Mattie rit en regardant les chiens jouer et courir. Les petits avaient bien plus d’énergie que Peewee, son grand croisé mastiff. Bien sûr, pour chacun de ses pas, les petits chiens en devaient en faire trois.
Ne voulant percuter personne, elle trottinait lentement. Un bon nombre de « guerriers », comme les extraterrestres les appelaient, arpentaient les longs couloirs incurvés. Kelsey, une autre dresseuse qui travaillait avec des animaux plus exotiques, comme ses zèbres et ses singes-araignées, l’avait dépassée quelques minutes plus tôt quand Peewee avait laissé tomber sa grosse balle à mâcher rose et poursuivi Oscar pour la récupérer.
Elle ne put s’empêcher de se remémorer qu’elle avait cru que Walter se payait leur tête lorsqu’il avait organisé une réunion, voilà quelques semaines. Elle était obligatoire et toute l’équipe du cirque était présente. Ils avaient envisagé toutes les possibilités, du petit Monsieur Loyal ayant vendu le cirque jusqu’à sa fermeture pure et simple. Personne n’avait deviné qu’il annoncerait qu’une nouvelle aventure les attendait, et qu’elle incluait des extraterrestres, des vaisseaux de guerre et d’emmener tout le bataclan sur une autre planète.
Elle ralentit en passant à côté d’un guerrier qui sortait de l’un des ascenseurs. Leurs regards se croisèrent brièvement avant qu’elle ne rougisse et ne se détourne pour se dérober aux flammes qui emplirent soudainement les yeux du mâle. Ignorant la sensation chaleureuse qu’elle-même ressentait, elle accéléra pour s’éloigner du regard qui la suivait. Elle secoua la tête et se força à se souvenir de l’annonce qui avait changé tout ce qu’elle croyait savoir à propos de l’univers.
La déclaration de Walter les avait tous ébranlés, excepté Marvin, Martin et Sebring, leur épouse, qui semblaient être déjà au courant. C’était l’une des choses qu’elle adorait au cirque ; personne n’était condamné pour qui il était ou ses croyances. Mattie ne connaissait pas d’autres endroits où deux hommes pouvaient être mariés à une même femme sans que cela soit mal vu.
Elle se souvenait de la voix retentissante de Walter comme si c’était hier.
— J’ai quelque chose à vous dire. Comme toujours, ce dont nous allons parler ne doit pas sortir d’ici. Vous avez tous signé un contrat de confidentialité. C’est particulièrement important pour ce que je vais vous dire, les avait-il prévenus.
— Laisse tomber les grands discours, dis-nous juste ce que t’as à dire, Walter, avait crié Jerry l’Homme Tatoué. Tu sais bien qu’aucun d’entre nous ne te la ferait à l’envers.
— Ouais, et en plus, si quelqu’un essayait, tu sais que les autres le tueraient avant que t’en aies l’occasion, avait lancé Bill la Bombe en éclatant de rire.
— Et ce que tu connais sur nous est bien pire que tout ce qu’on pourrait dire sur toi, avait ajouté Marcus le Magnifique avec un sourire.
— Je voulais seulement vous le rappeler, avait répondu Walter au milieu des commentaires et des rires. Je fais les valises, le cirque déménage.
Assise vers le haut des gradins, Shakira la Forte s’était exclamée :
— Eh bah, Walter, qu’est-ce qu’il y a de si surprenant ?
Le petit Monsieur Loyal avait affiché une expression sérieuse qui avait calmé en quelques secondes la centaine de membres du cirque qui étaient avec lui depuis des années. Ils savaient qu’il se passait quelque chose d’important quand Walter les regardait ainsi. Leur malaise avait crû au moment où Nema avait rejoint son mari, les larmes aux yeux.
— La surprise, c’est que le cirque quitte la planète, avait-il dit doucement. Jo est revenue. Certains d’entre vous le savent déjà. J’en ai parlé à Nema et Ricki. Jo, Star et River ont été enlevées par des extraterrestres. Jo est revenue chercher ses parents. Nema, Ricki, quelques autres et moi-même avons rencontré cet extraterrestre. Après y avoir réfléchi sérieusement, j’ai décidé que le cirque avait besoin d’un nouveau départ. Je veux l’emmener à un endroit qui n’a jamais connu de cirque. Je veux l’emmener sur une planète qui s’appelle Kassis, et peut-être même sur d’autres, si possible.
