Chapitre 8

Soudaine démonstration

À L’INTÉRIEUR DU CHÂTEAU PARADIZO

No 1 faisait un rêve merveilleux. Sa mère avait organisé une fête pour célébrer le diplôme qu’il venait d’obtenir à la faculté de sorcellerie. On y servait des mets délicieux. Les plats étaient cuisinés et, le plus souvent, la viande arrivait déjà morte sur la table.

Il tendait la main vers un faisan rôti magnifiquement présenté dans un panier constitué de pain aux herbes tressé en natte – identique à celui décrit au chapitre trois de La Haie de Lady Heatherington Smythe – lorsque cette vision s’était soudain éloignée, comme si la réalité s’étirait dans l’espace.

No 1 avait essayé de rattraper le festin mais la distance qui l’en séparait augmentait de plus en plus et il sentait à présent que ses jambes refusaient d’avancer, sans qu’il comprenne pourquoi. Baissant les yeux, il voyait alors avec épouvante que son corps, des aisselles jusqu’aux pieds, s’était changé en pierre. Cette pétrification se répandait comme un virus dans sa poitrine et son cou. Il voulait hurler mais, brusquement, il éprouvait une véritable terreur à l’idée que sa bouche elle-même se change en pierre avant qu’il ait pu crier. Être transformé en statue et retenir ce cri à l’intérieur lui apparaissait comme l’horreur suprême.

No 1 ouvrit la bouche et hurla.

Billy Kong qui l’observait, confortablement installé dans un fauteuil, claqua des doigts en direction d’une caméra fixée au plafond.

– L’affreux s’est réveillé, dit-il, et je crois qu’il appelle sa mère.

Lorsqu’il fut à bout de souffle, No 1 cessa de crier. À la vérité, le résultat était un peu décevant : le puissant hurlement du début s’était affaibli jusqu’à n’être plus qu’un gémissement flûté.

« Bon, je suis vivant et dans le monde des hommes, songea No 1. Il est temps d’ouvrir les yeux et de voir dans quel pétrin je me suis fourré. »

No 1 entrouvrit prudemment ses paupières comme s’il craignait de voir quelque chose de très grand et de très dur foncer sur lui à toute vitesse. Mais il constata simplement qu’il se trouvait dans une petite pièce nue. Au plafond, des lumières rectangulaires projetaient une clarté équivalente à celle d’un millier de bougies et l’un des murs était presque entièrement recouvert d’un miroir. Il y avait un humain, sans doute un enfant, peut-être une fille, coiffée d’une ridicule crinière de cheveux blonds et bouclés. Elle avait un doigt de trop à chaque main. La créature était vêtue d’un habit grotesque en forme de toge et portait aux pieds des chaussures aux semelles spongieuses, avec des éclairs dessinés en relief sur les côtés. Une autre personne était présente. Un homme mince, avachi, au regard torve, tapotait sa jambe sur un rythme saccadé. Le regard de No 1 fut attiré par les cheveux du deuxième humain. Ses mèches étaient teintes d’au moins une demi-douzaine de couleurs différentes. Un véritable paon.

No 1 pensa qu’il devrait peut-être lever ses mains vides pour montrer qu’il ne possédait aucune arme, mais c’est un exercice difficile quand on est ligoté sur une chaise.

– Je suis ligoté sur une chaise, dit-il d’un ton d’excuse, comme si c’était sa faute.

Malheureusement, il prononça cette phrase en gnomique et dans le dialecte des démons. Aux oreilles d’un humain, on aurait cru qu’il essayait de se débarrasser de quelque chose qui lui obstruait la gorge.

No 1 décida de ne plus parler. Il dirait sans doute ce qu’il ne fallait pas et les humains l’exécuteraient dans une cérémonie rituelle. Heureusement, la jeune fille semblait impatiente de bavarder.

– Bonjour, je suis Minerva Paradizo et cet homme s’appelle Mr Kong, expliqua-t-elle. Vous comprenez ce que je dis ?

Pour No 1, c’était du charabia. Elle n’avait pas employé un seul mot qui figurât dans le texte de La Haie de Lady Heatherington Smythe.

Il eut un sourire encourageant pour montrer qu’il appréciait ses efforts.

– Vous parlez français ? demanda la jeune fille blonde.

Puis elle changea de langue.

– Et l’anglais, vous le parlez ?

No 1 se redressa sur sa chaise. Ces derniers mots lui étaient familiers. Ses intonations étaient étranges, mais les mots eux-mêmes se trouvaient dans le livre.

– Anglais ? répéta-t-il.

C’était la langue de Lady Heatherington Smythe. Qu’elle avait apprise sur les genoux de sa mère. Étudiée dans les amphithéâtres d’Oxford. Utilisée pour exprimer son amour indéfectible envers le professeur Rupert Smythe. No 1 aimait profondément ce livre. Parfois, il lui arrivait même de croire qu’il était le seul à l’aimer. Abbot lui-même semblait ne pas goûter les passages les plus sentimentaux.

– Oui, reprit Minerva. Anglais. Le dernier le parlait assez bien. Et le français aussi.

Les bonnes manières doivent aussi être appréciées ailleurs que dans les livres, avait toujours pensé No 1. Il décida donc de se lancer.

Il poussa un grognement, ce qui était la façon polie chez les démons de demander la parole devant des supérieurs. Mais, apparemment, les humains ne l’entendaient pas ainsi car l’homme efflanqué se leva d’un bond et sortit un couteau.

– Non, aimable seigneur, dit No 1 en se hâtant de composer une phrase à l’aide de fragments pris dans le livre de Lady Heatherington Smythe. Je vous en prie, remettez votre arme au fourreau. Ce que j’ai à vous conter n’a rien que de fort joyeux.

L’humain efflanqué parut déconcerté. Il parlait l’anglais comme n’importe quel Américain moyen, mais cet avorton baragouinait une espèce de galimatias moyenâgeux.

Kong se planta devant No 1 et appuya la pointe de son couteau contre sa gorge.

– Parle clairement, affreux petit bonhomme, dit-il en essayant le chinois de Taïwan.

– J’aimerais bien pouvoir vous comprendre, répondit No 1, parcouru de tremblements.

Malheureusement, il s’était exprimé en gnomique.

– Les paroles que… heu… qu’il était dans mon intention de formuler… reprit-il en anglais.

Ce n’était pas mieux. Les citations tirées de Lady Heatherington Smythe, qu’il arrivait généralement à placer en toutes occasions, ne lui venaient pas à l’esprit sous la contrainte.

– Parle clairement ou tu vas mourir ! lui lança l’humain au visage d’une voix perçante.

D’une voix tout aussi perçante, No 1 répliqua :

– Comment voulez-vous que je fasse, fils de chien boiteux ? Je ne parle pas le chinois de Taïwan !

Il avait dit tout cela dans un taïwanais absolument parfait. No 1 fut abasourdi. Les démons ne possédaient pas le don des langues. Sauf les sorciers. Une preuve de plus.

Il aurait voulu réfléchir un moment sur cette nouvelle révélation, à présent que l’homme au couteau avait reculé, mais soudain, comme dans une explosion, la beauté du langage éclaira son esprit. Sa propre langue elle-même, le gnomique, avait été considérablement tronquée par les démons. Il existait des milliers de mots qui avaient disparu de l’usage courant sous prétexte qu’ils n’étaient pas liés au fait de tuer des créatures ou de les manger, et pas nécessairement dans cet ordre.

– Cappuccino ! s’exclama No 1, surprenant tout le monde.

– Pardon ? dit Minerva.

– Quel joli mot. Et « manœuvre ». Et « ballon ».

L’homme efflanqué remit son couteau dans sa poche.

– Il parle, maintenant. S’il ressemble à celui que vous m’avez montré en vidéo, nous n’arriverons jamais à le faire taire.

– Rose ! lança No 1 avec délices. Nous n’avons pas de mot pour désigner cette couleur dans la langue courante des démons. Rose n’est pas démoniaque, alors nous ne l’utilisons pas. Quel soulagement de pouvoir dire « rose » !

– Rose, répéta Minerva. Fabuleux.

– Dites-moi, reprit No 1. Qu’est-ce qu’un sucre d’orge ? Je connais le mot et il me semble… très appétissant… mais je n’arrive pas à me le représenter.

La jeune fille semblait contente que No 1 puisse parler une langue compréhensible, mais quelque peu contrariée qu’il ait oublié sa situation.

– Nous parlerons de sucre d’orge plus tard, petit diable. Il y a des choses plus importantes à discuter.

– Ça, c’est vrai, approuva Kong. L’invasion des démons, par exemple.

No 1 retourna la phrase dans sa tête.

