Chapitre 7

La fuite de Bobo

CHÂTEAU PARADIZO, SUD DE LA FRANCE

Lorsque Mulch et Douda atterrirent près de Tourrettes-sur-Loup, le nain était en pleine crise de nerfs.

– Il est fou, balbutia-t-il en se laissant tomber par la porte d’une minuscule capsule en titane qui s’était posée en douceur sur une surface plate guère plus grande qu’un timbre-poste. Ce félutin est fou ! Donnez-moi votre pistolet, Holly, je vais le tuer.

Douda apparut dans l’encadrement de la porte et sauta à terre en souplesse.

– Ce vaisseau est une merveille, dit-il en gnomique. Où puis-je m’en procurer un ?

Son sourire s’effaça lorsqu’il s’aperçut que ce qu’il avait tout d’abord pris pour un arbre bougeait et parlait dans une des langues primitives des Hommes de Boue.

– Voici Doudadais, je présume ? Il fait beaucoup de bruit, vous ne trouvez pas ?

– Aaaargh ! s’exclama Douda. Très grand, cet Homme de Boue.

– En effet, dit un autre Homme de Boue ou plutôt un jeune Homme de Boue.

Celui-là était plus petit mais paraissait d’une certaine manière encore plus dangereux.

– Vous connaissez le gnomique ? s’étonna le félutin, terrifié à l’idée que le plus grand des deux ne le dévore sur-le-champ s’il ne se montrait pas assez poli.

– Moi, oui, répondit Artemis, mais Butler ne le parle pas aussi bien. Nous allons donc continuer en anglais si ça ne vous dérange pas.

– Très volontiers. Pas de problème, assura Douda, soulagé qu’il reste encore dans son cerveau la minuscule étincelle de magie nécessaire pour alimenter son don des langues.

Douda et Mulch avaient volé au-dessus des sommets les moins élevés des Alpes-Maritimes dans une capsule prévue pour être propulsée par les poussées de magma qui jaillissaient du noyau de la terre. Ces appareils étaient équipés de boucliers rudimentaires mais n’avaient pas été conçus pour les voyages en surface. Douda avait reçu pour instructions de « cavaler dans la fournaise », comme disaient les pilotes, jusqu’à un petit terminal proche de Berne, en Suisse, puis de s’attacher une paire d’ailes dans le dos et de faire le reste du trajet en volant à basse altitude. Mais dès qu’il s’était retrouvé aux commandes de la capsule, il avait décidé qu’il serait plus rapide de parcourir la dernière étape à bord du minuscule engin.

Holly fut impressionnée.

– Tu voles bien pour un trafiquant. Ces capsules sont aussi faciles à diriger qu’un cheval à trois pattes.

Douda tapota affectueusement un des ailerons en titane de l’appareil.

– C’est une bonne fille, dit-il. Il faut savoir s’y prendre avec elle.

Mulch tremblait encore.

– On a été à ça – à ça – d’être carbonisés ! Au début, j’ai compté le nombre de fois où on a failli y passer et puis j’ai fini par perdre le fil.

Douda eut un petit rire.

– Tu n’as pas perdu que ça, le nain. Il faudra que quelqu’un nettoie le pont là-dedans.

Holly regarda Douda dans les yeux. Pour l’instant, ils bavardaient aimablement, mais ils avaient un compte à régler.

– Tu aurais pu me tuer, félutin, lança Holly d’un ton calme, donnant au petit trafiquant une chance de s’expliquer.

– Je sais. Il s’en est fallu de peu. C’est pour ça qu’il est temps que je me retire des affaires. Que je réexamine la situation. Que je réfléchisse en profondeur à mes priorités.

– Tu veux me faire avaler ça ? répliqua Holly. Je n’en crois pas un mot.

– Moi non plus, avoua Douda. C’est le baratin que je vais servir aux juges pour obtenir ma liberté conditionnelle. Avec de grands yeux innocents et la lèvre un peu tremblante, ça marche à tous les coups. Plus sérieusement, je suis désolé au sujet du malaxeur, capitaine. J’étais dans une situation désespérée. Mais vous n’avez jamais été en danger. Ces mains sont de la magie pure quand elles tiennent un volant.

Holly préféra laisser tomber. Lui en vouloir n’aurait pour seul effet que de rendre quasiment impossible une mission qui était déjà assez difficile. Et d’ailleurs, Douda allait avoir l’occasion de se rattraper.

Butler souleva le nain pour le remettre debout.

– Comment ça va, Mulch ?

Mulch lança à Douda un regard féroce.

– J’irai très bien une fois que ma tête aura fini de tourner. Ce vaisseau est prévu pour une seule personne et j’ai passé plusieurs heures avec ce petit singe sur les genoux. À chaque secousse, il me cognait le menton.

Butler adressa un clin d’œil à son ami nain.

– Il faut voir les choses comme ça : vous avez voyagé dans son environnement, maintenant, c’est lui qui va faire une petite balade dans le vôtre.

Douda entendit la fin de la phrase.

– Une balade ? Quelle balade ? Qui va faire une balade ?

Mulch frotta l’une contre l’autre ses mains velues.

– Je crois que ça va me plaire, dit-il.

 

Les uns à côté des autres, ils se mirent à plat ventre dans un fossé peu profond, derrière un monticule de terre d’où on pouvait voir le château. Le flanc de la montagne descendait en pente douce et les formes contournées de vieux oliviers parsemaient le paysage. À la surface du sol, la terre était sèche et meuble, mais avait assez bon goût, d’après Mulch.

– L’eau des Alpes est excellente, expliqua-t-il en crachant une bouchée de cailloux. Et les olives donnent une agréable saveur à l’argile.

– J’en suis ravi, dit Artemis d’un ton patient, mais ce qui m’intéresse surtout, c’est de savoir si vous pouvez atteindre la fosse septique.

