Monde de démons
ÎLE DE HYBRAS, LIMBES
Une nuit, diablotin No 1 rêva qu’il était un démon. Il rêva qu’il avait des cornes recourbées et pointues. Sa peau rêche avait l’épaisseur d’une cuirasse et ses griffes étaient suffisamment tranchantes pour lacérer le dos d’un sanglier sauvage. Il rêva que les autres démons tremblaient devant lui et s’enfuyaient à toutes jambes, de peur d’être victimes de ses assauts belliqueux.
Mais après s’être réveillé de ce rêve magnifique, il dut constater qu’il n’était toujours qu’un simple diablotin. Bien sûr, au sens littéral du terme, ce ne fut pas vraiment la nuit qu’eut lieu ce rêve. Car le ciel au-dessus de Hybras était à tout jamais teinté des lueurs rouges de l’aube. Pourtant, même s’il n’en avait jamais vu une, No 1 continuait d’appeler « nuits » ses moments de sommeil.
Diablotin No 1 s’habilla rapidement et se précipita dans le couloir pour se regarder dans la glace du dortoir, au cas où il aurait subi sa distorsion au cours de son sommeil. Mais il ne remarqua aucun changement. Il voyait toujours devant lui la même silhouette qui n’avait rien d’impressionnant. Cent pour cent diablotin.
– Grr, dit-il à son reflet.
Mais le No 1 du miroir n’eut pas l’air effrayé. S’il ne parvenait pas à s’effrayer lui-même, cela signifiait qu’il n’était pas une créature redoutable et qu’il pouvait tout aussi bien chercher un travail de baby-sitter pour changer les langes des bébés diables.
On pouvait cependant déceler un certain potentiel dans l’image que renvoyait le miroir. Diablotin No 1 avait la charpente habituelle d’un vrai démon et la taille d’un mouton dressé sur ses pattes de derrière. Sa peau, parsemée de plaques dures, était d’une couleur grise comme de la poussière de lune. Des runes rougeâtres serpentaient autour de sa poitrine et remontaient le long de son cou jusqu’en travers de son front. La couleur orange de ses iris était frappante et il y avait de la noblesse dans sa mâchoire saillante – c’était tout au moins ce qu’il aimait à croire, car les autres disaient tout simplement qu’il avait le menton en galoche. Ses deux bras étaient légèrement plus longs que ceux d’un humain de dix ans et ses jambes légèrement plus courtes. Il avait huit doigts et huit orteils. Donc, rien d’anormal. Il avait aussi une queue ou plutôt un moignon, mais très pratique pour creuser des trous quand il cherchait des larves. L’un dans l’autre, c’était le diablotin typique. Mais, à quatorze ans, il était le diablotin le plus âgé de Hybras. Quatorze ans en gros, bien sûr. Il est difficile d’être précis quand on vit dans une aube éternelle. « L’heure de la puissance », comme les démons sorciers avaient coutume de l’appeler avant qu’ils ne soient aspirés dans les profondeurs de l’espace glacé. « L’heure de la puissance. » Une bonne formule.
Hadley Shrivelington Basset, un démon déjà entièrement formé, bien qu’il fût un peu plus jeune que No 1, avançait d’un pas nonchalant le long du couloir dallé qui menait à la salle de bains. Ses cornes avaient une forme impressionnante en tire-bouchon et ses oreilles se terminaient par au moins quatre pointes. Hadley prenait plaisir à parader sous sa nouvelle apparence devant les autres diablotins. En général, les démons ne devaient pas dormir dans le bâtiment des diablotins, mais Basset ne semblait pas pressé de déménager.
– Hé, petit diable, dit-il en donnant un brusque coup de serviette sur le derrière de No 1.
La serviette claqua comme un fouet.
– Tu as l’intention de te distordre, un de ces jours ? Tu y arriveras peut-être si je te mets suffisamment en colère.
No 1 ressentit une douleur cuisante à l’endroit où la serviette l’avait atteint mais il ne se mit pas en colère pour autant. Il se sentait simplement mal à l’aise. Tout le rendait mal à l’aise. C’était son problème essentiel.
Il était temps de changer de sujet.
– Bonjour, Basset. Tu as vraiment de belles oreilles.
– Je sais, dit Hadley en effleurant ses pointes l’une après l’autre. Déjà quatre pointes et je crois qu’il m’en pousse une cinquième. Abbot lui-même n’a que six pointes.
Léon Abbot, le héros de Hybras. Celui qui se présentait comme le sauveur des démons.
Hadley redonna un cinglant coup de serviette à No 1.
– Ça ne te fait pas mal quand tu te regardes dans la glace, petit diable ? Parce que moi, ça me fait mal quand je te vois.
Il posa les mains sur ses hanches, rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Il prenait des poses très théâtrales. On aurait dit un artiste répétant ses mimiques en coulisses.
– Dis donc, Basset, tu ne portes pas d’argent sur toi.
Le rire s’interrompit aussitôt pour laisser place à un coassement de grenouille. Shrivelington Basset renonça à tyranniser sa victime et se rua dans le couloir. No 1 savait que terroriser quelqu’un n’a rien de très glorieux et, en général, il n’en retirait aucune satisfaction. Mais dans le cas de Basset, il faisait une exception. Pour un démon ou un diablotin, ne pas porter sur soi d’objet en argent n’est pas seulement une désastreuse faute de goût. Cela peut être fatal, ou pire : les plonger dans une souffrance éternelle. D’habitude, cette règle ne s’appliquait que lorsqu’on approchait le cratère du volcan, mais heureusement Basset avait eu bien trop peur pour s’en souvenir.
No 1 se réfugia dans le dortoir des grands diablotins, espérant que ses compagnons de chambre étaient encore endormis. Mais il n’eut pas cette chance. Frottant leurs yeux ensommeillés, ils cherchaient déjà la cible de leurs railleries quotidiennes, c’est-à-dire, bien sûr, lui. Il était de très loin le plus âgé du dortoir – personne d’autre n’avait atteint quatorze ans sans avoir subi sa distorsion. Il finissait par devenir une figure folklorique. Chaque nuit, ses pieds dépassaient de son lit et sa couverture cachait à peine les signes lunaires inscrits en spirale sur sa poitrine.
– Hé, Nabot, lança l’un de ses camarades. Tu crois que tu vas te distordre aujourd’hui ? Il y a plus de chance pour que des roses me poussent sous les bras.
