C’est l’histoire d’un nain
qui entre dans un bar
Tandis qu’il se promenait dans le quartier du Marché de Haven, Mulch Diggums se sentait de plus en plus détendu à chaque pas. C’était la zone mal famée de la ville, si on peut appeler ainsi une rue équipée de deux cents caméras de surveillance et d’une cabine des FAR. Mais malgré cela, les malfaiteurs étaient ici environ huit fois plus nombreux que les simples citoyens.
« Des gens comme moi, songea Mulch. Ou qui étaient comme moi avant que je ne m’associe avec Holly. »
Non que Mulch regrettât d’avoir fait équipe avec elle mais, parfois, le bon vieux temps lui manquait. Il y avait dans le monde de la pègre quelque chose qui lui réchauffait le cœur. L’excitation du vol, l’euphorie de l’argent facile.
« N’oublie pas le désespoir de la prison, lui rappelait son sens pratique. Et la solitude de la fuite perpétuelle. »
Exact. La vie de hors-la-loi n’est pas toujours une partie de plaisir. Elle comporte aussi ses mauvais côtés, la peur, la douleur et la mort. Mais pendant longtemps, Mulch avait réussi à y rester indifférent, jusqu’à ce que le commandant Root se fasse tuer par une fée criminelle. Jusqu’à ce jour, tout n’avait été qu’un jeu. Julius était le chat et lui la souris insaisissable. Mais, Julius parti, retourner à la délinquance aurait été comme une gifle à la mémoire du commandant.
« Et c’est pour cela que j’aime tant ce nouveau travail, conclut Mulch avec bonheur. Je peux m’activer derrière le dos des FAR et fréquenter des bandits notoires. »
Il regardait des débats télévisés dans le salon de la Section Huit lorsque Foaly avait surgi au petit galop. Pour dire la vérité, Mulch aimait bien Foaly. Il y avait toujours des étincelles entre eux quand ils étaient ensemble, mais c’était un moyen de garder l’esprit vif et les pieds, ou les sabots, sur terre, selon le cas.
En l’occurrence, le moment était mal choisi pour les facéties et Foaly avait brièvement exposé la situation en surface. Ils avaient un plan mais, pour le réaliser, il fallait que Mulch retrouve Doudadais, le félutin trafiquant de poissons, et l’amène à la Section Huit.
– Ça ne va pas être simple, remarqua Mulch. La dernière fois que j’ai vu Douda, il essuyait de la bouillie de nain collée à ses semelles. Il ne m’aime pas beaucoup. J’aurai besoin d’arguments convaincants.
– Dites-lui que s’il nous aide, il sera libre. Je m’occuperai moi-même d’effacer son casier.
Mulch haussa ses sourcils broussailleux.
– C’est si important que ça ?
– C’est si important que ça.
– Moi, j’ai sauvé cette ville, grommela le nain. Et même deux fois ! Mais personne n’a jamais effacé mon casier. Ce félutin, lui, accomplit une seule mission et pouf ! il est libre. Qu’est-ce que ça va me rapporter, à moi ? Puisqu’on en est à exprimer nos souhaits.
Dans un geste d’impatience, Foaly frappa le sol de son sabot.
– Ça va vous rapporter vos honoraires exorbitants de consultant. Mais peu importe. Allez-y. Vous avez un moyen de retrouver la trace de Mr Doudadais ?
Mulch émit un sifflement.
– Ce sera diablement difficile. Ce félutin a dû se terrer quelque part après ce qui s’est passé ce matin. Mais je dispose de certains talents. Je peux y arriver.
Foaly lui lança un regard noir.
– C’est pour ça qu’on vous paye si cher.
En réalité, retrouver Douda ne serait pas aussi diablement difficile que l’avait prétendu Mulch. La dernière chose que le nain avait faite avant de dire au revoir à Douda avait été de glisser une balise dans sa botte sous la forme d’une gélule traceuse.
