Je ne rêve pas. Pour être plus précis : j’ai conscience du rien. Si le sommeil est un canevas de ténèbres sur lequel nous brodons des merveilles, pour moi ce noir, cette absence de tout, est déjà texture. Une terreur ; toutes les nuits, il faut compter les secondes qui me séparent du réveil. Je ferme les yeux puis je m’éteins, sans batteries, sans plus de souffle. Je saisis chaque mesure du temps. Je préfère parfois rester debout, attendre que le temps s’écoule. Tout le monde rêve, à ce qu’on dit. Il suffit juste d’apprendre à se souvenir, il existe des solutions. J’ai essayé. J’ai laissé un verre d’eau près de mon lit. J’ai roulé pour retrouver cette place sur le matelas, dans la vallée de l’oreiller où, passé l’écrin du souvenir, les rêves s’incarnent. J’ai placé des mobiles de planètes, des fleurs séchées dont les pétales souillaient les draps. J’ai bu tous les breuvages de sorcières, avalé tous les séminaires, mangé des runes. J’ai modélisé le tunnel que les rêveurs ont l’habitude d’emprunter pour sortir de l’autre côté, dans le rêve. Mais moi, Bracken, moi, je ne sors jamais. Pour être plus précis : il n’y a pas de tunnel.
KOR
Entendez ! La langue invisible dit le geste d’Elliot
Au Néant descendu pour dérober le Ptyx.
Lo ! Une écume en cette frange !
La spirale du téléphone m’arrache au sommeil. Je dors les pieds contre le mur, mains et pieds en appui sur la paroi. J’ai mal partout, avec l’impression d’avoir passé la nuit dans un tambour de lave-linge. J’ai tendance à baver.
Entre les rideaux filtre une lumière de nuit, à peine lampadaire.
— Grmml ?
Des ténèbres ordinaires du signal émerge une voix fantastique.
— Bracken !
— … Fink ?
Fink, bon sang, Fink. Je croyais en avoir fini avec toi, je croyais en avoir fini avec l’école, ta parano de vieux flic, tes idées folles sur les cailloux. Laisse-moi en paix, je t’en supplie. Laisse-moi sous ma couette, à essayer de rêver.
— J’ai besoin de vous ici, Bracken ! C’est la catastrophe !
Dans la distance, cancane un vol nocturne de canards.
— Je ne reviendrai pas, Fink.
Je vais raccrocher, le vieux insiste.
— Bracken, je vous en supplie. Il s’agit d’Elliot…
— Quoi, Elliot ?
— Je vous envoie un taxi !
— Fink, qu’est-ce qui se passe ?
Je l’entends se mordre la lèvre.
— Mettez des moufles !
Un besoin s’installe, comme on entre dans des chaussons moelleux, depuis longtemps pelés. Me mettre en mouvement, avant que mon corps ne sèche. Prendre ma vie en main, cesser de mourir tous les matins. Avancer, sortir du lit, mettre un pied devant l’autre et agir. Depuis ma démission de l’école, j’ai l’impression de patienter dans la salle d’attente de mon destin. Étranger chez moi, de passage, entre parenthèses, toute une vie comme un paquet-cadeau. Mon futon moisi, ces chaussettes, ces livres, ces bibelots, nouveaux objets technologiques aux formes blanches, mon intimité dans le marbre mou des draps. Qui viendra fouiller ces ruines fragiles pour savoir de quoi ma vie était faite ?
Je tourne les yeux vers la fenêtre. Le ciel noir noir noir au-dessus du port semble vouloir s’enfoncer dans le noir de la baie. Pourquoi suis-je encore ici ? Pourquoi ne suis-je pas parti ? Est-ce que je suis à ce point incapable de prendre une décision concernant ma vie ? Je me déteste. Oh, je sais, se dire les choses à soi-même pour se rassurer, ce n’est pas ce qui nous fait avancer. Mais moi, j’ai le choix, je suis encore jeune, la pourriture est réversible, il me suffit d’un appel d’air, prendre pied et me jeter. Mais je ne peux rien faire. Je veux ma couette, le silence de ces murs. Depuis que j’ai quitté l’école, je ne suis quasiment jamais sorti de chez moi, à part pour me nourrir. Je connais mal leur langue. Même s’ils parlent tous anglais, je suis pour toujours un étranger. J’ai toujours pensé que j’étais trop paresseux pour faire un Islandais. Je ne peux pas retourner chez moi. Ce serait terrible, un aveu d’échec. Je n’ai pas vu mon père depuis dix ans, nous ne sommes même pas fâchés, c’est plus simple de ne pas se parler. Il ne comprendrait pas. De toute façon, il n’y a rien pour moi, là-bas. J’ai encore cette lettre de l’éducation nationale, qui me radie pour mes méthodes iconoclastes, dans un tiroir où je garde les pauvres traces de mon passé : des photos de moi, enfant, prises sur une piste de ski. Enfoncé dans une parka, avec des lunettes en plastique. Des moufles. Quelques fleurs séchées. Un dessin que j’avais fait de maman, avant sa disparition.
Et voilà. J’en suis où ? Je fais quoi ? Il n’y a rien, rien. Rien que le vide, cette sensation de moisi qui m’envahit.
Mais si Elliot, en danger…
Près d’un arbre au bord d’une rivière
Il y a un trou dans le sol
Où un vieil homme d’Aran
Tourne et tourne encore.
Filet de notes échappé d’une fréquence nocturne. Bercé par le roulis du taxi, j’ai trop chaud. Sur ma tête, un bonnet ; à mes mains, des moufles. Une mamie de Stykkishólmur y a tricoté des flocons de neige, une sorcière m’a-t-on dit, une de ces fanatiques des anciens dieux, ceux-là mêmes dont les évêques avaient jeté les effigies dans une chute d’eau. Quand j’avais quitté l’école, pris d’une dernière pulsion de liberté, persuadé que je pouvais triompher du destin en conjurant l’artiste en moi, j’avais entrepris de parcourir le pays à pied. Je n’avais parcouru que le nord, le Snaefflesness, les Westfjords, et, résigné, j’étais rentré en avion d’Isafjordur. Je n’avais pas trouvé l’énergie pour dessiner. J’étais revenu défait. Sans avis. Sans volonté. Il ne me restait rien à accomplir, rien à faire. J’étais vidé de tout, une pelote de laine dévidée sur le parquet, qui me renvoyait l’image de ma misère. Moi, presque au pôle Nord, sans famille, sans travail. Sans espoir. Mais au chaud.
Sous ma couette.
Son esprit est un phare dans le voile de la nuit
D’une étrange et certaine façon.
Le dos du conducteur dépasse du siège avant, comme une tarte d’un moule trop petit. Il me lance un regard dans le rétroviseur.
— Vous n’êtes pas d’ici.
Derrière la fenêtre embuée, des silhouettes zigzaguent dans les rues de cette ville cernée de montagnes, une cité pépiant sous les étoiles, si petite que l’on connaît le nom de tous ses chiens. Entre les maisons de tôles, le froid s’est fait une place ; glacial, il attire les promeneurs, les enroule d’une pointe de vitesse. Toute la ville semble arasée. Au loin, le massif de l’Esja domine les ténèbres d’un sombre plus clair. J’y distingue une trace de lune accrochée à ses falaises, ses éboulis, comme des cheveux tressés d’ombres.
— Je suis Français.
— Ah, Paris.
Il y a le vrai, il y a le faux,
Mais jamais il ne se battra pour toi.
Les faubourgs de Reykjavík disparaissent le long d’une côte déchiquetée, en route vers la proche banlieue, Hafnafjordur, un petit port reconverti en cité-dortoir où vont se loger les familles nombreuses, les vieilles dames et les vikings.
— Vous allez où exactement ?
— L’école.
— Vous travaillez là-bas ?
J’ai démissionné, mais je ne lui dis pas. Je n’étais pas titulaire, car je ne parle pas couramment l’islandais, une langue que je peux comprendre, mais qu’il m’est très difficile de prononcer. À l’école d’Hamarinn, tout le monde doit pouvoir enseigner n’importe quelle matière en islandais ; étant un étranger, j’avais dû opter pour des cours spécialisés, en l’occurrence les arts plastiques.
— Vous avez déjà vu des fées ? demande le conducteur.
Je ne saurai pas dire si les Islandais se trompent quand ils regardent ces rochers pour y voir sculpté, en creux, le mythe d’un peuple parallèle au leur, vivant sa vie dans les failles, discret, affairé à ses cuisines. Je sais que les enfants de l’école fréquentent des fées tous les jours. Avant ma démission de l’école, je fréquentais des enfants tous les jours.
Ce n’est pas moi que tu vois.
— Je ne crois pas.
— Cette école, c’est un endroit bizarre… J’ai un ami qui habite juste sous la falaise. Il me raconte que la nuit, il voit des lumières, que parfois il entend des chansons. Je crois que ce sont des feux follets, mais ma femme, avec ses amies, elles font des pique-niques là-bas, elles laissent des gamelles de grumeau sur les rochers en partant, pour s’attirer les faveurs de la cour royale.
Il ricane. Il n’est pas d’ici non plus.
— Ça les fait rêver, nos femmes, vous savez, c’est comme les Anglais, ils ont un roi, une reine, mais nous, on a quoi ?
Dans le ciel, les autoroutes phosphorescentes d’une aurore boréale s’effacent doucement, ruines d’une architecture céleste. Je cligne des yeux quand la lumière d’un phare, au loin sur la mer profonde, trace un prisme sur la fenêtre. Je me frotte les yeux, la laine me tire des larmes de rien.
Le pli des hommes sages.
Hamarinn est une butte au centre-ville d’Hafnafjordur, en bordure d’un champ de lave. Côté ville, la butte se termine en courte falaise, parsemée de bois miniatures et de petites résidences privées. Côté terres, c’est un large parvis d’anciennes pierres couchées, une mosaïque minérale constellée de pistils turquoises où le pollen se dépose. Un endroit sacré ; une intense sauvagerie au cœur même d’un village où ont poussé les supermarchés, les coffee shops. Entre les interstices éclosent de minuscules fleurs jaunes et mauves, en collerettes le long des buissons. Pendant la récréation, les enfants gravent leurs noms sur les pierres, pour attirer les fées. Ils cachent des feux d’artifice sous les grandes stèles, en désirant les jours de fête.
L’école a été bâtie sur ce plateau, juste avant de devenir hraun, terre durcie. Deux grands bâtiments d’un gris futuriste, reliés par des couloirs extérieurs vitrés, qui semblent posés comme des cubes d’enfant. Le modernisme de l’ensemble tranche radicalement avec le panthéisme bien tempéré dont font preuve les promeneurs sur les falaises, en quête d’une fleur rare, d’un sous-bois de poche où se nichent les énormes chats du voisinage, gras et ronronnants. Dans un de mes premiers dessins réalisés en Islande, où j’étais venu pour retrouver l’inspiration, j’avais tracé l’école à grands traits, sur un chaos végétal sans grand rapport avec la réalité, et un champ de lave bien plus étendu. J’avais voulu souligner la différence, ces deux aspects d’un même pays cohabitant dans l’harmonie de ses paradoxes, sans espace entre eux pour les opposer. Parfois un simple couloir, un pont, vient unir deux éléments à la dérive.
Tout ici est frontière, passage de l’un à l’autre, tension de l’entre-deux.
« Pour la treizième semaine, The Riddle de Nik Kershaw, en tête de notre top 30 ! Nik Kershaw qui donnera un concert exclusif sur la falaise demain midi, pour célébrer la fin de Noël, en espérant que Gryla ne se pointe pas ! En attendant ce grand rendez-vous, rejoignons l’équipe de sismologues du cratère de Burfell, où l’on nous dit que… »
Sous le préau de l’entrée, la silhouette d’un oisillon chétif : Fink tape des pieds pour se réchauffer, rabat une pelure sur ses os, une veste en laine trouée, rapiécée, dont toutes les coutures ont déjà été remplacées. Un strato-cumulus s’échappe de ses lèvres quand je descends du taxi.
— J’ai bien cru que vous ne viendriez pas.
Un instant, il esquisse un mouvement vers moi, comme pour me prendre dans ses bras, avec une intimité à peine entamée, peut-être en souvenir de choses anciennes, disparues.
— Salut Fink, dis-je, morbide.
— Si vous saviez comme je suis content de vous voir !
— Donnez-moi une seule raison de rester.
— J’ai fait du café !
Des canards passent sous la voûte étoilée d’une nuit éternelle.
Little generator won’t get the spark
motor’s in a bad condition, you gotta have
these batteries charged…
Tout est moisi dans le bureau de Fink, imbibé de caféine comme son vieux costume et sa chemise au col élimé. D’un phonographe suinte le sirop d’un siècle enfui : une guitare décharnée, une voix sortie de nulle part. Dans le fouillis, papiers, pages de journal et fougères grimpent jusqu’au plafond pour tenter de s’échapper. La circulation se fait par des chemins entre les piles, la cafetière, le bureau ; par la fenêtre, au-delà du parking abandonné, la lave, la lave à perte de vue ; à la lueur des lampadaires, la roche vire à l’orange.
— Alors, Fink ?
Fink prend son air de coyote affamé.
— Pauvre Elliot.
J’adore Elliot. Tout le monde adore Elliot. Il s’agit du concierge qui va et vient, un vieillard affairé à des tâches imprécises. On dit qu’il est autiste. Je ne connais pas suffisamment d’autistes pour savoir si tous sont comme lui, mais il ne m’a jamais paru plus fou qu’un autre – peut-être plus discret, oui, obsédé par ses rituels, étrangement silencieux. Il porte toujours le même maillot de matelot, avec un gros nœud blanc. Ses grands yeux mi-clos sont soulignés d’un liseré noir, comme d’impossibles cernes. Un sourire fatigué, entre épuisement et ironie.
Elliot est le protégé de Plouffe, le proviseur. Plouffe parle parfaitement français, Elliot est comme son fils. J’avais trouvé auprès d’eux une forme de réconfort. Elliot comprend quand je lui parle en français. Il n’a d’ailleurs pas le type islandais. Elliot ne parle pas. Je suis peut-être le seul à l’avoir presque entendu dire un mot, un matin où, les yeux fixés sur une feuille raturée qu’il n’arrivait pas à transformer en dessin figuratif, il avait tenté d’articuler ce qu’il avait voulu représenter :
Elliot vit ici depuis toujours, placé par l’État pour entretenir les canalisations de l’école. Il est si vieux, il a pu mener mille existences. Un environnement stable lui avait probablement permis de prendre conscience de sa condition dès son jeune âge, mais il était resté confiné dans un monde d’ordre obscur, voué à des tâches d’entretien pacifiques. L’école a des tubes parfaits. Quand j’avais constaté sa précision, je l’avais autorisé à participer à mes cours d’éveil avec les plus petits, pensant que cela aiderait tout le monde de le voir dessiner des petits monstres. Elliot se passionnait pour les catalogues, les escaliers et les macareux. Il aimait par-dessus tout dessiner la mer, les animaux marins, les tortues, les baleines, les hippocampes, les anémones entre les rochers, les algues dans le ressac. Son monde était un vivier où chaque espèce était un sujet d’émerveillement.
— Il est mort ?
Fink finit de servir le breuvage en silence. Son café est une mélasse saturée de cassonade ; il le cuit avec un fer à cheval, porté à incandescence dans une gamelle en fer blanc. Pendant le peu de temps que j’avais passé ici, ce bouillon était devenu ma drogue. Mon métabolisme le réclame depuis mon départ. Je prends la tasse dans mes mains mouflées. Lorsque la gnôle m’emplit la gorge, mon squelette s’illumine, comme sous l’effet d’une injection de fluorescéine, cartographiant mon espace intérieur.
— Peut-être, répond Fink en crachant dans sa tasse.
Je laisse échapper un long soupir, comme si mon âme voulait quitter cette prison, s’envoler dans le froid et laisser mon corps sur le carreau, tout vieilli, tout éteint.
D’une inspiration, je la retiens.
mmm mmm mmm
You ooo ooo ooo
Pendant le trajet jusqu’au sous-sol, Fink me jette des regards inquiets de ses petits yeux mouillés. Il porte une boîte à outils, penche du côté droit.
— Hier soir, comme tous les soirs, je suis descendu voir Elliot pour lui donner ses pilules, c’est le docteur qui a insisté pour qu’il les prenne chaque jour à la même heure. J’ai tapé trois fois, je ne rentre jamais vous savez, mais il faisait un de ces ramdams… Il n’a pas voulu m’ouvrir, alors j’ai attendu toute la nuit devant sa porte puis, il y a environ une heure, il a cessé de faire du bruit, alors je vous ai appelé. Je ne savais pas quoi faire.
— Vous l’aviez vu avant qu’il ne s’enferme ?
— Plouffe l’a emmené faire sa promenade de santé au parc. À leur retour, Elliot s’est enfermé, il portait un sachet en plastique. Plouffe m’a dit qu’il avait acheté deux bébés tortues à une bohémienne. Je ne l’avais jamais vu aussi excité.
— Excité ?
Fink opine.
— Moi aussi ça m’a étonné. La dernière fois que je l’ai vu dans cet état, c’était quand il avait appris que l’Islande allait participer à l’Eurovision.
