Renversement de situation
CHÂTEAU PARADIZO
Lorsque Holly Short avait ouvert la porte de sa cellule de fortune, elle avait vu son casque bondir sur place avec une image en trois dimensions du visage de Foaly projetée dessus.
– Il y a de quoi avoir la chair de poule, dit-elle, vous ne pourriez pas plutôt m’envoyer des textes ?
Foaly avait installé un programme d’aide en trois dimensions dans l’ordinateur du casque. Holly ne fut pas surprise de voir qu’il avait donné ses propres traits au module d’aide.
– J’ai perdu un peu de poids depuis que ce modèle a été fabriqué, dit l’image de Foaly. Je fais du jogging. Tous les soirs.
– Cible, ordonna Holly.
Holly baissa le menton et Foaly fit bondir le casque sur sa tête. Elle le ferma hermétiquement.
– Où est le démon ?
– Tout droit en haut de l’escalier. Deuxième à gauche, répondit Foaly.
– Bien. Vous avez effacé nos silhouettes du système de sécurité ?
– Bien sûr. Le démon est invisible et on ne peut pas vous repérer, quel que soit l’objectif employé.
Holly monta en sautant les hautes marches conçues pour des humains. Il aurait été plus facile de voler mais elle avait laissé ses ailes dehors, avec l’ordinateur de sa combinaison. Inutile de risquer qu’ils tombent entre des mains humaines, autres que celles d’Artemis. Et même dans ce cas, il valait mieux y réfléchir à deux fois.
Elle se hâta le long du couloir, passa devant la première porte à gauche et se glissa dans l’embrasure de la deuxième, restée ouverte. D’un coup d’œil rapide, elle évalua la situation.
Le démon était attaché sur une chaise et la petite humaine, en train de téléphoner, lui tournait le dos. Il y avait un grand miroir sans tain sur l’un des murs. Holly utilisa son scanner thermique pour vérifier s’il y avait quelqu’un dans la pièce voisine, derrière le miroir – une seule personne s’y trouvait, un homme grand qui parlait dans son téléphone portable, sans regarder la pièce où le démon était prisonnier.
– Vous voulez que je l’assomme ? demanda Foaly avec espoir. Elle vous a endormie avec du gaz soporifique.
Le centaure était ravi de jouer avec son nouveau jouet. C’était comme un jeu vidéo en direct.
– Je n’étais pas vraiment endormie, répondit Holly, ses paroles inaudibles à l’extérieur de son casque insonorisé. J’ai retenu mon souffle. Artemis m’avait prévenue qu’elle utiliserait un gaz. La première chose que j’ai faite a été de brancher le ventilateur de la voiture.
– Et l’Homme de Boue qui se trouve dans la pièce d’à côté ? reprit Foaly. Je peux tirer au rayon laser à travers le miroir. Mon système est très intelligemment conçu.
– Taisez-vous ou vous aurez des ennuis à mon retour, avertit Holly. Nous ne tirons qu’en cas d’urgence.
Holly contourna Minerva en prenant soin de ne pas la frôler ni de faire craquer le parquet sous ses pas. Un seul grincement aurait suffi à ruiner tous leurs plans. Elle s’accroupit devant le petit démon qui ne paraissait pas trop perturbé par son épreuve. En fait, il était occupé à réciter une liste de mots en gloussant de rire chaque fois qu’il en avait prononcé un.
– Corne d’abondance, oh, très joli, dit-il.
Puis :
– Sanitaire, j’aime bien celui-là. Hi, hi.
« Merveilleux », songea Holly. De toute évidence, ce démon avait perdu quelques cellules cérébrales pendant son transfert. À l’aide de sa commande vocale, elle composa un texte sur l’écran de sa visière.
« Fais un signe de tête si tu peux lire ceci », disait le texte. Vus par le démon, les mots semblaient flotter en l’air, devant ses yeux.
« Fais un signe de tête si tu peux… » lut-il silencieusement en remuant les lèvres. Puis il s’interrompit et hocha frénétiquement la tête.
« Arrête ! écrivit Holly. Je suis une elfe. L’une des premières familles de fées. Je suis venue te sauver. Tu me comprends ? »
Il n’y eut pas de réaction et Holly écrivit : « Hoche la tête une fois si tu comprends. »
Le démon hocha une fois la tête.
« Bien. Tout ce que tu dois faire, c’est rester immobile et silencieux. »
Nouveau signe de tête. Le petit démon commençait à comprendre.