– La fosse septique ? s’exclama Douda, mal à l’aise. De quoi parlez-vous ? Pas question que j’aille dans une fosse septique. On laisse tomber le marché.

– Pas dans la fosse, rectifia Artemis. Derrière. C’est le seul endroit qui permette de se cacher avant le château lui-même.

Holly analysait le terrain à l’aide de sa visière.

– La fosse a été enterrée le plus près possible de la maison. Après, ce n’est plus que du roc. Mais jusque-là, il y a une belle veine de terre bien épaisse. Avec une barre de chocolat, vous attirerez le petit garçon au chapeau de cow-boy derrière le réservoir de la fosse et ensuite, Douda prendra sa place.

– Et puis ? Cette petite voiture électrique n’est qu’un jouet. Elle ne va pas assez vite.

– Ça n’a pas d’importance, Douda. Tout ce que tu as à faire c’est de la conduire à l’intérieur de la maison et d’enrouler ceci autour de n’importe quel câble vidéo que tu trouveras.

Holly donna à Douda un câble hérissé sur toute sa longueur de pointes minuscules.

– Il est formé de fibres optiques. Une fois qu’il sera en place, nous contrôlerons leur système de surveillance.

– On peut revenir au moment de la barre de chocolat ? demanda Mulch. Est-ce que quelqu’un en a une ?

– Voilà, dit Artemis en lui tendant une barre plate enveloppée dans un papier vert. Butler l’a achetée au village. C’est de la très mauvaise qualité. Elle ne contient pas soixante-dix pour cent de cacao et ne provient pas du commerce équitable, mais elle fera l’affaire.

– Et quand le môme aura mangé le chocolat ? interrogea Mulch. Qu’est-ce que je fabrique avec un mouflet, moi ?

– Tu ne lui fais surtout pas de mal, répondit Holly. Il suffit de l’amuser pendant une minute.

– L’amuser ? Et comment je vais m’y prendre ?

– Servez-vous de vos talents de nain, suggéra Artemis. Les enfants sont curieux de nature. Mangez quelques cailloux. Lâchez un vent. Le petit Beau sera fasciné.

– Est-ce que je ne pourrais pas simplement lui tirer dessus ?

– Mulch ! s’écria Holly, horrifiée.

– Je ne voulais pas dire le tuer. Simplement l’assommer pendant quelques minutes. Les enfants aiment bien faire la sieste. Ce serait lui rendre service.

– L’assommer serait l’idéal, admit Holly. Mais je n’ai rien qui soit sans danger, tu devras donc l’occuper pendant cinq minutes maximum.

– Je suis un personnage fascinant, je n’en doute pas, répliqua Mulch. Et si ça ne se passe pas bien, je pourrai toujours le manger.

Il eut un large sourire en voyant l’expression scandalisée de Holly.

– Je plaisantais. Promis. Je ne mangerais jamais un Môme de Boue. Ils sont pleins d’os.

Holly donna un coup de coude à Artemis étendu à plat ventre à côté d’elle.

– Vous êtes sûr que c’est un bon plan ?

– C’était votre idée d’origine, répondit Artemis. Oui, j’en suis sûr. Il y aurait d’autres possibilités, mais nous n’avons pas le temps. Mulch a toujours su faire preuve d’initiative. Je suis persuadé qu’il ne nous décevra pas. Quant à Mr Doudadais, c’est sa liberté qui est en jeu. Un puissant stimulant pour l’inciter à donner le meilleur de lui-même.

– Suffit, les bavardages, coupa Mulch. Je commence à griller, moi. Vous savez à quel point la peau de nain est sensible.

Il se leva et déboutonna son rabat postérieur, sur le fond de son pantalon. D’ailleurs, à quel autre endroit pourrait se trouver un rabat postérieur ?

– Prêt, félutin ? Monte.

Doudadais parut véritablement effrayé.

– Tu es sûr ?

Mulch soupira.

– Bien sûr que je suis sûr. De quoi as-tu peur ? C’est un simple derrière.

– Peut-être, mais on dirait qu’il me sourit.

– Il doit être content de te voir. Crois-moi, s’il était en colère, il vaudrait mieux que tu ne sois pas là.

Holly donna un coup de poing sur l’épaule de Mulch.

– C’est une sale habitude, se plaignit le nain en se massant le bras. Vous devriez consulter quelqu’un pour apprendre à contrôler vos crises de colère.

– Pourriez-vous cesser de parler de fesses, s’il vous plaît ? Nous avons très peu de temps.

– OK. Vas-y, félutin. Je te promets qu’il ne te mordra pas.

Butler souleva le minuscule félutin et le posa sur le dos de Mulch.

– Ne regardez pas en bas, conseilla le garde du corps. Tout ira bien.

– Facile à dire, marmonna Douda. Ce n’est pas vous qui vous retrouverez à cheval sur la tornade. Tu ne m’as pas parlé de ça, au restaurant, Diggums.

Artemis montra le sac à dos du félutin.

– Vous avez vraiment besoin de ceci, Mr Doudadais ? Ce n’est pas très aérodynamique.

Douda serra la sangle entre ses doigts.

– Ce sont des outils professionnels, Bonhomme de Boue. Je les emporte toujours avec moi.

– Très bien, dit Artemis. Un petit conseil. Entrez et sortez aussi vite que possible.

Douda leva les yeux au ciel.

– Quel bon conseil ! Vous devriez écrire un livre.

Mulch gloussa de rire.

– Bien envoyé.

– Et évitez la famille, poursuivit Artemis. Surtout la fille, Minerva.

– Famille. Minerva. Compris. Maintenant, allons-y puisqu’il le faut, et avant que je ne perde mon calme.

Le nain décrocha sa mâchoire avec des craquements à donner la chair de poule et plongea tête la première dans le monticule qui se trouvait devant eux. C’était un spectacle de voir les mâchoires tranchantes comme des faux mordre la terre en creusant un tunnel pour le nain et son passager. Douda avait étroitement fermé ses paupières et son visage exprimait une totale terreur.