Passé les murs pastel, les bureaux rétrécis, les tableaux noirs, sous les salles de sieste, sous les petits lavabos et les tout petits porte-manteaux. Demain, c’est kermesse pour le dernier jour de Noël. Les enfants ont travaillé toute la semaine pour décorer les couloirs de banderoles, d’accordéons et de fanions, des lampions, d’étincelles en papier. Des dessins sont accrochés partout sur les murs. On n’y devine qu’un hymne vague à la nature, à la mer, au ciel, au soleil. Il y a là des créatures terribles, une sorcière énorme, un volcan qui illumine de peinture jaune un ciel en flammes. Une série d’icebergs, sur une mer déchaînée.
— Oh lala ! quelle affaire… pleurniche Fink.
J’ai tellement sommeil, je ne cesse de bâiller.
— Et la retraite, Fink ?
— Elliot était déjà là quand j’ai pris mes fonctions. S’il meurt durant mon mandat, je ne me le pardonnerai jamais. Personne ne me le pardonnera, c’est mon boulot.
J’ai dû faire un bruit, car Fink s’interrompt.
— Oh, je sais Bracken, je sais, vous pensez comme Bram, vous êtes de ces grands cyniques qui s’imaginent que nous mourrons seuls. Mais moi, Bracken, je crois à des choses qui vous dépassent, vous et Bram. Et jamais je ne pourrais échapper à mes responsabilités ! Je suis toujours le surveillant général !
Je lève mes moufles en signe d’apaisement.
— Je ne voulais pas vous vexer.
Je sais que Fink est un gentil.
— S’il ne prend pas ses pilules, son petit cœur ne tiendra pas !
— On va trouver une solution.
La chambre d’Elliot est située à l’extrémité d’un couloir sinueux, dans le tréfonds le plus intime de l’école. Elliot a vécu ici toute sa vie, derrière la chaufferie, dans un labyrinthe de tuyaux enchevêtrés. Personne n’a jamais su comment il était installé, son intimité reste une légende. Les enfants s’aventurent parfois ici, croyant dur comme fer qu’il s’agit du toit du monde et que dans ces canalisations nagent de robustes orques épaulards. Mais tout le monde respecte le secret. Nous avons besoin d’entretenir nos secrets, nous sommes en panne de mystère.
La porte bleue de sa dépendance tient lieu de rempart, infranchissable vallée où dansent les brumes d’un âge révolu. Elliot y a punaisé un de ses dessins, tracé de cette main maladroite que je connais si bien : au centre de la feuille blanche, gribouillée, une fente noire.
— Qu’est-ce que c’est ?
Fink hausse les épaules.
— Un vagin ?
Il n’y a pas la promesse d’un enfant dans cette ouverture, ni la possibilité d’un ailleurs. Cette fente ne mène à rien. Elle n’est faite de rien. En regardant plus attentivement, mais il faut se pencher pour le voir, elle repose sur un petit socle tout fin, comme une vasque qui la soutiendrait. L’image fait naître en moi un souffle, quelque chose qui s’ouvre brusquement, comme une pupille : un mouvement d’apparition, magique et sacré. Une fente originelle, une matrice divisant la feuille, créant l’espace.
— Quand a-t-il dessiné ça ?
— Juste après votre départ. Cyldrid avait récupéré Elliot au fond de sa classe, sa présence calmait les enfants. Elle le laissait dessiner pendant les cours mais, depuis quelques semaines, Elliot était malade. Plouffe a appelé le docteur, qui a dit qu’il fallait lui donner des pilules pour que son cœur ne cesse pas de battre. On a aussi essayé de lui demander d’en faire moins mais c’est une vraie tête de mule, il continuait à taper sur ses tuyaux. C’est terrible de le savoir si proche de la mort. Moi-même, je sens que mes forces me quittent…
Il triture ses doigts aux ongles rongés, incapable de choisir entre l’initiative et la résignation : entrer dans cette pièce interdite, ou se laisser mourir sur le palier. Pour la première fois, je le vois tel qu’il doit apparaître aux enfants, peu habitués au quotidien de la vieillesse : un grand costume vide.
— Je suis désolé de vous imposer tout ça, Bracken.
— Ça va, abdiqué-je, las de tout.
— Je n’y arrive plus tout seul.
— N’en faites pas trop.
— Pourquoi êtes-vous parti ?
Une boule de haine s’est formée dans mon plexus, un soleil noir, trop noir.
— J’avais sommeil.
Le verrou est fermé de l’intérieur.
Mettre un coup d’épaule dans la porte.
Elle vacille à peine.
Fink prend son élan.
KOR
Lumières, écailles du Cap,
Ces glissements qui ne cessent d’oublier,
Ce que les mots ne disent.
Un rideau s’est déchiré. En silence, le sanctuaire d’Elliot est brisé. Violé le mystère. Nous n’aurions pas dû faire ça, c’est un pressentiment ; non, c’est une certitude.
Il y a des choses qu’on ne rompt pas.
— Hey !
— La porte !
— Ça caille !
Dans la pénombre : loupiotes sur les murs, guirlandes qui clignotent et crépitent, petite chambre aux murs immaculés, vaguement turquoise. Parfum d’iode. Un éventail japonais. Sur le secrétaire ouvert, un sachet en plastique rempli d’eau.
Deux tortues me dévisagent.
— Pourquoi il nous regarde comme ça ?
— Je vais lui mordre le doigt !
— Arrête, tu vas te faire tuer !
Fink me piétine pour entrer, ses grandes pattes de mouette montées sur ressort. La pièce est vide.
— Où est-il ? demande Fink.
La porte baille, le verrou arraché.
— Étrange, une chambre sans serrure.
— Et fermée de l’intérieur.
— Il doit se cacher.
— Grml.
Fink ouvre l’armoire, défait le lit, regarde sous le matelas, sous le sommier, sous le fauteuil, entre les coussins du fauteuil, sous le repose-pieds, dans le secrétaire. Pas sous le lit, pas dans l’armoire. Pas dans un coin sombre. Pas sous les coussins, ni sous le tapis. Ni replié dans les petits tiroirs du secrétaire.
— Elliot ? You-oo !
Sous les planchers ? Dans les murs ?
— Mais qu’est-ce qu’ils font ?
— On dirait qu’ils cherchent Elliot.
— Oh lala…
Fouillée, la pièce. Retournés, les bouts de tapis, le matelas, l’armoire – vide, sans cintres ni sous-vêtements –, les murs, tâtés les interstices, mes doigts de laine quêtant un passage, un mécanisme. Je jette un coup d’œil aux murs délavés, rien de décollé dans cette antique tapisserie, rien qui permettrait à un vieillard, aussi fin soit-il, de s’y cacher sans être vu, sans former une énorme boule, telle une marmotte avalée par un boa. Le plafond s’affaisse au nord-est, formant un angle taillé en biseau. Impossible de se résigner à imaginer que quelqu’un puisse se dissimuler dans cette petite chambre sans fenêtre.
Le secrétaire est une boiserie pleine de termites, qu’on entend ronger patiemment. Les tiroirs sont encombrés de matériel de dessin, crayons de couleurs, règles, agrafes, gommes, trombones, gratouilles. Dans le tiroir du milieu je trouve une pomme, un Walkman sans piles, une cassette, une paire de lunettes cassée et une BD. Les lunettes sont celles d’Elliot. Les verres sont brisés, la monture rompue au niveau du nez, patchée par un bout de Scotch rose électrique. L’étiquette de la cassette est gribouillée de ratures incohérentes.
Je connais cette BD. Don di Rosa, le Vol du Sampo, 1976. Picsou part à la recherche du mystérieux Sampo, avec Donald et ses neveux. Une adaptation libre du Kalevala, recueil de récits mythiques finlandais, pour ce que j’en sais. J’ai souvent vu Elliot la lire pendant mes cours. Je me souviens de ses grandes mains qui tournaient les pages, assis à un bureau trop petit, au milieu des petites têtes mal peignées. Quelque chose a été ajouté à l’album, un détail tellement grossier qu’il passe d’abord inaperçu : tous les espaces entre les cases ont été noircis au feutre épais. Sans dépasser.
— Je n’y comprends rien, avoue Fink.
— Il a pu nous jouer un tour, dis-je en pliant la BD dans ma poche.
— Impossible !
— Fink, vous n’avez quand même pas inventé tout ça pour me faire revenir…
Il y a de la buée, sur ses pupilles blanchies par la cataracte. Ses mains tremblent en triturant la petite boîte de dragées médicinales.
— Elliot est comme un fils pour Plouffe, Bracken, pour nous tous. Il va mourir si on ne le retrouve pas ! Je vous en supplie Bracken, croyez-moi ! Et s’il avait fait une grosse bêtise ?
— Grosse comment ?
— Grosse grosse.
Il va se mettre à pleurer, pauvre Fink.
— Allons, Fink, ne vous inquiétez pas.
Je suis un vrai cœur d’artichaut.
C’est pour ça que je porte des moufles.
— Vous avez dit qu’il faisait du bruit quand vous êtes descendu le voir hier soir. La seule chose qui pourrait faire du ramdam ici, ce sont les meubles. Il faut tout dégager.
Fink s’illumine. Envolées, les larmes.
— Riche idée !
— Rooo, mais ils vont tout casser !
— J’espère qu’Elliot n’a pas volé le Ptyx…
— Le quoi ?
Je prends les mesures de l’emplacement de chaque meuble, en tenant compte des illusions d’optique créées par le peu de hauteur du plafond, sa terminaison en pointe, penchée, qui engendre cet angle spécial. Nous bougeons toute la pièce, rotation de cubes dans des cubes. Sur les lattes du plancher, aucune trace de poussière, sur les meubles non plus. Une chambre sans fenêtre, ni poussière ?
Quand le lit et l’étagère sont placés dans le prolongement du repose-pied, la ligne divisant la chambre semble agrandir le tout, esquisse de labyrinthe menant d’un mur à un autre. Quand l’étagère est rabattue vers le fauteuil, lui-même placé à la diagonale du lit, parallèlement au secrétaire, l’espace est considérablement réduit.
Il y a d’imperceptibles traces au sol, dans le bois, raclures, striures, frottements. En les suivant, un nouvel ordre s’impose : la chaise sur la table basse, l’étagère perpendiculaire au secrétaire, repose-pied et lit parallèles, éventail déplié, l’armoire en pointe et le petit tapis rond couronnant le tout.
— Pourquoi bougerait-il ses meubles ? demande Fink.
— J’ai l’impression que ça libère des coins.
Je marche jusqu’à l’angle en pointe. Quelque chose m’y attire, un repère d’instinctif, presque magnétique, qui aimante ma curiosité.
— Celui-là, peut-être ?
— C’est juste un coin, fait Fink en haussant les épaules.
Je m’agenouille. Aucune aspérité dans cette paroi, aucune prise où forcer un doigt. Je pose ma main dans la fausse fente ; du doigt, je suis la ligne invisible qui en divise la surface.
— Mais si, tu sais, le Ptyx !
— Quel Ptyx ? Elliot est juste descendu au Néant.
— Elliot ?
Sur le lit, bredouille, Fink se ronge les ongles. Il me semble capter l’écho d’un vol de canards à travers les murs. Peut-être des oies.
— Comment est-ce que je vais expliquer ça à Plouffe ? se lamente Fink.
— Il comprendra. Ce n’est pas de votre faute.
Fink me regarde, ahuri. Lui et Plouffe sont des ennemis jurés. Quelque chose les avait divisés, dans le passé, deux bords qui s’éloignaient doucement, sans espoir de réconciliation. Pendant mon séjour ici, j’avais souvent servi de pont.
— Les choses ont bien changé depuis votre départ, Bracken.
Fink farfouille dans sa boîte à outils.
— Je ne voudrais pas vous culpabiliser, mais votre démission a foutu une sacrée pagaille. Vous étiez notre soupape. Depuis que Bram s’est installé dans le gymnase avec sa greluche et ses machines, Plouffe n’a plus aucune autorité sur les enfants, ils se font pratiquement cours tout seuls. Je ne sais pas ce qui s’est passé, à un moment, Plouffe a cessé de s’intéresser aux enfants. Il n’en avait que pour Elliot, et Bram en a profité, avec son statut de professeur, il peut prétendre à la succession… Demain, c’est la kermesse, les parents seront là, le maire, la télévision et Nik Kershaw, et moi je sais pas quoi faire, il reste tout à mettre en place, construire la scène, finir les stands et je croyais qu’Elliot et Plouffe m’aideraient mais je suis tout seul ! Ah, je donnerais tout pour revenir en arrière. Quand vous, vous étiez là, et que tout allait bien.
Étrange comme mes souvenirs de l’école semblent s’être éteints après ma démission. Comme si tout ce que j’avais vécu ici, ce que j’avais appris, était enchaîné aux lieux, sans existence en dehors, sans aucune texture. Tout me revient progressivement. Comme si ce qui m’est refusé pendant le sommeil devenait une façon d’être au monde, dans le monde. Ici, tout le monde enseignait tout, mais chacun avait sa spécialité. Plouffe dirigeait d’une main subtile, il avait décidé de laisser les enfants plus libres qu’ailleurs, expérimentant des méthodes discutables qui m’avaient séduit : encouragement à l’échec, hyperparticipation, cours taillés sur mesure, nouvelles disciplines. J’avais trouvé un terrain de jeu à la hauteur de mes ambitions d’enseignant : non plus des cours où l’enfant était passif, mais un enseignement envisagé comme une activité dynamique, certes contrainte par des notions à communiquer, mais dont la forme s’adaptait aux besoins et à l’attention d’une jeunesse en pleine transformation. Peut-être le secret de toute discipline résidait-il dans l’acceptation d’une relation à double sens, peut-être que le rapport maître-disciple était obsolète. Tous les instituteurs n’y étaient pas favorables, certains avaient démissionné, mais d’autres, comme Bram, dont les mathématiques étaient la spécialité, avaient pris le train en marche pour en accélérer l’allure. Une nausée me remonte au souvenir des cheveux sales de Bram qui me regarde en riant de toutes ses dents jaunies, brandissant une souris d’ordinateur au bout de son fil, presque morte.
— Le seul qui comprenait Elliot, c’était vous, soupire Fink.
— Vous parlez de lui au passé.
Ses yeux se perdent dans le vide.
— Je savais qu’il lui arriverait malheur.
— Pourquoi ? C’est quoi, une grosse grosse bêtise ?
Il lève les yeux vers moi.
— Les fées, Bracken.
— Vous n’allez pas recommencer, Fink.
— Bracken, écoutez-moi…
Il se penche et d’un air de conspirateur :
— Je crois qu’Elliot a une affaire avec la reine.
— La reine ?
— La reine des fées.
— Fink…
— Vous ne me croyez pas, vous ne m’avez jamais cru, mais c’est la seule explication. Je ne sais pas si c’est elle qui l’a fait enlever ou si Elliot est parti la rejoindre de son plein gré, mais quelque chose ne tourne pas rond entre ces deux-là et mon petit doigt me dit que si le roi revenait demain, ce serait une sacrée pagaille.
Je sais qu’ici, en Islande, beaucoup de gens croient encore aux fées et aux elfes, parce que pendant longtemps le pays fut très peu peuplé ; la solitude devait être pénible à supporter, et les pierres étaient partout, comme des résidences, attendant d’être occupées. Ce n’est pas un cliché : c’est plus qu’une croyance, plus qu’une tradition. C’est une façon de voir le monde. Les fées n’existent pas vraiment, mais le monde lui, il est là, il est vivant, il respire. Le doter d’une conscience humaine nous renverrait à une obscurité trop difficile à avaler. Alors pourquoi ne pas le combler de petits « nous » qui s’agitent dans l’invisible, rafistolant les fonds de culotte, toujours là pour qui veut les voir.
— Fink, on va le retrouver.
— Si seulement elles pouvaient parler, soupire Fink en lorgnant le sachet en plastique posé sur le lit.
Les tortues, nagent, pépiant quelques filets de bulles. Elles exécutent des pirouettes, si douces, je peux presque les voir sourire, puissante tromperie de la nature.
— On dit que leur mémoire n’excède pas trente secondes.
— Mais si tu sais, Elliot !
— Non je ne sais pas ! Qui êtes-vous ?
— Et vous, qui êtes-vous ?
Fink se raidit soudain, son presque sourire devient grimace : Cyldrid Oup se tient devant la porte défoncée, ses petits poings bien serrés.
KOR
Vite, ces rivières, pressées de flux
Dans leur vallée, dirigent le temps
Des couches singulières de l’expérience.
Cyldrid Oup plisse les lèvres.
— Fink, qu’est-ce que vous avez fait au petit ?
Elle enjambe les débris, se signe en pénétrant dans ce royaume dévasté. Elle porte son tailleur haut sur son ventre rond. Tout son corps semble rigide, comme fait de bois ou de plastique, son chignon est paraît-il plus dur qu’une bobine de fil.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? dit Fink en dégainant son tournevis. Je suis le seul à pouvoir entrer par effraction !
— Oh je vois, môssieur se prend pour un héros.
J’essaye de calmer le jeu.
— Cyldrid, ne l’énervez pas, il a eu une nuit difficile…
Elle me dévisage, comme si elle me voyait pour la première fois.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ?
— Fink m’a demandé de revenir.
— Après ce qui s’est passé ?
Fink en lâche son outil. Un instant, peut-être par pitié, je veux lui expliquer les raisons de mon départ, parce que tout le monde sait. Tout le monde sauf lui. Cyldrid sait parce que je le lui ai dit il y a un an, sur le seuil. À l’école, comme en prison, on a nos coutumes. Les autres avaient gardé le silence, c’est la loi : tout le monde est contre Fink, et ç’aurait été accorder trop de respect au surveillant général que de lui expliquer pourquoi j’avais décidé de tout plaquer du jour au lendemain.