Foaly avait envoyé son image sur la face intérieure de la visière de Holly.
– Prête ? demanda le centaure.
– Ouais. Surveillez l’Homme de Boue dans la pièce voisine. S’il se retourne, vous aurez le droit de l’assommer.
Holly glissa la main le long de sa manche, attrapant une feuille de métal souple entre son index et son majeur. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît lorsqu’une fée a activé son bouclier et que son corps vibre à des vitesses trop rapides pour que l’œil humain puisse les percevoir. L’opération était facilitée par la combinaison de la Section Huit qui réduisait la fréquence de vibration nécessaire. Holly retira de sa manche et déplia une grande feuille de camouflage qui projetait automatiquement une assez bonne image de ce qui se trouvait derrière elle. Toutes les perles qui recouvraient la feuille étaient en fait des diamants à facettes de fabrication féerique, capables de produire un reflet fidèle, quel que soit l’angle de vision.
Elle recula tout près de No 1 et tendit la feuille de camouflage devant lui. Le métal était équipé de multicapteurs qui permirent à Foaly d’effacer très facilement du reflet l’image du diablotin. Aux yeux de Minerva, le prisonnier semblerait avoir tout simplement disparu. Pour No 1, en revanche, ce serait comme si rien ne se passait et il aurait l’impression d’assister à la plus lamentable tentative de sauvetage qui ait jamais eu lieu dans toute l’histoire des tentatives de sauvetage.
Quelques secondes plus tard, Minerva se tourna brusquement vers eux.
No 1 la salua d’un signe de tête et fut stupéfait de constater qu’elle ne le voyait plus.
– Où est-il, Artemis ? hurla la fille dans son téléphone. Où est mon prix Nobel ?
No 1 songea à dire : « Je suis ici ! » mais préféra s’en abstenir.
– Vous m’avez tendu un piège ! couina Minerva. Vous m’avez laissée capturer votre démon !
« Elle a enfin compris, pensa Holly. Maintenant, elle va fouiller le château comme une bonne petite fille. »
Obligeante, Minerva quitta la pièce en appelant son père à grands cris. Dans la pièce à côté, papa Paradizo, entendant les hurlements de sa fille, replia son téléphone et se retourna…
Foaly activa le laser du casque et lui envoya un rayon. L’homme vacilla puis s’effondra par terre comme une poupée de chiffon, sa poitrine se soulevant au rythme des lentes respirations de son état d’inconscience.
– Magnifique, susurra le centaure. Vous avez vu ? Pas la moindre marque sur le miroir.
– Il se dirigeait vers la porte ! protesta Holly en laissant tomber la feuille de camouflage.
– Il s’approchait du miroir. Il fallait bien que je l’assomme.
– Nous en reparlerons plus tard, Foaly. Votre nouvelle attitude de va-t-en-guerre ne me plaît pas beaucoup.
– Caballine aime bien que je domine la situation. Elle m’appelle son étalon.
– Qui ? Arrêtez de bavarder ! siffla Holly, occupée à faire fondre les liens de No 1 à coups de rayon laser.
– Libre ! s’exclama le diablotin en se levant d’un bond. Libéré. Délivré. Sans entraves.
Holly désactiva son bouclier, se révélant à No 1.
– J’espère que c’est un casque, dit le diablotin.
Holly appuya sur un bouton et sa visière s’effaça.
– Oui, je suis une fée, comme toi. J’appartiens simplement à une autre famille.
– Une elfe ! s’écria No 1 d’un air ravi. Une vraie elfe. J’ai entendu dire que vous faites cuire vos aliments et que vous aimez la musique. Est-ce vrai ?
– Ça arrive, lorsque nous ne sommes pas occupés à échapper à des humains sanguinaires.
– Oh, ils ne sont ni sanguinaires, ni batailleurs, ni meurtriers, ni même belliqueux.
– Peut-être pas ceux que tu as rencontrés. Mais il y a dans la cave un personnage avec de drôles de cheveux et crois-moi, lorsqu’il se réveillera, il sera non seulement sanguinaire mais méritera aussi tous les autres qualificatifs que tu as mentionnés.
No 1 se souvint de Billy Kong.
Il n’avait aucune envie de le revoir.
– Très bien, elfe. Que se passe-t-il, maintenant ?
– Appelle-moi Holly.