– Par tous les dieux, dit-il. Laissez-moi descendre, laissez-moi…

Puis ils disparurent derrière un rideau de terre frémissante. Holly rampa sur ses coudes jusqu’au sommet du monticule, suivant leur progression à travers sa visière.

– Diggums est vraiment rapide, affirma-t-elle. Je m’étonne que nous ayons jamais pu l’arrêter.

Artemis la rejoignit.

– J’espère qu’il ira suffisamment vite. Il ne faudrait pas que Minerva puisse ajouter un nain et un félutin à sa collection de fées.

 

Mulch se sentait bien sous la surface. C’était l’habitat naturel des nains. Ses doigts absorbaient les rythmes de la terre qui avaient sur lui un pouvoir apaisant. Les poils durs de sa barbe, en fait une série de capteurs, s’enfonçaient dans l’argile, s’insinuaient dans la moindre fissure, émettant des ondes qui revenaient à son cerveau pour lui apporter des informations. Il sentait des lapins creuser à huit cents mètres sur sa gauche. Peut-être pourrait-il en attraper un sur le chemin du retour pour une petite collation.

Douda se cramponnait de toutes ses forces, le visage tordu dans un rictus désespéré. Il aurait voulu crier mais, pour cela, il fallait ouvrir la bouche. Et il n’en était pas question.

Juste au-dessous de ses orteils, le postérieur de Mulch produisait en rafales un mélange de terre et d’air qui les propulsait plus profondément dans le tunnel. Douda sentait la chaleur du réacteur se répandre sur ses jambes. De temps à autre, les bottes du félutin glissaient trop près des gaz d’échappement et il devait les relever brusquement sous peine de perdre un doigt de pied.

Il ne fallut qu’une minute à Mulch pour atteindre la fosse septique. Il se dégagea de la terre, clignant des yeux pour en chasser la boue à l’aide de ses cils épais en forme de tire-bouchon.

– En plein dans le mille, marmonna-t-il, crachant un ver qui se tortillait.

Douda se hissa par-dessus la tête du nain, plaquant une main sur sa bouche pour s’empêcher de hurler. Après avoir respiré profondément à plusieurs reprises, il se calma suffisamment pour chuchoter à Mulch dans un sifflement :

– Ça t’a plu, hein ?

Mulch raccrocha sa mâchoire puis lâcha un dernier jet de gaz de tunnel qui le fit sauter hors de terre.

– C’est mon travail. Disons qu’on est quittes pour la promenade en capsule.

Douda n’était pas d’accord.

– Disons plutôt que tu as encore une dette envers moi pour m’avoir couvert de salive, hier.

Malgré l’urgence de la mission, la dispute se serait sans doute prolongée si un petit garçon dans une voiture jouet à moteur électrique n’était apparu au coin du réservoir de la fosse septique.

– Bonjour, je m’appelle Beau Paradizo, dit le conducteur en herbe. Êtes-vous des monstres ?

Douda et Mulch restèrent un instant figés sur place, puis ils se souvinrent du plan prévu.

– Non, mon garçon, répondit Mulch, heureux de posséder la minuscule étincelle de magie nécessaire pour parler français.

Il s’efforça de sourire aimablement, un exercice auquel il ne consacrait guère de temps devant son miroir.

– Nous sommes des fées en chocolat. Et nous avons un cadeau pour toi.

Il agita la barre de chocolat en espérant que la façon théâtrale dont il la présentait donnerait plus d’attrait à cette petite confiserie bon marché.

– Des fées en chocolat ? répéta le garçonnet qui descendit de sa voiture. Du chocolat sans sucre, j’espère. Parce que moi, le sucre, ça me donne envie de courir partout et papa dit que je suis déjà bien assez agité comme ça, mais il m’aime quand même.

Mulch jeta un coup d’œil à l’emballage. Dix-huit pour cent de sucre.

– Oui, sans sucre. Tu en veux un carré ?

Beau prit la barre entière et l’engloutit en moins de dix secondes.

– Les fées, ça sent mauvais. Surtout toi, le barbu. Tu sens encore plus mauvais que quand les toilettes de tante Morgana étaient bouchées. C’est dégoûtant, les fées.

Douda éclata de rire.

– Qu’est-ce que je peux ajouter ? Ce môme dit la vérité, Mulch.

– Il vit dans des toilettes bouchées, le gros monsieur en chocolat de fée ?

– Hé, j’ai une idée, lança Mulch d’un ton enjoué. Si tu faisais une petite sieste ? Ça te plairait de dormir un peu ?

Beau Paradizo donna un coup de poing dans le ventre du nain.

– Je viens juste de me réveiller, idiot. Je veux encore du chocolat. Tout de suite !

– Arrête de me frapper ! Je n’ai plus de chocolat.

Beau lui donna un nouveau coup de poing.

– J’ai dit : encore du chocolat ! Ou j’appelle les gardes. Et Pierre va t’enfoncer la main dans la gorge et t’arracher les boyaux. C’est toujours comme ça qu’il fait. Il me l’a dit.

Mulch ricana.

– J’aimerais bien le voir mettre la main dans mes boyaux.

– C’est vrai ? Tu voudrais ? demanda Beau d’un air joyeux. Je vais le chercher !

Le garçonnet se précipita vers le coin du réservoir. Il courait à une vitesse étonnante et les instincts de Mulch l’emportèrent sur sa raison. Le nain bondit sur l’enfant en décrochant sa mâchoire.

– Pierre ! cria Beau, une seule fois, et une seule, car Mulch l’avait englouti dans sa bouche immense.

Il ne restait plus que le chapeau de cow-boy.

– N’avale pas ! siffla Douda.

Mulch fit tourner le garçonnet dans sa bouche pendant quelques secondes puis le recracha. Beau, ruisselant de bave, s’était profondément endormi. Mulch essuya le visage de l’enfant avant que la salive de nain n’ait eu le temps de durcir.