– Désolé, mon don des langues ne doit pas être suffisamment développé. Le seul sens que je connaisse au mot « invasion », c’est l’entrée en force d’une armée hostile sur un territoire étranger.

– C’est exactement ce que je voulais dire, petit crapaud.

– Cette fois encore, me voilà un peu perplexe. Mon nouveau vocabulaire me dit qu’un crapaud est une créature semblable à une grenouille…

Les traits de No 1 s’affaissèrent.

– Ah, je vois… Vous m’insultez.

Kong se renfrogna et se tourna vers Minerva.

– Je crois que j’aimais encore mieux quand il parlait comme un vieux film.

– Je citais les Saintes Écritures, expliqua No 1, qui prenait plaisir à sentir se former dans sa bouche ces mots nouveaux pour lui. Extraites du livre sacré : La Haie de Lady Heatherington Smythe.

Minerva fronça les sourcils, levant les yeux vers le plafond tandis qu’elle cherchait dans sa mémoire.

– Lady Heatherington Smythe. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me dit quelque chose.

– La Haie de Lady Heatherington Smythe est la source de tout ce que nous savons des humains. C’est Lord Abbot qui nous a rapporté le livre.

No 1 se mordit la lèvre, interrompant son propre bavardage. Il en avait déjà trop dit. Ces humains étaient l’ennemi et il leur avait révélé l’origine du plan d’Abbot. « Origine ». Quel beau mot.

Minerva frappa brusquement ses mains l’une contre l’autre. Elle avait retrouvé le souvenir qu’elle cherchait.

– Lady Heatherington Smythe. Mon Dieu, ce ridicule roman à l’eau de rose ! Vous vous rappelez, Mr Kong ?

Kong haussa les épaules.

– Je ne lis jamais de fiction. Seulement des manuels.

– Souvenez-vous : la vidéo de l’autre démon. Nous l’avons laissé prendre un livre qu’il emportait partout comme un ours en peluche.

– Ah oui, en effet. Quelle stupide petite andouille. Toujours ce livre stupide à la main.

– Vous vous répétez, marmonna nerveusement No 1. Il y a d’autres mots synonymes de stupide. Niais, sot, imbécile, bête. Pour n’en citer que quelques-uns. Je pourrais vous les dire en taïwanais, si vous préférez.

Un couteau apparut dans la main de Kong, comme surgi de nulle part.

– Waouh, dit No 1. C’est un vrai talent, chez vous. Un morceau de bravoure.

Kong resta indifférent au compliment, retournant d’un geste le couteau pour le tenir par la lame.

– Tais-toi, créature. Ou tu vas recevoir ça entre les deux yeux. Peu m’importe la valeur que tu as pour Miss Paradizo. Moi, je pense qu’il faudrait vous balayer de la surface de la terre, toi et tous ceux de ton espèce.

Minerva croisa les bras.

– Je vous serais reconnaissante, Mr Kong, de ne pas proférer de menaces envers notre invité. Vous travaillez pour mon père, vous ferez donc ce que mon père vous ordonne. Et je suis sûre que mon père vous a recommandé de vous exprimer avec courtoisie.

Minerva avait peut-être des talents précoces dans de nombreux domaines mais, en raison de son âge, son expérience était limitée. Elle avait appris à lire le langage du corps mais elle ne savait pas qu’un expert en arts martiaux peut s’entraîner à un contrôle de soi qui lui permet de dissimuler ses sentiments réels. Un véritable adepte de cette discipline aurait remarqué l’imperceptible contraction des tendons dans le cou de Billy Kong. Cet homme se maîtrisait.

« Pas encore, pouvait-on lire dans son attitude. Pas encore. »

Minerva reporta son attention sur No 1.

– La Haie de Lady Heatherington Smythe, avez-vous dit ?

No 1 acquiesça d’un signe de tête. Il avait peur de parler, craignant que sa bouche trop bavarde ne laisse échapper d’autres informations.

Minerva s’adressait à présent au grand miroir qui recouvrait le mur.

– Tu t’en souviens, papa ? Le plus ridicule roman de gare qu’on puisse imaginer. À fuir comme la peste. J’aimais beaucoup quand j’avais six ans. Ça raconte l’histoire d’un aristocrate anglais du XIXe siècle. Qui est l’auteur, déjà ? Ah oui… Carter Cooper Barbison. Une Canadienne. Elle avait dix-huit ans quand elle l’a écrit. Elle n’a pas cherché la moindre documentation. Ses nobles du XIXe parlent comme s’ils avaient vécu au XVIe. Une totale niaiserie et donc, forcément, un succès mondial. Eh bien, il semble que notre vieil ami Abbot l’ait rapporté chez lui. Ce diable outrecuidant a réussi à leur faire croire qu’il s’agissait d’un livre sacré. Apparemment, il a convaincu les autres démons de débiter du Cooper Barbison comme si elle avait écrit l’Évangile.

No 1 brisa son vœu de silence :

– Abbot ? Abbot est venu ici ?

– Mais oui, répondit Minerva. Comment croyez-vous que nous ayons pu savoir où vous trouver ? Abbot nous a tout dit.

Une voix tonna dans un haut-parleur mural :

– Pas tout. Ses chiffres étaient faux. Mais ma géniale petite Minerva a compris ce qui n’allait pas. Je t’achèterai un poney pour te récompenser, ma chérie. Tu choisiras la couleur.

Minerva adressa un signe de la main au miroir.

– Merci, papa. Tu devrais savoir, depuis le temps, que je n’aime pas les poneys. Ni la danse.

Le haut-parleur éclata de rire.

– Ça, c’est bien ma fille chérie. Et qu’est-ce que tu dirais d’un petit voyage à Disneyland Paris ? Tu pourrais t’habiller en princesse.

– Peut-être après le comité de sélection, répondit Minerva avec un sourire.

Un sourire quelque peu forcé, cependant. Elle n’avait pas le temps de rêver à Disneyland pour l’instant.

– Dès que je serai sûre de ma nomination au Nobel. Nous avons moins d’une semaine pour interroger nos sujets et organiser un voyage en toute sécurité jusqu’à l’Académie royale de Stockholm.

No 1 avait une autre question importante à poser :

– Et La Haie de Lady Heatherington Smythe ? Ce n’est pas vrai ce qui est écrit dans le livre ?

Minerva éclata d’un rire réjoui.

– Vrai ? Cher petit bonhomme ! Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Ce livre est un témoignage effarant des dégâts que peut provoquer l’activité hormonale d’une adolescente.

No 1 était abasourdi.

– Mais j’ai étudié ce livre. Pendant des heures. J’en ai joué des extraits. J’ai fait des costumes. Voulez-vous dire que le domaine de Heatherington n’existe pas ?

– Non, il n’y a jamais eu de domaine de Heatherington.

– Et le méchant prince Karloz ?

– De la fiction.

No 1 se souvint d’autre chose.

– Pourtant, Abbot est revenu avec une arbalète, comme dans le livre. C’est bien une preuve.

Kong se joignit à la conversation : après tout, il était expert en la matière.

– Les arbalètes ? C’est de l’histoire ancienne, petit crapaud. Maintenant, on utilise des choses comme ça.

Billy Kong sortit du holster qu’il avait sous l’aisselle un pistolet en céramique noire.

– Cette petite merveille crache le feu et la mort. Et nous en avons aussi de beaucoup plus gros. Nous volons autour du monde dans des oiseaux de métal et nous faisons pleuvoir sur nos ennemis des œufs explosifs.

No 1 eut un rire moqueur.

– Ce petit objet crache le feu et la mort ? Des oiseaux en métal ? J’imagine aussi que vous mangez du plomb et qu’après, vous soufflez des bulles d’or ?

Kong réagissait mal devant l’ironie, surtout quand elle venait d’une petite créature reptilienne. D’un mouvement souple, il fit sauter le cran de sûreté de son arme et tira trois coups de feu, fracassant l’appuie-tête du siège de No 1. Une pluie d’étincelles et d’échardes tomba sur le visage du diablotin et le bruit des détonations résonna comme un tonnerre dans l’espace confiné.

Minerva était furieuse. Elle se mit à crier avant même que quiconque puisse l’entendre dans ce vacarme :

– Sortez d’ici, Kong ! Dehors !

Elle continua de hurler ainsi jusqu’à ce que leurs oreilles cessent de tinter. Lorsqu’elle s’aperçut que Billy Kong ne tenait aucun compte de ses ordres, elle lui parla en taïwanais :

– J’avais dit à mon père de ne pas vous prendre à son service. Vous êtes un homme impulsif et violent. Nous sommes en train de procéder à une expérience scientifique. Ce démon ne me sera d’aucune utilité s’il est mort, vous comprenez cela, espèce de tête brûlée ? J’ai besoin de communiquer avec notre invité, il faut donc que vous partiez parce que, de toute évidence, vous le terrifiez. Je vous préviens, vous allez sortir tout de suite ou alors il sera mis un terme à votre contrat.