– Je regarderai sous tes bras demain, dit un autre.
Encore des insultes. Cette fois, elles venaient de deux diablotins de douze ans, si débordants d’énergie qu’ils risquaient bien de se distordre avant le début des cours. Mais ils avaient raison. Lui aussi aurait parié pour les roses.
Nabot était son surnom de diablotin. Ils n’avaient jamais de vrais noms avant leur distorsion. Après, on leur en donnait un tiré des textes sacrés. En attendant, il serait condamné à s’appeler No 1 ou Nabot.
Il sourit de bon cœur. Il n’avait aucun intérêt à se bagarrer avec ses camarades de dortoir. Même s’ils étaient plus petits que lui aujourd’hui, ils pouvaient devenir beaucoup plus grands demain.
– Je suis en pleine forme, assura-t-il en gonflant ses biceps. Aujourd’hui sera un grand jour pour moi.
Tout le monde dans le dortoir se sentait surexcité. Demain, ils quitteraient peut-être cette pièce pour de bon. Après leur distorsion, ils étaient transférés dans des lieux d’habitation plus décents et avaient alors le droit d’aller où ils voulaient sur Hybras.
– Qui est-ce qu’on hait ? cria l’un d’eux.
– Les humains ! répondirent les autres.
Pendant une minute environ, tout le monde se mit à hurler, la tête levée vers le plafond. No 1 se joignit à eux mais sans grande conviction.
On ne devrait pas dire : « Qui est-ce qu’on hait ? » songea-t-il, mais : « Qui haïssons-nous ? »
Le moment était toutefois mal choisi pour aborder la question.
ÉCOLE DES DIABLOTINS
Parfois No 1 aurait bien voulu avoir connu sa mère. Mais ce n’était pas un désir souvent exprimé chez les démons et il préférait le garder pour lui. Les démons naissaient égaux et se hissaient dans la vie à la force de leurs dents et de leurs griffes. Dès que la femelle avait pondu un œuf, il était jeté dans un seau de boue enrichie de divers minéraux jusqu’à son éclosion. Les diablotins ne savaient jamais qui était leur famille et par conséquent ils étaient en famille avec tout le monde.
Pourtant, certains jours, lorsque sa fierté avait été malmenée, No 1 ne pouvait s’empêcher, sur le chemin de l’école, de contempler avec mélancolie l’enceinte réservée aux femmes en se demandant laquelle d’entre elles pouvait bien être sa mère.
L’une des démones avait des marques rouges semblables aux siennes et son visage exprimait la bienveillance. Souvent, elle lui souriait derrière la clôture. Elle devait chercher son fils, comprit un jour No 1. Et désormais, il lui rendit son sourire. Ainsi, ils pouvaient tous deux faire mine de s’être retrouvés.
No 1 n’avait jamais éprouvé de sentiment d’appartenance. Il aurait voulu de tout son cœur se réveiller un matin avec le désir de découvrir ce que la vie lui réservait. Mais ce temps n’était pas encore venu et il était peu probable qu’il vienne jamais, tant qu’ils vivraient dans les limbes. Rien ne changerait. Rien ne pouvait changer. Ce qui n’était pas absolument vrai. Il était possible que les choses empirent.
L’école des diablotins était un bâtiment bas aux murs de pierre, mal aéré et à peine éclairé. Parfait pour la plupart des élèves. La pestilence et le feu qui dégageait une épaisse fumée leur donnaient l’impression d’être des durs et de vivre comme à la guerre.
No 1 avait envie de lumière et d’air frais. Il était différent des autres, unique en son genre, comme un nouveau point apparu sur le cadran d’une boussole. Ou peut-être un ancien point qu’on aurait oublié. No 1 pensait souvent qu’il pourrait bien être un démon sorcier. Depuis qu’ils s’étaient transportés hors du temps, il était vrai qu’il n’y avait plus eu de sorciers dans la horde des démons, mais peut-être était-il le premier, ce qui expliquerait pourquoi il se sentait si différent dans tous les domaines, ou presque. No 1 avait soulevé cette hypothèse devant maître Rawley, mais le professeur lui avait donné une claque sur l’oreille et l’avait envoyé déterrer des larves pour les autres diablotins.
Autre chose l’intriguait. Pourquoi ne pourraient-ils pas, juste une fois, se cuisiner un repas ? Qu’y avait-il de si horrible dans un ragoût, peut-être même accompagné de quelques épices ? Pourquoi les diablotins prenaient-ils tant de plaisir à mastiquer leurs proies quand elles se tortillaient encore sous leurs dents ?
Comme d’habitude, No 1 fut le dernier à arriver à l’école. La douzaine d’autres élèves étaient déjà dans le hall, ravis à l’idée de passer une nouvelle journée à chasser, écorcher, massacrer, et même éventuellement se distordre. No 1, lui, n’avait guère d’espoirs. Peut-être aujourd’hui serait-il son jour, mais il en doutait. Le spasme de la distorsion était provoqué par le goût du sang et, pour sa part, il n’avait jamais ressenti le moindre besoin de faire du mal à quelque créature que ce soit. Il était même triste pour les lapins qu’il mangeait et rêvait parfois que leurs frêles esprits venaient le hanter.
Maître Rawley, assis à son banc, aiguisait une épée à la lame recourbée. De temps en temps, il en donnait un coup sur le banc, arrachant un morceau de bois, et grognait de satisfaction. La surface de son bureau était parsemée d’armes diverses destinées à tailler, scier et couper. Et, bien sûr, il y avait également un livre. Un exemplaire de La Haie de Lady Heatherington Smythe. Le livre que Léon Abbot avait rapporté de l’ancien monde. Le livre qui les sauverait tous, selon Abbot lui-même.
Lorsque Rawley eut aiguisé la lame jusqu’à ce qu’elle devienne un croissant argenté, il donna des coups sur le banc avec la garde de l’épée.
– Asseyez-vous, rugit-il à l’adresse des diablotins. Et dépêchez-vous, bande de résidus de peau de lapin. J’ai là une nouvelle lame que je rêve d’essayer.
Ses élèves se précipitèrent à leurs places. Rawley n’aurait pas été jusqu’à les blesser mais il était très capable de leur donner des coups sur le dos avec le plat de son épée. En fait, à y bien réfléchir, peut-être même aurait-il été jusqu’à leur taillader la peau.