– Il y a un sédatif dans la salive, expliqua-t-il en raccrochant sa mâchoire. C’est un truc de prédateur. Hier, tu n’es pas tombé endormi parce que je n’ai pas avalé ta tête. Il va se réveiller en pleine forme. Je lui enlèverai la couche de bave quand elle aura durci.

Douda haussa les épaules.

– En quoi ça me concerne ? Je ne l’aimais pas beaucoup, de toute façon.

Une voix retentit de l’autre côté du réservoir :

– Beau ? Où es-tu ?

– Ce doit être Pierre. C’est le moment de se remuer, éloigne-le d’ici.

Douda leva la tête et risqua un coup d’œil. Un homme très grand se dirigeait vers eux. Pas aussi grand que Butler, c’est vrai, mais suffisamment pour écraser le félutin sous sa botte. L’homme était vêtu d’un survêtement noir et coiffé d’une casquette assortie. La crosse d’un pistolet était visible entre deux boutons. Il plissa les yeux en regardant vers le réservoir.

– Beau ? C’est toi ? demanda-t-il en français.

– Oui, c’est moi, répondit Douda d’une voix de fausset.

Pierre ne fut pas convaincu. La voix faisait davantage penser à un porcelet doué de parole qu’à un enfant. Il continua d’avancer, la main à l’intérieur de son survêtement pour prendre le pistolet.

Douda se rua sur la voiture électrique. Au passage, il ramassa le chapeau de cow-boy qu’il enfonça sur sa tête. Pierre n’était plus qu’à quelques mètres et hâtait le pas.

– Beau ? Viens ici. Minerva veut que tu rentres.

Douda s’engouffra dans la voiture en se glissant par-dessus la portière, à la manière des pilotes d’Indianapolis. Il sut au premier coup d’œil que ce jouet ne pourrait guère avancer plus vite qu’un homme au pas, ce qui ne lui serait d’aucune utilité en cas d’urgence. Il sortit alors de son sac à dos une petite plaque noire qu’il colla contre le tableau de bord de la voiture. Il s’agissait d’un Mongocharger, un accessoire qu’aucun trafiquant digne de ce nom n’aurait oublié d’emporter avec lui. Le Mongocharger comportait un puissant ordinateur, un omnicapteur et une batterie à énergie nucléaire propre. L’omnicapteur pirata la minuscule puce de la voiture jouet et prit le contrôle de sa mécanique. Douda tira de l’appareil un câble rétractable à pointe qu’il enfonça dans le câble d’alimentation de la voiture, sous le tableau de bord. À présent, le moteur du jouet bénéficiait d’une énergie nucléaire.

Douda appuya sur l’accélérateur.

– C’est mieux comme ça, dit-il, satisfait.

Pierre apparut à droite du réservoir. Ce qui était très bien, car Mulch et le garçonnet endormi se trouvaient ainsi hors de son champ de vision. Ce qui était aussi très mauvais, car le garde du corps arriva droit derrière Douda.

– Beau ? dit Pierre. Quelque chose ne va pas ?

Il avait sorti son pistolet, le canon dirigé vers le sol.

Le pied de Douda était prêt à écraser l’accélérateur mais il ne pouvait le faire tant que l’homme avait les yeux fixés sur sa nuque.

– Tout va bien… heu… Pierre, répondit-il d’une voix flûtée, dissimulant son visage sous le chapeau de cow-boy.

– Tu as une drôle de voix, Beau. Tu n’es pas malade ?

Douda effleura l’accélérateur et la voiture avança de quelques centimètres.

– Non, je vais très bien. Je m’amuse à faire des drôles de voix, comme les enfants humains.

Pierre se montra toujours aussi soupçonneux.

– Les enfants humains ?

Douda prit le risque.

– Oui, les enfants humains. Parce que moi, aujourd’hui, je suis un extraterrestre qui fait semblant d’être un humain alors va-t’en, sinon, je t’enfonce la main dans la gorge et je t’arrache les boyaux.

Pierre s’immobilisa, réfléchit un moment, puis se souvint.

– Beau, espèce de vaurien. Ne parle surtout pas comme ça devant Minerva, sinon, fini le chocolat.

– T’arracher les boyaux ! répéta Douda pour faire bonne mesure.

Puis il avança doucement sur le gravier jusqu’à l’allée centrale.

Le félutin sortit de son sac un miroir adhésif convexe qu’il colla contre le pare-brise. Il fut soulagé de voir que Pierre avait remis le pistolet dans son holster et retournait à son poste.

Bien que ce fût contraire à tous ses instincts de trafiquant, Douda continua de rouler à faible allure le long de l’allée. Ses dents s’entrechoquaient tandis qu’il avançait sur les dalles de granit inégales. Un voyant digital l’informa qu’il utilisait un centième d’un pour cent de la nouvelle puissance du moteur. Douda pensa juste à temps à couper le son du Mongocharger. Ce n’était vraiment pas le moment qu’on entende la voix de l’ordinateur se plaindre de sa manière de conduire.

Deux gardes étaient postés devant la porte principale du château. Lorsque Douda passa devant eux, ils lui accordèrent à peine un regard.

– Salut, shérif, lança l’un d’eux en souriant.

– Chocolat, couina Douda.

D’après le peu de choses qu’il savait de Beau, il semblait que c’était le mot à dire. Il appuya un peu plus sur l’accélérateur pour franchir le seuil bombé de la porte puis avança lentement sur un sol de marbre veiné. Les pneus patinèrent sur la surface lisse de la pierre, ce qui était un peu inquiétant – cela pourrait lui coûter quelques secondes cruciales s’il devait s’enfuir rapidement. Mais au moins, le couloir était assez large pour faire demi-tour en cas de nécessité.