Kong frotta l’arête de son nez. Il devait faire appel à toute sa patience pour ne pas supprimer sur-le-champ cette sale môme criarde et s’enfuir en essayant d’échapper à ses gardes du corps. Mais il aurait été irresponsable de prendre le risque de tout perdre, simplement parce qu’il n’aurait pas su maîtriser ses nerfs pendant encore quelques heures.

Pour l’instant, il devrait se limiter à son habituelle insolence.

Kong prit un petit miroir dans la poche de son pantalon et tira les mèches de ses cheveux enduites de gel.

– Je vais sortir, fillette, mais faites attention à la façon dont vous me parlez. Vous pourriez avoir à le regretter.

Minerva eut un geste méprisant de la main.

– Dites ce que vous voudrez, répliqua-t-elle en anglais.

Kong rangea son miroir dans sa poche, lança un clin d’œil à No 1 et s’en alla. Ce clin d’œil n’eut pas pour effet de rassurer le diablotin. Dans le monde des démons, on clignait de l’œil à l’adresse de son adversaire lors des combats singuliers pour lui signifier sans ambiguïté qu’on était bien décidé à le tuer. No 1 eut la nette impression que cet humain aux cheveux en pointes avait la même intention.

Minerva soupira, attendit un moment d’avoir retrouvé son calme, puis reprit sa conversation avec son prisonnier.

– Commençons par le début. Comment vous appelez-vous ?

No 1 estima qu’il ne risquait rien à répondre à cette question.

– Je n’ai pas de véritable nom parce que je n’ai jamais fait ma distorsion. Cela m’a longtemps inquiété mais, dans l’immédiat, j’ai beaucoup d’autres sujets d’inquiétude.

Minerva comprit qu’il lui faudrait poser des questions très précises.

– Comment les gens vous appellent-ils ?

– Les gens ? Vous voulez parler des humains ou des démons ?

– Des démons.

– Ah… d’accord. Il m’appellent No 1.

– No 1 ?

– Oui. Ce n’est pas vraiment un nom, mais je n’en ai pas d’autre. Et je me console en me disant qu’il vaut mieux ça que N° 2.

– Je vois. Eh bien, No 1, j’imagine que vous aimeriez savoir ce qui se passe ici ?

No 1 ouvrit de grands yeux suppliants.

– Oh, oui, s’il vous plaît.

– Alors, allons-y, commença Minerva, assise face à son prisonnier. Il y a deux ans, un membre de votre horde s’est matérialisé ici. Il a surgi au milieu de la nuit, sur la statue de d’Artagnan, dans la cour du château. D’ailleurs, il a eu de la chance de ne pas se faire tuer. L’épée de d’Artagnan lui a percé le bras et la pointe s’est cassée à l’intérieur.

– L’épée était-elle en argent ? demanda No 1.

– Oui, en effet. Nous avons compris plus tard que ce morceau d’argent l’avait ancré dans notre dimension, sinon il aurait subi l’attraction de son propre espace-temps. Ce démon était, bien sûr, Abbot. Mes parents voulaient appeler les gendarmes mais je les ai convaincus d’amener la malheureuse créature à moitié morte à l’intérieur du château. Papa dispose ici d’un petit équipement chirurgical qu’il utilise pour ses patients les plus paranoïaques. Il a soigné les brûlures d’Abbot, mais nous n’avions pas vu la pointe en argent qui est restée là plusieurs semaines jusqu’à ce que la plaie s’infecte et que papa lui fasse une radio. Abbot était fascinant à observer. Au début, et pendant plusieurs jours, il piquait des crises de rage maladives chaque fois qu’un humain s’approchait de lui. Il essayait de nous tuer tous, en jurant que son armée allait venir exterminer l’espèce humaine et l’effacer à jamais de la surface de la terre. Il était toujours en conflit avec lui-même. C’était plus qu’un dédoublement de la personnalité. On aurait dit qu’il y avait deux personnes dans le même corps. Un guerrier et un scientifique. Le guerrier gesticulait en hurlant de rage, le scientifique faisait des calculs qu’il écrivait sur le mur. Je savais que j’étais en train d’assister à un événement important. Quelque chose de révolutionnaire. J’avais découvert une nouvelle espèce, ou plutôt redécouvert une ancienne. Et si Abbot devait véritablement amener une armée de démons, alors il m’appartenait de sauver des vies. Des vies d’hommes et de démons. Mais bien entendu, je ne suis qu’une enfant et personne ne m’écouterait. Si en revanche, j’écrivais un rapport sur le sujet et que je le présentais à l’Académie royale de Stockholm, je pouvais gagner le prix en physique et obtenir que les démons soient classés comme espèce protégée. Sauver une espèce me donnerait une certaine satisfaction et jusqu’à présent, aucun enfant n’a jamais obtenu le prix Nobel, même pas le grand Artemis Fowl.

No 1 paraissait perplexe.

– N’êtes-vous pas un peu jeune pour étudier d’autres espèces ? Et puis, vous êtes une fille. Il vaudrait mieux accepter ce poney que la voix de la boîte magique vous a proposé.

De toute évidence, Minerva avait déjà dû subir ce genre d’attitude.

– Les temps changent, démon, répliqua-t-elle sèchement. Les enfants sont beaucoup plus intelligents qu’avant. Nous écrivons des livres, nous maîtrisons l’informatique, nous démolissons des mythes scientifiques. Saviez-vous que la plupart des chercheurs ne reconnaissent même pas l’existence de la magie ? Lorsqu’on ajoute la magie à l’équation de l’énergie, presque toutes les lois actuelles de la physique apparaissent sérieusement faussées.

– Je vois, dit No 1 d’un ton peu convaincant.

– J’ai exactement l’âge qu’il faut pour ce projet, poursuivit Minerva. Je suis suffisamment jeune pour croire à la magie et suffisamment âgée pour comprendre comment elle fonctionne. Lorsque je vous présenterai à Stockholm et que nous avancerons notre thèse sur le voyage dans le temps et la magie comme énergie fondamentale, ce sera un moment historique. Le monde devra prendre la magie au sérieux et se préparer à l’invasion !

– Il n’y a pas d’invasion, protesta No 1.

Minerva sourit à la manière d’une maîtresse d’école maternelle devant le mensonge d’un enfant.

– Je sais tout à ce sujet. Lorsque la personnalité guerrière d’Abbot prenait le dessus, il nous racontait la bataille de Taillte et nous expliquait que les démons comptaient revenir et mener une guerre terrible contre les Hommes de Boue, comme il nous appelait. Dans ses discours, il y avait beaucoup de sang versé et de membres coupés.

No 1 acquiesça d’un signe de tête. Voilà qui ressemblait bien à Abbot.

– C’est ce qu’Abbot croyait mais les choses ont changé.

– Je le lui ai expliqué. Je lui ai dit qu’il avait flotté hors du temps et de l’espace pendant dix mille ans et que nous avions beaucoup progressé depuis. Nous sommes plus nombreux qu’avant et nous n’utilisons plus d’arbalètes.

– Vous n’utilisez plus de…

– Vous avez vu le pistolet de Mr Kong. C’est un minuscule exemple des armements dont nous disposons. Même si votre horde de démons tout entière arrivait ici au même moment, il nous faudrait environ dix minutes pour vous enfermer tous.

– C’est ce que vous allez faire ? Nous enfermer ?

– C’était le plan, en effet, admit Minerva. Dès qu’Abbot s’est rendu compte que les démons ne pourraient jamais nous battre, il a changé de tactique. Il m’a expliqué de son plein gré le mécanisme du tunnel temporel et, en échange, je lui ai donné des livres à lire et des armes à examiner. Après quelques jours de lecture, il a demandé qu’on l’appelle Abbot, comme le général Léon Abbot dans le livre. Je savais qu’en présentant Léon Abbot à Stockholm, il serait facile d’obtenir un financement pour la constitution d’une commission internationale. Chaque fois qu’un démon apparaîtrait, nous pourrions l’étiqueter avec un morceau d’argent et l’intégrer à une communauté de démons créée spécialement pour les étudier. Le zoo de Central Park avait ma préférence comme lieu d’hébergement.

No 1 chercha le mot « zoo » dans son nouveau lexique mental.

– Les zoos ne sont-ils pas prévus pour les animaux ?

Minerva baissa les yeux vers ses chaussures.

– Oui. Je suis en train d’y repenser, surtout depuis que je vous ai rencontré. Vous paraissez très civilisé, pas comme cette créature d’Abbot. Il se conduisait comme un véritable animal. Quand il est arrivé, nous avons soigné ses blessures, nous lui avons rendu la santé et tout ce qu’il a trouvé à faire, c’est d’essayer de nous dévorer. Nous n’avions d’autre possibilité que de le retenir prisonnier.