– Moi, c’est No 1. Alors, que se passe-t-il, Holly ?
– Nous nous évadons. Des amis nous attendent… heu… No 1.
– Des amis ? dit le diablotin.
Il connaissait le mot, bien sûr, mais n’avait jamais imaginé qu’il puisse s’appliquer à lui. C’était une idée réconfortante, même dans cette situation désespérée.
– Que dois-je faire ?
Holly l’enveloppa de la feuille de camouflage comme d’un châle.
– Garde bien ceci autour de toi. Tu seras presque entièrement caché.
– Stupéfiant, dit No 1. Une cape d’invisibilité.
Foaly poussa un gémissement dans l’oreille de Holly.
– Une cape d’invisibilité ? Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’un sorcier l’a sortie de sous son bras ? Il s’agit au contraire d’un équipement d’une technologie ultrasensible.
Holly ne prêta aucune attention au centaure, ce qui commençait à devenir une habitude.
– Tiens la feuille d’une main en la serrant bien contre toi. De l’autre, accroche-toi à ma ceinture. Nous devons sortir d’ici au plus vite. Il me reste tout juste assez de magie pour activer mon bouclier pendant quelques minutes. Prêt ?
No 1, le visage anxieux, jeta un coup d’œil par-dessus le châle d’invisibilité.
– Tenir la feuille. Et m’accrocher à la ceinture. Compris.
– Bien. Foaly, surveillez nos arrières. Filons d’ici.
Holly activa son bouclier puis se hâta de sortir de la pièce, entraînant No 1 derrière elle. Le couloir était bordé de hautes plantes en pot, et de riches toiles de maître, dont un Matisse, s’alignaient sur les murs. Holly entendait des cris humains dans les pièces voisines. On s’agitait beaucoup dans les environs et des Hommes de Boue n’allaient pas tarder à envahir le couloir.
No 1 s’efforçait de suivre, ses petits jambes trébuchant derrière l’elfe parfaitement rompue à ce genre d’exercice. Leur fuite semblait impossible. Tout autour des piétinements se rapprochaient. No 1, légèrement distrait, se prit le pied dans la feuille de camouflage et marcha dessus. Le système électronique émit un craquement et cessa de fonctionner. Le diablotin était à présent aussi visible qu’une tache de sang sur un carré de neige.
– On a perdu la feuille, dit Foaly.
Holly serra les doigts. Son pistolet lui manquait.
– OK. Il n’y a plus rien d’autre à faire que de courir. Foaly, je vous confie les rênes, si vous me pardonnez cette expression cavalière.
– Finalement, hennit le centaure, j’ai ajouté une manette de jeu à mon clavier. Pas très orthodoxe mais bien adaptée à la situation. Nous avons des hostiles qui convergent de tous côtés. Je vous conseille de prendre le chemin le plus direct. Allez jusqu’au bout du couloir et imitez notre ami Doudadais en sortant par la fenêtre. Butler vous couvrira dès que vous serez dehors.
– OK. Tiens bon, No 1. Quoi qu’il arrive, ne lâche pas prise.
La première menace surgit devant eux. Deux gardes tournèrent le coin, pistolets tendus.
« Des ex-membres de la police, devina Holly. Ils couvrent les diagonales. »
Les deux hommes furent abasourdis en voyant No 1. De toute évidence, ils n’étaient pas dans le secret.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit l’un.
L’autre conserva son calme.
– Ne bougez plus, ordonna-t-il.
Foaly leur envoya en pleine poitrine de généreuses décharges laser. L’énergie des rayons traversa leurs vêtements et ils tombèrent sur le sol en glissant contre le mur.
– Inconscients, haleta No 1. Comateux, cataleptiques, assommés pour le compte.
Il s’aperçut que ces débordements de vocabulaire étaient une bonne façon de lutter contre le stress.
– Stress. Pression, tension, anxiété.
Holly traîna No 1 en direction de la fenêtre toujours ouverte. D’autres gardes arrivaient des couloirs adjacents et Foaly les neutralisa efficacement.
– Je devrais avoir des points bonus pour ça, dit-il, ou au moins gagner une vie supplémentaire.
Dans le salon, deux autres gardes buvaient furtivement un expresso. Foaly les assomma sur place, puis il envoya un rayon laser en mode balayage pour évaporer le café avant qu’il ne tombe sur le tapis.
