.
– Tant mieux. Je n’aime pas la surface. Elle est trop proche du soleil et j’ai la peau sensible.
– Mais nous sommes disposés à lui verser une indemnité pour compenser ses pertes de revenu.
– Je ne sais pas si je me sens prête à remettre l’uniforme, dit Holly. J’aime bien travailler avec Mulch.
– Considérons cette mission comme un essai. Accomplissez-la pour nous. Vous verrez alors si notre façon d’opérer vous convient.
Holly réfléchit.
– De quelle couleur est l’uniforme ?
Vinyaya sourit.
– Noir mat.
– OK, je marche, répondit Holly.
Foaly la serra à nouveau contre lui.
– Je savais que vous accepteriez. Je le savais. Holly Short ne peut résister à l’aventure. Je le leur ai dit.
Vinyaya la salua avec raideur.
– Bienvenue à bord, capitaine Short. Foaly va achever de vous mettre au courant et vous fournira votre équipement. Je souhaite que vous entriez en contact avec le sujet le plus vite possible.
Holly lui rendit son salut.
– Oui, mon colonel. Merci, mon colonel.
– Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai un debriefing avec un félutin qui a réussi à infiltrer la triade des gobelins. Il a porté une combinaison d’écailles pendant six mois et il souffre d’une petite crise d’identité.
Vinyaya sortit, sa crinière argentée ondulant derrière elle. Les portes automatiques se refermèrent dans un murmure à peine audible.
Foaly prit Holly par le bras.
– J’ai tellement de choses à vous montrer, dit-il d’un ton surexcité. Les gens sont très gentils, ici, mais un peu coincés. Bien sûr, tout le monde s’extasie devant moi mais personne ne sait m’apprécier comme vous. Figurez-vous que nous avons notre propre terminal de surface. Et vous allez voir notre équipement de terrain ! Vous n’en croirez pas vos yeux. Attendez de contempler la nouvelle combinaison à scintillement. Et le casque ! Holly, je vous assure que cette chose pourrait rentrer à la maison toute seule. Je l’ai équipé d’une série de micropropulseurs intégrés dans le revêtement. Il ne peut pas voler mais il peut se déplacer par bonds jusqu’à l’endroit désiré. Cet objet va au-delà du génie.
Mulch se boucha les oreilles.
– Sacré Foaly, toujours le même. La modestie à ce point devient un défaut.
Foaly lança son sabot vers Mulch, retenant son coup à la dernière seconde.
– Continuez comme ça, Diggums, et je vais peut-être craquer d’un moment à l’autre. N’oubliez pas que je suis à moitié animal.
Mulch écarta d’un doigt le sabot qui menaçait son visage.
– Je n’y peux rien, gémit-il. Tout ce mélodrame. Il fallait bien que quelqu’un plaisante un peu.
Foaly se tourna à nouveau vers son précieux écran mural. Il sélectionna et agrandit un tableau qui représentait l’île de Hybras.
– Je sais bien que tout cela semble sortir d’un film d’espionnage et que j’ai l’air de transformer un simple ver gluant en anaconda, mais croyez-moi, il y a quelque part dans cette île un démon qui va se retrouver sur terre contre son gré et nous causer de graves ennuis.
Holly s’approcha de l’écran. Où était ce démon qui allait leur rendre visite malgré lui ? se demanda-t-elle. Soupçonnait-il le moins du monde qu’il serait bientôt arraché à sa propre dimension pour être expédié dans une autre ?
En réalité, les questions de Holly étaient mal posées pour deux raisons. Premièrement, le démon en question n’était pas vraiment un démon mais un simple diablotin. Deuxièmement, ce diablotin n’allait pas visiter la terre contre son gré. C’était au contraire son désir le plus cher.