No 1 se tassa à l’extrémité du quatrième rang. « Prends l’air féroce, se dit-il. Affiche un petit sourire méprisant. Tu es un diablotin ! »
Rawley planta sa lame dans le bois et la laissa vibrer. Les autres diablotins grognèrent. Impressionnés. No 1, lui, pensa : « Il fait son malin. » Et : « Il a abîmé ce banc. »
– Alors, sacs à purin, reprit Rawley. Vous voulez devenir des démons, c’est ça ?
– Oui, maître Rawley ! rugirent les diablotins.
– Et vous croyez en être capables ?
– Oui, maître Rawley !
Rawley écarta largement ses bras musclés. Il rejeta en arrière sa tête verdâtre et vociféra :
– Très bien, donnez-m’en la preuve !
Les diablotins se mirent aussitôt à hurler, à taper du pied, à cogner leurs pupitres avec leurs armes, à se donner les uns aux autres de grands coups sur les épaules. No 1 évita autant qu’il le put de se mêler à cette consternante exhibition, tout en faisant de son mieux pour avoir l’air d’y participer. Un exercice difficile.
Enfin, Rawley les calma.
– Bon, on va voir ça. Cette matinée va être très importante pour certains d’entre vous mais pour les autres, ce sera une fois de plus un jour de déshonneur passé à chasser les larves avec les femelles.
Il regarda No 1 avec insistance.
– Mais avant de foncer, il faut pioncer.
Les diablotins grognèrent abondamment.
– Eh oui, les filles. C’est l’heure de l’histoire. Rien à tuer, rien à manger, rien que du savoir pour le savoir.
Rawley haussa ses gigantesques épaules noueuses.
– Une belle perte de temps, si vous voulez mon avis. Mais je dois obéir aux ordres.
– Exact, maître Rawley, dit une voix à l’entrée de la salle de classe. Vous devez obéir aux ordres.
La voix était celle de Léon Abbot en personne, qui faisait une de ses visites surprises à l’école. Abbot fut aussitôt entouré de diablotins en adoration, demandant à grands cris qu’il leur donne une tape amicale sur l’oreille ou qu’il les laisse toucher son épée.
Abbot laissa ces marques de vénération s’exprimer quelques instants puis il écarta les diablotins. Prenant la place de Rawley sur le devant de l’estrade, il attendit que le silence s’installe. Il n’eut pas longtemps à attendre. Abbot était un spécimen impressionnant, même quand on ne savait rien de son passé. Il faisait presque un mètre cinquante de haut, avec des cornes de bélier incurvées qui pointaient sur sa tête. Ses écailles impénétrables avaient une couleur rouge foncé et couvraient entièrement son torse et son front. Très impressionnantes et, bien sûr, difficiles à entamer. On pouvait passer une journée à donner de grands coups de hache dans sa poitrine sans obtenir aucun résultat. Dans les soirées entre amis, un de ses exercices favoris consistait à défier quiconque de lui faire mal.
Abbot rejeta en arrière sa cape de cuir brut et se frappa la poitrine.
– Bien. Qui veut essayer ?
Plusieurs diablotins faillirent se distordre sur-le-champ.
– Mettez-vous en rang, mesdemoiselles, dit Rawley comme si c’était toujours lui qui commandait.
Les diablotins se pressèrent autour d’Abbot, le martelant à coups de poing, de pied et de tête. Ils rebondissaient sur lui, les uns après les autres. Pour le plus grand amusement d’Abbot lui-même.
« Idiots, songea No 1. Comme s’ils avaient la moindre chance. »
En fait, No 1 avait une théorie sur les écailles protectrices. Quelques années auparavant, il avait joué avec une vieille écaille de bébé et avait remarqué qu’elle était constituée de dizaines de couches superposées, ce qui la rendait impossible à pénétrer directement. Mais si on la prenait de côté, en choisissant bien l’angle d’attaque et avec un objet brûlant…
– Et toi, Nabot ?
Le rire bruyant et grossier de ses camarades étouffa ses pensées.
No 1 éprouva un tel choc qu’il fut secoué d’un soubresaut en se rendant compte que non seulement Léon Abbot lui avait adressé la parole mais qu’en plus il l’avait appelé par son surnom de dortoir.
– Oui, monsieur, pardon, excusez-moi ?
Abbot se frappa à nouveau la poitrine.
– Tu crois que tu pourrais transpercer les écailles les plus épaisses de Hybras ?
– Je ne pense pas que ce soient les plus épaisses, répliqua la bouche de No 1 avant que son cerveau n’ait eu le temps de réagir.
– Raarhh ! rugit Abbot – ou quelque chose dans ce genre-là. Tu m’insultes, diablounet ?
Être traité de diablounet était pire que recevoir le surnom de Nabot. On réservait généralement ce terme aux bébés récemment éclos.
– Non, non, bien sûr que non, maître Abbot. Je pensais simplement qu’en toute logique, certains démons plus âgés doivent avoir davantage de couches sur leurs écailles. Mais les vôtres sont sans doute plus dures – sans peaux mortes à l’intérieur.
Les yeux fendus d’Abbot fixèrent No 1.
– Tu sembles en savoir long sur les écailles. Pourquoi n’essaierais-tu pas de percer celles-ci ?
No 1 s’efforça de prendre les choses sur le ton de la plaisanterie.
– Oh, je ne crois vraiment pas que…
Mais Abbot ne souriait pas le moins du monde.
– Et moi, je crois vraiment que tu devrais, Nabot. Amène donc ton moignon de queue jusqu’ici, avant que je ne donne à maître Rawley toute liberté de te faire ce dont il rêve depuis si longtemps.
Rawley arracha son épée du banc dans lequel elle était toujours plantée et lança un clin d’œil à No 1. Mais ce n’était pas un clin d’œil complice. Il signifiait plutôt : « On va voir la couleur de tes entrailles. »
No 1 s’avança à contrecœur en passant devant les braises encore rougeoyantes du feu de la veille. Des broches à rôtir dépassaient des charbons de bois. Il s’arrêta un bref instant, regardant les longues tiges pointues. En songeant que s’il avait suffisamment de cran, l’une d’elles pourrait sans doute faire l’affaire.
Abbot suivit son regard.