— Je suis revenu pour Elliot, dis-je finalement.
— Où est-il ? demande Cyldrid.
— Pas ici.
Elle laisse pendre le verrou au bout de son majeur, perplexe. Cette école n’a pas connu le progrès, elle a vieilli plus vite que tout, déjà vieille au moment de naître, quasiment déjà crevée.
— Vous avez fouillé partout ?
— Oui.
Cyldrid arpente la pièce en marmonnant. Elle refuse l’idée qu’un homme puisse se volatiliser dans une chambre close, sans fenêtres.
— Sous le plancher ?
Elle frappe le sol de ses talons usés.
— Il y a probablement un passage secret, dis-je.
— Plouffe prétend la même chose, dit-elle.
Fink soupire.
— Plouffe est sénile !
Plouffe est persuadé que l’école est truffée de passages secrets. Personne ne l’a jamais cru. Pendant mon séjour ici, je n’ai jamais vu le moindre tunnel. Mais je suppose que ces vieux sols de lave sont parcourus de galeries où vont mourir les moutons.
— Elliot est peut-être en train de suffoquer derrière un mur, suggéré-je.
— Alors il finira par avoir envie de faire pipi, remarque Cyldrid.
— Qu’allez-vous faire quand il sortira, lui administrer une bonne fessée ? demande Fink.
— Et pourquoi pas ?
— J’appelle la police, dit-elle en marchant vers la porte.
— Cyldrid, vous n’y pensez pas ! l’arrête Fink. Vous laisseriez des étrangers se mêler de nos affaires ?
— Au moins, eux, ils sauront vous faire cracher le morceau.
— Le morceau, quel morceau ?
— Vous mentez, dit Cyldrid.
Fink ferme son poing, l’air mauvais.
— Qu’est-ce que vous insinuez, vieille bique ?
— Elliot n’a jamais été dans cette pièce.
Il a l’air sincèrement touché. Dans sa bouche entrouverte, je peux voir trembler ses chicots. Elle en profite.
— Vous l’avez caché et vous vous foutez de nous.
— Pourquoi ferai-je une chose pareille ?
— Parce que vous êtes vieux, et seul ?
Cyldrid a brisé quelque chose en lui, quelque chose de mou. Peut-être suis-je le témoin d’un théâtre désespéré : ces deux épaves se disputent les reliques d’un rêve. Elliot au centre, comme un enjeu, un enfant sur qui veiller quand plus rien n’a d’importance, quand les corps fuient, troués de partout par le temps, par l’usure, par les couloirs qu’on monte et qu’on descend, sans but, par automatisme, par destin.
Fink fait mine de la frapper.
Je lève une main, pleine de moufle.
— On se calme !
— C’est elle qui a commencé !
— Vieux bouc !
Il va l’étrangler. Je les sépare à bout de bras, ils partent chacun dans un coin de la pièce. Combien de fois ai-je accompli ce geste en salle des profs ; moi, l’entre-deux, moi, la frontière qui divise. Le seul moyen que j’ai de faire pression sur les fous de cette école : mon corps comme rempart. Comme cette fente, punaisée sur la porte d’un disparu. Comme cette fine paroi, entre la vie et la mort.
— Je ne crois pas que Fink jouerait avec la vie d’Elliot, dis-je.
— Alors, c’est un miracle, répond-elle.
Fink ricane.
— Cyldrid, voyons.
Elle le regarde, longuement.
— Vous lui préférez vos miniatures ?
— On a tout oublié…
— Oui, il faut trouver un moyen de se souvenir.
— Mais de quoi ?
Un silence s’installe dans la pièce, comme un géant qui reprend son souffle après une course au-dessus des pins.
Rompre le malaise en toussant.
— Un miracle, donc ?
— En quoi croyez-vous, Bracken ? dit Cyldrid.
— Heu…
— Vous laissez pas embobiner, Bracken, ce sont des histoires de pêcheurs.
Cyldrid se lève, lui enfonce un doigt dans le plexus, comme pour l’empêcher de penser, pour stopper net sa réflexion.
— Je vous trouve très agressif, vieil homme. Les fées sont des créatures du bon Dieu, elles font partie du troupeau.
— Cyldrid, je ne prétends pas connaître la vérité, ni parler aussi bien que vous, mais si vous croyez que le bon Dieu a pris ce pauvre Elliot, prouvez-le !
Étranges, leurs rixes spirituelles. Ce pays avait été bâti sur une double foi. Dans leur sagesse, les évêques avaient admis les superstitions dans la société, en laissant les hommes vénérer les anciens dieux dans l’intimité de leur foyer. Je me demande en quoi je crois, moi. Croire en rien me paraît insurmontable. Je crois que je suis ici, dans cette pièce vide, sans Elliot, de retour malgré moi. Ce simple fait suffit à me convaincre qu’il n’y a rien en ce monde qui ne soit explicable.
— Dieu, les fées, ce serait donc la même chose ? avancé-je.
Cyldrid croise les mains devant elle, comme une petite fille.
— Si vous me demandez s’ils existent, ma réponse est oui. Si vous me demandez si j’y crois, je vous répondrai que ce sont des brebis du Seigneur dans un royaume éthéré. Le petit peuple caché dans les rochers sont des paroissiens, comme nous le sommes tous.
— Je suis ici depuis longtemps, Bracken, intervient Fink en la coupant. Des choses étranges, j’en ai vues… Des messes, entre les fentes des rochers. Des touristes disparus, tombés dans un trou. Des objets sur les pentes, disséminés, je peux le prouver, tenez, regardez…
Il fouille sa poche, en sort un petit dé à coudre, très petit, tout petit, même pour une fée. Un porte-clés, attaché au trousseau d’un passe-partout.
— J’ai trouvé ça un matin, après le solstice d’hiver. Entre les herbes de la cour de récréation, où Elliot était allé s’asseoir. Regardez la finition. Les fleurs gravées.
Un travail d’artisan, certainement. J’ai déjà vu des bibelots dans le genre, en vente dans les boutiques du centre-ville pour que les touristes se souviennent de cet endroit sans avoir à tricoter un pull.
— Ça ne prouve rien, dit Cyldrid. Moi aussi j’ai vu des lumières, j’ai même entendu des chansons. Les jeunes viennent ici la nuit, quand il ne fait pas trop froid. Et il y a des lucioles.
En retournant le dé entre ses doigts, Fink égrène sa pensée.
— Quelque part dans cette école se cachent la dernière reine et ses valets. On peut accéder à ses appartements par des tunnels secrets dissimulés dans la lave. Elliot y croyait, tout comme Plouffe croit à ses souterrains. Enfant, il devait avoir vu ce palais d’ivoire et de velours ; tous les enfants, s’ils en ont envie, peuvent le voir. Sa maladie a conservé la fraîcheur de son regard. Le palais d’Hamarinn se tient au bord d’une faille, une fine ligne qui sépare le royaume mortel de Féerie. Le couple royal garde cette division, depuis des siècles les deux mondes ne communiquent pas. Mais le roi a disparu, alors…
J’émets un « mrrrl » de frustration.
— Vous me prenez tous les deux pour un idiot.
— Pourtant Elliot a disparu, dit Fink, tout fier.
— Et s’il avait fait une fugue ? demande Cyldrid.
Fink grogne.
— Elliot n’y voyait pas à un mètre, dis-je, et il est parti sans lunettes. Ça ne lui ressemble pas. Ses verres sont cassés, se pourrait-il qu’il se soit battu ?
Leur silence ne me dit rien qui vaille.
Très bien.
— Je vais chercher Plouffe.
— Plouffe ? Vous n’y songez pas ! hurle Fink.
— Ce serait pire ! proteste Cyldrid.
Pour la première fois, ils sont d’accord.
— Vous me cachez quelque chose.
Ils me regardent, ahuris, comme ces tortues. Ou bien est-ce moi la tortue, dans le sac plastique de cette chambre marine ?
— Mais enfin Bracken, pas du tout.
— Où allez-vous chercher tout ça ?
— Vraiment, vous me peinez.
— Je ne sais pas ce qui se passe dans cette chambre, dis-je, mais si le proviseur n’est pas au courant, ça va poser beaucoup de problèmes demain matin. Vous vous rendez compte des conséquences ? Vous n’êtes pas tout seuls ici, c’est un service public !
— Oh lala, la kermesse.
— Oui, et si vous voulez rester ici à parler métaphysique, c’est votre problème, mais moi, je veux savoir !
Respirer.
— En plus, il faut changer l’eau des tortues.
— Oh oui !
— Il est sympa lui !
— C’est qui ?
KOR
Des carrés magiques émane nouvelle nature,
Pure interprétation, herbes régurgitées,
Car ces constructions ne sont de miel.
Dans le vaste évier en aluminium de la cantine déserte, remplir un vase rond, vider le sachet dans le bocal. En le manipulant, je me rends compte que je n’ai pas retiré mes moufles depuis mon retour. Elles font partie de moi. Leur maladresse me donne l’assurance de rester ici sans partir en hurlant. Si je les enlevais, j’aurais peur de ne plus y trouver mes mains.
— Bracken, il s’appelle Bracken.
— Merci Bracken !
— Il vous entend pas !
Fermer le robinet.
— Voilà, les tortues, maintenant ça devrait aller.
— J’en avais marre du caca !
— On fait quoi maintenant ?
— Caca !
Cette école a des propriétés qui m’échappent. La nuit, les lieux changent de configuration, prennent la teinte des rêves ; les recoins deviennent volumes, les surfaces se creusent. Je me cogne contre un mur que je ne pensais pas là. Est-ce donc cela, la propriété onirique d’un lieu ? Quand tout change de forme, quand les visages se meuvent, que les murs se déplacent. Je n’ai jamais rêvé, je n’ai aucun souvenir de ce monde. Tous mes souvenirs viennent d’ici, du monde réel, mais mes souvenirs de l’école sont ce qui s’approche le plus d’un rêve.
Je traverse le couloir extérieur qui relie les deux unités de l’école ; la baie vitrée vient d’être nettoyée. Dans le ciel, les étoiles luisent encore, pas tout à fait aube, plus tout à fait nuit. Un monde entre deux, où tout s’étire éternellement, où la mer disparaît dans la couleur de la nuit. De chaque côté luit le hraun, le champ de lave, devenant doucement, vers la ville, la falaise. Un vaste plan gris-bleu, strié de fentes, parsemé de touffes rugueuses. Au loin, des lampes de camps scintillent sur le cratère du Burfell. Il y a des gens là-bas ce soir.
Il me semble voir une lueur, sur les rochers. Un feu follet. Un instant, mon souffle devient si régulier, si profond, que je prends conscience de ma présence ici et maintenant, à travers la douceur de ma respiration.
— Ma belle, j’ignore encore votre prénom…
— Hiiii… Pourquoi pas Diane ?
— Oh, Diane, cute.
Plouffe n’est pas dans son bureau. La lampe de chevet est allumée, un mégot de cigarette refroidit dans un cendrier. Il était ici il n’y a pas si longtemps.
— Et vous ?
— Mmm… Roméo !
— Hi hi !
Les étagères sont pleines de livres aux noms compliqués, recueils de poésie, guides, romans, anthologies… Plouffe est francophile. Avant de devenir proviseur, il était professeur de français à l’université de Reykjavík. Il avait passé sa vie à s’intéresser à la poésie française. Plouffe est spécialement un admirateur de Stéphane Mallarmé, un poète que je n’ai personnellement jamais lu. Il possède des dizaines d’ouvrages le concernant, des recueils, des biographies, des analyses. Il y a des carnets ouverts sur le bureau, des cartes en islandais, des diagrammes, des figures géométriques.
Soudain, j’entends des voix. J’entrebâille la porte pour jeter un coup d’œil dans le couloir. Émergent des ténèbres deux adolescentes en baskets et grosses mailles. Elles portent des plateaux-repas.
— Et il me dit : “Non, je ne veux pas utiliser le téléporteur, c’est capricieux.”
— Oh !
— Carrément !
— Et il compte s’y prendre comment ?
— Il dit qu’il gardera la balise sur lui, pour la sauvegarde.
— Oh !
— J’ai dit aux macareux de ne pas intervenir, mais toutes les boules de cristal ont dit la même chose : demain matin, ce sera la fin, alors personne ne veut plus rien entendre… Attends, tiens-moi la porte.
Le gymnase s’ouvre ; vives discussions ; j’ai le temps d’apercevoir des tables, des câbles partout, des terminaux d’ordinateur, des chaises et des sachets en papier, puis le battant se ferme, plus rien. Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? Pourquoi les ordinateurs ne sont-ils pas en salle informatique, pourquoi les enfants sont-ils là si tard ? Où est Plouffe ? Pourquoi je panique ?
Plus loin dans le couloir, une autre baie vitrée donne sur le hraun.
Encore plus loin, si je suis discret, le gymnase et ses vestiaires donnant sur le terrain de foot… Mmmm…
— Il sort ?
— On dirait bien…
— Mais il fait froid !
Dehors, la mousse éteint tout bruit de pas. Un petit avion zonzonne dans la fraîcheur vespérale, simple clignotant vert au firmament. J’ai l’impression de voir danser la nuit. Les masses sombres couronnées par le massif de l’Helgafell bâillent sous les étoiles. Il y a beaucoup de montagnes sacrées ici, toutes des femmes. Ça m’a toujours semblé judicieux.
On peut entrer dans les vestiaires par l’extérieur. Parfois, quand il faisait bon, j’officiais comme arbitre des matchs de foot. J’ai toujours les clés, je ne les ai jamais rendues. Pendant que je restais chez moi, sous ma couette, à regarder mourir le plafond, je continuais à toucher ma paye. Je n’avais jamais officiellement démissionné. Pour l’administration islandaise, j’existais toujours.
J’entre dans les vestiaires enténébrés en poussant des ballons de foot ; je me place derrière la porte, l’oreille tout contre.
— Il me faut la position du Cap, maintenant.
— Bram, ça va prendre des heures pour trianguler.
— Passons par en dessous, nous avons la position de l’iceberg.
— Je ne veux plus attendre.
Bram. Un Viking baryton aux lunettes de vue trop grandes. De mon point d’observation, je ne devine que sa crinière rousse, mal peignée. À mon départ de l’école, Bram utilisait déjà les ordinateurs pour enseigner aux enfants comment faire des calculs, mais pendant mon absence quelque chose était arrivé, quelque chose que je ne comprenais pas. On dirait qu’ils jouent, mais tous ensemble, au même jeu. Se pourrait-il que Bram ait décidé de changer la façon d’enseigner ? Il avait souvent prédit, au cours de nos réunions hebdomadaires, la façon dont les ordinateurs allaient s’emparer de la planète, comment nous allions être tous connectés les uns aux autres. Ces réunions auraient facilement pu tourner au pugilat. Il me raillait, moi et mes crayons, mes feuilles de papier et mes petits mots écrits à la va-vite. Moi, l’analogique.
Je capte un reflet digital, une fenêtre colorée, du texte et des cubes aux coins arrondis, quelque chose d’inconnu, altéré par la bande coulissante du rafraîchissement de l’écran, scintillant.
— J’ai pensé à une pêche aux macareux… glousse une voix.
— Je vais en rezzer deux cents, j’en ai même avec du son.
— Coin coin coin ! cancane un synthétiseur.
— Ah zut, j’ai fait des canards.
Bram est assis devant trois consoles, ses mains courent sur un clavier, il tape des indications dans un phylactère, déplace un personnage, puis le paysage se change en plage, trois étranges soleils se couchent sur la ligne d’horizon. Quelques clics de souris plus tard, un personnage sort une épée flamboyante et commence à tailler dans la masse de canards. Mes compétences en islandais sont trop sommaires, je ne suis pas certain de tout comprendre.
— Et le Mnyx ?
— Toujours stable.
— La balise de l’île est active.
— Mettez le signal en attente.
En reculant, je percute un nouveau ballon, qui va rouler dans les ténèbres jusqu’au mur. Mais il ne rebondit pas. Il s’arrête. Comme si quelqu’un l’avait stoppé net. Je ne fais plus un geste. Ma respiration me semble plus bruyante qu’un camion. Il y a quelqu’un avec moi ici, quelqu’un que je n’ai pas vu en entrant, qui m’a guetté tout ce temps, sans bouger. La terreur me saisit. Je scrute cet angle noir, où tout pourrait se jouer. Si je me mettais à courir maintenant, des mains jailliraient-elles pour me tirer ?
— J’ai un mauvais pressentiment…
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Nous ne sommes pas seuls, Roméo.
J’avance de quelques mètres. Le ballon ne revient toujours pas. Je tends les bras. L’obscurité est plus compacte. Rien ne me permet de discerner qui est assis sur ce banc. Je sais qu’il y a quelqu’un derrière le rideau d’ombre. Si je cesse de respirer, je peux l’entendre lui, il respire fort, c’est un vieillard. Il est malade. Mais pourquoi est-ce que je ne distingue rien ? Pas un bras, ni une jambe, ni même un côté de son visage.
— Elliot ?
Dans l’ombre, quelque chose remue.
Soudain, d’un coup de nageoire, une des tortues m’éclabousse.
Dans l’ombre, un mouvement s’esquisse.
Le ballon revient vers moi.
— Bracken !
— Bracken est en danger ?
— Bracken ! Il faut partir !
Il fait tellement froid dehors que mon souffle se cristallise instantanément. Je traverse le champ de lave sans un regard en arrière, mais je sais que quelque chose me suit. Quelqu’un est là, derrière moi. Il est sur mes talons, je peux l’entendre, le sentir. De la lave jaillissent des ombres, comme de la fumée. Est-ce de la brume, ou bien une armée invisible se réveille-t-elle pour m’emmener ?