– C’est un tapis tunisien, expliqua-t-il. Très difficile d’y nettoyer les taches de café. Maintenant, ils n’auront plus qu’à passer l’aspirateur pour enlever les grains.
Holly descendit les marches qui menaient dans la pièce.
– Par moments, je crois que vous ne mesurez pas la gravité des missions de terrain, dit-elle en contournant un gros canapé de velours.
N°1 dégringola derrière Holly les marches trop grandes pour lui. En dépit de son nouveau vocabulaire, le diablotin avait du mal à définir ce qu’il ressentait.
Il avait peur, bien sûr. Des immenses Hommes de Boue, de leurs armes qui crachaient le feu, et de tout le reste. Il était surexcité, aussi. Être sauvé par un elfe superhéros, invisible de surcroît ! La douleur dans la jambe, ne pas oublier cela non plus. L’humain en colère lui avait tiré dans la jambe un projectile en argent, sans aucun doute. Mais dans toute cette confusion des sentiments, No 1 remarqua qu’il en manquait un. Un sentiment qu’il avait pourtant toujours éprouvé avec force, aussi loin que remontait sa mémoire. L’incertitude. En dépit du tohu-bohu frénétique qui régnait autour de lui, il se trouvait beaucoup plus à l’aise sur cette planète qu’il ne l’avait jamais été à Hybras.
Une balle lui siffla aux oreilles.
« Bah, après tout, Hybras n’était peut-être pas si mal que ça… »
– Réveillez-vous, Foaly ! lança Holly sur le ton de la réprimande. Vous êtes censé couvrir nos arrières.
– Désolé, dit le centaure qui activa le rayon laser en le dirigeant vers l’encadrement de la porte.
Le garde qui venait de tirer était une femme. Elle eut un large sourire, puis s’effondra. Étendue par terre, elle se mit à chanter une comptine à propos d’un petit chien et d’un os.
– Bizarre, remarqua Foaly. Elle chante.
– Ça arrive souvent, grogna Holly en grimpant sur le rebord de la fenêtre. Le laser endort certaines fonctions mais parfois, il en réveille d’autres.
« Intéressant, songea le centaure. Un pistolet à bonheur. Ça vaut la peine de creuser la question. »
Holly tendit la main et attrapa le poignet de No 1, le hissant par-dessus le rebord. Elle fut consternée de voir que ses propres bras n’étaient pas aussi invisibles qu’elle l’aurait espéré. Ses réserves de magie s’épuisaient. L’activation du bouclier consommait beaucoup d’énergie. Bientôt, son scintillement faiblirait et elle redeviendrait visible, qu’ils aient ou non réussi à se mettre en lieu sûr.
– On y est presque, dit-elle.
– Là où l’herbe est plus verte ? répliqua No 1, manifestant un don certain pour l’ironie.
– Je l’aime bien, celui-là, commenta Foaly.
Ils sautèrent sur la pelouse. L’alerte générale était donnée, à présent, et des gardes envahissaient le jardin, surgissant de diverses portes comme des billes hors de leur sac.
– Déchaînez-vous, Foaly, dit Holly. Et détruisez leurs véhicules aussi.
– Oui, chef, bien madame, répondit Foaly qui déclencha aussitôt ses rayons.
Holly courut à toutes jambes, tirant le diablotin derrière elle. Elle n’avait pas le temps de se soucier de ses capacités physiques : ou bien il s’arrangeait pour suivre, ou bien elle le traînerait de force. Le crayon laser de son casque lançait des décharges de toutes parts, décrivant de grands arcs pour balayer les gardes qui se rapprochaient. Holly sentait la chaleur que produisait l’arme au sommet de son crâne et elle se promit de parler à Foaly du système de refroidissement prétendument révolutionnaire du casque, si jamais ils arrivaient à se sortir de là.
Dans l’immédiat, le centaure était trop occupé pour bavarder. Tout ce que Holly entendait dans son écouteur, c’étaient les grognements et les hennissements qu’il poussait en se concentrant sur sa tâche. Il ne s’inquiétait plus de viser avec précision, il y avait trop de cibles à atteindre. Le rayon laser balayait l’ennemi, fauchant une demi-douzaine de gardes à chaque tir. Les gardes se sentiraient parfaitement bien dans une demi-heure ; certains d’entre eux, toutefois, seraient peut-être sujets pendant quelques jours à des maux de tête, des chutes de cheveux, des crises d’irritabilité, une certaine incontinence et autres effets secondaires.