– Quoi ? Tu crois qu’une broche va pouvoir t’aider ? ricana le démon. Une fois, je me suis retrouvé plongé dans de la lave fondue, Nabot, et je suis toujours ici pour le raconter. Prends-en une. Montre ce que tu peux faire de pire.
– Montre ce que tu peux faire de pire, répétèrent en écho plusieurs camarades de No 1, inflexibles dans leur loyauté.
No 1 prit à contrecœur dans les braises l’une des tiges en bois. La poignée était solide mais la pointe noircie s’effritait. No 1 tapota la broche contre sa cuisse pour la débarrasser des cendres qui la recouvraient.
Abbot arracha la broche des mains de No 1 et la leva devant lui.
– C’est l’arme que tu as choisie, dit-il d’un ton moqueur. Le nabot croit qu’il part à la chasse aux lapins.
No 1 avait l’impression que les quolibets et les huées frappaient comme une vague son visage aux sourcils froncés. Il sentit venir l’un de ses fréquents maux de tête qui ne manquaient jamais de se manifester aux moments les plus mal choisis.
– C’est sans doute une mauvaise idée, admit-il. Je devrais me contenter de marteler vos écailles comme les autres crétins… je veux dire, mes camarades.
– Non, non, répliqua Abbot en lui rendant la broche. Vas-y, petite abeille, pique-moi avec ton dard.
« Pique-moi avec ton dard », chantonna No 1 dans une imitation particulièrement insultante du maître de la horde. Bien sûr, il ne chantonna pas à voix haute. Il était rare que No 1 affronte les autres ailleurs que dans sa tête.
À voix haute, il annonça :
– Je ferai de mon mieux, maître Abbot.
– Je ferai de mon mieux, maître Abbot, chantonna Abbot dans une imitation particulièrement insultante de No 1, en parlant aussi fort que possible.
No 1 sentit des gouttes de sueur serpenter le long de son moignon de queue. Il n’y avait aucun moyen de se tirer de cette situation. S’il échouait, il aurait droit à une nouvelle volée de quolibets et subirait une légère blessure personnelle. Mais s’il gagnait, c’est là qu’il aurait vraiment perdu.
Abbot se frappa le haut du crâne.
– Allez, Nabot. On y va. Il y a des diablotins ici qui attendent leur distorsion.
No 1 regarda fixement la pointe de la broche et se concentra sur le problème à résoudre. Il plaqua la paume de sa main droite sur la poitrine d’Abbot puis, serrant fermement la poignée, fit tourner la broche dans l’une des écailles protectrices, la pointe vers le haut.
Il continua de tourner lentement, fixant son attention sur le point de contact. L’écaille devint légèrement plus grise sous l’effet de la cendre mais la tige de bois ne la pénétra pas. Une fumée âcre s’éleva en volutes autour de la broche.
Abbot eut un petit rire réjoui.
– Tu essayes d’allumer un feu, Nabot ? Tu veux que j’appelle les pompiers ?
L’un des diablotins lança son déjeuner sur No 1. Un gros morceau de gras, d’os et de cartilage dégoulina à l’arrière de sa tête.
No 1 insista, faisant rouler la broche entre le pouce et l’index. Il la tournait de plus en plus vite à présent et il sentit la broche entamer l’écaille en y produisant une légère brûlure.
No 1 éprouva un sentiment d’excitation. Il essaya de le réprimer, de penser aux conséquences, mais il n’y parvint pas. Il était sur le point de réussir, d’accomplir grâce à son cerveau ce que tous ces idiots n’avaient pas pu faire avec leurs muscles. Bien sûr, ils allaient lui tomber dessus à bras raccourcis et Abbot inventerait une excuse pour minimiser son exploit, mais No 1 saurait qu’il avait gagné. Et Abbot aussi le saurait.
La broche s’enfonça un peu. No 1 sentit l’écaille céder, sur une épaisseur qui devait correspondre à la couche supérieure. Le petit diablotin éprouva alors une sensation qu’il n’avait jamais connue auparavant. Celle du triomphe. La sensation grandit en lui, irrésistible, insatiable. Elle se transforma bientôt en une véritable force, reconstituant des circuits nerveux oubliés, libérant en lui une énergie ancienne.
« Que se passe-t-il ? se demanda No 1. Dois-je m’arrêter ? Puis-je m’arrêter ? »
Les deux réponses à ces questions étaient respectivement oui et non. Oui, il aurait dû s’arrêter mais non, il ne le pouvait pas. La force parcourait ses membres, augmentant sa température. Il entendait des voix scander des paroles dans sa tête. No 1 se rendit compte qu’il les scandait avec elles. Quelles paroles ? Il n’en avait aucune idée mais, d’une certaine manière, sa mémoire le savait.
L’étrange force palpitait dans les doigts de No 1, au rythme des battements de son cœur, puis elle jaillit hors de son corps, dans la broche elle-même. La pointe se changea en pierre. Sous ses yeux, le bois se métamorphosa en granite. La pétrification se répandit à la manière d’un virus, remontant le long de la tige, telle une onde à la surface de l’eau. En un éclair, la broche fut transformée en pierre et s’élargit légèrement dans la fente pratiquée à la surface de l’écaille.
La pointe ainsi dilatée fissura l’écaille protectrice sur une longueur de deux centimètres. Il y eut un craquement qu’Abbot entendit, comme tout le monde dans la classe. Le maître de la horde des démons baissa les yeux et comprit aussitôt ce qui se passait.
– De la magie, siffla-t-il.
Il avait prononcé le mot sans avoir pu s’en empêcher. D’un geste mauvais, il arracha la broche de sa poitrine et la jeta dans le feu.
No 1 contempla sa main frémissante. Le pouvoir magique continuait d’émettre des ondes au bout de ses doigts, comme une minuscule brume de chaleur.
– De la magie ? répéta-t-il. Cela signifie que je dois être un…
– Tais-toi, imbécile, l’interrompit Abbot en recouvrant de sa cape l’écaille fendue. Je ne parle pas de vraie magie. C’est un simple tour de passe-passe. Tu tournes la broche pour la faire craquer et ensuite tu t’extasies, comme si tu avais véritablement réussi quelque chose.
No 1 écarta la cape d’Abbot.
– Mais votre écaille ?
Abbot resserra la cape autour de lui.
– Quoi, mon écaille ? Elle ne porte pas la moindre marque. Pas même une tache de cendre. Tu me crois, j’espère ?