Douda pousuivit son chemin entre des rangées de hauts palmiers en pot et diverses œuvres d’art abstraites jusqu’à ce qu’il arrive enfin au bout du couloir. Une caméra fixée à une arcade était pointée sur le hall d’entrée. Un câble sortait du boîtier puis s’enfonçait dans une gaine qui descendait le long du mur jusqu’à la plinthe.

Douda s’arrêta devant la gaine et sauta de la voiture. Pour le moment, la chance lui souriait. Personne ne lui avait posé de questions. Les systèmes de sécurité humains laissaient à désirer. Dans n’importe quel bâtiment du monde des fées, il aurait déjà été scanné une douzaine de fois par des rayons laser. Le félutin arracha du mur un morceau de la gaine, révélant le câble qu’elle protégeait. Il ne lui fallut que quelques secondes pour enrouler autour du câble vidéo les fibres optiques que Holly lui avait confiées. Mission accomplie. Avec un sourire, Douda remonta dans la voiture volée. C’était décidément un marché très avantageux. Une amnistie totale en échange de cinq minutes de travail. Il était temps de rentrer chez lui et de profiter d’une vie de liberté jusqu’à ce qu’il viole à nouveau la loi.

– Beau Paradizo, petit garnement. Viens ici tout de suite !

Douda se figea un instant, puis regarda dans le rétroviseur. Il y avait derrière lui une fille qui le fixait d’un air sévère, les mains sur les hanches. Il devina que ce devait être Minerva. Si ses souvenirs étaient exacts, il fallait à tout prix se tenir éloigné d’elle.

– Beau, c’est l’heure de tes antibiotiques. Tu veux traîner indéfiniment cette infection pulmonaire ?

Douda fit avancer la voiture, roulant en direction de l’arcade, hors du champ de vision de cette Fille de Boue. Une fois qu’il aurait tourné le coin, il pourrait écraser l’accélérateur.

– Je te conseille de ne pas t’en aller, Bobo.

« Bobo ? Pas étonnant que je prenne la fuite, songea Douda. Qui aurait envie d’approcher quelqu’un qui vous appelle Bobo ? »

– Hé… Chocolat ? lança le félutin d’un ton plein d’espoir.

C’était la chose à ne pas faire. Cette fille connaissait parfaitement la voix de son frère et celle-ci n’était pas la sienne.

– Bobo ? Qu’est-il arrivé à ta voix ?

Douda marmonna un juron.

– Inflex-chion pulmonière ? dit-il.

Mais Minerva ne s’y laissa pas prendre. Elle sortit un walkie-talkie de sa poche et se précipita vers la voiture.

– Pierre, pouvez-vous venir ici, s’il vous plaît ? Amenez André et Louis.

Puis s’adressant à Douda, elle ajouta :

– Reste où tu es, Bobo. J’ai une belle barre de chocolat pour toi.

« Bien sûr, pensa Douda. Une barre de chocolat et une cellule en béton. »

Il réfléchit un instant à ce qu’il pouvait faire et arriva aussitôt à la conclusion suivante : « Je préfère m’enfuir très vite plutôt que d’être capturé et torturé à mort. Je file d’ici », pensa Douda, et il colla l’accélérateur au plancher, envoyant dans le moteur plusieurs centaines de chevaux-vapeur qui firent vibrer la fragile transmission du jouet. Il lui restait environ une minute avant que la voiture ne tombe en morceaux mais, lorsque cela se produirait, il serait déjà loin de cette Fille de Boue et de ses promesses de chocolat qui ne trompaient personne.

La voiture démarra si rapidement que, pendant un instant, elle laissa derrière elle une image d’elle-même.

Minerva resta clouée sur place.

– Quoi ?

Un angle de mur approchait très vite. Douda tourna le volant aussi loin qu’il put mais le rayon de braquage du véhicule n’était pas suffisant.

– Il faut rebondir, dit Douda à travers ses dents serrées.

Il se pencha au maximum vers la gauche, relâcha l’accélérateur et heurta le mur latéralement. Au moment de l’impact, il transféra son poids de l’autre côté et enfonça à nouveau l’accélérateur. La voiture perdit une portière mais jaillit de l’angle du mur comme une pierre lancée par une fronde.

« Magnifique », songea Douda dès qu’il eut cessé d’entendre des cloches dans sa tête.

Il ne disposait que de quelques secondes avant que la fille puisse le repérer à nouveau et il n’avait aucune idée du nombre de gardes armés qui le séparaient de la liberté.

Il roulait maintenant dans un long couloir rectiligne qui menait à un salon. Douda aperçut une télévision murale et un canapé en velours rouge dont on ne voyait que la partie supérieure du dossier. La pièce était en contrebas et on devait y accéder par des marches. Très mauvais. Cette voiture ne pouvait plus supporter qu’un seul impact, et encore.

– Où est Bobo ? s’écria la fille. Qu’avez-vous fait de lui ?

La subtilité n’était plus de mise, désormais. Le moment était venu de voir ce que ce buggy avait dans le ventre. Douda écrasa l’accélérateur et fonça droit vers une fenêtre située derrière le canapé de velours.

– Tu peux y arriver, petite camelote, dit-il en tapotant le tableau de bord. Un seul saut. La chance de ta vie de devenir un pur-sang.

La voiture ne répondit pas. Les voitures ne répondent jamais quand on leur parle. Bien que parfois, dans des moments où le stress était extrême et l’oxygène rare, Douda ait eu le sentiment qu’elles partageaient sa témérité.

Minerva tourna l’angle du mur. Elle courait à toutes jambes en hurlant dans son walkie-talkie. Douda entendit les mots « l’arrêter », « violence nécessaire » et « interrogatoire ». Rien qui fût de bon augure.

Les roues de la voiture jouet patinèrent sur un long tapis puis s’agrippèrent brutalement au sol. Derrière, une bosse se forma sur le tapis et se propagea sur toute sa longueur comme à la surface d’une pâte qu’on étend au rouleau. Minerva fut renversée par l’onde de choc mais continua de donner des ordres :

– Il va vers la bibliothèque. Arrêtez-le ! Tirez s’il le faut.