Longer l’école, en manquant de trébucher dans les trous, en glissant sur une mousse qui pulse d’une nouvelle lueur, comme respiration. Monte une odeur de pluie, de crotte de chèvre fermentée, de lait caillé. J’entends des clochettes, des carillons, presque un galop. Combien sont-ils ? Je n’ose me retourner ; tout droit, tout droit, il faut filer tout droit. Vite, la terrasse, le béton, mes pieds qui claquent et la baie vitrée. Poser les tortues, vite, refermer la baie.
Vite, la verrouiller.
— C’était moins une !
— Vous avez vu quelque chose ?
— Non, j’ai fermé les yeux…
Je reprends ma respiration, je n’ai jamais couru aussi vite. J’ai bien cru mourir, sans savoir pourquoi, ni aux mains de qui. Je manque d’exercice, je n’ai pas senti mon corps depuis longtemps. Je colle mon nez sur la vitre. Rien. Rien que la lave, à perte de vue, disparaissant dans les ténèbres. J’essaye de deviner la silhouette de mon poursuivant, mais tout se confond avec les formes torturées des cheminées de lave. Une sensation m’étreint, comme si le paysage me regardait. Comme si, dans son silence, il m’observait.
On s’agite derrière moi, à l’entrée du gymnase, quelqu’un semble-t-il a fait une découverte, des jeunes crient « Trix ! Trix ! ». Plusieurs enfants accourent des salles d’études pour entrer dans le gymnase, tout excités. Combien sont-ils cette nuit, à ne pas être rentrés chez eux ? Les parents sont-ils au courant ? Quelle pagaille, Fink a raison, quelque chose ne tourne pas rond. Je me fais discret, tout petit, tout replié, je longe les couloirs, en marchant en crabe.
— Trix, Trix, ça me dit quelque chose…
— C’est pas une sorte de moule à tarte ?
— Ou alors c’est un marsouin !
Plouffe n’étant pas dans son bureau, j’en déduis qu’il est aux toilettes handicapés, son fief aménagé.
— Allô, allô ? fais-je, en toquant à la porte.
— C’est occupé ! répond une voix éraillée.
— Papy Plouffe ?
— Bracken ?
Bruit d’un cadenas qu’on déverrouille, puis la porte s’entrebâille sur une broussaille de sourcils.
— Bracken, bougre d’idiot, qu’est-ce que vous foutez là ?
— Je suis revenu, papy Plouffe !
Plouffe est une couverture en patchwork dans un vieux fauteuil roulant en bois. Il se tient voûté, tel un prophète annonçant la venue d’un autre monde, encastré dans le nôtre. Sa moustache lui mange la moitié du visage. Quand il parle, ses lèvres en mâchouillent la frange.
— Papy Plouffe, j’ai besoin de vous.
— Après nous avoir abandonnés ?
— Je suis désolé papy. Elliot… Elliot a disparu.
Plouffe ferme un œil.
— Disparu ? Il n’est plus dans sa chambre ?
Son accent français est un subtil mélange d’alsacien et de portugais. Il prononce avec emphase chaque mot de plus de deux syllabes, tout en avalant les adverbes et les articles. Il a plus de vocabulaire qu’un bréviaire.
— Non.
— Il a pris ses pilules ?
— Non. Et Fink ne l’a pas vu sortir. Il dit qu’Elliot a été enlevé par les fées.
— Vous avez cherché ?
— Oui.
— Partout ?
— Oui.
— Partout partout ?
— Comment ça, partout partout ?
— Grand Dieu, roulez-moi en bas !
KOR
Si nous devions compter les pas
Qui séparent l’ombre de son ombre,
Pourrais-tu me dire où s’en va le vent ?
Je pousse Plouffe jusqu’au lobby, puis je le porte dans l’escalier. Je le laisse allongé sur le plancher pendant que je remonte chercher son fauteuil. Pendant tout le voyage, il ne cesse de radoter, sombre, prophétique dans sa moustache en balai-brosse.
— Fink n’aurait jamais dû le laisser seul ! À quoi est-ce qu’on le paye ? Il est incapable de prendre ses responsabilités, c’est pourtant pas compliqué d’abolir son petit moi pour le bien de la communauté !
— À quoi est-ce qu’ils jouent, dans le gymnase ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je suis directeur, pas informaticien ! C’est Bram qui a convaincu le pays qu’il fallait qu’il continue ses expériences sur une plus large population. Croyez-moi, si j’avais eu le choix, ça ne se serait pas passé comme ça, ah ça, non ! J’ai essayé de m’interposer, mais personne n’a rien voulu entendre : c’est la marche du progrès, tous des robots ! Ah, le requin… Il a profité que mon attention soit accaparée par Elliot pour avancer ses petits pions, ah, mais je vais pas me laisser faire, on ne peut pas éduquer les enfants avec des jeux, il faut un peu de rigueur tout de même, des cadres, des règles, ces jeunes n’ont aucune idée de ce que c’est que d’apprendre dans un livre !
Je porte Plouffe à bout de bras pour le remettre sur sa chaise, je le fais glisser jusqu’au fond du couloir.
— Je vous le dis Bracken, tout ça finira mal, je ne veux pas sonner comme un vieux rabat-joie, mais avant, au moins, on avait des valeurs !
Dans la chambre, Fink et Cyldrid ont essayé de nouvelles configurations de meubles, sans y trouver quelque sens. Quand Fink aperçoit Plouffe, il devient si rouge que je crains qu’il ne meure sur le tapis, là, tout de suite.
— Plouffe !
Il se tourne vers moi, furieux.
— Tartuffe !
— Restez en dehors de ça, Plouffe ! dit Cyldrid.
— C’est le problème du collectif, réplique le proviseur en roulant au centre de la pièce.
Il fait demi-tour dans son fauteuil, puis hurle :
— Tu peux sortir maintenant, Elliot !
Il tousse.
— Elliot ! Ce n’est pas drôle !
Personne ne bouge. Plouffe nous regarde. Il tousse.
— Elliot ! Sors de ta cachette !
— Gardez votre souffle, Plouffe.
Il grogne.
— Vous allez me faire croire qu’il aurait disparu sans laisser de trace ?
— Les fées, murmure Fink.
— C’est un enfant, dit Plouffe.
Je ne peux m’empêcher de tiquer.
— Elliot a plus de quatre-vingts ans !
Plouffe me regarde doucement.
— Mon petit, il y a des choses dont vous ne savez rien, et eux non plus. Nous sommes tous responsables d’Elliot.
— Vous plus qu’un autre, fait Fink.
— Vous avez beau râler, ça ne changera rien. Vous étiez censé le surveiller. Depuis combien de temps a-t-il disparu ?
— Quelques heures.
— Alors il faut faire vite. Il faut trouver où il a réussi à se cacher.
— Mais enfin, vous voyez bien qu’il n’est nulle part…
— Il y a des endroits que nous ne voyons pas.
— Que voulez-vous dire ?
— Oui, soyez plus précis, renchérit Cyldrid.
— Il faut fouiller mieux.
— Qu’est-ce qu’il a dit, le jeune, dans le couloir ?
— Fryx !
— Non, Trix !
Plouffe a demandé à Fink de retirer les lattes du plancher avec ses outils, pour voir si Elliot ne s’y cacherait pas. Le surveillant général s’exécute en râlant, pourtant je sais que le projet lui plaît. Cyldrid est assise dans le fauteuil, elle a tiré des aiguilles de son sac et, en paix avec elle-même, elle nous regarde faire en tricotant un pull bleu. Moi non plus, je n’ai rien de spécial à faire. J’ai déjà fouillé, et je suis fatigué.
J’ai choisi très jeune la facilité : j’aimais dessiner, puis j’ai aimé voir les autres le faire. Je n’ai jamais voulu exercer d’autorité mais il me fallait un domaine, et ce domaine, c’était le trait. On m’a soupçonné d’être un manipulateur, mais la vérité, c’est que j’aime voir des gens se concentrer sur un point. J’ai un rapport au dessin qui n’est pas simplement esthétique, ou même hygiénique. C’est un sens métaphysique de la forme, en tant que chariot de l’âme ; sans cela, elle retombe. J’ai appris que pour survivre dans ce monde, il était plus facile d’enseigner que de faire la guerre. C’était ce que je faisais le mieux, communiquer ma passion, transmettre les gestes intimes et originaux sous-tendant ma pratique du dessin, je pouvais les faire émerger des corps de ces enfants, qui savaient à peine marcher. Prendre une main, la lever pour eux. Leur apprendre à respirer, avec leurs petits poumons. Décrisper leurs petits doigts. Tout devait être revu : mes exercices d’adulte étaient devenus de simples mouvements, doux, imperceptibles. La vie avec de jeunes enfants est un ralenti, tout y devient très lent, très long. Le temps, les distances changent de nature. J’avais découvert un nouveau monde, un monde de couleurs, de pastels, de fluides. Un monde où les traits prenaient vie. Où les lignes nées des figures mal maîtrisées pouvaient changer la pensée. J’aimais les voir vivre, ces dessins d’autres mains que les miennes. Comme des mondes à apprivoiser, à visiter. Le mystère comme un jeu d’exploration.
— Gnix !
— Pouix !
— Bouh, que c’est ennuyeux…
Plouffe roule jusqu’à moi.
— Bracken…
— Oui, papy ?
— Bracken, mon petit Bracken, asseyez-vous un instant.
Je m’accroupis pour me mettre à sa hauteur. Une chaleur émane de lui, elle irradie comme une aura. Son costume rapiécé me rappelle une fête auquel nul invité ne se serait rendu.
— J’ai besoin de quelqu’un sur qui je puisse compter. Je ne peux pas faire confiance aux autres. Vous me paraissez plus pragmatique.
— Moi ?
— Je sais que vous allez croire que je suis fou…
— Quelle idée.
— Elliot avait un secret. Un secret terrible. Il ne l’a jamais dit à personne, il ne le partageait qu’en code, et je crois que cette chambre est le code, au bout du code. Il était votre élève, vous le connaissiez à votre manière : qu’est-ce que vous savez ?
— Pas grand-chose, papy. Je n’ai que ses dessins, et c’est juste naïf. Il n’y a pas de secret.
Elliot avait besoin d’exprimer des formes et des couleurs. Il n’avait pas de références. Et il n’a jamais dessiné cette chambre, ni aucun de ses objets. Il était parfois très abscons, je ne suis jamais parvenu à en tirer du sens. Il était fermé, comme peuvent l’être les autistes les plus évolués, les enfants sans parents, les vieillards qui se savent finis.
— Il ne vous a jamais parlé ?
— Non.
Je me retiens de lui rapporter la phrase qu’Elliot m’avait confié dans un moment d’impuissance devant son dessin. Pour la première fois, je comprends le plaisir d’Elliot à retenir ses mots.
— Nous n’avons que ces murs pour le trouver, dit Plouffe.
— À quoi pensez-vous ?
— À un inventaire complet. Il faut l’envisager comme… Voyez ce bleu partout, n’avez-vous pas l’impression d’être…
— Dans le ventre d’une baleine ?
Plouffe applaudit faiblement.
— Une chambre marine… Elle ne nous a pas tout dit. Prenez ces crayons, ce papier, notez tout, dessinez. Rien ne doit nous échapper. Le moindre objet peut constituer un indice.
Je regarde ces instruments, ces crayons, ces feuilles, comme des artefacts extraterrestres. Je n’ai pas touché un crayon depuis que je suis parti. J’ai perdu toute envie de tracer une ligne.
— Très bien, papy.
Il me tape sur l’épaule.
— Atta boy !
— Et si on jouait à cache-cache ?
— D’accord ! Je me cache, vous comptez jusqu’à trois !
— OK ! 1… 2… 3… J’arrive ! Oh ! Vu !
J’avais oublié. Comme un ami imaginaire, enfermé dans un placard pendant trop longtemps, contre lequel on peut s’aplatir pour ne plus sentir le poids de la gravité, du monde. Un ailleurs, juste enlevé d’une pointe habile, légère dans le poignet. Soudain, restitué, le monde là, sous le trait, qui devine et devient, par instinct, un modèle de ce que je vois, par l’œil établi, le froid clinique d’une architecture, d’un squelette que personne d’autre que moi ne peut voir, vomi tout en style. J’ai du mal à dessiner avec des moufles.
Inventaire de la chambre d’Elliot, établi selon mes relevés précis, entre les coups de pioche, les « Atchoums » et les disputes : un lit avec couverture, un matelas ; une armoire, vide ; un dessin et une punaise ; un secrétaire où sont désormais stockés les objets, un repose-pied, un éventail japonais, un tapis rond, du matériel de dessin, un Walkman et son unique cassette, trois guirlandes de loupiotes bleues, des lunettes cassées, une BD. Rien de neuf.
La pièce fait à peu près vingt-cinq mètres carrés. Elle paraît plus grande ou plus petite au gré de nos mouvements et l’angle du plafond n’arrange rien. Pour la première fois, en le déplaçant, je prête attention à l’éventail. Fait d’un papier laiteux tendu entre deux baguettes laquées de noir, on y voit un dragon enlaçant une haute montagne sombre sur laquelle brille une lumière. Un chemin serpente tout autour, ou plutôt une sorte d’escalier de bois aux marches branlantes qui émerge d’une brume lourde et menaçante. Le dragon lui-même ne ressemble pas à l’idée que je me faisais d’un dragon japonais. Il semble plus abstrait, moins brutal et animal.
Je me perds dans une forêt de traits quand Fink pousse un cri :
— Bougrefoutre…
Il semble qu’il ait trouvé une cachette. Sous le plancher, le sol, non pas cimenté mais bien rocheux laisse apparaître un trou suffisamment vaste pour s’y tenir accroupi.
— C’est volcanique, dit Plouffe, penché sur les accoudoirs de sa chaise. Du basalte, on en trouve partout par ici.
— On aurait mis des murs autour d’un rocher ? dit Cyldrid.
— Cela signifierait que nous sommes dans une grande coulée de lave, dis-je. Quand est-ce que cette école a été bâtie ?
— Eh bien, répond Plouffe, je dirais à la fin du dix-neuvième siècle. C’était un orphelinat. Il a été transformé dans les années cinquante par la mairie, juste avant que je ne prenne mes fonctions. Elliot, lui, était déjà là…
— Aménager un rocher pour y vivre me semble une très bonne idée, dit Fink. Des elfes l’ont fait avant nous.
Je saute dans le rectangle. De l’intérieur, la roche semble bleutée elle aussi. S’agit-il d’un reflet minéral, ou est-ce de la peinture ?
— Ça me rappelle… dis-je.
— Quoi ?
— Amityville…
— De quoi parlez-vous, Bracken ?
— Une histoire de maison hantée. Une imposture, mais à laquelle j’ai longtemps cru. Je ne me souviens plus des détails, mais il me semble que sous l’escalier de la cave, se trouvait une petite pièce, non répertoriée sur le plan de la maison. Un endroit où deux personnes assises pouvaient tenir ensemble, une pièce aux parois entièrement peintes en rouge. On avait soutenu que le criminel qui avait sévi dans la maison y pratiquait des rituels sauvages, sataniques. La pièce en question a été complètement réinventée dans le film, le réalisateur en a fait une sorte de caverne semblable à celle-ci, aux parois peintes en rouge. Tout le monde prétendait que cette pièce était une porte de l’enfer.
Plouffe hoche la tête.
— Ulysse, pour se rendre en enfer, fit creuser un trou rectangulaire. Il couvrit le trou de farine, puis de sang qu’il fit couler de ses mains. Les fantômes vinrent lui rendre visite. Les passages vers l’enfer ne sont pas des tunnels, ni des routes. Ce sont des trous où l’on se place pour attendre la mort, dans un simulacre de descente vers le centre de la Terre. Pour les anciens sortis des hautes cavernes, l’enfer était simplement ce qui se trouvait au-dessous – jungles, forêts – d’où des sons inconnus, terrifiants, remontaient. L’enfer est un point de vue.
— L’enfer est peut-être bleu, dis-je.
— J’ai l’impression de ne servir à rien…
— On a sûrement connu des choses avant, non ?
— Avant quand ?
Une fois la pièce retournée de part en part, le moindre de ses recoins débarrassé de toute poussière, une fois le trou bleuté méticuleusement arpenté, dessiné, documenté, le moindre de ses recoins tâté avec soin, il est temps pour nous de procéder à un premier bilan des fouilles. Nous nous réunissons autour du lit éventré pour écouter Plouffe.
— Elliot est plus malin que nous tous. Si ce qu’affirme Fink est exact, si Elliot n’a pas quitté la pièce et qu’il a bien disparu ici, quasiment sous nos yeux, alors la solution la plus improbable est la vérité, comme dirait Nestor Burma.
Je veux lui faire remarquer que la citation est de Sherlock Holmes, mais je n’ai pas envie de nuancer sa foi en l’intelligence française.
— Aurait-il une raison quelconque de faire une fugue ?
— Sa vie était ici, Bracken. Soit il a été enlevé, soit il est parti de son plein gré.
J’ouvre la bouche comme un poisson mais sans produire la moindre bulle.
Fink noue un mouchoir autour de sa tête.
— Les fées.
— Je pensais à quelque chose de plus concret, Fink.
— Un miracle, dit Cyldrid, qui a fini une manche de son pull.