No 1 soupira. C’était Léon Abbot tout craché. Pour lui, la vérité ne signifiait rien.
– Oui, maître Abbot, je vous crois.
– Je devine d’après le ton insolent de ta voix que ce n’est pas vrai. Très bien, voici la preuve.
D’un geste brusque, Abbot ouvrit sa cape, révélant une écaille intacte. Pendant un instant, No 1 crut voir une étincelle bleue danser à l’endroit où se trouvait bel et bien l’entaille, mais elle disparut aussitôt. Des étincelles bleues. Pouvait-il s’agir de magie ?
Abbot tapota la poitrine du diablotin de son doigt raide.
– Nous en avons déjà parlé, No 1. Je sais que tu te prends pour un sorcier. Mais il n’y a plus de sorciers, ils ont disparu depuis que nous avons quitté le temps. Tu n’en es pas un. Oublie cette idée stupide et concentre-toi sur ta distorsion. Tu es la honte de notre race.
No 1 était sur le point de risquer une protestation lorsque quelqu’un lui saisit brutalement le bras.
– Espèce de petit escargot gluant, s’écria Rawley en lui postillonnant au visage. Essayer de tromper le maître de la horde. Retourne à ta place. Je m’occuperai de toi plus tard.
Il ne restait plus à No 1 qu’à revenir s’asseoir à son banc et subir les insultes de ses camarades. Elles furent nombreuses, généralement accompagnées de projectiles ou de coups. Mais No 1 préféra ignorer ces nouvelles humiliations et contempla sa propre main. Celle qui avait changé le bois en pierre. Était-ce possible ? Était-il véritablement un sorcier ? Et si oui, se sentirait-il mieux pour autant, ou moins bien ?
Un cure-dents rebondit sur son front et tomba sur le banc. Un reste de viande grisâtre était collé à son extrémité. No 1 leva la tête et vit Rawley qui le regardait avec un sourire.
– Il y a des semaines que j’essaye de me décoller ça des dents. Je crois que c’est du sanglier. Maintenant, écoute-moi bien, Nabot. Maître Abbot essaye de t’instruire.
Ah oui, la leçon d’histoire. Les efforts de Léon Abbot pour s’inclure lui-même dans l’histoire des démons étaient étonnants. À l’entendre, on aurait dit qu’il avait sauvé à lui seul la huitième famille, en dépit de l’ingérence des sorciers.
Abbot contempla les griffes crochues au bout de ses doigts. Chacune d’elles aurait pu éventrer un gros sanglier. Si les histoires qu’il racontait sur lui-même étaient vraies, il s’était distordu à huit ans, au cours d’un combat contre l’un des chiens sauvages qui vivaient sur l’île. Pendant la bagarre, ses ongles s’étaient changés en griffes et il avait pu ainsi lacérer les flancs de l’animal.
No 1 estimait son histoire très peu vraisemblable. La distorsion durait des heures, parfois des jours, mais Abbot voulait leur faire croire que la sienne avait été instantanée. Des balivernes. Pourtant, les autres diablotins gobaient sans discuter ces légendes à sa propre gloire.
– De tous les démons qui ont combattu lors de la dernière bataille de Taillte, ânonna Abbot – d’une voix qu’il croyait sans doute adaptée aux leçons d’histoire mais que N°1 trouvait tellement ennuyeuse qu’elle aurait fait tourner un bol de lait –, je suis, moi, Léon Abbot, le seul survivant.
« Pratique, songea No 1. Personne n’est plus là pour contester. » Il pensa aussi : « Tu parais ton âge, Léon. Trop de barils de saindoux. »
No 1 n’était pas un diablotin très charitable lorsqu’il lui arrivait d’être de mauvaise humeur.
Par nature, les sortilèges d’intemporalité ralentissent considérablement le processus de vieillissement. Abbot était un jeune mâle à l’époque où les sorciers avaient expédié Hybras hors du temps et ainsi, le sortilège combiné à un bon patrimoine génétique l’avait maintenu en vie, lui et son ego démesuré, pendant des siècles. Peut-être même un millier d’années. Bien sûr, il s’agissait de mille ans de temps normal. À l’échelle de Hybras, un millénaire ne signifiait pas grand-chose. Sur l’île, deux siècles passaient en un clin d’œil. Parfois, un diablotin se levait un matin et découvrait qu’il s’était métamorphosé. Quelque temps auparavant, tous les démons et diablotins de Hybras s’étaient aperçus un beau jour que la queue longue et magnifique dont ils avaient été dotés jusqu’alors s’était transformée en moignon. Et pendant longtemps, les bruits qu’on entendit le plus fréquemment sur l’île étaient ceux de démons qui tombaient par terre, déséquilibrés, et se relevaient en jurant.
– Après cette grande bataille, durant laquelle les démons se montrèrent les plus braves et les plus féroces au sein de l’armée du Peuple, poursuivit Abbot, salué par les hurlements d’approbation des diablotins, nous avons été vaincus par la trahison et la lâcheté. Les elfes ne voulurent pas combattre et les nains refusèrent de creuser des pièges. Nous n’avions plus d’autre choix que de jeter notre sortilège temporel et de nous regrouper jusqu’à ce que vienne le temps de notre retour.
De nouvelles acclamations fusèrent, accompagnées de trépignements.
« À chaque fois, songea No 1. Faut-il vraiment entendre cela à chaque fois ? Tous ces diablotins font comme s’ils n’avaient encore jamais entendu cette histoire. Quand donc quelqu’un se lèvera-t-il pour dire : “Excusez-moi mais il n’y a rien de nouveau là-dedans. Si on passait à la suite ?” »
– Et ainsi nous nous sommes multipliés. Multipliés et renforcés. À présent, notre armée compte plus de cinq mille guerriers – sûrement assez pour vaincre les humains. Je le sais parce que moi, Léon Abbot, je suis revenu vivant à Hybras après avoir vu le monde.
C’était le morceau de bravoure d’Abbot. C’était là que quiconque aurait eu envie de s’opposer à lui ne pouvait que reculer et s’avouer vaincu. Abbot n’était pas arrivé directement dans les limbes avec les autres habitants de Hybras. Pour une raison inconnue, il avait été détourné vers le temps des hommes avant d’être aspiré sur l’île. Il avait vu les campements des humains et avait rapporté un témoignage réel de son savoir. La façon dont tout cela s’était produit restait un peu floue. D’après Abbot, il y avait eu une grande bataille au cours de laquelle il avait vaincu à lui tout seul une cinquantaine d’hommes avant qu’un mystérieux sorcier le ramène hors du temps. Mais il avait pu au passage s’emparer de deux objets qu’il conservait avec lui.
