Rencontre avec Michel Deguy. C’est un contemporain presque exact de Derrida, ancien condisciple de khâgne à Louis-le-Grand. Mais, comme Pierre Nora, il n’est pas entré à Normale Sup et reconnaît n’avoir toujours pas compris pourquoi.
Appartement à l’ancienne, chaleureux et envahi de livres. Lettres et papiers jetés en vrac sous le bureau, en attendant le départ pour l’IMEC auquel il a donné l’essentiel de ses archives il y a dix ans. Deguy admet volontiers être désordonné et ne retrouve qu’à grand-peine les documents qu’il voudrait me montrer.
D’entrée de jeu, il se montre intrigué par mon projet de biographie, à la fois bienveillant et vaguement dubitatif. Comment vais-je faire ? Que vais-je raconter ? Comment vais-je aborder les sujets délicats ? Tout de suite vient la question des femmes, car il y en eut beaucoup, dit-il, et particulièrement celle de Sylviane. Et de Daniel, le fils apparemment non reconnu et peut-être jamais rencontré. Que vais-je faire de cette histoire, de cette longue passion, puis de la quasi-détestation qui semble avoir suivi ? À ce jour, je l’ignore – et je ne compte pas me précipiter à prendre contact avec Sylviane Agacinski, même si je sais qu’il me faudra le faire. Deguy avoue n’avoir pas été très proche de Derrida, au plus fort de cette relation, mais il évoque allusivement cette double vie – les proches qui recevaient Sylviane et Jacques comme un couple, telle Lucette Finas qu’il m’engage à rencontrer.
Autre figure centrale selon lui : Philippe Sollers. Leur amitié fut comme un coup de foudre réciproque, au point que Deguy, éphémère membre du comité de rédaction de Tel Quel, en fut un moment agacé et vaguement jaloux.
Michel Deguy est policé, mais direct – parfois abrupt. Son franc-parler n’est pas celui que l’on attendrait a priori d’un poète. Il voit mon projet et ses difficultés, essaye sans doute de me jauger. Il sait un grand nombre de choses que j’ignore – mais, comme la plupart des gens âgés, il a du mal à imaginer que je connaisse, pour les avoir vécus, bien des aspects de ce monde enfui qui fut le sien. Vingt-six ans me séparent de lui (comme de Derrida) : une génération à peine.
Il cherche les noms de témoins qui pourraient m’aider, évoque brièvement les faux amis et les vrais ennemis, les jaloux et les perfides, puis retrouve un texte sur ses relations avec Derrida, deux cartes postales de lui, et une analyse graphologique qu’avait réalisée sa femme. Il me les confie sans plus d’hésitation, alors qu’il se plaint d’avoir perdu d’autres documents précieux, imprudemment confiés à une étudiante américaine.