Foaly prit ensuite pour cible les 4 x 4 et tira plusieurs décharges dans les réservoirs d’essence. Les BMW explosèrent l’une après l’autre, bondissant dans de spectaculaires cabrioles de flammes. La force de la déflagration souleva Holly et No 1 comme une main géante, précipitant leur course. Le casque de Holly la protégeait du bruit mais la tête du malheureux No 1 résonnerait pendant encore longtemps du vacarme.
Une épaisse fumée noire s’élevait des moteurs fracassés et se répandait dans le jardin soigneusement entretenu avec plus d’efficacité que n’importe quelle grenade fumigène. Holly et No 1 couraient à la limite du nuage de fumée, en direction du portail.
– Les portes, haleta Holly dans son micro.
– Je les vois, dit Foaly.
Il fit fondre les charnières des portes de fer forgé qui s’abattirent sur le sol en carillonnant comme une grosse cloche.
Un minibus de location s’arrêta dans un dérapage contrôlé devant les piliers du portail et la porte côté passager s’ouvrit en coulissant.
Artemis était à l’intérieur et tendait la main à No 1.
– Venez, dit-il d’un ton pressant. Montez.
– Arrgh ! s’exclama No 1. Un humain !
Holly sauta dans le véhicule et entraîna No 1 avec elle.
– Tout va bien, dit-elle, désactivant son bouclier pour conserver le peu de réserves magiques qui lui restait. C’est un ami.
No 1 se cramponna au dos de Holly, essayant de ne pas vomir, et jeta un coup d’œil à l’avant du minibus où Butler était assis.
– Et lui ? S’il vous plaît, dites-moi que c’est aussi un ami.
Avec un grand sourire, Holly grimpa sur un siège.
– Oui, c’est un ami. Le meilleur qui soit.
Butler enclencha le levier de vitesse automatique.
– Bouclez vos ceintures, jeunes gens. Il va y avoir une poursuite en voiture.
Le soleil se couchait tandis que Butler pilotait la voiture d’une main experte le long des virages serrés de la route de Vence. La route avait été tracée au flanc de la montagne. Au-dessus étaient perchées des villas, comme en équilibre instable, et au-dessous bâillaient les gorges du Loup. Il fallait un conducteur agile pour négocier à grande vitesse les courbes en épingle à cheveux mais Butler avait un jour conduit un véhicule blindé à travers un marché bondé du Caire, aussi, les routes des Alpes n’étaient-elles pas pour lui un obstacle insurmontable.
Finalement, il n’y eut pas de poursuite en voiture. La flotte des Paradizo gisait au milieu de l’allée du château, en un tas de ferraille enflammée et de carcasses retournées. Il ne restait même plus un cyclomoteur intact pour se lancer sur les traces de la voiture en fuite.
Butler jetait des coups d’œil constants dans le rétroviseur et ne s’autorisa un sourire satisfait que lorsqu’ils eurent passé le poste de péage de Cagnes-sur-Mer.
– Nous sommes tranquilles, annonça-t-il en s’engageant sur la voie rapide de l’autoroute. Apparemment, il n’y a plus un seul véhicule en état de rouler dans toute la propriété, pas même la voiture jouet de Beau.
Artemis sourit, ivre de son succès.
– Peut-être aurions-nous dû leur laisser le merveilleux accélérateur de puissance de Mr Doudadais.
Holly remarqua que No 1 examinait avec ravissement sa ceinture de sécurité.
– Il faut l’attacher, dit-elle en glissant la boucle de la ceinture dans son réceptacle.
– Attacher, répéta No 1. Accrocher, agrafer, amarrer. Qu’est-ce que vous faites avec ces humains ?
– Ils vont t’aider, expliqua Holly avec douceur.
No 1 avait un bon million de questions à poser et savait exactement comment formuler chacune d’elles. Mais pour l’instant, les mots passaient après les images et la bouche de No 1 s’ouvrit de plus en plus grand à mesure qu’il regardait défiler derrière les vitres teintées les merveilles des autoroutes modernes.
Holly en profita pour se mettre au courant des événements.
– Mulch et Doudadais s’en sont sortis sans dommage ?
– Oui, confirma Artemis. Foaly avait hâte qu’ils lui ramènent sa navette car il l’avait prise sans autorisation. Nous ne devrions pas avoir plus d’une demi-heure de retard sur eux. Lorsque vous atteindrez le terminal des navettes, le bouclage de la ville devrait être levé. Je ne serais pas étonné que vous ayez gagné une médaille, Holly. Votre mission a été brillamment remplie.