Depuis que les sorciers avaient été brutalement arrachés à la huitième famille, plus personne ne savait rien de la magie. Les démons normaux ne disposaient pas eux-mêmes de pouvoirs surnaturels. On pensait que tous les sorciers avaient été aspirés dans l’espace pendant le transfert de Hybras de la terre vers les limbes mais à en croire Abbot, l’un d’eux avait survécu. Ce sorcier s’était allié aux humains et avait seulement aidé le chef des démons à échapper à de graves blessures.
No 1 était très sceptique devant cette version des événements. Tout d’abord parce qu’elle venait d’Abbot, ensuite parce que les sorciers y étaient décrits une fois de plus sous un mauvais jour. Les démons semblaient oublier que, sans eux, Hybras aurait été vaincue par les humains.
Ce jour-là, No 1 éprouva une sympathie particulière pour les sorciers et n’apprécia guère que ce fanfaron braillard salisse leur mémoire. Il se passait rarement un jour sans que No 1 prie pour le retour du mystérieux sorcier qui avait secouru Abbot. Et à présent qu’il avait la certitude que la magie coulait dans son propre sang, il prierait avec d’autant plus de ferveur.
– La lune m’a séparé de l’île au cours du long voyage, continua Abbot, les yeux mi-clos, comme s’il tombait en pâmoison à l’évocation de ce souvenir. Je n’ai pu résister à ses charmes. J’ai donc traversé l’espace et le temps jusqu’à ce que j’arrive enfin dans le monde nouveau. Qui est aujourd’hui celui des hommes. Les humains m’ont mis aux pieds des chaînes d’argent, ils ont essayé de me soumettre, mais je n’ai pas cédé.
Les puissantes épaules d’Abbot s’arrondirent et il lança vers le ciel d’une voix rugissante :
– Car j’appartiens à la race des démons ! Et nous ne nous soumettrons jamais !
Inutile de le préciser, l’enthousiasme des démons passa à la vitesse supérieure et toute la salle s’enfla de leurs acclamations. Pour No 1, le spectacle donné par Abbot se réduisait à de la langue de bois. Le passage sur « Nous ne nous soumettrons jamais » était le plus éculé. No 1 se massa les tempes, essayant de soulager son mal de tête. Le pire était à venir, il le savait. D’abord, le livre, puis l’arbalète, si toutefois Abbot s’en tenait au scénario habituel. Mais pourquoi s’en écarterait-il ? Il n’y avait rien changé depuis son retour du monde nouveau.
– J’ai donc combattu ! s’écria Abbot. Je me suis débarrassé de leurs chaînes et Hybras m’a rappelé auprès d’elle, mais avant de prendre congé de ces horribles humains, j’ai réussi par la force des armes à m’approcher de leur autel pour voler deux de leurs objets sacrés.
– Le livre et l’arbalète, marmonna No 1, ses yeux orange levés au ciel en signe d’exaspération.
– Dites-nous ce que vous leur avez volé, supplièrent les autres, en lui donnant la réplique attendue.
Comme s’ils ne le savaient pas.
– Le livre et l’arbalète ! s’exclama Léon Abbot qui sortit les deux objets de dessous sa robe, comme par magie.
« Comme par magie, songea No 1. Mais pas de la vraie magie, car dans ce cas, Abbot aurait été un sorcier et c’était impossible puisqu’il s’était déjà distordu, ce qui n’arrive jamais aux sorciers. »
– Maintenant, nous savons ce que pensent les humains, reprit Abbot en brandissant le livre. Et nous savons comment ils combattent, ajouta-t-il en brandissant l’arbalète.
« Je ne crois pas une seconde à tout cela, songea No 1. Bien qu’il n’y ait pas de secondes dans les limbes. Oh, comme je voudrais être sur terre, avec le dernier des sorciers. Nous serions alors deux et je saurais enfin ce qui s’est vraiment produit lorsque Léon Abbot est arrivé ici. »
– Ainsi armés de ce savoir, nous pourrons retourner sur terre lorsque les effets du sortilège se seront évanouis et reprendre notre ancien pays.
– Quand ? s’écrièrent les diablotins. Quand ?
– Bientôt, répondit Abbot. Bientôt. Et il y aura assez d’humains pour nous tous. Ils seront écrasés comme l’herbe que nous foulons de nos bottes. Nous leur arracherons la tête comme nous arrachons les fleurs des pissenlits.
« Oh non, pitié, songea No 1. Plus de métaphores botaniques. »
Selon toute probabilité, No 1 devait être la seule créature de Hybras capable d’avoir en tête le mot humain de « métaphore ». Le prononcer à haute voix lui aurait sûrement valu une volée de coups. Si les autres diablotins avaient su que son vocabulaire humain comportait également des termes tels que « salle de bains » ou « décoration », ils l’auraient certainement pendu. Paradoxalement, il avait appris ces mots dans La Haie de Lady Heatherington Smythe, qui était censé être un manuel d’école.
– Qu’on leur arrache la tête ! hurla un diablotin.
Toute la classe se mit à scander le slogan.
– Oui, qu’on leur arrache la tête, lança à son tour No 1, s’efforçant d’imiter les autres, mais la voix dépourvue de toute conviction.
« Pourquoi dire cela ? se demanda-t-il. Je n’ai même jamais rencontré un humain. »
Les diablotins montèrent sur leurs bancs, sautant sur place à un rythme primaire.
– Qu’on leur arrache la tête ! Qu’on leur arrache la tête !
Abbot et Rawley les encourageaient, hurlant et montrant leurs griffes. Une odeur douceâtre, écœurante, satura l’atmosphère. Du résidu de distorsion. Le spasme de la transformation avait saisi l’un d’eux. L’excitation avait provoqué le phénomène.
No 1 ne ressentit rien. Pas le moindre petit frémissement. Il essaya de faire de son mieux, serrant les paupières, laissant la pression monter dans sa tête, pensant à des images violentes. Mais ses véritables sentiments balayèrent les fausses visions de sang et de carnage.