– Et maintenant, vous n’avez plus l’intention de nous enfermer dans des zoos ?

– En réalité, je n’ai pas le choix. D’après mes calculs, le tunnel temporel se disloque à chaque extrémité et se détériore sur toute sa longueur. Bientôt, plus aucun calcul ne sera exact et il sera impossible de dire où et quand les démons se matérialiseront. J’ai bien peur, No 1, que votre horde soit bientôt condamnée à disparaître entièrement.

No 1 était pétrifié. Personne n’aurait pu absorber tant de révélations en une seule journée. Pour une raison qu’il ignorait, l’image de la démone aux marques rouges lui revint à l’esprit.

– N’y a-t-il aucun moyen de leur venir en aide ? Nous sommes des êtres intelligents, vous savez, pas des animaux.

Minerva se leva et fit les cent pas en tortillant l’une de ses boucles en tire-bouchon.

– J’y ai réfléchi. Rien ne peut être entrepris sans l’aide de la magie et Abbot m’a dit que tous les démons sorciers étaient morts pendant le transfert.

– C’est vrai, répondit No 1.

Il ne précisa pas qu’il était peut-être lui-même un sorcier. Quelque chose lui disait que cette information était précieuse et qu’il valait mieux ne pas dévoiler trop d’informations précieuses à quelqu’un qui vous avait ligoté sur une chaise. Il en avait déjà trop dit.

– Si Abbot avait été au courant de ce qui se passait avec le sortilège temporel, il n’aurait peut-être pas été si pressé de retourner à Hybras, dit Minerva d’un air songeur. Papa lui a expliqué qu’il avait un morceau d’argent enfoncé dans le bras et, la nuit suivante, il l’a arraché de sa chair avec ses ongles et a disparu. Tout cela a été enregistré en vidéo. Chaque jour, je me suis demandé s’il avait réussi à rentrer chez lui.

– Il a réussi, répondit No 1. Le sortilège temporel l’a ramené en arrière. Il n’a jamais parlé de cet endroit. Il a simplement rapporté le livre et l’arbalète en affirmant qu’il était notre sauveur. Ce n’étaient que des mensonges.

– Dans ce cas, soupira Minerva, qui paraissait sincèrement désolée, je ne sais vraiment pas quoi faire pour sauver la horde. Peut-être que votre amie, dans la pièce voisine, pourra nous aider quand elle sera réveillée.

– Quelle amie ? demanda No 1, déconcerté.

– Celle qui a assommé Bobo, mon frère. La petite créature que nous avons capturée alors qu’elle essayait de vous porter secours, expliqua Minerva. Ou, plus exactement, qui essayait de porter secours à un sac de golf vide. Apparemment, c’est un être magique. Peut-être qu’elle nous sera utile.

« Qui donc chercherait à porter secours à un sac de golf ? » se demanda No 1.

La porte s’ouvrit légèrement et la tête de Juan Soto apparut dans l’entrebâillement.

– Minerva ?

– Pas maintenant, répliqua-t-elle sèchement avec un signe de la main pour ordonner à l’homme de s’en aller.

– Il y a un appel pour vous.

– Je ne suis pas disponible. Notez le numéro.

Le responsable de la sécurité insista. Il entra dans la pièce, une main sur le micro d’un téléphone sans fil.

– Je crois que vous aurez peut-être envie de parler à cette personne. Il dit qu’il s’appelle Artemis Fowl.

Minerva accorda soudain toute son attention à Soto.

– Je vais le prendre, dit-elle en tendant la main.

 

Le casque des FARfadet est un accessoire extraordinaire. Mais celui de la Section Huit représente un véritable miracle de la science moderne. Comparer les deux équivaudrait à comparer un pistolet à silex avec un fusil à viseur laser.

Foaly avait pleinement profité de son budget quasi illimité pour s’offrir tous les caprices que lui inspirait son cerveau technologique et bourrer le casque d’un nombre infini de systèmes de diagnostic, de surveillance, de défense, et autres équipements dernier cri qu’il pouvait y loger.

Le centaure ne manquait pas d’exprimer haut et fort sa fierté du résultat. Mais si on l’avait obligé à choisir un seul élément dont il puisse plus particulièrement se vanter, il aurait opté sans nul doute pour les sacs à rebond.

Les sacs à rebond n’étaient pas en eux-mêmes un perfectionnement récent. Tous les casques civils comportaient des sacs de gel, entre les enveloppes extérieure et intérieure, pour apporter une protection supplémentaire en cas de choc. Mais Foaly avait remplacé le revêtement rigide du casque par un polymère plus souple et avait substitué au gel de minuscules perles électro-sensitives. Les perles contrôlées par impulsions électroniques pouvaient se dilater, se contracter, rouler sur elles-mêmes ou se regrouper, fournissant au casque un système de propulsion très simple mais d’une extraordinaire efficacité.

« Cette petite merveille ne peut pas voler mais elle peut se déplacer par bonds jusqu’à l’endroit désiré, lui avait dit Foaly lorsque Holly avait reçu son équipement. Seuls les commandants ont des casques volants. Mais je n’en recommande pas l’usage, le champ électromagnétique du moteur aplatit les permanentes. Je ne veux pas dire que vous ayez une permanente, ou que vous en ayez besoin, d’ailleurs. »

Pendant que No 1 était interrogé par Minerva, les doigts de Foaly s’agitaient au-dessus d’une télécommande qui actionnait les fonctions du casque de la Section Huit. En cet instant, le casque était enfermé dans un coffre-fort, au fond du bureau de la sécurité.

Foaly aimait bien chanter des chansonnettes pendant qu’il travaillait. En l’occurrence, il s’agissait d’un classique du riverbend : S’il a l’air d’un nain, s’il sent le nain, alors, c’est sans doute un nain (ou des latrines en salopette). C’était un titre relativement court pour une chanson de riverbend, qui était l’équivalent chez les fées de la musique country et western.

 

Quand ça me démange là où j’peux pas m’gratter

Quand il y a un’ limace au milieu d’mon pâté

Quand le soleil me brûl’ là où j’n’ai plus d’cheveux

C’est alors que je pense à toi et à nous deux…

 

Par égard pour les autres, Foaly avait débranché son micro. Ainsi, Artemis n’eut pas à se plaindre de ses performances vocales. Il utilisait pour émettre une très vieille antenne en métal dur, dans l’espoir que personne au centre de police ne repérerait ses transmissions. Haven-Ville était bouclée, ce qui signifiait l’interdiction de communiquer avec la surface. Foaly désobéissait en toute connaissance de cause aux ordres du commandant Ark Sool, et en éprouvait une très grande satisfaction.

Le centaure mit une paire de lunettes panoramiques grâce auxquelles il pouvait observer tout ce qui se passait dans le champ de vision du casque. Les lunettes étaient équipées d’un gestionnaire de périphériques qui lui donnait une vue arrière et latérale, par l’intermédiaire des caméras du casque. Foaly contrôlait déjà les systèmes de sécurité du château. À présent, il voulait jeter un coup d’œil dans leurs fichiers informatiques, ce qu’il ne pouvait faire à partir du QG de la Section Huit, en raison de la surveillance des FAR, prêts à bondir sur le premier signal en provenance de la ville.

Le casque était naturellement équipé d’un omnicapteur sans fil mais, plus il s’approcherait du disque dur lui-même, plus vite son travail serait accompli.

Foaly pressa une commande de raccourci sur son clavier virtuel. Pour un observateur extérieur, il avait l’air de jouer sur un piano invisible mais, en fait, ses lunettes panoramiques interprétaient les mouvements de ses doigts comme s’il avait appuyé sur des touches. Un petit crayon laser jaillit d’un compartiment caché dans le casque de Holly, au-dessus du coussinet de l’oreille droite.

Foaly visa la serrure du coffre.

– Impulsion d’une seconde. Feu.

Rien ne se produisit. Foaly poussa un juron, brancha son micro et fit une nouvelle tentative.

– Impulsion d’une seconde. Feu.

Cette fois, un rayon rouge sortit de la pointe du crayon et la serrure fondit en une boue métallique.

« Il est toujours préférable de brancher ses appareils », songea Foaly, heureux que personne n’ait été témoin de son erreur, et surtout pas Artemis Fowl.

En un regard et trois clins d’œil dans ses lunettes panoramiques, Foaly visa un ordinateur de bureau à l’autre bout de la pièce.

– Calcul du bond, ordonna-t-il au casque.

Presque immédiatement, une flèche en pointillé s’anima sur l’écran, se dirigeant vers le sol puis vers le bureau sur lequel se trouvait l’ordinateur.