– Il y a encore des problèmes à régler.
– C’est vrai. Mais rien qui ne puisse s’arranger avec un effacement de mémoire des FAR. Il n’existe aucune preuve que tous ces dégâts aient été causés par quelqu’un d’autre que des hommes.
Holly s’appuya contre le dossier de son siège.
– J’oublie quelque chose.
– Vous oubliez les démons. Leur sortilège est en train de se désintégrer. Leur île va se perdre dans le temps. Se perdra ou s’est perdue. Ils dérivent à l’intérieur et à l’extérieur de la dimension temporelle, établissant le contact avec nous à la manière d’un ballon qui rebondit.
No 1 entendit un mot en particulier.
– Se désintégrer ?
– Hybras est condamnée, répondit Artemis en toute franchise. Votre île sera bientôt aspirée dans le tunnel temporel avec tout ce qu’il y a dessus. Quand j’emploie le mot « bientôt », je veux dire de notre point de vue. De votre côté, cela s’est peut-être déjà produit ou n’arrivera que dans un million d’années.
Il tendit la main.
– Et pendant que j’y pense, je m’appelle Artemis Fowl.
No 1 lui prit la main et lui grignota l’extrémité de l’index, comme c’était la coutume chez les démons.
– Je m’appelle No 1. Diablotin. Ne peut-on faire quelque chose pour sauver Hybras ?
– Difficile, répondit Artemis en reprenant son doigt qu’il examina pour voir s’il ne portait pas de traces de morsure. La seule façon de préserver l’île serait de la ramener sur terre en contrôlant l’opération. Malheureusement, les seules personnes capables d’accomplir cet exploit étaient vos sorciers et ils sont tous morts.
No 1 se mordit la lèvre.
– Heu… Eh bien, voilà, je n’en suis pas vraiment sûr, mais il se pourrait que je sois moi-même un sorcier. Je sais parler les langues.
Artemis se pencha en avant, tendant sa ceinture de sécurité.
– Parler les langues pourrait n’être qu’un don. Qu’est-ce que vous savez faire d’autre ?
– Encore une fois, je ne saurais être catégorique à ce sujet mais il se peut – c’est possible – que j’aie changé du bois en pierre.
– Le toucher de la gargouille. Voilà qui est intéressant. Vous savez, No 1, il y a chez vous quelque chose de particulier qu’il me semble avoir déjà vu. Ces marques.
Artemis fronça les sourcils, agacé de ne pouvoir retrouver ce souvenir.
– Nous ne nous sommes jamais rencontrés auparavant, je ne l’aurais pas oublié. Pourtant…
– Ces marques sont très courantes, surtout celles du front. Les démons croient souvent me connaître. Mais revenons-en à Hybras. Que peut-on faire pour la sauver ?
Artemis hocha la tête.
– La meilleure façon de procéder serait de vous amener sous terre. Je ne suis qu’un amateur en matière de magie théorique, mais Foaly est entouré d’experts qui rêvent de vous examiner. Je suis sûr que les FAR sauront élaborer un plan pour sauver votre île.
– Vraiment ?
Butler, à l’avant de la voiture, les interrompit, ce qui dispensa Artemis de donner une réponse :
– Il y a des problèmes au château Paradizo, dit-il, en tapotant l’écran d’un ordinateur compact, fixé au tableau de bord par une ventouse. Vous devriez peut-être jeter un coup d’œil.
Le garde du corps lui passa l’ordinateur par-dessus son épaule. L’écran était divisé en une douzaine de fenêtres, le système de surveillance vidéo du château toujours retransmis par le câble de Foaly.
Artemis posa l’ordinateur en équilibre sur ses genoux, ses yeux brillants se promenant sur l’écran.
– Mon Dieu, dit-il d’un air songeur. Voilà qui n’est pas bon du tout.
Holly changea de siège pour regarder à son tour.
– Pas bon du tout, répéta-t-elle.
No 1 ne s’inquiétait guère de l’ordinateur. Pour lui, ce n’était qu’une petite boîte.
– Pas bon, murmura-t-il en consultant son dictionnaire mental. Synonyme de « mauvais ».
Artemis ne leva pas les yeux de l’écran.
– Exactement, No 1. Mauvais. Très mauvais.