« Cela ne sert à rien, songea-t-il. Je ne suis pas ce genre de démon. »
No 1 cessa de scander et resta immobile à son banc, la tête dans les mains. Inutile de simuler – il avait raté une fois encore un nouveau cycle de transformation.
Ce n’était pas le cas des autres diablotins. La grandiloquence théâtrale d’Abbot avait déclenché un flot de testostérone, une soif de sang et un débordement de liquides organiques. L’un après l’autre, ils succombèrent au spasme de la distorsion. Une substance visqueuse, verdâtre, coula de leurs pores, lentement au début, puis en jets bouillonnants. Tous y passèrent, sans exception. Ce devait être un record, dans le genre, un si grand nombre de diablotins se distordant simultanément. Et bien sûr, Abbot s’en attribuerait le mérite.
Le spectacle de ce ruissellement physiologique provoqua une nouvelle vague de hurlements. Et plus les diablotins hurlaient, plus la substance visqueuse jaillissait de leurs corps. No 1 avait entendu dire que les humains mettaient plusieurs années à passer de l’enfance à l’âge adulte. Pour les diablotins, il ne fallait que quelques heures, quelques jours tout au plus. Et un changement aussi rapide ne pouvait se dérouler sans souffrance.
Les cris de joie se transformèrent en grognements de douleur tandis que les os s’étiraient et que les cornes se courbaient, les membres recouverts d’humeurs gluantes s’allongeant déjà. L’odeur était si douceâtre que No 1 eut un haut-le-cœur.
Les diablotins tombaient par terre tout autour de lui. Ils se débattaient pendant quelques secondes puis leurs propres fluides les momifiaient. Ils se retrouvaient dans un cocon, tels d’énormes insectes verdâtres, étroitement serrés dans leurs sécrétions durcies. La salle de classe devint soudain silencieuse. On n’entendait plus que le craquement des substances nutritives qui se desséchaient et le ronflement des flammes dans l’âtre de pierre.
Abbot rayonnait. Le sourire qui découvrait ses dents semblait lui fendre le visage en deux.
– Beau travail, ce matin, n’est-ce pas Rawley ? Ils se sont tous distordus grâce à moi.
Rawley approuva d’un grognement, puis il remarqua No 1.
– Sauf le nabot, dit-il.
– Bien sûr, c’est normal, commença Abbot, puis il se rattrapa et rectifia aussitôt : Oui, vous avez raison, sauf le nabot.
No 1 sentait son front le brûler sous le regard scrutateur de Rawley et d’Abbot.
– Je veux me distordre, affirma-t-il en contemplant ses doigts. Je le veux vraiment. Mais je n’arrive pas à éprouver de la haine. Et puis, cette immondice visqueuse. La simple pensée d’en être recouvert me rend un peu nauséeux.
– Un peu quoi ? dit Rawley, méfiant.
No 1 comprit qu’il fallait parler plus simplement pour son professeur.
– Un peu malade.
– Ah ?
Rawley hocha la tête d’un air dégoûté.
– L’immondice te rend malade ? Qu’est-ce que c’est que ce diablotin ? Tous les autres ne vivent que pour cela.
No 1 prit une profonde inspiration et déclara à voix haute ce qu’il savait depuis longtemps :
– Je ne suis pas comme les autres.
Sa voix tremblait. Il était au bord des larmes.
– Tu vas te mettre à pleurer ? demanda Rawley, les yeux écarquillés. Léon, c’en est trop. Voilà qu’il va pleurer, maintenant, comme une femelle. J’abandonne.
Abbot se gratta le menton.
– Je vais faire un essai.
Il fouilla dans une poche de sa cape et glissa subrepticement quelque chose sur sa main.
« Oh, non, songea No 1. Non, par pitié. Pas Stony. »
Abbot leva un bras recouvert d’un pan de sa cape, formant comme une miniscène de théâtre. Une marionnette humaine passa alors la tête par-dessus le cuir brut. C’était une grotesque boule d’argile peinte avec un front proéminent et des traits grossiers. No 1 doutait que les humains soient aussi laids dans la réalité, mais les démons n’étaient pas réputés pour leurs dons artistiques. Abbot utilisait souvent Stony comme un stimulant visuel à l’usage des diablotins qui avaient du mal à se distordre. Inutile de dire que No 1 avait déjà eu l’occasion de lui être présenté.
– Grr, dit la tête d’argile, ou plutôt dit Abbot en agitant la marionnette. Grr, je m’appelle Stony, l’Homme de Boue.
– Bonjour, Stony, répondit No 1 d’une voix faible. Comment vas-tu ?
La marionnette tenait dans sa main une minuscule épée de bois.
– Peu importe comment je vais. Moi, je me fiche de savoir comment tu vas parce que je hais toutes les fées, dit Abbot d’une petite voix grinçante. Je les ai chassées de chez elles et si jamais elles reviennent, je les tuerai toutes.
Abbot fit disparaître la marionnette.
– Et maintenant, qu’est-ce que tu sens ?
« Je sens que les démons auraient intérêt à remplacer le maître de la horde », songea No 1. Mais, à haute voix, il répondit :
– Heu… de la colère ?
Abbot cligna des yeux.
– De la colère ? Vraiment ?
– Non, avoua No 1 en se tordant les mains. En fait, je ne sens rien du tout. C’est une simple marionnette. Je vois vos doigts à travers le tissu.
Abbot remit Stony dans sa poche.
– Ça suffit, cette fois, j’en ai assez de toi, No 1. Jamais tu ne mériteras de porter un nom tiré du livre.
Après leur distorsion, on donnait aux démons le nom d’un des personnages de La Haie de Lady Heatherington Smythe. La logique étant qu’apprendre la langue des hommes et porter un nom humain aiderait l’armée des démons à penser comme les hommes et donc à les vaincre. Pour Abbot, le fait de haïr les hommes ne voulait pas dire qu’il ne les admirait pas. Et puis, d’un point de vue politique, il était bon que les démons de Hybras s’appellent les uns les autres par le nom qu’Abbot leur avait procuré.
Rawley saisit No 1 par l’oreille, l’obligea à se lever de son banc et le traîna au fond de la salle. Sur le sol, une grille de métal recouvrait une fosse peu profonde, remplie d’excréments qui dégageaient une odeur âcre.
– Au travail, Nabot, dit-il d’un ton brutal. Tu sais ce que tu as à faire.