— Un truc de magicien ? dis-je, espérant en finir avec les hypothèses. Il doit bien y avoir une fente, un trompe-l’œil que nous ne voyons pas.
— Je ne comprends pas, dit Fink.
— Oui, soyez plus précis, insiste Cyldrid.
— Bracken a raison, conclut Plouffe. Il faut travailler à la surface des choses, pas autour d’elles. Et la surface qu’il nous reste à explorer, c’est le mur, n’est pas ?
KOR
Fente, ouverture,
Fissure d’iris en clarté,
Perds-tu de vue la Voie lactée ?
Plouffe demande à Cyldrid et Fink d’entasser tous les meubles dans un coin afin que nous puissions examiner la tapisserie dans son ensemble. Il lui paraît important de trouver des traces d’occupation antérieure. Cyldrid a achevé une seconde manche. Ça m’amuse de voir tous ces vieux se démener dans un placard.
— Nous savons qu’Elliot habite cette chambre depuis toujours, et qu’elle a dû subir des rénovations successives. Elliot nous a précédé, il a peut-être connu la première administration de l’école. S’il était ici depuis tout ce temps, alors la pièce doit en porter les stigmates, car toute une vie ne se conserve pas sans poussière. C’est dans ces marques que nous trouverons peut-être son secret, cette cachette abolie que nos yeux ne peuvent déceler.
Je note que Plouffe semble goûter la notion d’abolissement. C’est un terme typique de ces poètes qu’il lit sans cesse tout en les citant à moitié.
— Chaque meuble est comme un mot. Il règne une profondeur ici. Nous devons peigner, peler chaque couche. Si nous voulons connaître Elliot, il nous faut un canevas. Il s’agit d’une chasse au trésor en deux dimensions, les amis. Derrière ces murs se trouvent d’autres tapisseries, d’autres strates de son occupation. Tout comme sous le plancher il y avait un autre sol.
— Je ne suis pas votre ami, crache Fink.
— Nous n’avons pas d’instrument pour décoller la tapisserie, fais-je observer.
— On fera des carottages.
— Vous vous souvenez d’un avant ?
— Toujours pas, pourtant j’essaye.
— Poussez plus fort !
Le coin de tapisserie que j’ai choisi a l’air assez souple pour me permettre de frotter avec les instruments rudimentaires dont je dispose, c’est-à-dire la plume d’un stylo et quelques couteaux à peinture.
Le papier est très épais. Une fois grattée la première couche, une nouvelle apparaît, d’une couleur plus foncée. Toujours unie. Je continue à gratter. Une autre couche, cette fois semée de fleurs, à peine écloses. Je gratte encore : des vagues apparaissent. Suit une autre épaisseur et encore une autre, puis une dernière. Ah non… Encore une… Il y a combien de vies là-dessous ? On dirait que le temps ne s’est pas écoulé correctement, ou alors trop vite. J’ai l’impression d’être aux prises avec un fantôme fétichiste du motif de tapisserie. Le papier bleu semble désormais turquoise. Plus je remonte le temps, plus les motifs semblent compacts, une névrose faite papier peint. Il serait parti d’une effroyable complexité du moment présent pour en arriver à la pureté du vide, de l’encre invisible, des motifs implicites. Jusqu’où vais-je remonter ? La tapisserie devient mauve, orange, puis bleu-vert, bleu nuit, bleu électrique, peuplée de petites tortues stylisées, un vivarium de papier. Une boursouflure de vie, une éternité d’enluminures. Peut-on lire la personnalité de quelqu’un sur ses murs ? Voici la légende d’Elliot, comme ces tertres qu’on arase strates après strates pour y lire les motifs d’une existence, d’une circulation. Une légende de peu, enfermée dans un corps souriant dont il est impossible de forcer la serrure. Une chambre, une citadelle, où luit juste un œil, ou pas même le vide d’un repli sur soi, barricadé de l’intérieur. Un parchemin craquelé, vierge de toute écriture, comme une peau pelée sous le soleil d’une plage écrasée par le…
— Des tortues sur la tapisserie, on aura tout vu.
— On ne sert à rien.
— Moi, ça me frustre.
Quelque chose, soudain, m’aveugle. Un flash me traverse. Une fulgurance visuelle, pas une réalisation, une vrille qui fait un trou dans mon âme. Aucune évidence. La tache s’étend sur mon iris, comme un virus, puis s’éteint lentement, résidu sur rétine, où se peint doucement la chambre, ses occupants, et Plouffe, qui me scrute d’un sourcil inquiet.
— Bracken ?
— Rien… Je… dis-je en portant la main à mes yeux.
— Parlez, mon petit…
— J’ai cru… Une lumière…
Je tends le doigt vers l’angle. Ce même angle qui m’avait attiré plusieurs fois, cette plissure. Les larmes ne s’arrêtent pas de couler sur la laine de mes moufles, comme si la lumière avait déclenché en moi une fontaine, une source perpétuelle. Je ne me sens pas triste, mais mon corps m’échappe, et je ne peux retenir ces rivières. Cyldrid va chercher un mouchoir dans sa sacoche puis, de ses doigts d’ange, elle écarte délicatement mes paupières pour essuyer mes larmes. Puis elle effleure délicatement ma joue de la main. Je ne sais pas ce que ça me rappelle, peut-être une grand-mère que je n’ai pas connue. Certains gestes conditionnent-ils notre rapport au monde ? Une séquence d’intimité enregistrée par des récepteurs autour de nous, dans l’air, invisibles, un schéma de bien-être, à jamais ressuscité quand surgit le drame du quotidien.
Un doudou sensuel.
— Atchoum, éternue Cyldrid.
Elle a couiné doucement, presque désolée de nous déranger. Sur le moment, je ne me pose pas la question, mais quand elle recommence je me dis qu’il y a un courant d’air.
— C’est très humide ici…
Contre toute attente, Fink lui tend le chiffon qu’il avait noué sur son crâne. Un geste doux. Elle le prend en souriant. Quand elle rayonne ainsi, malgré l’âge, les os brisés, la morve, les pets d’un corps enfui, je peux voir l’enfant, assise sur les marches d’un escalier. Et Fink, assis près d’elle, il y a longtemps.
— Merci, dit-elle en baissant les yeux.
Fink rougit.
— Elle est bien trop vieille pour lui !
— Roméo, croyez-vous que l’âge signifie quelque chose ?
— Il va grandir, elle va vieillir.
— Selon Bracken, il y a une source de lumière quelque part derrière cette tapisserie, dit Plouffe. C’est peut-être Elliot.
— Après la tapisserie, il y a le mur, et ensuite on est dehors, dit Fink.
— Mais y a-t-il une couche avant l’extérieur, mais après le mur ?
— Euh…
— Je ne comprends pas.
— Oui, soyez plus précis.
— Qu’avez-vous vu exactement, Bracken ?
Je ferme les yeux, incapable de trancher. Est-ce que tout ceci est réel, ou suis-je prisonnier d’un monde que rejette ma raison ?
Une tache persistante. Qui ne veut pas s’éteindre. Je pense au dessin d’Elliot, punaisé sur sa porte. Cette même fente, dont ne sort pourtant aucune lumière. Qu’ai-je vu ? Suis-je à ce point désespéré, pour me construire des illusions qui me contraignent à rester ici, parmi eux, à chercher un disparu ? Ne suis-je pas en train de me mentir ? Cette lumière était un appel, comme une chanson venue de très loin, de plus loin que le monde, de plus loin que la pensée elle-même. Serait-ce Elliot qui m’appelle, de son endroit vide, de cette absence de lieu ?
En allant le déterrer sous la porte, je tire sur le dessin, qui se déchire à moitié. La fente coupée en deux dans le sens de la longueur, presque parfaitement. Pourtant la ligne est si fine… c’est un miracle que la découpe puisse être aussi précise. Je le tends à Plouffe.
— C’est ça que j’ai vu.
Plouffe fourrage dans sa moustache en serrant le bout de papier ; sans attendre, Cyldrid lui arrache le dessin des mains.
— Je me souviens quand il a dessiné ça. C’était en cours, un matin. C’était toujours impressionnant de l’avoir parmi nous dans ces moments-là : il était si grand, habillé tout en noir, parmi ces petits enfants qui le regardaient comme un extra-terrestre. Je leur avais demandé de me dessiner la première image qui leur venait quand ils fermaient les yeux. Il m’a rendu ça. Il semblait content.
Je me glace soudain. Elle le remarque.
— Bracken, je ne voulais pas vous vexer. Je ne suis pas professeur de dessin, mais je ne voulais pas qu’il perde l’habitude d’être avec d’autres enfants. J’espère ne pas avoir mal agi.
Non, ce n’est pas ça. Sur le seuil, Bram vient d’apparaître. Il se tient courbé dans l’embrasure de la porte enfoncée, ricanant.
— Tiens tiens tiens… murmure Bram.
On dirait qu’il n’a pas dormi depuis des jours. Une barbe hirsute, des doigts souillés d’encre, des taches blanches sur son pantalon noir froissé, le tout pieds nus. Un naufragé sur la plage de cette chambre.
Plouffe roule jusqu’à lui et le défie en islandais.
— C’est plutôt à vous de nous l’expliquer ! Encore une de vos conspirations à la noix ?
Bram me fixe en fronçant les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il fait là ?
— Il nous aide, lui !
Bram s’avance vers moi. Il fait à peu près ma taille. Il porte un casque de Walkman autour du cou. Dans ses yeux, derrière ses lunettes jaunies, je lis une lassitude amusée, comme un ballon crevé joué au pied par des enfants.
— Je pensais que tu ne reviendrais pas.
Il parle un anglais parfait, méprisant. Pour lui, j’ai toujours été un étranger.
— Qu’est-ce que tu veux, Bram ?
— Je dois parler à Elliot.
— Pourquoi ?
Il m’ignore. Il traverse la pièce en se grattant le menton, inspecte chaque meuble. Il s’arrête sur les tortues, dans leur bocal. Ses yeux se remplissent d’inquiétude.
— Oh, je n’aime pas ce type…
— Il me dit quelque chose…
— Ce ne serait pas… ?
— Alors il est parti, conclut Bram.
— Où ? dis-je.
Il sourit d’un air entendu.
— Vous vous prenez bien trop au sérieux ; que vous le vouliez ou non, maintenant, vous êtes tous dans le jeu.
— Un jeu, Bram ?
— Le secret d’Elliot, me répond-il en riant.
Ses dents jaunies luisent, enfoncées dans ses gencives.
— Qu’est-ce que tu sais ?
Un instant, une flamme traverse son regard.
— Vous êtes en retard, mais je serai beau joueur. Il vous reste une chance de l’emporter, chacun à votre manière.
— Ce n’est pas un jeu, Bram.
— Ah non ?
— C’est la vie d’Elliot que nous risquons !
— Tu es plus idiot que je ne le pensais.
— Tu ne me connais pas.
— Tu serais encore prêt à me défier, après la dernière fois ?
Je serre les poings.
— Quelle dernière fois ? demande Fink, piqué par la curiosité.
— Le fils prodigue ne vous a pas raconté pourquoi il avait quitté l’école ?
— Tais-toi, dis-je, les poings serrés.
Bram étire un rictus.
— Il a perdu.
En moi monte une musique, un larsen. Un frisson familier me parcourt l’échine, une vibration, mais Plouffe s’interpose, gesticule, fulmine.
— Vous êtes un malade, Bram ! Regardez ce que vous avez fait de cette école, tout le monde ne pense qu’à jouer, et Elliot était le plus puéril de tous ! Tout cela, c’est de votre faute. Vous l’avez poussé à se dépasser pour ne pas être rattrapé. Vous vouliez en faire votre cobaye et maintenant il est en danger !
Bram explose d’un rire strident, un oracle, une caverne pleine de bulles qui éclatent comme des sentences.
— Elliot est parti parce que son père adoptif est sénile !
— Assez !
Plouffe bondit de son fauteuil pour tenter d’agripper la chemise de Bram qui esquive, laissant choir le pauvre vieux sur le plancher dans un bruit sourd.
— Dieu du ciel ! hurle Cyldrid.
Je me précipite. Sa tête a heurté le sol, laissant une araignée de veinules éclatées s’épanouir sur son front. Il respire difficilement. Nous le couchons. J’exécute quelques mouvements simples pour le maintenir en vie. Je ne m’y prends pas très bien.
— Laissez-le mourir, dit Bram. Il va disparaître avec son siècle.
Plouffe sue à grosses gouttes. Fink l’essuie avec le chiffon déjà imbibé de nos larmes. Dans cette pièce paranoïaque, enfermé, cerné par toute cette vieillesse, je me sens courbé, diminué. Cette faiblesse m’est insupportable. Comment pourrais-je continuer à vivre, en sachant que moi aussi, un jour, je partirai, petit bout par petit bout ? Comme un bobo qui s’infecte et ne guérit plus. Obsédé par le trait, je vois en chaque ride un sillon que la mort trace dans nos rêves pour y semer les graines de l’oubli. En ces yeux vidés, usés par les chirurgies successives, devenus semblables à de petites billes, je lis la terreur d’un ailleurs sans nom, dont nous sommes tous voués à fouler le sol.
KOR
Si nous devions nommer cette poussière
Que le temps n’a commis, non de poids
Mais de pure granularité.
Je vais frapper Bram, juste pour me détendre.
— Oh, le preux Bracken.
Je l’empoigne.
— Vas-y, fais-toi plaisir, use tes petites mains sur mon visage. Dis-moi, Bracken, est-ce que tu penses toujours qu’elles sont ton bien le plus précieux ?
Fink abaisse mon bras, doucement.
— Laissez Bracken, il n’en vaut pas ma peine.
Bram me scrute, insondable derrière ses lunettes. Je m’approche très près de son visage, bien en face, penché, à deux doigts du coup de boule.
— Crache le morceau.
Il tire une cigarette de sa chemise à carreaux, en mordille le bout, le recrache.
— Pourquoi est-ce que je te dirais quoi que ce soit ?
— Parce que tu ne perceras pas le secret d’Elliot tout seul, tu as besoin de moi.
Il éclate de rire et allume sa cigarette.
— Tu prendrais le risque ?
Ses yeux reviennent dans les miens, ne les quittent plus.
— À quoi jouez-vous dans le gymnase ? dis-je.
Il ricane, secoue la tête, l’air navré.
— Habitat.
— C’est quoi ?
— Ce que j’ai trouvé de plus utile pour parler à Elliot.
— Je ne comprends pas.
— Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes.
— Il va mieux, intervient Cyldrid.
Entre ses bras, contre sa lourde poitrine, Plouffe reprend des couleurs. Il semble toujours sur le point de s’effondrer, château d’allumettes tenu par je ne sais quelle glue.
— Feilu… marmonne Plouffe.
— Feiluleikur ? suggère Fink.
— Cache-cache, dit Cydrid.
Sa couverture glisse, je la ramasse. En la remettant, je vois ses jambes pour la première fois : un brouillon de membres, maigres et tordus à l’extrême, presque enroulés sur eux-mêmes. Mon cœur se serre, le pauvre homme n’a pas dû changer de pantalon depuis la dernière décennie.
Cyldrid émet un gloussement.
— Il se réveille.
Le vieux nous regarde tous les trois, comme des animaux nouveaux, derrière les barreaux de sa pupille embuée. Il semble si fragile, plus fragile encore que Fink. Il tend la main vers mon visage.
— Bracken, mon petit…
Cyldrid soupire, rassurée.
— Papy Plouffe, j’ai bien cru qu’on ne vous avait perdu…
Plouffe sourit faiblement, puis tousse trois fois.
— Creuser… Creuser la tapisserie… Plus loin…
Si ce sont les dernières paroles d’un vieil homme, alors je serai celui qui prend ses responsabilités. Je retourne à la tapisserie, devant le trou de la dernière couche qui laisse entrevoir les tortues sur fond bleu.
— Il y a des tortues, Plouffe. Après, c’est juste de la roche. Il n’y a rien derrière.
Il porte une main brunie à son front, contemple les tortues dans leur bocal, sourit faiblement.
— Oui… les tortues… au parc…
— Le parc ?
— Ils sont allés à Hellisgerdi avec Elliot, me rappelle Fink.
— Vous les avez achetées là-bas ?
Plouffe se redresse sur un coude.
— Non, non.
— C’est quoi, cette histoire de tortues ? questionne Bram.
Plouffe tousse. Ses yeux se perdent dans le vide.
— « Il y a des lieux interdits, des lieux qui ne doivent pas être. Ces lieux sont des rêves impossibles, des rêves de sueur, de terreur muette dans l’espace de ces mondes réduits. Il y a des lieux qui sont les témoins d’une tragédie, d’autres d’une consécration. Certains, ces lieux dont nous parlons, ces lieux qui ne veulent pas dire leur nom, sont des lieux qui ne signifient rien, qui n’ont pas de bâtisseurs, ni d’architecte. Ces lieux sont des cases vides, l’antique preuve d’un danger, d’une attente, enceinte d’une révélation. Leur présence est insoutenable dans notre réalité. Pourtant, en ces lieux, la terre glisse. »
Il tousse.
— C’est une citation. Stein Steinarr.
Bram lève les yeux au ciel.
— Vous auriez pu le citer en islandais, râle Fink.
— Où voulez-vous en venir, Plouffe ? demande Cyldrid.
— Oui, soyez plus précis.
Plouffe pose son regard sur nous, un par un, puis il se met à parler doucement, ses fines lèvres humides comme une vulve ouverte sur un temps inconcevable, sur des horizons inconnus.