— Attends une minute, avait lancé Bill. Tu veux qu’on aille sur une autre planète avec des extraterrestres qui enlèvent des Humains ? Comment tu sais qu’ils ne vont pas nous faire… tu sais… des trucs bizarres ?
Mattie se rappelait les murmures inquiets. Walter avait patiemment répondu à chacun. Finalement, Tony, Kid, Suzy et Curly s’étaient levés et avaient raconté leur rencontre avec le mâle extraterrestre appelé Manota. Mattie était restée silencieuse.
La discussion avait duré des heures avant qu’ils ne procèdent à un vote. C’était l’une des rares fois où celui-ci s’était déroulé en silence. Walter voulait que personne ne se sente contraint de prendre une décision qui bouleverserait entièrement sa vie.
Le résultat des votes avait été de cent six « pour » et zéro « contre ». Mattie avait été l’une des dernières à remettre son vote. Elle savait que personne ne lui en voudrait si elle votait « contre », mais l’idée de perdre la seule famille qu’elle ait jamais eue, en dehors de ses animaux, avait beaucoup influencé son choix. En ce qui la concernait, rien ne la retenait sur Terre à part le cirque. Elle le suivait où qu’il aille.
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Elle devait admettre que jusqu’à présent, s’adapter à la vie à bord du vaisseau spatial avait été étonnamment simple.
Du vaisseau de guerre, se rappela-t-elle silencieusement tout en murmurant une excuse alors qu’elle dépassait Manota, le chef des extraterrestres et le mari de Jo. Elle montra les chiens qui trottaient autour d’elle.
— Désolée. Ils ont besoin de faire de l’exercice, dit-elle, le souffle court.
Elle se détourna quand il lui lança un regard noir. Un frisson descendit le long de son échine face à sa taille imposante. Elle ignorait comment Jo faisait pour ne pas être terrifiée. L’expression dans les yeux du guerrier au moment où il était sorti de l’ascenseur avait suffi à faire s’envoler sa tension ! Elle poussa un soupir rassuré en tournant dans un autre couloir, puis elle s’arrêta progressivement et posa un instant une main sur son cœur pour le calmer.
Pourquoi pensait-elle aux yeux du grand guerrier ? Bon, et au reste aussi. Elle baissa le nez vers le sol d’un air renfrogné. Elle en avait fini avec les mecs. George lui avait appris ce qui se passait quand on leur faisait confiance. Il lui avait appris à quel point cela faisait mal de leur donner votre cœur, seulement pour qu’ils le brisent avant de rejeter la faute sur vous. Ses parents avaient fait la même chose.
Peut-être… eh bien, peut-être que je ne suis pas attachante. C’était de toute évidence ce que pensaient mes parents et George, pensa Mattie, abattue, au souvenir de ce qu’elle avait laissé sur Terre. Non pas que j’aie dû abandonner beaucoup de choses là-bas… rien que du chagrin et de la solitude.
Elle sourit tristement à Bouncer, qui se mordillait une patte. Elle s’agenouilla pour s’assurer qu’il allait bien. Un petit gloussement lui échappa lorsque Polly, le golden retriever au pelage clair, s’approcha et lui lécha la joue. Chia et Oscar tentèrent de la lécher à leur tour.
— Bon, peut-être que je ne suis pas attachante pour les gens, taquina-t-elle, mais c’est clair que vous, vous me trouvez attachante ! C’est tout ce dont j’ai besoin.
Mattie était si concentrée sur Bouncer qu’elle n’entendit pas le bruit de pas dans le couloir. Elle poussa un petit cri surpris en entendant une voix grave. Se tournant, elle leva les yeux et rencontra l’intense regard de braise du grand guerrier qui était sorti de l’ascenseur quelques minutes plus tôt.
— Bonjour, femelle, dit-il en s’approchant.