M. A. – Comment concevez-vous la pédagogie musicale ?
P. B. – La pédagogie doit avoir une fonction de détonateur. Et pour qu’il y ait une détonation, il faut un détonateur, mais aussi une charge explosive. Si vous avez l’un sans l’autre, cela ne sert à rien. Cet effet doit aussi être rapidement obtenu car un enseignement qui dure s’installe dans la routine.
J’ai remarqué, et cela a été vrai en ce qui me concerne, que les meilleurs pédagogues sont jeunes, parce qu’à cet âge de la vie, on a envie de communiquer. Par la suite, une certaine routine s’installe, on opère un repli sur soi pour approfondir ses propres choix, et l’on a moins tendance à communiquer. De plus, si l’on va suivre les cours de jeunes professeurs encore peu connus, c’est que l’on a vraiment l’envie de les entendre. Une fois connus, tout le monde se précipite à leurs cours, mais souvent, il n’y a plus chez eux l’enthousiasme et la passion des débuts.
M. A. – Comment peut-on enseigner la composition ?
P. B. – La composition ne s’enseigne pas. On peut orienter quelqu’un par l’analyse des œuvres précédentes, lui faire prendre conscience, comme le disait Michel Butor, que les œuvres parlent de lui, et non pas que, lui, parle des œuvres. Tout le monde parle des œuvres, mais quand les œuvres parlent de nous, cela devient capital. On peut aiguiller ainsi, mais sur la composition proprement dite il n’y a rien à faire, hormis se l’enseigner à soi-même. On peut apprendre aux étudiants à regarder ce que l’on trouve enrichissant dans un texte et voir les conclusions que l’on peut en tirer. On peut aussi remarquer certains défauts des partitions, comme les défauts de mise en place, de forme, de proportion… Il est possible d’intervenir sur la forme mais pas sur le contenu.
Si l’étudiant veut un certain contenu, vous ne pouvez pas le lui interdire, mais vous pouvez lui montrer ce qu’il est possible et impossible de faire d’un point de vue formel. C’est une position très difficile à tenir parce qu’on a conscience de l’influence négative voire annihilante que l’on risque d’avoir sur les étudiants. Et on peut aussi se tromper, ne serait-ce que parce que quelqu’un se développe un peu tardivement. Vous pouvez casser quelqu’un si vous êtes trop dur, mais si vous êtes trop gentil, cela ne sert à rien… Ce qui importe, c’est que vous donniez à réfléchir au jeune qui commence.
M. A. – Est-ce à dire que vous, quand vous donnez des master classes, vous n’avez rien à apprendre à vos élèves ?
P. B. – Je leur apprends comment apprendre. Il faut leur apprendre à être autodidacte. Ils ne doivent pas avaler tout cru ce que vous leur proposez. Les animaux sauvages apprennent à leurs petits à chasser et à se nourrir par eux-mêmes et dans un véritable enseignement, il y a quelque chose de cela.
M. A. – Quel serait pour vous l’enseignement musical idéal, du point de vue de l’interprétation et de la composition, si tant est qu’un tel idéal existe ?
P. B. – Il n’y a pas de réponse unique à donner. Tout dépend de la façon dont chacun réagit à l’enseignement. Certains étudiants tireront profit d’un professeur, qui apparaîtra exécrable aux yeux d’autres apprentis musiciens. La seule chose que je sache, c’est que, en ce qui me concerne, je n’aurais pas eu de patience, à long terme, pour l’enseignement.
M. A. – Être bon musicien n’implique pas obligatoirement que l’on sera bon professeur ?
P. B. – Si tous les grands virtuoses étaient des génies de l’enseignement, ils auraient chaque fois des élèves extraordinaires… Il y a quelquefois des professeurs modestes dans leurs réalisations qui donnent des élèves fantastiques, car ils ont un vrai don pédagogique, don que je n’ai, d’ailleurs, pas beaucoup. Pour tout ce qui relève de l’interprétation, les instrumentistes et les chanteurs ont de la technique à apprendre et ce travail technique est une chose qu’un professeur peut les aider à accomplir. Mais pour tout ce qui importe dans l’interprétation de la musique, c’est un peu comme pour la composition et il est très difficile de l’enseigner.
Si le professeur a une forte personnalité, ses élèves vont le caricaturer sans comprendre le fond de son interprétation. Ils ne saisiront que l’extérieur… C’est la même chose pour les chefs d’orchestre : si quelqu’un veut imiter Karajan, il n’obtiendra pas le résultat de Karajan car Karajan avait ses propres gestes, que l’on peut toujours imiter, mais il avait autre chose encore : il y avait la façon dont il répétait, la sonorité qu’il voulait obtenir.
L’interprétation relève de l’autodidactisme. Il y a des gens qui sont très doués, et d’autres qui prendront plus de temps pour y arriver. Pour reprendre l’image du cycliste, c’est un peu la même chose avec les interprètes : il y en a qui ont besoin d’avoir une approche cartographique et il leur faut regarder comment une partition est construite et penser à la trajectoire, tandis que d’autres auront besoin de la jouer et une fois qu’ils auront répété une œuvre, ils connaîtront le parcours. Il y a donc une intelligence du parcours qui peut être préparée et une intelligence du parcours qui peut être spontanée par la répétition. Ce sont des choses que l’on n’apprend pas…
M. A. – Comment concevez-vous l’enseignement musical de demain ?
P. B. – C’est exactement comme pour l’apprentissage d’une langue étrangère : on aura toujours besoin d’une solide base d’écriture, d’une bonne connaissance de l’orthographe, de la syntaxe et du vocabulaire.
M. A. – Et j’imagine qu’il faut une connaissance de la tradition musicale ?
P. B. – Il faut aussi connaître la tradition. Mais si vous écrivez un texte sans savoir comment l’écrire ou bien s’il est rempli de fautes de français, d’orthographe et de syntaxe, vous pourrez avoir tout le génie que vous vous voudrez, cela ne vous servira pas à grand-chose.