— Hier, en fin d’après-midi, nous sommes descendus au jardin dès les premiers rayons du soleil. Nous avons remonté la rue comme nous le faisons toujours, une fois par semaine. Elliot poussait ma chaise et je lui parlais de la vie, de Mallarmé. Ah, ce qu’il aimait Mallarmé ! Nos promenades sont toujours l’occasion de parler, même s’il ne dit rien, mais je sais qu’il écoute, qu’il comprend. Hier, il s’est assis sur le banc près du bassin et il a levé les doigts vers le soleil, pour le pincer. Je n’ai pas compris son geste mais depuis quelques jours il était obsédé par les objets lointains. La lune, les étoiles, le soleil, le sommet des montagnes. Il me les montrait, comme s’il pouvait voir leurs silhouettes et en modifier les contours du bout des doigts. La veille, il était excité et je savais qu’il voulait aller au parc, c’est son endroit préféré, un jardin occupé par les elfes qui n’ont pas le rang requis pour loger au palais d’Hamarinn. Je l’ai toujours accompagné dans ses jeux, je n’ai jamais vraiment compris, je n’y participais pas, mais ça lui permettait de s’ouvrir un peu aux autres, et ça me suffisait. Assis là, alors que le jour se levait, il a commencé à pleurer. Ça lui arrive de temps en temps, je pense qu’il n’a pas grandi depuis qu’il a été abandonné et placé à l’orphelinat. Il doit encore penser à sa maman. Chaque fois qu’il pleure, le seul moyen de le faire cesser, c’est de jouer à cache-cache, Feiluleikur. J’ai dit que j’allais compter jusqu’à cent, et il est parti se cacher. Quand j’ai rouvert les yeux, je suis tout de suite parti à sa recherche. Il se cache toujours au même endroit, dans un défilé de lave, derrière une pierre. Il n’y était pas. Mais pour la première fois j’ai remarqué quelque chose qui m’avait échappé jusqu’ici, faute d’avoir jamais vraiment regardé. La lave présentait une longue excroissance rectangulaire, comme une sorte de caisson accolé à la roche, et qui semblait s’y fondre. Les couleurs se complétaient, l’illusion d’optique était parfaite. Il n’y avait rien d’autre, rien que cette aberration n’évoquant aucune période archéologique, aucun repère historique, aucune habitude maçonnique. Même dans un endroit aussi dévasté, cette œuvre anonyme trahissait un plan trop pur, terrifiant de simplicité. Ce n’était pas le produit d’une éruption volcanique. Le vent n’érode pas la roche aussi précisément. Pas un signe, pas une marque, pas une inscription. Aucune trace de doigt sur les parois qui aurait pu attester de la technique employée pour obtenir une telle construction. Les lignes étaient parfaites, si parfaites que le bâtiment tout entier, long d’une cinquantaine de mètres, semblait directement taillé au laser dans un bout de basalte. Pas un bruit, pas un son, pas un animal, pas un souffle de vent. Le ciel lui-même semblait suspendu dans cet instant d’éternité, attentif à ce qui allait se passer. Peut-être est-ce une tombe, ai-je pensé, mais qui aurait-on enterré ici ? Dans le mur un trou béant avait été ménagé, sur les ténèbres du rectangle d’argile.
J’ai pu deviner l’amorce d’un couloir. J’ai roulé à l’intérieur : le plafond semblait haut, plus haut que le volume extérieur semblait le permettre. Le sol était fait d’une boue solidifiée. Le poids des siècles, des millénaires m’oppressait, une force venue de plus loin que tout, une terreur sourde, aveugle, sur laquelle je n’avais aucune prise. Un coude puis, occupant toute la longueur du bâtiment, un corridor. Je n’étais éclairé que par la lumière du jour, dans le dos. Les parois défilaient lentement, leur nudité constituant la plus sournoise des mises en garde : n’allez pas plus loin, il n’y a rien pour vous ici, vous n’êtes pas de taille à comprendre. Tout cela vous dépasse. J’ai roulé les vingt mètres qui me séparaient de l’extrémité du couloir. Tout semblait si net que de cette perfection naissait une terreur primitive que je n’avais jusqu’ici jamais éprouvée. Au bout du tunnel, il n’y avait rien. Juste un autre mur. Il était froid. Le plafond avait perdu sa régularité et s’inclinait vers le fond en biseau. Au pied du mur il y avait semble-t-il un tas de feuilles mortes. J’avais le sentiment que quelque chose allait apparaître au fond du tunnel, quelque chose d’énorme, de silencieux, dépourvu de forme ou de silhouette mais dont la présence me semblait certaine. C’était plus vieux que tout, c’était minéral et végétal à la fois, c’était l’origine de toutes choses ici, qui réveille l’amibe la plus basique, qui effraie la biologie elle-même, qui engendre une peur contre laquelle les cellules sont impuissantes, devant laquelle les atomes eux-mêmes s’enfuient. Je me suis penché pour remuer les feuilles, découvrant un orifice dans le sol. À même la roche, creusé avec les mains. Dans le trou, quelque chose, tassé. Dans les ténèbres, on distinguait un bruit de reptation. Un vent se levait, je sentais le tunnel se refermer sur moi, les ténèbres m’envahir. Le sol se dérobait sous mon fauteuil, l’air fuyait mes poumons. J’ai ressenti la fin de tout. La fin de moi.
— Il me fait peur, Roméo…
— Venez plus près de moi, Diane.
— Vous êtes tout froid.
— Qu’avez-vous vu dans le trou, Plouffe ? questionne Fink.
Les yeux du directeur s’emplissent soudain d’une brume de détresse.
— Elliot.
Il expire. J’ai l’impression qu’il va mourir.
— Doux Jésus, fait Cyldrid.
— Elliot s’est retourné vers moi, il a tendu ses mains boueuses. Chacune contenait une petite tortue, apparemment tout juste éclose. Un jeune touriste nous a donné un sachet en plastique pour les ramener.
— Les tortues étaient dans le sol ?
— Quelle affaire !
— Elliot voyait des choses invisibles aux autres humain. En partie à cause de son handicap, de son obsession du détail, mais aussi du fait de ses croyances.
— Mais qu’est-ce qu’il cherchait ?
— Comment savoir ? Un autre monde, dont il faudrait trouver les clés ?
La chambre m’apparaît soudain plus menaçante. Je sais qu’il ne s’agit pas d’un rêve, car je ne rêve pas, et pourtant : si je n’ai jamais rêvé, comment savoir si ce que j’expérimente à l’instant n’est pas le produit d’un sommeil profond ? Comment trouver quelque chose dont on ignore l’existence ? Si l’apprentissage suppose l’aide d’un maître, où vais-je trouver la sagesse nécessaire pour sortir de ce dédale onirique où se retire notre âme le sommeil venu ?
Bram s’éclaircit la voix.
— Bracken, vous l’avez dit, c’est du côté de l’illusion qu’il nous faut chercher. Et si nous sommes confrontés à une illusion, alors nos yeux nous jouent des tours. Peut-être que les siens pouvaient percevoir des choses qui échappent aux nôtres.
— Mais comment voir des choses qui ne sont pas là ? dit Fink.
— Dites plutôt : comment ne pas voir ce qui est pourtant là ? Un espace par défaut. Ni positif, ni négatif. Zéro. Une tache aveugle.
— Mais Elliot était très propre ! riposte Cyldrid.
— J’ai été suivi par un orthoptiste pendant toute mon enfance, continue Bram. La tache aveugle correspond à la partie de la rétine où s’insère le nerf optique. L’œil n’est pas une caméra, ce que nous percevons est une interprétation constante du réel. Les informations transmises sont traitées par le cerveau qui crée une perception relative du monde conforme à ses attentes. Le cerveau interprète les signaux et construit une « image » de ce réel dont nous prenons conscience et que par habitude nous interprétons comme réelle, alors qu’il ne s’agit que d’une interprétation de la réalité.
— L’œil est incapable de se voir lui-même, murmure Cyldrid.
Plouffe roule jusqu’au mur, pelé, sondé et carroté jusqu’à sa plus tendre intimité, juste avant le rocher. Il pose sa main sur la tapisserie, cette vieille tapisserie quadrillée de rien, avec ses tortues dessinées qui nagent dans un monde de silence.
— C’est possible. Peut-être Elliot est-il sous nos yeux depuis le début. Il suffit d’apprendre à voir comme lui. Ce flash que vous avez subi, Bracken… Peut-être Elliot est-il captif et essaie-t-il de communiquer par des signaux lumineux, s’il nous voit et que nous ne le voyons pas.
Bram l’interrompt.
— De son point de vue, nous n’appartenons plus à son champ de vision. Ses signaux éventuels s’adressent à d’autres que nous. Ils appartiennent au monde où il se trouve désormais, retenus par leur gravité.
Je ne comprends pas ce qu’il tente de nous expliquer.
— Si Elliot ne voit pas les choses comme nous, dit Bram exaspéré, il se peut qu’il ait trouvé une cachette qui nous soit à tous invisible.
J’ai l’impression que tout se brouille. Comme un appel d’air, qui m’empêche de voir clair. J’ai cette étrange sensation de sortir de mon corps, de flotter au-dessus, de nous voir là, dans cette chambre aux angles tordus, moi, et tous ces Islandais bizarres aux raisonnements obliques, affairés autour de cette disparition, chacun posant ses pièces sur un plateau de jeu qui me dépasse. Je ne suis pas dans le jeu, je ne suis pas comme eux. De mon nouveau point de vue, plus haut, en plongée, je comprends qu’ils mélangent une pensée déductive à la pensée du rêve, une pensée qui m’est étrangère, car je ne rêve pas, mais dont je peux saisir les contours. Ils ne sont pourtant pas fous : c’est juste qu’ils fonctionnent ainsi. Leur pensée fait une place à l’invisible autant qu’au visible. Est-ce que cette prise de perspective est ma façon de sombrer avec eux, de basculer dans leur entendement double ? Si je me laisse aller à épouser leur pensée, à tolérer un tel paradoxe, à permettre à mon esprit de fonctionner en maintenant deux visions du monde concurrentes, soudain, je ne vois plus rien. Un terrible brouillard monte, noyant les formes, ne conservant que de vagues silhouettes, fantômes flottant dans le mystère opaque de ces lieux maudits.
— La double vue, dit Fink. Seule la double vue permet de voir les fées.
— Est-ce inné ? questionne Bram. Ou bien y a-t-il un moyen de l’acquérir ?
— Kirk a affirmé que tout le monde pouvait y parvenir.
— Qu’est-ce que Star Trek vient faire là-dedans ? dis-je, atterrissant brusquement, tandis que la pièce reprend sa texture solide, ses racines.
Ravi d’étaler sa science, Fink nous explique que Robert Kirk était un révérend qui avait été enlevé par les fées. Il avait écrit un ouvrage, le Commonwealth Secret, où il détaillait précisément leur mode de vie, somme toute très similaire au nôtre. Il y abordait surtout la notion de double vue, ce pouvoir permettant de distinguer ce monde parallèle. Selon lui, la double vue était un don de naissance, mais pouvait s’acquérir par un entraînement de la rétine, joint à une foi indéfectible en l’existence d’une société parallèle. Le peuple invisible était présent, à tout moment, en tous lieux de cette île, dans chaque caillou, dans chaque interstice.
— Et vous pensez qu’Elliot a ce don ?
— Je l’ai souvent vu porter ses lunettes, je croyais qu’il était myope, mais non.
— Astigmate, je crois, c’est ce qu’a dit le docteur.
— Hum. Quelqu’un d’autre ici est astigmate ? demande Bram.
— Moi, réponds-je.
Tout le monde me regarde. Ils sont vieux, mais aucun ne porte de lunettes. Oui, je suis astigmate. Et non, ce n’est sûrement pas une coïncidence. Elliot et moi partageons ce défaut. Il a laissé ses lunettes derrière lui à mon intention. Il veut que je voie ce qu’il a vu. Je vais chercher ses lunettes. Tendre ces verres brisés vers la lumière des guirlandes. Ils ne sont pas cassés, comme je l’avais cru tout d’abord.
— C’est un kaléidoscope.
— Elliot devait renforcer ses altérations oculaires.
— Et nous n’avons rien vu…
Je retourne la monture entre mes doigts. Elle semble fabriquée dans un ivoire brun vert que je ne parviens pas à identifier. J’imagine Elliot, ici, tout seul, désespéré de ne pas trouver une fée pour le guider, à se meurtrir les yeux en tentant de voir quelque chose que lui dicte son imagination. Un ultime effort, dans sa chair, pour franchir le voile invisible qui le sépare d’un monde impossible.
Très bien. Chaussons ces lunettes.
— Donc, si j’ai bien compris, ce mystérieux Elliot est dans le mur ?
— J’ai l’impression que c’est plus compliqué.
— Ah. Entre le mur ?
Ils me suivent à la queue leu leu, tels des randonneurs amateurs en cordée avec ma seule parole pour guide dans les ténèbres du mystère. La chambre d’Elliot compte quatre coins. Les deux premiers encadrent la porte ; les autres sont respectivement derrière le lit et derrière le secrétaire. Des coins libres de tout objet, de simples coins. Une arête, une jonction sur le plancher, deux nouvelles lignes détourant le reste de la pièce, doublées de parallèles au plafond.
Ce n’est qu’au quatrième coin, près du lit, que je m’immobilise. Celui où mon premier instinct m’avait guidé par deux fois, comme si j’avais moi aussi senti quelque chose, dissimulé dans cette absence. Le souvenir du flash.
— Pourquoi cette pièce paraît-elle plus grande qu’elle n’est ? demande Plouffe.
J’ai, moi aussi, eu cette impression – d’avoir passé des jours à arpenter cet espace – un royaume, un monde en soi, entre les quatre murs de ce caveau. J’ai l’envie soudaine de sortir respirer.
— Qu’est-ce qui se passe, Bracken ?
J’approche de l’angle, lève la main, n’ose pas tâter. Je la laisse en suspens, comme pour absorber une présence ou deviner une veine d’eau sans l’aide d’une baguette de sourcier. Trois lignes convergeant vers un point unique. Mettre le bout d’un doigt dans le coin, comme dans une prise de courant.
— J’ai cru voir…
— Quoi ?
— … un mouvement.
Soudain apparaissent des traits sur le mur, autour du coin, jusqu’au plafond. Je ne sais s’il s’agit de glyphes ou de simples indications topographiques. Peut-être les deux. Comme des vagues. Des motifs très serrés, pourtant séparés par du blanc. Je peux les faire bouger par inattention. La tapisserie se confond avec le reste de la pièce depuis le début notre enquête, sans autre valeur qu’un canevas sur lequel dérouler nos questions. Tout le long du coin, sur une largeur d’environ quinze centimètres, courent désormais des entrelacs de traits formant des formes subtiles qui nous ont échappé jusqu’ici, tant il faut en être proche pour les remarquer.
— Des signes, dis-je.
— Un effet d’optique ?
Ces arabesques forment des spirales, telles des tresses de fleurettes sauvages, toutes différentes, sans cesse renouvelées, aux formes si délicates, si finement qu’il est impossible de les délier sans manquer de tout faire basculer. Plusieurs strates de dessins sont superposées les unes aux autres. Il a fallu des années pour faire tout cela… Je me demande pourquoi seul ce coin est couvert. Comme s’il y avait ici quelque chose de spécial. Je pense à ces détenus qui pour s’évader d’une cellule passent leur vie à creuser la roche avec une simple cuillère. Quelle détermination faut-il pour ainsi passer son existence à creuser dans l’espoir ténu de revoir un jour le ciel, d’entendre à nouveau chanter les oiseaux. Renaître au monde, puis le quitter, le corps épuisé d’avoir tant voulu vivre.
— On dirait les traces qu’on trouve sur les pierres, dans la lave refroidie…
J’approche mes doigts de moufle.
— … ou les fientes d’oiseaux sur les ruines de Londrangar…
— Bracken, attention ! s’écrie Plouffe.
De l’électricité statique fait frémir l’extrémité de mes phalanges sous les moufles. Un gratouillis, des chatouilles. Une odeur monte à mes narines. Non pas d’ozone, mais plutôt vaguement cyanurée, de pâte à modeler, piquante et fade à la fois. Je frôle le papier. Mon doigt s’arrête sur un filament et glisse : l’encre vient avec elle, en une longue trace. Entre les mailles de la laine, se fait sentir le froid.
— Vous suez ? demande Plouffe.
— La tapisserie est humide.
Je porte le doigt à mes lèvres : une folie, mais je reste un primitif, et pour comprendre, j’ai besoin de goûter.
De l’eau de mer, teintée d’une légère amertume en plus.
— Bracken, regardez !
Mon doigt a activé quelque courant sur cette surface, une douce luminescence irrigue les veines du dessin. Dans un flash, celui-ci se superpose à la pièce, presque en trois dimensions, visible de tous, telle une signature, un souvenir, la trace d’un passage. Une migraine ophtalmique enfle soudain, explose sous mon crâne, une vrille si violente que je ne peux garder les yeux ouverts. J’arrache les lunettes.
— Ouch !
Les dessins luisent faiblement sur le mur puis s’éteignent. Comme l’image résiduelle d’un écran de télévision, ou un effet de persistance rétinienne. Une électricité impalpable reste en suspension au milieu de la pièce bleu marine, comme un souvenir d’éternité. Tout le monde l’a vu.
— Une vision ! s’exclame Cyldrid.
— Le Palais… balbutie Fink.
— Quel palais ?
Fink s’énerve.
