Introduction
SUR UN CHEMIN DES ÉCOLIERS
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. »
RENÉ CHAR
Pourquoi ai-je en tête, en rédigeant ces quelques lignes d’introduction aux Entretiens avec Pierre Boulez, cette image d’un enfant sur le chemin des écoliers, tôt levé et gravissant, dans la nuit noire d’une ville de province française d’avant-guerre, une « montée sale et venteuse » qui, en quelques minutes, le conduisait de son domicile à l’institution religieuse fréquentée dix années durant, études primaires, puis secondaires ? Pourquoi cette image, au terme d’entretiens avec l’un des plus grands et des plus prestigieux musiciens de notre temps, l’un des plus « abstraits » dit-on, dont il est exact de constater qu’il serait bien difficile de trouver dans sa musique, comme il l’avoue lui-même, des éléments un tant soit peu personnels, la trace d’une histoire, « l’arrière-histoire », aurait dit René Char, de l’une des démarches créatrices les plus radicales du siècle ?
Suis-je seulement fasciné par la représentation que je me fais d’un enfant solitaire promis, par la musique qu’il portait déjà en lui, comme à son insu, à une destinée hors du commun ? Ou bien est-ce que la qualité de la relation humaine entretenue avec Pierre Boulez, avant, pendant et depuis nos conversations à bâtons rompus, m’a permis de découvrir, derrière l’austère théoricien, le polémiste véhément, le chef admiré et mondialement connu, un homme enthousiaste et chaleureux que la passion de la musique et de la vie sous toutes ses formes constamment anime ? Un homme en mouvement sur cette trajectoire impressionnante qui a conduit l’enfant créateur aux plus hautes réalisations de son art.
Pour moi, mélomane, qui ne peux que difficilement comprendre de l’intérieur l’aventure de la musique des XXe et XXIe siècles, une fois largué ce qui la retint si longtemps arrimée aux canons classiques, ni prendre la mesure de l’extraordinaire complexité des formes musicales contemporaines, mon pari de départ était de pouvoir m’entretenir le plus librement possible sur tous les sujets, musicaux et autres, avec un homme réputé peu facile qui n’opposa jamais à mes questions, même les plus iconoclastes, un soupçon d’exaspération, moins encore une pointe de condescendance affligée.
Ces entretiens n’ont d’autre ambition que de permettre à un large public, dont les étudiants, celui des collections de poche, de découvrir, grâce aux qualités didactiques bien connues du musicien et à l’enthousiasme communicatif de sa conversation, les vues d’un créateur de notre temps sur ses confrères en musique des siècles précédents. Et inciter aussi peut-être, je l’espère, quelques-uns à s’intéresser aux richesses musicales trop souvent méconnues de notre temps.
Ceux qui connaissent bien Pierre Boulez n’y apprendront probablement rien de très nouveau. Je crois qu’ils y retrouveront cependant le rythme de sa phrase, le martelé de sa voix, l’ardeur du propos. Les autres suivront le parcours d’un créateur solaire et trouveront des repères pour la musique d’hier, d’aujourd’hui et de demain, tracés avec l’acuité du spécialiste et les bonheurs du passionné.
Au moment de conclure ces quelques lignes, c’est la voix forte et chantante de René Char qui s’impose de nouveau à moi lorsque je me remémore ces entretiens : les premiers vers libres de « Conduite », l’un des poèmes du Visage nuptial que Boulez mit en musique. Ils me paraissent rendre compte lumineusement de l’impression que nos conversations m’ont laissée. Puisse le lecteur y trouver le même enchantement : « Passe. La bêche sidérale autrefois là s’est engouffrée. Ce soir un village d’oiseaux très haut exulte et passe. »
M. A.