– Exécution du bond, dit Foaly.

Il sourit lorsqu’il vit sa création entrer en action. Le casque tomba sur le sol avec le bruit d’un ballon de basket puis traversa la pièce d’un bond en terminant sa course au milieu du bureau.

– Parfait, cher génie, murmura Foaly, qui n’hésitait pas à se féliciter lui-même.

Parfois, ses propres réussites lui arrachaient une larme.

« J’aurais aimé que Caballine voie ça, songea-t-il, puis il pensa : Houlà, j’ai l’impression que ça devient sérieux avec cette fille. »

Caballine était une centaure qu’il avait rencontrée par hasard dans une galerie du centre-ville. Elle travaillait comme documentaliste à la télévision dans la journée et faisait de la sculpture le soir. Une dame très intelligente qui savait tout sur Foaly. Caballine était une grande adepte de la couette d’humeur, un vêtement de massage multicapteur et homéopathique conçu par Foaly spécialement pour les centaures. Ils en avaient parlé pendant une demi-heure. De fil en aiguille, il en était arrivé maintenant à faire du jogging avec elle tous les soirs. Lorsqu’il n’y avait pas d’urgence.

« Et il y en a une en ce moment ! » se rappela-t-il à lui-même, en se concentrant à nouveau sur son travail.

Le casque s’était posé à côté du clavier de l’ordinateur, son omnicapteur pointé directement vers le disque dur. Foaly fixa du regard l’unité centrale et cligna trois fois de l’œil, la sélectionnant ainsi sur l’écran.

– Télécharge tous les fichiers de cet ordinateur et de son réseau, ordonna le centaure.

Le casque commença aussitôt à avaler les informations contenues dans l’Apple Mac.

Quelques secondes plus tard, sur l’écran de ses lunettes panoramiques, une bouteille animée, remplie jusqu’au goulot, laissa échapper un rot. Transfert terminé. Maintenant, ils allaient connaître exactement l’étendue des informations dont disposaient ces humains et d’où ils les tenaient. Mais il y avait toujours le problème des copies. Ils avaient peut-être enregistré leurs données sur CD ou même les avaient envoyées par e-mail ou encore les avaient stockées sur Internet.

À l’aide de son clavier virtuel, Foaly ouvrit un dossier de données qu’il chargea dans le disque dur pour y envoyer un virus qui allait effacer le contenu de tout ordinateur relié à ce réseau. Mais auparavant, il allait parcourir les voies d’accès Internet préalablement explorées par ces humains et détruire complètement les sites correspondants. Foaly aurait voulu se montrer un peu plus délicat en ne supprimant que les fichiers liés au monde des fées, mais il ne pouvait se permettre de prendre de risques avec ce mystérieux groupe. Le seul fait qu’ils aient réussi à échapper à toute détection pendant si longtemps prouvait bien qu’il ne fallait pas les prendre à la légère.

Ce virus était dévastateur pour un système informatique humain. Il allait sans doute détruire des milliers de sites, y compris Google et Yahoo, mais Foaly ne voyait pas d’autre possibilité.

Sur son écran, le chargement des données était symbolisé par une flamme rouge qui vacillait en émettant un petit rire malfaisant tandis que l’omnicapteur transmettait le virus fatal. En cinq minutes, les disques durs des Paradizo seraient irrémédiablement effacés. Et en guise de bonus, le virus allait également se propager dans toutes les unités de mémoire situées dans le rayon d’action du capteur et portant la signature du réseau. Ainsi, toute information stockée sur des CD ou des clés USB se désintégrerait dès que quelqu’un essaierait de la charger. C’était un logiciel puissant et aucun pare-feu, aucun antivirus ne parviendraient à l’arrêter.

La voix d’Artemis s’éleva de deux haut-parleurs à gel installés sur son bureau, interrompant sa concentration.

– Il y a un coffre mural dans le bureau. C’est là que Minerva garde ses notes. Il faut brûler tout ce qu’il contient.

– Coffre mural, répéta Foaly. Voyons cela.

Le centaure passa la pièce aux rayons X et trouva le coffre derrière une étagère. S’il en avait eu le temps, il aurait aimé en scanner tout le contenu mais il avait un rendez-vous. Il envoya un rayon laser pas plus large qu’un fil de pêche à l’intérieur du coffre, réduisant en cendres tout ce qu’il y avait à l’intérieur. Il espérait avoir détruit plus que les bijoux de famille.

Les rayons X ne révélèrent rien d’autre de prometteur et Foaly fit tomber le casque du bureau en actionnant les perles de gel. En virtuose du clavier, il se servit du laser pour découper une ouverture au bas de la porte alors que le casque était encore en l’air. En deux bonds dignes d’une figure de chorégraphie, le casque franchit l’ouverture et sortit dans le couloir.

Foaly sourit, satisfait.

– Il n’a même pas touché le bois de la porte, dit-il.

Le centaure fit apparaître un plan du château Paradizo qu’il superposa à une grille de son écran. Deux points figuraient sur la grille. L’un d’eux représentait le casque, l’autre Holly. Il était temps de réunir les deux.

Pendant qu’il opérait, Foaly chanta machinalement un couplet de sa complainte de riverbend :

 

Quand mon chiffr’ port’-bonheur refuse de sortir

Quand un trou qu’j’ai creusé menac’ de m’engloutir

Quand mon chien préféré se fait écrabouiller

C’est alors que vers toi vont toutes mes pensées

 

À la surface de la planète, Artemis fit la grimace en entendant la chanson vibrer dans son minuscule téléphone et remonter le long de son pouce.

– Foaly, s’il vous plaît, dit-il d’un ton douloureux. J’essaye de négocier à l’autre bout de la ligne.

Foaly, surpris, poussa un hennissement. Il avait oublié Artemis.

– Il y a des gens qui ne comprennent rien au riverbend, dit-il en coupant son micro.

 

Billy Kong décida d’aller dire deux mots au nouveau prisonnier. La fille. Si toutefois c’était une fille. Comment savoir avec certitude à quel genre de créature on avait affaire ? On aurait dit une fille mais peut-être que les démones n’étaient pas comme les humaines. Billy Kong avait l’intention de demander à cet être ce qu’il était exactement, entre autres choses. Si la créature refusait de répondre, peu lui importait. Il existait bien des moyens de convaincre les gens de parler. Leur poser gentiment des questions était l’un de ces moyens. Leur donner des bonbons en était un autre. Mais Billy Kong préférait la torture.

Au début des années quatre-vingt, lorsque Billy Kong n’était encore que Jonah Lee, il habitait Malibu, sur la côte californienne, avec sa mère, Annie, et son grand frère, Eric.

Annie avait deux métiers pour pouvoir payer les baskets de ses enfants et, le soir, Jonah restait avec Eric. Tout aurait dû bien se passer. Eric avait seize ans, un âge suffisant pour s’occuper de son jeune frère. Mais comme tous les garçons de seize ans, il avait autre chose en tête que les petits frères. En fait, veiller sur Jonah gênait considérablement sa vie sociale.

Le problème, Eric s’en rendit compte, était que Jonah n’aimait pas beaucoup être enfermé. Dès qu’Eric allait rejoindre ses amis, Jonah, indifférent aux ordres de son frère, sortait profiter des soirées californiennes. Et la vie nocturne de la grande ville n’était pas ce qui convenait le mieux à un garçon de huit ans. Eric devait donc mettre au point une stratégie qui lui permettrait de rester libre d’aller où il voudrait tout en gardant Jonah à la maison.

Un soir, il trouva par le plus grand des hasards le moyen parfait d’arriver à ses fins, alors qu’il rentrait à la maison après une dispute tardive avec le fiancé de sa petite amie, accompagné de ses frères.

Pour une fois, Jonah ne s’était pas aventuré dehors. Il était resté avachi devant la télé, à regarder des films d’horreur sur une chaîne câblée piratée. Eric, qui avait toujours été impulsif et téméraire, s’était mis à fréquenter clandestinement la petite amie d’un gangster local. La liaison avait fini par être découverte et le gang s’en était pris à lui. Il avait déjà reçu une petite correction mais avait réussi à s’enfuir. Il était fatigué, ensanglanté mais, d’une certaine manière, il s’était bien amusé.

– Boucle les portes, lança-t-il à son petit frère, l’arrachant à son hébétude télévisuelle.

Jonah se leva d’un bond, les yeux écarquillés en voyant le nez et les lèvres en sang de son frère.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Eric sourit. C’était ce genre de personnage – épuisé, roué de coups, mais vibrant d’adrénaline.

– Je me suis… Il y avait une bande de…

Puis il s’interrompit, car une idée venait de jaillir comme une étincelle dans son cerveau. Il devait avoir l’air en très mauvais état et peut-être pourrait-il s’en servir pour convaincre le petit Jonah de rester à la maison pendant que maman travaillait.