— Le palais de la reine d’Hamarinn. Le hall d’entrée, les globes… Ça correspond à toutes nos gravures…
— Non, dit Plouffe, c’est une langue.
— Comment ça ?
— Toute création d’espace est engendrée par un mot. Le mot est la chose. Si Elliot s’est réfugié dans un monde, ce monde a un nom.
— Ce ne sont pas des mots, Plouffe, ce sont des lignes.
— Vous pensez qu’Elliot est dans la tapisserie ? dis-je. Physiquement ?
— Il est peut-être camouflé dans les vagues, dans les dessins, mais personnellement je ne le crois pas.
Il regarde disparaître les dernières lignes, qui achèvent de s’effacer.
— Tous les motifs étaient différents mais tracés de façon identique. Il y avait des traces de rupture, quand le flux s’est interrompu pour laisser place à une autre phrase. S’il a enluminé ces murs, c’est pour signifier quelque chose qui soit compréhensible y compris pour des yeux profanes, comme les nôtres.
— Il s’agirait donc d’un panneau de signalisation ?
— En quelque sorte.
— Mais qu’est-ce qui vous fait dire que ce n’est pas le Palais ? boude Fink.
— Il y a forcément des correspondances entre ces mots et notre langue. Les mots DISENT le monde, créent la pensée, qui en retour sculpte l’univers. C’est pour cela que nos illusions ont une existence propre, toutes ces choses que nous créons auxquelles nous accordons une valeur culturelle, sociale ou politique. Ici, le mot est un dessin, car c’est ainsi que vivait Elliot. Il suffit d’interpréter le texte.
— Concrètement, intervient Bram, vous affirmez qu’Elliot aurait créé une langue à partir de lui-même, qu’il aurait tracé ces signes sur les murs pour donner une existence à son univers mental, puis qu’il s’y serait réfugié, tout en nous laissant des indices ?
— Ça me semble plausible.
Bram fait un drôle de bruit avec sa langue. Une lueur est apparue dans ses yeux, une flamme blanche qui vacille, celle de la folie, de la peur, ou des deux mêlées dans une danse de mort, comme un refuge où se recroqueviller quand le monde se décompose, quand plus rien ne fait sens. Dieu, peut-être. Et encore : Dieu lui-même doit se poser des questions sur sa solitude.
— Et maintenant ? demande Cyldrid.
Plouffe esquisse un geste de déni.
— Il nous sera très difficile de décoder cette fresque. Et je ne vois pas ce qui pourrait nous tenir lieu de pierre de Rosette. Il s’agit d’un langage primitif. Comme celui des nouveau-nés. Pour nos anciens, le monde autour d’eux était le langage. Toute chose avait un nom, et le nom devenait verbe. Rien n’était inventé, tout était lié aux référents, le signifiant et le signifié ne faisaient qu’un. Ce n’est qu’avec le temps que nous avons appris à donner des sens différents aux mots, puis les cultures ont achevé de désintégrer les relations entre le monde et le mot. Puis le mot devient un verbe, comme le font les enfants et les primitifs. Il rend le monde actif.
— Le passé est un animal grotesque, dit Bram, dédaigneux.
— Vous auriez tort de croire qu’ils étaient stupides. Ils avaient un accès direct à l’essence de ce monde. Tout comme Elliot, qui en vieillissant s’était rapproché de l’origine. C’est sa langue de Babel à lui. L’origine, ne serait-ce pas la langue en tant qu’organe capable de parler toutes les langues sonores ? L’enfant qui apprend les premiers phonèmes est capable de tous les prononcer, ce n’est qu’ensuite qu’il perd cette capacité, qu’il se spécialise et devient le locuteur d’une ou de quelques langues en particulier. Le moment où tout en lui parle la même langue… Mais le monde était plus pur, on ne le confondait pas avec le ciel. Chaque chose était à sa place, et chaque place à sa chose. Leur référent était un Eden. Nous ne connaissons que confusion. Elliot voulait recréer cette enfance du monde.
Je repense à ce qu’Elliot avait essayé de me dire. À sa façon de parler, incompréhensible. Il s’était déjà, de facto, réfugié dans son langage, dans son monde. Arrivé au terme de son existence, avait-il trouvé un moyen pour y accéder physiquement ?
KOR
Plat, le plan de la surface
Reflet monotone d’un monde incrusté
– Dont rien ne cerne plus les bords –
Debout, face au mur, à chercher l’impression du dessin dans le réel, sans lunettes, sans artifice. Mais non, rien.
Dans un éclair de lucidité, je dis :
— De quelle sorte d’encre pourrait-il s’agir ?
Plouffe mordille sa lèvre inférieure.
— Une encre qu’on ne peut discerner que d’un certain angle ?
— Ça existe ?
— Une encre que notre œil connaît intuitivement mais que nous n’avons jamais eu l’occasion de percevoir. Une encre qui fait partie intégrante du monde, comme autant de couleurs qu’on ne devine pas, comme des sons audibles des seuls animaux, des sens réservés aux seuls enfants. Ce qui semble logique, si tout ici est l’enfance d’Elliot.
Je rechausse les lunettes, dans l’espoir de trouver quelque chose de nouveau. Toutes les arabesques réapparaissent. Perdu dans les entrelacs du dessin, la migraine bat au rythme de mon cœur, je sais que je pourrais y passer ma vie. Comme il est difficile de restituer l’essence d’une vitesse avec des mots, comme la grâce – beauté en mouvement – est inaccessible au vocabulaire limité de notre pensée formatée. Même ces images qui interviennent dans le silence de l’esprit, ces illusions criardes qui chassent le rationnel, ne sont que des articulations de concepts, des mots transformés en borborygmes, puis en signes, puis en images. Il n’y a rien d’autre que le verbe.
Ou alors. Peut-être Plouffe se trompe-t-il ?
Ces dessins n’ont rien de vocables, ils semblent exprimer quelque chose de plus ancien que les mots, une émotion en tant que mythe. Comme ces portes sans couloir que j’avais vues, à la section égyptienne d’un musée, plus jeune, quand j’étais encore en France : aménagée dans les recoins les plus secrets d’une tombe, une porte vers l’au-delà comme but ultime, un rectangle taillé dans la pierre, débouchant sur rien. J’imagine que pour le mort cette sépulture pouvait l’avaler tout entier dans un rayon solaire puis se refermer sur les mortels laissés derrière lui. Ce qui m’avait terrifié dans cette surface, c’était sa simplicité. La pure terreur du vide. Il me manque le bagage scientifique pour assimiler clairement les motifs qui relieraient l’ensemble ; je me contente de ressentir une peur, un affolement général devant l’absence de sens, dans le dénuement de la mort, quand le plat se mue en relief.
Sous mes yeux filtrés par les lunettes, le dessin semble luire à nouveau, puis s’éteindre. Je prends conscience de mon souffle : là, je respire. Ça me calme un peu de savoir que là, maintenant précisément, je respire. Je sais que je suis là, que je tiens quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant, une terreur et une excitation simultanées, le frisson d’un ailleurs véritable étranger à toute image, à toute pensée, à tout langage. Étranger car primordial, avant tout le reste, juste avant que le choix n’apparaisse, avant que la différentiation du jugement s’accomplisse. L’espace entre pensée et non-pensée, juste là.
Désormais, rendu à la perception de mon environnement immédiat, à ses détails, j’essaye de suivre une des arabesques d’Elliot jusqu’à son terme, pour finalement revenir à mon point de départ, égaré dans une forêt de fleurs faite de fibres. Il n’y a pas de chemin possible. Ce cadre détoure du rien, il s’agit peut-être d’une porte, mais où se trouve le levier ? Est-ce une Moria, ouverte d’une incantation ? Comment prononcer l’imprononçable ? Sur mes lèvres se forme un hymne, quelque chose qui évoque, par la majesté de ses intonations, les nuées d’une boucle de présent, le passé enfui, pour replonger dans le virage d’un ensemble esquissé : le dessin, serpent dans le serpent, accrochés aux branches du mur, les pleins et les vides comme des grottes sans fin où, lovés dans l’absence, les dragons rêvent. Quelle puissance dans ces danses, quelle résorption du moi…
— Bracken, attention, pas trop longtemps.
Cyldrid m’a réveillé, d’un frôlement de coude, d’une caresse, écho d’une maman hâtivement tirée du lit un matin de cauchemar. Je cligne des yeux.
— Vous étiez perdu, mon petit.
Je tourne ma langue sept fois dans ma bouche.
— Cyldrid…
— Oui ?
— J’ai besoin de ses dessins.
— Les dessins d’Elliot ?
— Tous ceux qu’il a réalisés pendant mon absence. Pendant vos cours.
— Mais…
— Vite, Cyldrid.
Elle jette un coup d’œil à Plouffe, à Fink, puis elle sort d’un pas rapide. Elle n’a pas l’air contente. Mais j’ai besoin du contexte. J’ai besoin de plus d’informations. Je lève la main vers le mur, un geste qu’il me semble avoir exécuté si souvent qu’il en devient essentiel au fonctionnement de l’âme : d’une main agile, d’un ongle, je fais tomber un fragment d’encre solide, non diluée, dans ma paume. La trace qu’il laisse est un décalcomanie de rien, un vide plein de son contour. Je retire mes lunettes, mes tempes pulsent. Il n’y a rien sur le papier que je puisse voir sans elles. De l’ongle, je retourne l’invisible. J’ouvre la bouche, tire la langue, y dépose le précieux morceau de rien.
— Oh lala ! gémit Plouffe.
— Bracken, ne faites pas ça !
— Mmh… On dirait, du… une algue.
— Une algue ? Ici ?
— À moins qu’il ne s’agisse d’encre de seiche.
— Où Elliot se serait-il procuré une encre pareille ?
Je pense brusquement aux tortues dans leur bocal. Toute cette histoire sent la tortue, l’iode mariné dans une soupe d’écailles dans une chambre turquoise. Une image, légère, passe à travers moi : une lagune peu profonde, d’énormes nuages d’eau salée qui enflent sous un ciel marin, mes pieds sur le sable humide, entre les flaques, un filet, des anémones de mer qui s’ouvrent en palpitant. Je me penche et mon visage dans l’eau trouble me renvoie l’image d’un ange.
— Vous sentez, Diane ?
— Oui, comme un frémissement…
— Le vent se lève.
Soudain, j’ai mal partout. Mon cou, mon dos. J’ai l’impression d’être une conscience enfermée dans une armure d’os et de chair. Mes yeux voient à travers ses jointures, où se glissent parfois des fluides, des larmes. Ma tête pulse. Je m’assois par terre, pris dans une convulsion de doutes et de douleur. Est-ce cela, vieillir ? Est-ce que rester au contact de ces vieillards, dans un espace clos, ne me transforme pas malgré moi en croûte ? Une terreur me saisit : quand tout est derrière, et devant, juste la promesse d’un choc sur le sol qui brisera cette coquille. Glisser le long d’une pente, sans espoir de remonter. Je ne sais pas si mon âme survivra à la perte du corps, je ne me suis pas préparé. Jusqu’à présent, je ne m’étais jamais posé la question de la mort, pas aussi clairement en tout cas. Pour la première fois, je peux la sentir, elle a l’odeur d’une chambre refermée sur son bleu, sans espoir, peuplée de fantômes affairés sur leur douleur, sur leurs questions. Aucune réponse à espérer en ces lieux, aucune respiration. Plus que le doute, qui devient quête sans retour. Vieillir est une malédiction dont nous sommes tous les victimes. On n’échappe pas à la dégradation. On n’échappe pas au corps.
— Je crois qu’ils sont en danger…
— Mais que pouvons-nous faire ?
— On est des tortues ! On peut tout faire !
Il me faut quelques secondes pour retrouver mon équilibre, un horizon. J’ai l’impression d’avoir tourné sur moi-même pendant des heures. Je suis pris de l’envie de retourner voir le dessin, d’essayer d’en savoir plus, mais la peur du mal est la plus forte. Quelque chose coule en moi, comme un poids mort, comme les pieds d’un criminel dans le béton au fond d’un lac, un renoncement, que dans ma jeunesse j’avais perdu de vue. C’est ici que je suis, maintenant, et je n’irai nulle part ailleurs. Je regarde mes mains, mes moufles et les tortues. Tout est ici, avec moi. C’est avec ça que je dois faire quelque chose. Ma vie dehors était infinie. Trop de possibilités. Je n’ai jamais pu choisir. Mais ici, rien ne relève d’un choix. Tout est. Il n’y a pas d’échappatoire à cette chambre. J’aurais pu courir dans le champ de lave, m’enfuir très loin de cette histoire qui est train de me rendre fou, que ne semble avoir ni début ni fin. Je ne veux pas qu’Elliot meure, je veux savoir ce qu’il voulait me dire, je veux prouver à Bram que je ne suis pas un bon à rien, inutile et paresseux. Moi aussi je peux gagner, moi aussi je peux créer et jouer sans compétition. Je ne me suis jamais laissé le temps d’être moi-même. Après quoi est-ce que je cours ? Pourquoi est-ce que je me pose autant de questions ?
Je n’aurai peut-être pas dû avaler cette algue…
— Il faut vous y résoudre, Roméo, on ne sert à rien.
— Si seulement nous avions la mémoire.
— De quoi ?
Je veux ma couette. Là, maintenant, tout de suite. Je n’en peux plus, je me sens si vieux. J’étais tellement bien sous ma couette. Je mangeais du chocolat, parfois j’écoutais la radio toute la journée, un flux continu de chansons et d’infos en islandais. Parfois j’imitais leurs formules, en roulant les « r ». Je ne comprenais pas le dixième de la culture dans laquelle je baignais. Oublieux de mon passé hexagonal, incapable de m’intégrer à mon nouvel environnement. Sans mon artisanat, sans ma petite discipline de chaque jour. Sans foi. Voilà. Finalement, c’était mieux ainsi. Finalement, il y avait quelque chose de vrai là-dedans : quand je suis sous la couette, je suis un humain misérable, qui ne sert à rien, qui ne vaut guère plus. Ces deux tortues valent plus que moi. Je sais qu’il est stupide de faire des généralités sur le genre humain, mais sous une couette, le monde apparaît soudain plus simple. Comme une clarté, le matin, quand quelque chose de moelleux vous attrape et ne vous lâche plus. Lorsque la lumière change doucement, que chaque heure est une couleur, et que tout glisse comme de la pâte, dans les ronflements du lit. Je ne veux plus de trous, de chambres closes, de tapisseries et d’avant l’avant. Je ne veux pas savoir ce qu’il y a entre l’avant-dernier et le dernier. Je veux être avant, avant l’avant-dernier, dans ce moment gros de choix où rien ne se passe. Une éternité, et moi, sous la couette, vivant pour toujours, respirant rapidement. Je donnerai tout pour sortir de ce rêve et retrouver ma couette, mon insipide réalité. Peut-être que si je fermais les yeux, je m’éveillerais. Je ne risque pas grand-chose à essayer.
— Bon, j’abandonne.
— Moi aussi !
— Foutons le camp.
Quand je rouvre les yeux, Fink est en train de se battre avec Bram.
— Voleur ! Voleur ! hurle le vieux.
— Qu’est-ce qu’il a volé ? dis-je en m’interposant.
— La cassette d’Elliot !
Bram repousse le vieillard. Dans sa main, la cassette audio que j’avais trouvée dans un des tiroirs du secrétaire. Pour la première fois, je fais le lien avec son casque de Walkman.
— Alors c’est pour ça que tu es venu…
Bram soupire.
— Il ne faut pas m’en vouloir d’avoir essayé. J’ai vu la cassette pendant que vous étiez tous là à tenter de sauver le vieux. J’ignorais son existence.
Il me rend la cassette. Plouffe semble soudain très intéressé.
— Quand a-t-il enregistré ça ? Il n’y a pas d’étiquette.
— Je ne sais pas, dit Fink, j’ignorais qu’il possédait un magnétophone.
Bram a placé la cassette dans le Walkman, une grosse chose carrée rose fluo qui détonne sur le bleu de la chambre d’Elliot. Je prends le casque, personne ne s’oppose à ce que j’écoute en premier, pas même Bram, qui scrute mon visage en quête d’une information dont j’ignore la nature. Je ne sais pas à quoi je dois m’attendre. Je presse Play. Le set commence par une chanson à la guitare. Desséchée. Celle que j’avais entendue dans le bureau de Fink, en arrivant quelques heures plus tôt.
— Robert Johnson ? demande Fink, ahuri, collé à mon oreille.
— Hum.
La chanson meurt doucement, puis le silence se fait.
Des bruits d’ambiance. Des oiseaux, des voitures, un avion qui traverse dans le ciel. Des pas, l’enregistrement est haché. Puis s’arrête. Il reprend quelques secondes plus tard.
Une respiration.
Puis :
« gagaghhhaammm hhaaauummm kjlloodiii hhhprimmm, ttuuut ptyx ptyx da la purrr, tttre ptyx da la purrr et de na po ja kolo popa popo kilikili pilitopli, malako malaki nepadelria jeerrodhh jjee ptyx dukjillpodddh jkrrroo sst dhun gagahimm humhumi toalal ahddppz jdkko loppi lpoppi ptyx nabala nabala nabalu. »
La voix d’Elliot. Personne ici à part moi ne l’avait entendue.
L’enregistrement s’arrête très vite, Bram fait avancer la bande, rien. Bram tourne la cassette. Sur la face B, plusieurs enregistrements de The Riddle, le tube de Nick Kershaw, tirés de ses nombreux passages à la radio.