Douda se cramponna férocement au volant, maintenant sa trajectoire. Il allait passer à travers cette fenêtre, qu’elle soit ouverte ou fermée. Il pénétra dans la pièce à plus de cent à l’heure et partit en vol plané lorsqu’il atteignit le haut des marches. Pas mal comme accélération, pour un jouet. Dans le salon, deux gardes étaient en train de dégainer leurs armes. Mais ils n’allaient pas tirer. À première vue, la voiture semblait toujours conduite par un enfant.

« Bande de gogos », pensa Douda. Puis la première balle s’écrasa contre le châssis. Après tout, peut-être qu’ils allaient quand même tirer.

Sa trajectoire décrivit un léger arc. Deux autres balles arrachèrent des morceaux de plastique de la carrosserie, mais il était trop tard pour arrêter le minuscule véhicule. La voiture heurta violemment l’encadrement de la fenêtre ouverte, perdit une aile et s’envola au-dehors.

« Quelqu’un devrait filmer ça », songea Douda, les dents serrées en se préparant à l’impact.

Le choc le secoua des pieds à la tête. Pendant un instant, des étoiles dansèrent devant ses yeux, puis il reprit le contrôle de la voiture et fonça vers la fosse septique.

Mulch l’attendait. Ses cheveux fous, frémissant d’impatience, formaient comme un halo autour de sa tête.

– Où étais-tu ? Je n’ai quasiment plus d’écran solaire.

Douda ne perdit pas de temps à répondre. Il s’extirpa de la voiture presque entièrement démolie, arrachant au passage son miroir et son Mongocharger.

Mulch pointa sur lui un doigt boudiné.

– J’ai quelques questions à te poser.

Une balle tirée depuis la fenêtre ricocha sur le réservoir de la fosse septique, projetant des éclats de béton.

– Mais ça peut attendre. Monte.

Mulch tourna le dos à Douda qui sauta sur lui en agrippant à pleines mains des touffes de sa barbe.

– Vas-y ! cria-t-il. Ils sont juste derrière moi !

Mulch décrocha sa mâchoire et s’enfonça dans l’argile comme une torpille velue.

Mais aussi rapide qu’il fût, ils n’auraient pas réussi à s’échapper. Des gardes armés étaient à deux pas d’eux. En voyant Beau dormir paisiblement, ils auraient criblé de balles le monticule de terre. Et auraient sans doute jeté quelques grenades dans le tunnel pour couronner le tout. Ils n’en firent rien, cependant, car à cet instant précis, ce fut le branle-bas de combat à l’intérieur du château.

 

Dès que Douda eut enroulé les fibres optiques autour du câble vidéo, des centaines de pointes minuscules avaient percé le caoutchouc, provoquant des dizaines de contacts directs avec les fils qui se trouvaient au-dessous.

Quelques secondes plus tard, au quartier général de la Section Huit, des informations se déversèrent à flots dans le terminal de Foaly. Les circuits vidéo, les systèmes d’alarme, les boîtiers d’interférence et toutes les communications s’inscrivirent en fenêtres séparées sur son écran.

Foaly gloussa de rire et fit craquer ses jointures à la manière d’un pianiste s’apprêtant à donner un concert. Il aimait beaucoup ces vieux câbles à fibres optiques. Pas aussi originaux que les nouveaux détecteurs organiques mais deux fois plus fiables.

– OK, dit-il dans le micro orientable de son bureau. J’ai pris le contrôle. Quel genre de cauchemars voulez-vous envoyer aux Paradizo ?

Dans le sud de la France, le capitaine Holly Short répondit dans le micro de son casque :

– Ce que vous avez sous la main. Des commandos d’intervention, des hélicoptères. Surchargez leurs communications, faites sauter leurs boîtiers d’interférences, déclenchez les alarmes. Je veux qu’ils croient qu’on les attaque.

Foaly ouvrit plusieurs fichiers fantômes sur son ordinateur. Les fantômes étaient une de ses trouvailles préférées. Il isolait des suites d’images, prises dans des films humains, soldats, explosions, tout ce qu’il trouvait, et les réutilisait n’importe où, en les replaçant dans le décor qui lui convenait. En l’occurrence, il envoya un détachement des forces spéciales de l’armée française, le Commandement des Opérations Spéciales, ou COS, dans le circuit intérieur du château des Paradizo. Ce serait un bon début.

Dans le château, Juan Soto, le chef de la sécurité des Paradizo, se trouva confronté à un petit problème : deux coups de feu venaient d’être tirés dans la maison. Mais il ne s’agissait en effet que d’un tout petit problème, comparé à l’énorme problème que Foaly s’apprêtait à lui envoyer.

Soto parlait dans sa radio :

– Oui, mademoiselle Paradizo, dit-il en s’efforçant de conserver son calme. Je me rends compte que votre frère a peut-être disparu. Je dis peut-être, car il se peut que ce soit lui qui conduise la voiture jouet. C’est en tout cas ce que je crois. OK, OK, je vous l’accorde. Il est inhabituel que des voitures jouets fassent de tels vols planés. Cela pourrait venir d’un défaut de fonctionnement.

Soto se promit de dire deux mots aux deux idiots qui avaient tiré sur une voiture jouet en obéissant aux ordres de Minerva. Tout intelligente qu’elle était, une enfant n’avait pas à donner des ordres de cette nature quand lui-même était en charge des opérations.

Bien que Minerva fût à bonne distance du centre de sécurité, ce qui l’empêchait de voir son visage, Soto afficha une expression sévère pour lui infliger son sermon :

– Écoutez-moi bien, mademoiselle Paradizo, commença-t-il.

Mais soudain, son expression changea complètement : le système de sécurité venait de s’affoler.

– Oui, chef, je vous écoute, dit Minerva.