Les gélules traceuses étaient un cadeau de Foaly. Il donnait volontiers à Holly ses surplus d’équipement pour l’aider à maintenir son agence à flot. Les gélules étaient constituées d’un gel adhésif chauffé qui commençait à fondre dès qu’on l’ôtait de son emballage d’aluminium. Le gel se collait à la surface qu’il touchait et prenait sa couleur. À l’intérieur se trouvait un minuscule émetteur qui diffusait des radiations inoffensives pendant une durée pouvant atteindre cinq ans. Le système de repérage n’était pas très complexe. Chaque gélule laissait sa signature sur son emballage en aluminium qui se mettait à briller lorsqu’il détectait les radiations. Plus la lueur était vive, plus la gélule était proche.
« À la portée du premier idiot venu », avait lancé Holly en lui donnant les gélules.
Et elle avait raison. Dix minutes à peine après qu’il eut quitté la Section Huit, Mulch avait déjà repéré la trace de Doudadais dans le quartier du Marché. D’après les estimations du nain, son gibier se trouvait quelque part dans un rayon de vingt mètres. L’endroit le plus probable était un bar à poissons de l’autre côté de la rue. Les félutins étaient friands de poisson. Plus particulièrement de crustacés. Et plus particulièrement de crustacés particulièrement bien protégés, tels les homards. Voilà pourquoi les dons de Douda en matière de trafic étaient si appréciés.
Mulch traversa la rue, prit un air redoutable et entra d’un pas conquérant à La Joyeuse Palourde, comme si l’établissement lui appartenait.
Visiblement, le bar n’était qu’une infâme gargote. Le sol était recouvert de planches nues et l’atmosphère empestait le vieux maquereau. Le menu était écrit sur le mur avec ce qui semblait du sang de poisson et l’unique client avait l’air de s’être endormi dans sa soupe aux palourdes.
Le serveur félutin lui lança un regard noir derrière son comptoir bas.
– Il y a un bar de nains un peu plus loin dans la rue, dit-il.
Mulch lui sourit de toutes ses dents.
– Voilà qui n’est pas très accueillant. Je pourrais être un client.
– Ça m’étonnerait, répliqua le serveur. Je n’ai encore jamais vu un nain payer son repas.
C’était vrai. Les nains étaient par nature des pique-assiette.
– Bien vu, reconnut Mulch. Je ne suis pas un client. Je cherche quelqu’un.
Le serveur montra d’un geste la salle de restaurant presque déserte.
– Si vous ne le voyez pas, c’est qu’il n’est pas là.
Mulch exhiba un badge étincelant d’adjoint provisoire aux FAR que Foaly lui avait donné.
– Je vais peut-être regarder d’un peu plus près.
Le serveur sortit en courant de derrière son comptoir.
– Il faudra montrer un mandat avant de faire un pas de plus, le flic.
Mulch le repoussa d’un geste.
– Je ne suis pas ce genre de flic, monsieur le félutin.
Suivant le signal transmis par l’émetteur, Mulch traversa la salle et emprunta un couloir miteux qui menait aux toilettes, encore plus miteuses. Mulch fit la grimace, bien que lui-même gagnât sa vie en creusant dans la boue.
Sur la porte d’une des cabines, un écriteau indiquait : « Hors service ». Mulch se glissa dans le petit espace prévu pour un félutin et repéra très vite la porte secrète. Il franchit l’ouverture en se tortillant comme un ver et arriva dans une pièce beaucoup moins insalubre que celle qu’il venait de quitter. Un vestiaire aux murs recouverts de velours était gardé par une félutine en robe rose qui sembla passablement surprise.
– Vous avez réservé ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée.
– Non, mais j’ai des réserves à formuler, répliqua Mulch. Pour commencer, croyez-vous vraiment que ce soit une bonne idée de placer la porte secrète d’un restaurant clandestin dans des toilettes ? Ça ne m’a pas empêché de trouver le chemin mais je crois bien que j’en ai perdu l’appétit.
Mulch n’attendit pas sa réponse. Il s’inclina pour passer sous le linteau d’une porte basse qui ouvrait sur une salle de restaurant cossue. Des dizaines de félutins mangeaient dans des assiettes fumantes remplies de fruits de mer et de crustacés. Doudadais était assis seul à une table pour deux, brisant la carapace d’un homard à coups de marteau comme s’il lui en voulait personnellement.
Mulch s’approcha de lui, indifférent aux regards surpris et hostiles des autres clients.
– Tu penses à quelqu’un ? demanda-t-il en s’installant dans une minuscule chaise de félutin.