No 1 soupira. Il ne le savait que trop bien. Ce n’était pas la première fois, ni la deuxième, qu’on lui imposait cette tâche répugnante. Il décrocha une longue gaffe suspendue au mur et souleva la grille. L’odeur était fétide mais pas insupportable, car une croûte s’était formée sur le tas d’excréments. Des scarabées rampaient sur cette surface dure et rugueuse, leurs pattes cliquetant comme des griffes sur du bois.
No 1 enleva complètement la grille, puis choisit son camarade de classe le plus proche. Il était impossible de savoir de qui il s’agissait à cause du cocon visqueux. Le seul mouvement perceptible se réduisait à de petites bulles d’air autour de la bouche et du nez. Tout au moins espérait-il que c’étaient bien la bouche et le nez.
No 1 se pencha et fit rouler le cocon sur le sol jusqu’à ce qu’il tombe dans la fosse. Le diablotin en pleine distorsion brisa la croûte et s’enfonça dans la fange qu’elle recouvrait, entraînant avec lui une douzaine de scarabées. Une bouffée pestilentielle submergea No 1. Il savait que sa peau resterait imprégnée de l’odeur pendant des jours. Les autres seraient fiers d’empester ainsi mais pour No 1, ce serait un nouveau signe de honte.
C’était un rude labeur. Les diablotins ne restaient pas tous immobiles. Certains se débattaient à l’intérieur de leur cocon, et à deux reprises des griffes transpercèrent la chrysalide verdâtre, à quelques centimètres de la peau de No 1.
Il poursuivit sa tâche, poussant des grognements sonores dans l’espoir que Rawley ou Léon Abbot lui donneraient un coup de main. Mais son espoir était vain. Les deux démons, assis côte à côte à l’autre bout de la salle, étaient absorbés dans la lecture de La Haie de Lady Heatherington Smythe.
Enfin, No 1 roula son dernier camarade de classe dans la fosse. Ils étaient empilés là, comme des morceaux de viande dans un ragoût. Les excréments riches en éléments nutritifs allaient accélérer leur distorsion et leur permettre de réaliser pleinement leur potentiel. Assis sur le sol de pierre, No 1 reprit son souffle.
« Vous en avez de la chance, songea No 1. Un bain de bouse… »
No 1 essaya d’éprouver de l’envie à l’égard des autres. Mais le simple fait de se trouver à côté de la fosse lui donnait des haut-le-cœur. À la pensée d’y être immergé, entouré de diablotins dans leurs cocons, son estomac se retournait.
Devant ses yeux, une ombre se dessina sur les dalles, tremblant à la lueur des flammes.
– Ah, No 1, dit Abbot. Toujours diablotin, jamais démon, hein ? Qu’est-ce que je vais faire de toi ?
No 1 contempla ses propres pieds, faisant cliqueter sur la pierre ses ergots de bébé.
– Maître Abbot, ne croyez-vous pas… N’y aurait-il pas une toute petite chance ?
Il respira profondément et leva les yeux pour croiser le regard d’Abbot.
– Ne serait-il pas possible que je sois un sorcier ? Vous avez vu ce qui s’est passé avec la broche. Je ne veux pas vous mettre mal à l’aise, mais vous l’avez vu.
Le visage d’Abbot changea aussitôt d’expression. Il avait essayé de se donner l’air d’un maître bienveillant, mais ses véritables pensées apparaissaient à présent.
– Je n’ai rien vu du tout, siffla-t-il en saisissant l’épaule de No 1 pour le remettre debout. Il ne s’est rien passé, espèce de monstrueuse petite erreur de la nature. La broche était recouverte de cendres, rien de plus. Il n’y a eu aucune transformation. Aucune magie.
Abbot l’attira contre lui, si près que No 1 pouvait voir les résidus de viande coincés entre ses dents jaunies. Lorsqu’il parla à nouveau, sa voix avait quelque chose de différent. Elle était devenue multiple. Comme si tout un chœur avait chanté en harmonie. Une voix qu’il était impossible de ne pas remarquer. Magique ?
– Si tu es un sorcier, tu devrais véritablement passer de l’autre côté, avec ton semblable. Ne serait-ce pas mieux ? Il suffirait d’un pas en avant. Tu comprends ce que je veux te dire, Nabot ?
No 1, hébété, acquiesça d’un signe de tête. Quelle voix merveilleuse. D’où venait-elle ? De l’autre côté, bien sûr, là où il devrait aller. Un petit pas pour un diablotin.
– Je comprends, monsieur.
– Très bien. La discussion est close. Comme le dirait Lady Heatherington Smythe : « Allez de l’avant, mon jeune monsieur, le monde vous attend. »
N°1 hocha la tête. Il savait qu’Abbot attendait ce signe d’approbation. Mais son cerveau était aussi remué que son estomac. Sa vie ici ne changerait donc jamais ? Toujours moqué, toujours différent. Jamais un moment de lumière ou d’espoir. À moins qu’il ne franchisse le pas.
La suggestion d’Abbot était sa seule espérance. « Franchir le pas. » No 1 n’avait jamais eu très envie de sauter dans un cratère mais, à présent, cette perspective lui semblait presque irrésistible. Il était un sorcier, on ne pouvait plus en douter. Et quelque part de l’autre côté, dans le monde des humains, il y avait quelqu’un comme lui. Un frère des temps anciens, qui pourrait lui enseigner le savoir de leurs semblables.
No 1 regarda Abbot s’éloigner à grands pas. Parti exercer son autorité dans une autre partie de l’île, peut-être en allant humilier les femelles sur leur territoire – un autre de ses passe-temps favoris. Mais finalement, Abbot était-il entièrement mauvais ? Après tout, c’était à lui que No 1 devait cette formidable suggestion.
« Je ne peux plus rester ici, songea-t-il. Je dois monter sur le volcan. »
Cette pensée s’installa dans son esprit. En quelques minutes elle avait submergé toutes les autres.
« Monter sur le volcan. »
L’idée l’assaillait dans sa tête comme des vagues qui se brisent sur le rivage.
« Obéis à Abbot. Monte sur le volcan. »
No 1 essuya la poussière de ses genoux.
– Vous savez ce que je vais faire ? marmonna-t-il pour lui-même, au cas où Rawley aurait pu l’entendre. Je vais monter sur le volcan.