Tenant sa radio d’une main, Soto actionna de l’autre diverses commandes sur sa console, priant pour qu’il ne s’agisse que d’un mauvais fonctionnement.

– On dirait qu’un détachement du COS converge vers le château. Mon Dieu, il y en a même à l’intérieur. Des hélicoptères ! Les caméras du toit montrent des hélicoptères !

Des transmissions crachotèrent dans le moniteur de bande.

– Et nous avons des parasites. C’est à vous qu’ils en veulent, mademoiselle Paradizo, à vous et à votre prisonnier. Mon Dieu, les alarmes ont été déclenchées. Dans tous les secteurs. Nous sommes cernés ! Nous devons évacuer le château. Je les vois sur le flanc de la montagne. Ils ont un tank. Comment ont-ils pu l’amener jusqu’ici ?

 

Au-dehors, Artemis et Butler observaient le chaos provoqué par Foaly. Des sirènes d’alarme déchiraient l’atmosphère paisible des Alpes et les hommes de la sécurité couraient vers leurs postes respectifs.

Butler lança quelques grenades fumigènes dans le jardin pour augmenter l’effet.

– Un tank, dit Artemis d’un ton ironique dans son téléphone de fée. Vous leur avez envoyé un tank ?

– Vous avez réussi à pirater le circuit audio ? lança sèchement Foaly. Qu’est-ce que vous arrivez à faire encore avec votre téléphone ?

– Jouer au solitaire et au démineur, répondit Artemis d’un air innocent.

Foaly émit un grognement sceptique.

– Nous parlerons de cela plus tard, Bonhomme de Boue. Pour l’instant, concentrons-nous sur notre plan.

– Excellente suggestion. Vous n’auriez pas des missiles guidés dans vos images fantômes ?

 

Le chef de la sécurité faillit s’évanouir. Le radar avait signalé deux traînées jaillies du ventre d’un hélicoptère.

– Mon Dieu ! Des missiles ! Ils nous envoient des bombes intelligentes. Nous devons tout de suite évacuer les lieux.

Il ouvrit un panneau en plexiglas, laissant apparaître un bouton orange. Après un instant d’hésitation, il appuya dessus. Les diverses alarmes furent aussitôt coupées et remplacées par un unique couinement continu. Le signal d’évacuation.

Dès qu’il eut retenti, les gardes changèrent de direction, chacun se précipitant vers le véhicule qui lui était assigné ou la personne qu’il devait protéger. Les résidants du château qui n’appartenaient pas aux services de sécurité commencèrent à rassembler documents et objets précieux.

Du côté est du domaine, une série de portes de garage s’ouvrirent simultanément et six 4 x 4 BMW noirs s’élancèrent dans la cour, tels des fauves. L’un d’eux avait des vitres teintées.

Artemis examinait la situation à travers ses jumelles.

– Surveillez la fille, dit-il dans son minuscule téléphone. C’est elle qui est la clé de tout. La voiture aux vitres teintées doit être la sienne.

Minerva apparut à la porte du patio, parlant calmement dans son walkie-talkie. Son père était à côté d’elle, traînant par la main Beau Paradizo qui n’avait pas l’air d’accord. Billy Kong fermait la marche, légèrement courbé sous le poids d’un gros sac de golf.

– On y va, Holly. Vous êtes prête ?

– Artemis ! Ici, c’est moi l’agent de terrain, répliqua-t-elle d’un ton irrité. Alors, lâchez-moi un peu le casque, à moins que vous n’ayez quelque chose d’intéressant à dire.

– Je pensais simplement…

– Et moi, je pense que vous devriez prendre comme surnom l’Obsédé du Pouvoir.

Artemis lança un coup d’œil à Butler qui était allongé à côté de lui, au bord du monticule de terre, et ne pouvait s’empêcher d’entendre ce qui se disait.

– L’Obsédé du Pouvoir ? Vous vous rendez compte ?

– Il y a des gens d’une insolence, répondit le garde du corps sans quitter le château des yeux.

À leur gauche, un petit carré de terre se mit à vibrer. De la boue, de l’herbe, des insectes jaillirent soudain, suivis de deux têtes. Une de nain, l’autre de félutin.

Douda se hissa sur les épaules de Mulch et s’effondra par terre.

– Vous êtes tous complètement cinglés, haleta-t-il en enlevant un scarabée de la poche de sa chemise. Je devrais obtenir plus qu’une amnistie pour ça. On devrait me verser une pension.

– Silence, petit bonhomme, dit calmement Butler. La phase deux du plan va commencer et je ne voudrais pas la rater à cause de vous.

Douda pâlit.

– Moi non plus. Je ne le voudrais pas. Que vous la ratiez. À cause de moi.

Devant le garage du château, Billy Kong souleva le hayon de l’une des BMW et fourra le sac de golf dans le coffre. C’était la voiture aux vitres teintées.

Artemis ouvrit la bouche pour donner un ordre, puis la referma. Holly savait sans doute ce qu’il convenait de faire.

En effet. La portière côté conducteur s’entrouvrit légèrement, toute seule en apparence, et se ferma à nouveau. Avant que Minerva ou Billy Kong aient eu le temps de faire autre chose que de cligner des yeux en signe d’incrédulité, le 4 x 4 démarra en trombe, laissant derrière lui une traînée de six mètres de caoutchouc et fonça vers le portail d’entrée.

– Parfait, murmura Artemis. Et maintenant, Miss Minerva Paradizo, notre prétendu génie du crime, voyons un peu jusqu’où va votre intelligence. Moi, je sais comment j’agirais dans une situation pareille.

La réaction de Minerva Paradizo fut un peu moins spectaculaire qu’on aurait pu s’y attendre de la part d’une enfant à qui on venait de voler ce qu’elle possédait de plus précieux. Il n’y eut pas de crise de colère, pas de trépignements. Billy Kong, lui aussi, démentit toutes les prévisions. Il ne dégaina même pas une arme. Il s’accroupit, passa la main dans ses cheveux de personnage de manga et alluma une cigarette que Minerva lui arracha aussitôt des lèvres pour l’écraser sous son talon.