– Je ne peux pas te le dire, répondit-il, en étalant à l’aide de sa manche une traînée de sang sur son visage. J’ai juré. Bloque les portes et ferme les volets.

D’ordinaire, Jonah ne prêtait aucune attention à son frère quand il faisait son numéro mais, ce soir, il y avait du sang, des films d’horreur à la télé, et il entendait des pas dans l’allée.

– Bon Dieu, ils m’ont trouvé, s’exclama Eric en jetant un coup d’œil à travers un volet.

Le petit Jonah attrapa la manche de son frère.

– Qui t’a trouvé, Eric ? Raconte.

Eric sembla réfléchir.

– OK, dit-il enfin. J’appartiens à… heu… une société secrète. Nous combattons un ennemi qui doit rester secret, lui aussi.

– Quoi, un gang ?

– Non, répondit Eric. Nous combattons des démons.

– Des démons ? répéta le petit Jonah, moitié sceptique, moitié terrifié.

– Oui, ils sont partout en Californie. Dans la journée, on dirait des gens normaux. Des comptables ou des joueurs de basket, des types dans ce genre-là. Mais le soir, ils enlèvent leur peau et partent à la chasse aux enfants. Ceux qui ont moins de dix ans.

– Moins de dix ans ? Comme moi ?

– Comme toi. Exactement comme toi. J’ai trouvé des démons en train de dévorer deux sœurs jumelles. Elles avaient huit ans à peu près. J’ai tué la plupart d’entre eux mais quelques-uns ont dû me suivre jusqu’ici. Il ne faut surtout pas faire de bruit et ils s’en iront.

Jonah se précipita sur le téléphone.

– On devrait appeler maman.

– Non ! répliqua Eric en s’emparant du téléphone. Tu veux que maman soit tuée ? C’est ce que tu veux ?

À l’idée de la mort de sa mère, Jonah se mit à pleurer.

– Non. Maman ne peut pas mourir.

– Exactement, approuva Eric avec douceur. Tu dois donc me laisser tuer les démons avec mes amis. Quand tu auras quinze ans, tu pourras prêter serment et te joindre à nous mais, en attendant, c’est notre secret. Alors, tu restes à la maison et tu me laisses faire mon devoir. Promis ?

Jonah, qui sanglotait trop pour pouvoir parler, acquiesça d’un signe de tête.

Ainsi, les deux frères s’assirent-ils l’un contre l’autre dans le canapé pendant que le fiancé de la petite amie d’Eric, accompagné de ses frères, tapaient aux fenêtres en lui ordonnant de sortir.

« Ce n’est pas une ruse trop cruelle, pensait Eric. Je le laisserai croire ça pendant deux mois, ce qui lui permettra d’éviter les ennuis jusqu’à ce que tout se calme. »

Le mensonge fit son effet. Pendant des semaines, Jonah ne mit plus les pieds dehors après le coucher du soleil. Il restait assis sur le canapé, les genoux sous le menton, attendant le retour d’Eric qui lui racontait d’autres histoires soigneusement élaborées de démons mis à mort. Chaque soir, il avait peur que son frère ne revienne pas, que les démons finissent par le tuer.

Un jour, ses peurs n’eurent plus de raison d’être. La police était venue leur annoncer qu’Eric avait été tué par un gang, à la sinistre réputation, qui l’avait abattu à coups de pistolet. Une histoire de fille. Mais Jonah savait qu’il s’agissait de tout autre chose. Il savait que c’était l’œuvre des démons. Ils avaient arraché la peau de leur visage et avaient tué son frère.

Ainsi, Jonah Lee, connu désormais sous le nom de Billy Kong, s’apprêtait-il à aller voir Holly en portant le poids de ses souvenirs d’enfance. Heureusement pour sa santé mentale, il avait réussi à se convaincre, au cours des années, que les démons n’existaient pas et que son frère lui avait menti. Cette trahison l’avait longtemps traumatisé, l’empêchant de nouer des relations durables et développant une insensibilité à la souffrance d’autrui. Or, voilà que cette petite folle de Minerva le payait pour l’aider à chasser des démons qui, finalement, existaient bel et bien. Il en avait vu de ses propres yeux.

À ce stade, Billy Kong ne parvenait plus à démêler la réalité de la fiction. Une part de lui-même pensait qu’il avait dû avoir un accident grave et que tout cela n’était qu’une hallucination consécutive à son coma. Une seule chose était sûre dans son esprit : s’il y avait la moindre chance pour que ces démons soient ceux qui avaient tué Eric, alors ils le payeraient cher.

 

Holly n’était pas très heureuse de jouer la victime. Elle l’avait suffisamment fait à l’académie. Chaque fois qu’il y avait un jeu de rôle au programme, Holly, en tant que seule fille de la classe, se voyait désignée pour être l’otage, ou l’elfe qui rentrait seule à la maison, ou la caissière face au braqueur de banque. Elle essayait de protester en expliquant que c’était un stéréotype, mais l’instructeur répliquait que les stéréotypes n’existent pas sans raison, « alors, mettez cette perruque blonde et ne discutez pas ! ». Aussi, quand Artemis lui avait proposé de se laisser capturer, elle n’avait pas été facile à convaincre. À présent, elle était assise, ligotée à une chaise de bois, dans une pièce sombre et humide du sous-sol, attendant qu’un humain vienne la torturer. La prochaine fois qu’Artemis imaginerait un plan nécessitant un otage, il n’aurait qu’à jouer ce rôle lui-même. C’était ridicule. Elle avait le grade de capitaine, elle était âgée de plus de quatre-vingts ans, alors qu’Artemis, lui, était un civil de quatorze ans. Pourtant, il donnait les ordres et elle obéissait.

« C’est parce qu’Artemis est un génie tactique », songea son côté raisonnable.

« Oh, silence, toi ! » répliqua éloquemment son côté furieux.

Ce fut à ce moment-là que Billy Kong entra dans la pièce, mettant Holly encore plus en fureur. Il glissait sur le sol à la manière d’un fantôme pâle aux cheveux pointus et tourna silencieusement autour d’elle à plusieurs reprises avant de parler :

– Dis-moi quelque chose, démon. Est-ce que tu peux enlever la peau de ton visage ?

Holly croisa son regard.

– Avec quoi ? Mes dents ? J’ai les mains liées, crétin.

Billy Kong soupira. Ces temps-ci, quiconque mesurait moins d’un mètre cinquante se croyait autorisé à l’insulter.

– Tu dois sans doute savoir que je ne suis pas censé te tuer, reprit Billy en tortillant ses cheveux en pointes. Mais il m’arrive souvent de faire des choses que je ne suis pas censé faire.

Holly décida d’entamer quelque peu l’arrogance de cet humain.

– Je sais, Billy, ou plutôt, devrais-je dire, Jonah. Tu as commis beaucoup de mauvaises actions au cours des années.

Kong recula d’un pas.

– Tu me connais ?

– Nous savons tout de toi, Billy. Il y a très longtemps qu’on te surveille.

Ce n’était pas absolument exact, bien sûr. Holly n’avait d’autres informations sur Kong que celles fournies par Foaly. Et peut-être ne l’aurait-elle pas abordé de cette manière si elle avait connu son histoire avec les démons.

Pour Billy Kong, cette simple entrée en matière représentait la confirmation de tout ce qu’Eric lui avait dit. Brusquement, la base même sur laquelle se fondaient ses croyances et sa compréhension du monde s’effondrait à jamais.

C’était donc la vérité. Eric n’avait pas menti. Les démons rôdaient vraiment sur la terre et son frère avait donné sa vie pour essayer de le protéger.

– Tu te souviens de mon frère ? demanda-t-il, la voix tremblante.

Holly supposa qu’il s’agissait d’un test. Foaly avait en effet parlé d’un frère.

– Oui, je m’en souviens. Derek, n’est-ce pas ?

Kong tira de sa poche un poignard à la lame effilée, dont il serra le manche si fort que ses jointures blanchirent.

– Eric ! s’écria-t-il, en postillonnant. Il s’appelait Eric ! Et tu te souviens de ce qui lui est arrivé ?

Holly éprouva une soudaine inquiétude. Cet Homme de Boue était d’un naturel instable. Sans doute ne lui faudrait-il qu’une seconde pour se débarrasser de ses liens mais ce serait peut-être une seconde de trop. Artemis lui avait demandé de rester ligotée le plus longtemps possible mais, à en juger par l’expression de Billy Kong, rester attachée pouvait se révéler une erreur fatale.

– Tu te souviens de ce qui est arrivé à mon frère ? répéta Kong en brandissant son poignard comme un chef d’orchestre sa baguette.