Douda leva les yeux, sans laisser paraître le moindre étonnement.
– À toi, le nain. Imaginons que cette pince de homard soit ta grosse tête de lard.
Il donna un grand coup de marteau, éclaboussant Mulch de la chair blanche du crustacé.
– Hé attention ! Ça empeste !
Douda était furieux.
– Ça empeste ! Ça empeste ! J’ai pris trois douches. Trois ! Et je n’arrive pas à me débarrasser de l’odeur de ta salive. Elle me suit comme si j’avais un égout accroché à mes basques. Regarde, je mange seul. D’habitude, j’ai plein d’amis à ma table, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je sens le nain.
Mulch ne se laissa pas démonter.
– Doucement, petit bonhomme. Tu vas finir par me vexer.
Douda brandit le marteau.
– Est-ce que tu vois dans cette salle quelqu’un qui se soucie de savoir si tu es vexé ou pas ?
Mulch prit une profonde inspiration. Il allait avoir du mal à conclure l’affaire.
– Bon, d’accord, Douda. Tu l’as prouvé, tu es un petit malin. Et un petit malin pas content du tout. Mais j’ai un marché à te proposer.
Douda éclata de rire.
– Un marché, à moi ? Eh bien, moi aussi, j’ai un marché à te proposer. Cesse donc d’empuantir cet endroit avant que je ne te casse les dents à coups de marteau.
– J’ai compris, répondit Mulch avec mauvaise humeur. Non seulement tu es un dur mais en plus, tu es méchant. Et il faudrait qu’un nain soit fou pour s’y frotter. En temps normal, je serais resté assis là pendant deux heures à échanger des insultes avec toi. Mais aujourd’hui, je suis pressé. Une de mes amies a des ennuis.
Douda eut un large sourire et leva son verre de vin comme s’il portait un toast.
– Bonne nouvelle, le nain, je bois en espérant qu’il s’agit de cette ignoble petite elfe de Holly Short. Parce que, celle-là, j’aimerais bien la voir dans le pétrin jusqu’aux oreilles.
Mulch montra ses dents, mais il ne souriait pas.
– En fait, c’était précisément de ça que je voulais te parler. Tu as attaqué mon amie avec un malaxeur. Tu l’as presque tuée.
– Presque, dit Douda, un doigt levé. Je lui ai simplement fait peur. Elle n’aurait pas dû me poursuivre. Je me contente de passer quelques caisses de crevettes en fraude, rien de plus. Je ne tue jamais personne.
– Tu conduis, c’est tout.
– Exact. Je conduis.
Mulch se détendit.
– Eh bien, Douda, tu as de la chance, ce sont tes talents de conducteur qui me retiennent de me décrocher la mâchoire et de te croquer comme un des beignets de crevette qu’on sert dans cet établissement. Cette fois, qui sait de quel côté tu serais ressorti.
Douda abandonna aussitôt ses airs fanfarons.
– J’écoute, dit-il.
Mulch cessa de montrer les dents.
– OK. Tu peux donc conduire n’importe quel engin, n’est-ce pas ?
– Absolument. N’importe lequel. Même s’il a été fabriqué par des Martiens, Doudadais sait le conduire.
– Très bien, car voici ce que j’ai à te proposer. Ça ne m’enchante pas particulièrement, mais je suis chargé de te le transmettre.
– Vas-y, Moisi.
Mulch grogna intérieurement. Leur petite bande d’aventuriers avait autant besoin d’un nouveau petit rigolo dans ce genre-là que de dix ans de malédiction.
– J’ai besoin de toi une journée pour conduire un véhicule pendant un seul voyage. En échange, tu auras droit à une amnistie.
Douda fut impressionné. Le marché méritait réflexion.
– Alors, la seule chose que j’aie à faire, c’est conduire et après, vous effacez l’ardoise ?
– Apparemment.
Douda se tapota le front avec une pince de homard.
– Ça paraît trop facile, il doit y avoir un piège.
Mulch haussa les épaules.
– Tout se passera en surface et il y aura plein d’Hommes de Boue armés qui te courront après.
– Ah ouais ? dit Douda avec un sourire, la bouche pleine de jus de homard. Mais où est le piège ?