Pendant ce temps, le 4 x 4 continuait sa course à tombeau ouvert en direction du portail. Minerva pensait peut-être que la barrière d’acier renforcé serait suffisante pour arrêter net la BMW. Elle avait tort. Holly avait déjà ramolli le métal des serrures à l’aide de son Neutrino. Une simple petite poussée de la calandre serait plus que suffisante pour écarter les deux vantaux. Si la voiture arrivait jusque-là. Ce qui ne fut pas le cas.

Après avoir écrasé la cigarette de Kong, Minerva sortit une télécommande de sa poche, tapa brièvement un code, puis appuya sur le bouton « envoi ». À l’intérieur de la BMW, une charge minuscule explosa dans le système d’aération et lâcha un nuage de sévoflurane, un puissant gaz soporifique. En quelques secondes, la voiture commença à zigzaguer, fauchant les buissons qui bordaient l’allée et creusant deux sillons parallèles sur la pelouse soigneusement entretenue.

– Des problèmes, commenta Butler.

– Mmmh, dit Artemis. Un système à base de gaz, j’imagine. À action rapide. Peut-être du cyclopropane ou du sévoflurane.

Butler se redressa sur les genoux, dégainant son pistolet.

– Dois-je aller faire un tour là-bas pour les récupérer ?

– Non, vous ne le devez pas.

La BMW fonçait à présent sans contrôle, suivant les creux et les bosses du terrain. Elle détruisit le green d’un minigolf, pulvérisa un belvédère et décapita la statue d’un centaure.

À des centaines de kilomètres sous terre, Foaly fit une grimace.

La voiture finit par s’arrêter en plongeant dans un massif de lavande. Ses roues arrière, qui continuaient de tourner, projetèrent des mottes d’argile et des fleurs pourpres aux longues tiges, tels des missiles.

« Belle scène d’action », songea Mulch, mais il garda cette pensée pour lui, conscient que le moment n’était pas idéal pour pousser à bout la patience de Butler.

Le garde du corps brûlait d’envie d’intervenir. Il avait sorti son pistolet et on voyait saillir les tendons de son cou, mais Artemis le retint en posant une main sur son bras.

– Non, dit-il. Pas maintenant. Je sais que votre premier mouvement serait d’aider Holly mais ce n’est pas le bon moment.

Butler, les sourcils froncés, remit le Sig Sauer dans son holster.

– Vous êtes sûr, Artemis ?

– Faites-moi confiance, vieux frère.

Et bien sûr, Butler lui fit confiance, même si, instinctivement, il n’était guère convaincu.

Devant le château, une douzaine d’agents de sécurité approchaient prudemment du véhicule immobilisé, Billy Kong à leur tête. L’homme se déplaçait à la manière d’un chat, comme s’il avait eu des coussinets sous les pieds. Même son visage était félin, avec son sourire satisfait et ses yeux en amande.

À son signal, ses hommes se ruèrent sur la voiture, récupérant le sac de golf et arrachant du siège avant une Holly évanouie. Ils attachèrent les mains de l’elfe avec des liens en plastique et l’emmenèrent de l’autre côté du jardin où Minerva Paradizo et son père, debout côte à côte, les attendaient.

Minerva ôta le casque de Holly et s’agenouilla pour examiner ses oreilles pointues. À travers ses jumelles, Artemis la vit sourire.

C’était un piège. Tout cela n’était qu’un piège qu’elle leur avait tendu.

Minerva prit le casque sous son bras et se dirigea d’un pas vif vers le château. À mi-chemin, elle s’arrêta et se retourna. Protégeant ses yeux de l’éclat du soleil, elle observa les ombres et les sommets des collines avoisinantes.

– Qu’est-ce qu’elle cherche ? songea Butler à haute voix.

Artemis ne se posait pas la question. Il savait exactement ce que cette surprenante jeune fille avait en tête.

– C’est nous qu’elle cherche, vieux frère. Si ce château vous appartenait, vous vous demanderiez peut-être où un espion pourrait se dissimuler.

– Bien sûr. C’est pour ça que j’ai choisi cette cachette. Le poste d’observation idéal serait plus haut sur la colline, dans cet amas de rochers, mais c’est aussi le premier endroit qu’un expert en sécurité penserait à piéger. Ici, ce serait mon second choix, et par conséquent, mon premier.

Le regard de Minerva balaya l’amas de rochers puis se posa sur la rangée de buissons derrière laquelle ils s’étaient tapis. Il lui était impossible de les voir mais son intellect lui indiquait qu’ils étaient là.

Artemis pointa ses jumelles sur le joli visage de la jeune fille. Lui-même s’étonnait de pouvoir ainsi apprécier les traits de Minerva au moment même où elle venait de capturer son amie. La puberté était décidément une force puissante.

Minerva souriait. Ses yeux brillants narguaient Artemis par-delà le vallon qui les séparait. Elle parla alors en anglais. Artemis et Butler, qui savaient tous deux parfaitement lire sur les lèvres, n’eurent aucune difficulté à interpréter sa courte phrase.

– Vous avez compris ? demanda Butler.

– J’ai compris. Et j’ai compris qu’elle nous a eus.

« À vous de jouer, Artemis Fowl », avait dit Minerva.

Butler s’assit derrière le monticule de terre, tapotant ses coudes pour en chasser la boue.

– Je pensais que vous étiez unique en votre genre, Artemis, commenta-t-il, mais cette fille ne manque pas d’intelligence.

– En effet, admit Artemis d’un air songeur. En matière de crime, c’est un cerveau précoce.

Sous terre, à la Section Huit, Foaly grogna dans son micro.

– Formidable, dit-il. Maintenant, vous êtes deux.