– Je m’en souviens, répondit Holly. Il est mort. De mort violente.

Kong fut abasourdi, comme frappé par la foudre. Il vacilla intérieurement. Pendant quelques instants, il marcha de long en large en murmurant des paroles qu’il s’adressait à lui-même, ce qui ne rassura guère Holly.

– Alors, c’est vrai. Eric ne m’a jamais trahi ! Mon frère m’aimait. Il m’aimait et ils lui ont pris la vie !

Le voyant absorbé dans ses pensées, Holly en profita pour se débarrasser des cordelettes en plastique qui lui immobilisaient les poignets. Elle utilisa pour cela un vieux truc des FAR que lui avait enseigné, à l’académie, le lieutenant-colonel Vinyaya. Elle frotta ses poignets contre la surface rêche des liens, provoquant deux petites écorchures sur sa peau. Lorsque des étincelles de magie jaillirent au bout de ses doigts pour guérir les deux plaies, elle en détourna quelques-unes afin de faire fondre le plastique et lui permettre de se détacher.

Au moment où Kong se tourna à nouveau vers Holly, elle avait les mains libres mais ne le montra pas.

Kong s’agenouilla devant elle pour se mettre à son niveau. Il battait des paupières et une veine de sa tempe palpitait. Il parla lentement, d’une voix chargée d’une violence et d’une folie à peine contenues. Il s’exprimait en taïwanais, à présent, la langue d’origine de sa famille.

– Je veux que tu arraches la peau de ton visage. À l’instant même.

Ce serait, pensait Kong, la preuve ultime. Si ce démon parvenait à ôter la peau de son visage, alors il lui enfoncerait son poignard dans le cœur et au diable les conséquences.

– Je ne peux pas, dit Holly. Mes mains sont liées. Tu n’as qu’à l’arracher à ma place. Nous avons de nouveaux masques, maintenant. Jetables. Ils s’enlèvent facilement.

Kong s’étrangla de stupéfaction et bascula en arrière. Il reprit son équilibre puis tendit ses mains tremblantes. Ce n’était pas la peur qui les faisait trembler, mais la colère et le chagrin à la pensée d’avoir sali la mémoire de son frère en portant sur lui les pires jugements qui soient.

– À la racine des cheveux, précisa Holly. Il suffit d’attraper la peau et de tirer, ne t’inquiète pas si tu la déchires.

Kong leva la tête et ils se regardèrent, les yeux dans les yeux. C’était tout ce dont Holly avait besoin pour le soumettre au mesmer des fées.

– Tu ne trouves pas que tes bras sont lourds ? demanda-t-elle d’une voix dont les intonations mélodieuses exerçaient un charme irrésistible.

Le front de Kong se plissa soudain et brilla de sueur.

– Mes bras, quoi ? On dirait du plomb. Deux tuyaux de plomb. Je ne peux…

Holly accentua le mesmer.

– Pourquoi ne les baisses-tu pas ? Détends-toi. Assieds-toi par terre.

Kong s’assit sur le sol en béton.

– Je ne vais pas rester assis longtemps. Juste une seconde. Il faut que je t’arrache la peau du visage, mais pas tout de suite, je suis fatigué.

– Tu as sans doute envie de parler.

– Tu sais quoi, démon ? J’ai envie de parler. De quoi allons-nous parler ?

– De ce groupe de gens pour lesquels tu travailles, Billy. Les Paradizo. Dis-moi ce que tu sais d’eux.

Kong eut un petit rire de dépit.

– Les Paradizo ! Ici, on n’a affaire qu’à un seul membre de la famille. La fille, Minerva. Son père se contente d’apporter l’argent. Tout ce que veut Minerva, Gaspard le finance. Il est si fier de sa géniale petite fille chérie qu’il lui obéit au doigt et à l’œil. Croirais-tu qu’elle a réussi à le convaincre de garder secrète toute cette histoire de démon jusqu’à ce que le comité Nobel examine le compte rendu de ses recherches ?

C’était une excellente nouvelle.

– Tu veux dire que personne en dehors de cette maison ne sait rien des démons ?

– Même dans la maison, presque personne n’est au courant. Minerva est devenue paranoïaque à l’idée qu’une autre tête d’œuf puisse s’emparer du résultat de ses travaux. Le personnel croit que nous gardons un prisonnier politique qui doit se faire remodeler le visage. Seuls Juan Soto, le chef de la sécurité intérieure du château, et moi-même avons été informés de la vérité.

– Est-ce que Minerva prend des notes ?

– Des notes ? Elle écrit tout, je dis bien tout. Nous avons des rapports sur chacun des faits et gestes du démon, y compris les moments où il va aux toilettes. Elle enregistre sur vidéo le moindre de ses tressaillements. L’unique raison pour laquelle il n’y a pas de caméra dans ce sous-sol, c’est que nous n’y attendions personne.

– Où garde-t-elle ses notes ?

– Dans un petit coffre-fort mural, au bureau de la sécurité. Minerva croit que j’ignore la combinaison, mais en fait, je la connais. C’est la date de l’anniversaire de Bobo.

Holly toucha un petit micro couleur chair collé à sa gorge.

– Un coffre-fort mural dans le bureau de la sécurité, dit-elle à voix haute. J’espère que vous me recevez.

Il n’y eut pas de réponse. Porter une oreillette était trop risqué. Holly avait dû se contenter d’un micro sur le cou et d’une caméra-iris fixée comme une lentille de contact sur son œil droit.

Kong avait toujours envie de parler.

– Je t’annonce que je vais vous tuer tous, vous les démons. J’ai un plan. Très intelligent. Miss Minerva pense qu’elle va aller à Stockholm mais ça ne risque pas d’arriver. J’attends simplement le bon moment. Je sais que l’argent est la seule matière qui vous retienne dans cette dimension. Je vais donc vous renvoyer chez vous en vous donnant un petit cadeau à emporter.

« Sûrement pas si je peux l’en empêcher », songea Holly.

Kong esquissa un sourire.

– Alors, on l’arrache, cette peau du visage ? Tu peux vraiment le faire ?

– Bien sûr, répondit Holly. Tu veux voir ?

Kong, bouche bée, acquiesça d’un signe de tête.

– Bon, d’accord. Regarde bien.

Holly leva les mains à hauteur de son visage. Quand elle les écarta, sa tête avait disparu. Son corps et ses membres s’effacèrent à leur tour.

– Non seulement je peux m’arracher la peau du visage, dit la voix de Holly, sortie de nulle part, mais je peux aussi l’arracher de tout mon corps.

– C’était donc vrai, croassa Kong. Tout était vrai.

À cet instant, un minuscule poing invisible jaillit dans l’air et l’assomma. Billy Kong resta étendu sur le sol de béton en rêvant qu’il était redevenu Jonah Lee et que son frère, debout devant lui, murmurait : « Je te l’avais pourtant dit, petit frère. Je t’avais dit qu’il y a des démons. Ils m’ont assassiné, là-bas, à Malibu. Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? »

 

Minerva prit le téléphone que lui tendait le garde.

– Minerva Paradizo à l’appareil.

– Minerva, ici Artemis Fowl, dit une voix dans un français parfait. Nous nous sommes rencontrés de loin, dans une salle bondée, en Sicile.

– Je sais qui vous êtes. Nous avons également failli nous rencontrer à Barcelone. Et je sais que c’est vraiment vous. J’ai mémorisé le son de votre voix et votre rythme d’élocution lors d’une conférence que vous avez donnée sur la situation politique des Balkans il y a deux ans, au Trinity College de Dublin.

– Très bien. Je trouve étrange de n’avoir jamais entendu parler de vous.

Minerva sourit.

– Je ne suis pas aussi insouciante que vous, Artemis. Je préfère l’anonymat. Jusqu’au jour où je serai reconnue pour quelque chose d’exceptionnel.

– La preuve de l’existence des démons, par exemple, suggéra Artemis. Ce serait vraiment exceptionnel.

Minerva serra plus étroitement les doigts autour du téléphone.

– Oui, monsieur Fowl. Ce serait exceptionnel. C’est exceptionnel. Alors, ne mettez pas vos grosses pattes d’Irlandais dans mes recherches. Je n’ai pas du tout envie qu’un adolescent prétentieux vienne me voler mon travail au dernier moment. Vous avez eu votre propre démon, mais cela ne vous a pas suffi, il a fallu que vous tentiez de me voler le mien. À l’instant où je vous ai reconnu à Barcelone, j’ai su que vous vous intéressiez au même sujet que moi. Je savais que vous tenteriez de nous faire évacuer le château et que quelqu’un se cacherait dans la voiture. C’était la façon la plus logique de s’y prendre, j’ai donc piégé le véhicule. Vous avez aussi assommé mon petit frère. Comment avez-vous pu oser une chose pareille ?

– Je crois que je vous ai rendu service, répliqua Artemis d’un ton léger. Le petit Bobo est un enfant odieux à tout point de vue.

– Est-ce pour cela que vous m’avez appelée ? Pour insulter ma famille ?

– Non, répondit Artemis. Je vous présente mes excuses, c’était puéril de ma part. Je vous ai appelée pour essayer de vous faire entendre raison. L’enjeu est bien plus important qu’un prix Nobel, sans vouloir dénigrer ce prix, bien sûr.

Minerva eut un sourire entendu.

– Artemis, vous pouvez toujours raconter ce que vous voudrez, vous m’avez téléphoné parce que votre plan a raté. Votre petite démone est ma prisonnière et vous aimeriez la récupérer. Mais si cela peut vous consoler, débitez-moi donc votre petit discours sur le bien de l’humanité.

Dehors, au sommet de l’éminence qui dominait le château Paradizo, Artemis fronça les sourcils. Cette fille lui rappelait beaucoup ce qu’il avait été lui-même un an et demi auparavant, lorsque la réussite et la possession étaient tout ce qui comptait pour lui et que la famille et les amis lui paraissaient secondaires. En la circonstance, la sincérité constituait la meilleure politique.

– Miss Paradizo, dit-il avec douceur. Minerva. Écoutez-moi quelques instants – vous sentirez la vérité de ce que je dis.

Minerva eut un petit claquement de langue qui exprimait son scepticisme.

– Et pourquoi donc ? Parce que nous avons des points communs ?

– En effet. Nous nous ressemblons. Partout où nous allons, vous comme moi, nous sommes la plus intelligente des personnes présentes. Tous deux sommes constamment sous-estimés. Tous deux décidés à briller avec plus d’éclat, quelle que soit la discipline dans laquelle nous nous lançons. Tous deux hantés par le mépris et la solitude.

– Ridicule, répliqua Minerva d’un ton moqueur.

Mais ses protestations sonnaient faux.

– Je ne suis pas seule, j’ai mon travail.

Artemis insista.

– Je sais ce que vous ressentez, Minerva. Et laissez-moi vous dire que vous pourrez toujours accumuler les prix, démontrer tous les théorèmes que vous voudrez, cela ne suffira pas à vous faire aimer des autres.

– Oh, épargnez-moi vos sermons de psychologue amateur. Vous n’avez même pas trois ans de plus que moi.

La remarque blessa Artemis.

– Amateur, sûrement pas. Et pour votre information, sachez que l’âge dessert souvent l’intelligence. J’ai écrit un article sur le sujet dans Psychology Today, sous le pseudonyme du docteur D. Mens-Aynill.

Minerva pouffa de rire.

– Démence sénile. Très drôle.

Artemis sourit à son tour.

– Vous êtes la première personne à avoir compris.

– Je suis toujours la première à comprendre.

– Moi aussi.

– Vous ne trouvez pas cela lassant ?

– Incroyablement. Je ne sais pas ce qu’ont les gens. Tout le monde dit que je n’ai aucun sens de l’humour mais lorsque j’élabore un jeu de mots parfait au sujet d’une maladie bien connue, personne ne s’en aperçoit. Pourtant, tout le monde devrait se tordre de rire.

– Absolument, approuva Minerva. Il m’arrive tout le temps la même chose.

– Je sais. J’ai beaucoup aimé la plaisanterie sur Murray Gell-Mann kidnappant un quark que vous avez faite dans le train. Une très subtile analogie.

L’allusion jeta un froid qui mit fin à la cordialité de la conversation.

– Comment avez-vous pu entendre cela ? Depuis combien de temps m’espionnez-vous ?

Artemis s’était surpris lui-même mais il ne le montra pas. Il n’avait pas eu l’intention de révéler ce détail. Il n’était pas dans ses habitudes de parler de choses futiles lorsque des vies se trouvaient en danger. Mais il aimait bien cette petite Minerva. Elle lui ressemblait tellement.

– Il y avait une caméra de surveillance dans le couloir du train. Je me suis procuré la cassette, j’ai agrandi l’image et j’ai lu sur vos lèvres.

– Mmmmh, dit Minerva. Je ne me souviens pas d’avoir vu une caméra.

– Elle y était, pourtant. Dans une bulle de plastique rouge. Objectif grand angle. Je vous présente mes excuses pour cette intrusion dans votre vie privée mais il s’agissait d’une urgence.

Minerva resta silencieuse un moment.

– Artemis, reprit-elle, nous pourrions aborder beaucoup de sujets. Je n’ai jamais parlé autant avec un garçon depuis… enfin, jamais. Mais il faut que je mène ce projet à bien. Pouvez-vous me rappeler dans six semaines ?

– Dans six semaines, il sera trop tard. Le monde sera devenu différent et sans doute pas meilleur.

– Artemis, arrêtez. Je commençais à vous trouver sympathique et voilà que nous revenons à la case départ.

– Accordez-moi encore une minute, insista Artemis. Si je n’arrive pas à vous convaincre en une minute, alors je raccrocherai et je vous laisserai à vos recherches.

– Plus que cinquante-neuf secondes, dit Minerva. Cinquante-huit…

Artemis se demanda si toutes les filles se laissaient autant guider par leurs émotions. Holly était peut-être comme ça, elle aussi. Soudain chaleureuse, puis glaciale un instant plus tard.

– Vous retenez deux créatures prisonnières. Toutes deux douées d’intelligence et de sensibilité. Mais pas humaines. Si vous exposez l’une d’elles devant une communauté scientifique élargie, leur espèce sera traquée. Et vous serez responsable de la disparition d’au moins l’une de ces deux espèces. Est-ce cela que vous voulez ?

– En tout cas, c’est ce qu’ils veulent, eux, rétorqua Minerva. Le premier que nous avons sauvé a menacé de nous tuer tous, et peut-être même de nous manger. Il a dit que les démons reviendraient et qu’ils débarrasseraient la terre de ce fléau que sont les humains.

– Je sais tout d’Abbot, assura Artemis, se servant de ce qu’il avait appris grâce aux propres caméras de surveillance de Minerva. C’était une sorte de dinosaure. Les démons ne pourraient plus affronter les humains, aujourd’hui. D’après mes calculs temporels, Abbot a fait un bond de dix mille ans dans son propre futur, avant d’être renvoyé à son temps d’origine. Déclarer la guerre aux démons serait comme déclarer la guerre aux singes. En fait, les singes représenteraient une plus grande menace. Ils sont plus nombreux. Et d’ailleurs, les démons ne peuvent pas se matérialiser pleinement si on ne les truffe pas d’argent.

– Je suis sûre qu’ils trouveront une solution. Ou alors l’un d’eux sera expédié par hasard dans notre dimension, tout comme Abbot, et ouvrira les portes aux autres.

– Hautement improbable. Franchement, Minerva, quelles sont leurs chances ?

– Ainsi donc, Artemis Fowl veut me faire oublier mon projet de prix Nobel et me convaincre de relâcher mes démons.

– Oublier votre projet, certainement, répondit Artemis en consultant sa montre. Mais je ne pense pas que vous ayez besoin de relâcher vos prisonniers.

– Vraiment ? Et pourquoi ?

– Parce que j’imagine qu’ils se sont déjà enfuis.

Minerva fit volte-face pour regarder l’endroit où No 1 avait été assis. Il n’y avait plus rien. Son démon captif avait disparu avec sa chaise. Un simple coup d’œil circulaire lui révéla qu’elle était seule dans la pièce.

– Où est-il, Artemis ? hurla-t-elle dans le téléphone. Où est mon prix Nobel ?

– Oubliez toute cette histoire, répondit Artemis d’une voix douce. Elle n’en vaut pas la peine. Croyez-en quelqu’un qui a fait les mêmes erreurs que vous. Je vous rappellerai bientôt.

Minerva serra le téléphone comme si c’était le cou d’Artemis lui-même.

– Vous m’avez tendu un piège ! s’exclama-t-elle, la vérité lui apparaissant soudain. Vous m’avez laissée capturer votre démon !

Mais Artemis ne répondit rien. À contrecœur, il avait refermé le poing sur son téléphone. En général, surpasser un adversaire lui procurait une sensation de chaleur enivrante, mais berner Minerva Paradizo lui donnait simplement l’impression d’être un faux-jeton. Il y avait une certaine ironie dans le fait de se sentir malhonnête, à présent qu’il était presque devenu quelqu’un de bien.

Butler, perché sur le monticule de terre, lui lança un regard.

– Comment ça s’est passé ? demanda-t-il. C’est votre première longue conversation avec une fille de votre âge.

– Fabuleux, répondit Artemis d’un ton sarcastique. On a l’intention de se marier en juin.