— Heu…
— Eh bien, comment dire…
— Ce mot, qui revient… dit Plouffe en comptant sur ses doigts.
— Ptyx ?
— Ah ah ! Ptyx !
— Enfin, un indice vital !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Qu’est-ce qu’un ptyx ? demande Fink.
Plouffe fixe un point devant lui, pris dans ses pensées.
— En grec, ça signifie pli, dit-il. Mallarmé en a parlé.
Je n’ai jamais lu Mallarmé. Ou alors je ne m’en souviens plus. Mais je me souviens de ce qu’avaient dit les jeunes de Bram, devant leurs écrans, puis dans le couloir. Mnyx. Trix. Ptyx.
— Ptyx… répété-je.
— Un pli. Un repli. Un endroit où se cacher.
Rompant le silence, nos respirations. Je peux sentir Plouffe se tendre, impatient, comme incapable d’admettre que non, Elliot n’est plus ici, qu’il a disparu dans cette chambre close, et que seul un sortilège peut expliquer sa disparition. Mais imaginer une intervention miraculeuse, c’est plus difficile encore que de la refuser.
Plouffe déclame soudain :
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx,
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
— Qu’est-ce que vous baragouinez ? bougonne Fink.
— C’est un sonnet de Mallarmé qui explique comment un poète descend en enfer pour y chercher un objet magique.
— Quel objet magique ?
— Dans son enfance peut-être, une sorte de talisman.
— Bram, je vous ai entendu, dans le gymnase. C’est ce que vous cherchez ? Vous cherchez le Ptyx ?
Il hausse les épaules.
— Tout jeu requiert un objectif autour duquel se structurer. Toute quête est magnifiée par son propre objet. Nous avons conservé un principe d’abstraction car le digital, ce ne sont que des pixels. Il nous fallait un objectif, nous avons pris celui d’Elliot, même si nous en ignorons tout.
Il éclate de rire. Personne n’a compris.
— Le Ptyx est un bibelot aboli, dit Plouffe. Caché dans un pli du même nom. Peut-être un Graal, un Sampo, une corne d’abondance, la vie éternelle, la jeunesse.
Il s’interrompt, sourit faiblement. Il me parle soudain en français, et je me rends compte que depuis tout ce temps, en public, il me parlait tantôt en anglais, tantôt islandais sans que je fasse la différence.
— Elliot cherche la grâce.
— De quelle façon ?
— Il est parti de lui-même vers la mort. De lui-même. Comme Orphée descendant aux enfers, bien vivant, pour aller y sauver Thésée et Eurydice. Pour lui, c’est simplement un moyen d’en finir avec l’existence.
Peut-être que le coup qu’il a reçu lui a définitivement fait perdre la raison, que nous sommes ici dans l’école à sa merci. Bram croise les bras, très calme.
— Le plus grandiose des jeux : comment passer de l’autre côté tout en demeurant vivant.
Plouffe claque des doigts.
— Si Elliot est parti dans un pli, alors c’est dans le Néant qu’il faut le chercher ! Et le Néant était là avant lui, le Néant est entre toute chose, donc entre la vie et la mort. Elliot, en tant qu’idée, était déjà présent dans cette pièce avant même d’être né. C’est dans cette absence qu’il faut le chercher, dans cette préconception de lui-même où il s’est réfugié. Elliot était un être à part, extrêmement secret, il se passionnait pour les poèmes que je lui lisais, il a baigné dans ce Néant. Oui, je pense qu’il avait ce pouvoir, il est allé plus loin que je n’ai jamais été, il a trouvé le Néant réel, il a compris comment passer, peut-être grâce à ces tortues.
— Roméo, Vous avez entendu ?
— J’essaye de faire un trou dans le bocal !
— L’ancêtre a parlé du Néant !
— Le Néant est un lieu ?
— Pourquoi pas ? dit Plouffe.
Fink échange son anxiété avec la mienne. Je le sens se refermer. Il accuse son grand âge, l’heure matinale. Pour un vieux, l’absurde est quotidien. Certains ont tendance à vouloir oublier de quoi le réel est fait pour se construire un nid douillet dans le déni.
— Ne prenez pas ça au pied de la lettre, Bracken, soupire Fink. Ce n’est qu’une expression. C’est comme de dire, je ne sais pas, « mourir ». Entrer dans la beauté de Dieu. Dans le Lieu, vous dirait cette pimbêche de Cyldrid. Moi je vais vous dire ce que ça veut dire, aller au Néant : aller en Féerie, que nous avons tous vu sur les murs de cette chambre. Nous savons tous pertinemment qu’Elliot a été enlevé ! Il est là-bas, là où se trouve le palais, la garde royale et les chats mauves qui ne voient que d’un œil !
Plouffe soupire.
— Bon sang Fink, on est en 1986, l’Islande est à l’Eurovision ! Grandissez un peu ! Vous croyez que la nature est vivante, qu’elle a une âme, ou, comme Cyldrid, qu’un créateur ordonne toute chose. Ce sont des conceptions délirantes, motivées par la paresse. La dualité caractérise notre civilisation, mais l’invisible n’a pas à s’y soumettre. Je vous parle de quelque chose de beaucoup plus subtil, qui relève presque de la science religieuse. Nous le savons tous, dans notre pays, la vérité se situe quelque part entre le ciel et le rocher. C’est physique.
Moi, je n’entends rien à la philosophie. Mais je sais que le Néant, c’est le Néant. Alors je me trompe probablement, mais je crois que le Néant c’est juste rien.
— On ne peut pas aller dans le Néant, dis-je. C’est impossible. Si vous me dites que c’est ni l’enfer, ni Féerie, qu’est-ce que c’est ?
— Rien.
— Donc ?
— S’il n’y a rien, il y a quelque chose. C’est un mot, c’est déjà beaucoup.
Il vient de me casser la tête. Il joue sur les mots. Je me souviens d’un épisode de la Quatrième Dimension, dans lequel une petite fille disparaissait dans une dimension parallèle sous son lit. Ses parents et un ami physicien la cherchaient partout.
Moi, je sais que le Néant, c’est du vent.
Je l’ai appris. Je ne sais plus où.
— Vous me rendez fou avec vos histoires, Plouffe. Elliot est dans un trou, caché dans la roche. Il n’a pas pu se rendre dans… rien !
— Il y a des koan qui prétendent le contraire.
— Des koalas ?
— Les koan sont des énigmes zen, Bracken. Connaissez-vous celle du mât de cocagne ? Trois moines zen grimpent un mât de cocagne bien graissé, le gagnant sera celui qui réussira à atteindre le sommet avant les autres pour en décrocher la clochette. Tout le monde glisse, mais un des moines réussit à toucher le sommet, sans pour autant obtenir le satori. Pour cela, il lui faudra continuer à grimper.
— Mais s’il n’y a plus de mât ?
— Il n’y a jamais eu de mât. Il n’y a ni début, ni fin, car ce sont des repères temporels. Nous n’atteindrons jamais l’éternité d’Elliot en avançant dans le temps. Cela signifie qu’on n’atteint pas l’éternité par une prolongation indéfinie du temps, pas plus qu’on n’obtient une image en deux dimensions par le prolongement d’une ligne unidimensionnelle. Les deux, éternité et temps, sont par définition discontinus dans le sens mathématique du terme, composés d’éléments séparés.
— Je ne comprends rien, de quoi est-ce que vous parlez ?
— Bracken, le Néant est une obsession chez tous les poètes, continue Plouffe. Et tout spécialement en Islande.
— Ah, c’est donc ça ! Des notions de poésie appliquées à la physique ? Et vous croyez que vous valez mieux que l’Église ou que les elfes qui font de la soupe ?
— Vous n’êtes pas d’ici Bracken, alors vous ne pouvez pas comprendre notre façon de parler. Je vous parle en français, en anglais, les autres vous parlent en anglais, parfois nous parlons tous islandais. Votre cerveau est une bouillie d’informations, vous ne pouvez pas assimiler. Notre langue est si vieille, elle est encore empreinte de tant d’images que vous ne connaissez pas, des mythes subtils qui ont forgé notre pensée, sans jamais la changer réellement. Nous avons ceci en nous depuis toujours, et le monde autour de nous est devenu ce que nous pensions. La question de savoir s’il l’a toujours été ou si nous l’avons rendu, perçu ainsi, est la question métaphysique essentielle de notre foi.
Il roule en cercles dans sa chaise, comme pour tracer sa pensée dans l’espace, sans jamais s’interrompre.
— En Islande, le Néant ne se dit pas. Très peu d’artistes ont réussi à articuler cette notion, un des rares à avoir accédé à la postérité fut le poète Stein Steinarr, dont je vous ai parlé, un homme qui avait voué sa vie à l’abîme. Le Néant est là pour nous, mais il ne doit jamais être dit, au risque d’y perdre son sens.
En me rendant étranger à leur pensée, à leur culture, ces gens avaient fait de moi un être indépendant, articulé dans sa droiture. J’ai l’habitude. Dans mon pays natal, j’ai toujours été un étranger.
— Vous parliez de foi, dit Bram.
— La foi n’interdit pas le Néant, dit Plouffe, je dirai même plus : la foi existe à cause du Néant. Car en vérité, si je ne le vois pas, il permet tout le reste.
— Mais si le Néant n’existe pas…
— Le Néant n’est pas le vide, Bracken. Si je bouche un verre avec ma main, je crée un verre de vide, mais le Néant où est-il ?
Je ne veux pas dire une bêtise.
— Dans l’absence de verre ?
— Pourtant le verre est bien là, non ? Non, le Néant est une matière volatile, qui échappe à tout contrôle car elle n’est pas localisée. Il ne faut pas la chercher en trois, mais en deux dimensions. Voir en une seule, pour pouvoir approcher le plus possible du zéro. Je vous dirai que le Néant, c’est la surface de contact entre le verre et le reste du monde, l’endroit où se forme l’interdépendance de toute chose.
— Il ne s’agit donc pas de la mort, ou de l’enfer ?
— Voyez-ça plutôt comme un au-delà pragmatique. Un endroit où l’on se rend pour vivre une transition. Un entre-deux.
— Cette chambre ?
— Et tout ce qui la précède, et tout ce qui la relie au reste de l’univers, nos pensées, ces murs, ces couloirs. Le Néant, Bracken, c’est l’autre côté, le côté plein du vide de ce qui nous entoure. Vous n’avez jamais vu que la matière, vous pensez que nous sommes pleins, mais si ce qui nous constituait était creux ? Que tout autour de nous, une matière nous définissait.
Je pense : il est fou, il est vieux, il se cherche une foi pour accepter la mort. Mais mon autre hémisphère cervical me dit le contraire. J’essaye de me remémorer Elliot, son visage. Tout de lui m’est étranger. Comme si je n’avais jamais été ici. Comme si je ne l’avais jamais connu. Je ne reconnais pas Elliot dans cette chambre, ni sa silhouette, ni sa trace. Si tous ces objets, ces meubles, forment les traits de son visage, où sont ses yeux ?
— Plouffe, c’est bien gentil tout ça, dit Fink, mais on parle d’Elliot, pas d’un magicien ou d’un philosophe !
— Peut-être simplement d’un poète.
— Un poète !
— Orphée était poète, et il avait de grands pouvoirs magiques. Il chantait, et les cailloux venaient l’écouter. Il pouvait soulever des vents terribles, et guérir des plaies. Elliot dessinait, vivait une vie dédiée à son ouvrage, à cette école, à son monde. Il avait compris toutes les nuances de cet univers riche, il s’en satisfaisait et il l’exprimait, à sa façon. Cette chambre est son œuvre.
— C’est votre faute, Plouffe ! C’est vous qui lui avez fourré toutes ces sornettes dans la tête, vous et vos Ptyx en plastique !
— Le Néant est bien réel pour un poète, Fink. Le Néant existe tout autant que la matière. Pour lui, les deux sont indissociables, interdépendants et, par le rythme auquel ils s’enlacent, ils créent la continuité de la vie. Elliot pensait peut-être qu’il était possible de pénétrer dans le Néant, tout comme nous vivons dans la matière. Il voulait faire sa catabase.
Je lève les yeux vers Bram, espérant de l’aide, mais ses yeux sont vides de toute expression. Le Néant nous a pris, tous, il est là, je peux le sentir, en son absence.
— À quoi pourrait bien ressembler le Néant ? demandé-je.
— Comment le savoir ? Personne ne l’a jamais vu. L’Islande est un poste d’observation privilégié, à la jointure de deux plaques tectoniques ouvertes sur l’intimité de la planète. Entre les deux, se trouve peut-être ce Néant.
— Comment quelque chose qui n’existe pas pourrait-il avoir une profondeur ?
— Le Rien est enceint de tout, mon petit Bracken. Le Néant est omniprésent, dans tous nos gestes, dans toute notre vie. Le Néant est partout autour de nous, entre chaque chose, définissant le contact entre les surfaces. Il abolit toute forme.
Une inspiration monte en moi : ENTRE les surfaces ! L’image me fait brutalement penser à une ligne noire cernant un personnage de bande dessinée ; à l’espace entre deux cases.
— L’ellipse incarnée, fais-je.
Il voit que je frémis.
— Qu’est-ce qui se passe, Bracken ?
Je sors la BD de ma poche.
— Où l’avez-vous trouvée ? dit Plouffe en m’arrachant l’ouvrage des mains.
— Dans son secrétaire…
Plouffe regarde la grille raturée, grommelle.
— Si Elliot peut voir les interstices, il peut lire entre les lignes pour atteindre le Néant. Peut-être son handicap l’avait-il préparé à tout ça. Les autistes peuvent être hypersélectifs, ils n’ont pas d’intelligence systémique, ils se braquent sur un détail et en font un linéament de la réalité.
— Il était plombier ou poète ? demande Fink.
— C’est la même chose ! Elliot était un poète, ses gestes étaient motivés par une soif de grâce. Nous n’y comprenons rien car il était fermé, il ne partageait rien. Elliot était un spécialiste de la plomberie… Il excellait dans la pose des joints ! Qui scellent les deux touts ! Ah, ah ! Voilà la clé, il faut trouver un moyen de construire un pont, peut-être en récitant des incantations, ou en tournant des vers épiques et spirituels, il faudrait commencer par mettre des bougies…
Bram s’étire doucement.
— Plouffe, je vous avais mal jugé.
Il s’avance vers le vieil homme.
— Vous me croyez ? Vous Bram, le scientifique ?
— Oh, tout cela est très scientifique, Plouffe. Je ne crois pas à vos gris-gris. Elliot est allé au Néant, OK, pour prendre un objet magique qui s’appelle le Ptyx.
— Comment savez-vous cela ?
— Ma définition du Néant et la vôtre se rejoignent. Tout comme vous parliez français à Elliot pour en faire votre über-fils ou je ne sais quoi, moi, je lui parlais.
— Tu as entendu Elliot parler ? dis-je, proprement stupéfait.
— Techniquement je l’ai lu.
— Où ?
— Dans notre jeu, Habitat.
— Mais c’est quoi ce jeu ?
— Disons que c’est une simulation de vie, nous avons un système de messages en temps réel, et Elliot nous parlait par cet intermédiaire.
Plouffe devient tout rouge.
— Il jouait sur un de vos ordinateurs ?
— Je ne sais pas comment il s’y prenait, mais il me parlait, par messagerie interposée, sans terminal d’accès.
— Et qu’est-ce qu’il vous disait ?
— Il était obsédé par une seule chose : voler le Ptyx.
— Elliot, un voleur ? Impossible !
— Et pourtant. Vous nous parlez de littérature ou de dessin, mais la vérité c’est qu’Elliot était avant tout un joueur. C’est ce que vous refusez d’admettre, parce que ça le réduirait à rien et que vous avez d’autres ambitions pour lui, n’est-ce pas, Plouffe ?
Plouffe reste coi.
— Vous le pouponnez pour qu’il croie à vos théories, à votre Mallarmé, que sais-je, mais il les pratique à sa manière, et ça lui donne, je pense, une sacrée avance sur vous. Elliot se fout bien de la façon dont vous le voyez. Il agit, c’est un joueur, et si nous parvenons à comprendre ses règles, alors nous pourrons le suivre. Souvenez-vous de vos parties de cache-cache au parc : vous l’avez dit vous-même, il joue tout le temps. La littérature est ici impuissante, Plouffe. À travers le jeu, Elliot a trouvé ce que nous cherchons tous en nous creusant la tête. C’est ça, l’art. Car le jeu n’est pas un art : c’est l’art qui est un jeu. Le jeu précède l’art. Il en est la condition. Le rituel, la liturgie, l’écriture, tout cela n’est possible que si l’on sait se placer dans un ailleurs. Et l’ailleurs improvisé est permis par le jeu. La foi elle-même est un jeu.
Je n’ai plus de mots pour décrire ce que nous sommes en train de vivre, ici, dans cette chambre. J’ai l’impression de glisser dans un monde nouveau, un monde qui me terrifie, dont j’ignore tout, dont je ne veux rien savoir.
— Nous sommes au seuil d’une découverte fondamentale, dit Bram. Si nous voulons retrouver Elliot, si nous voulons comprendre les règles, il nous faut remonter plus loin encore, à l’intérieur même de la matière, entre les atomes qui la constituent, là où plus rien n’a d’existence. Là où se trouve la règle.
— Vous êtes allé trop loin avec ces gamins, regrette Plouffe.
— Il a raison, dis-je soudain, émergeant de ma terreur. Qu’est-ce que tu sais du jeu d’Elliot ? Il y a un rapport avec vos ordinateurs ?
— Non. Elliot joue un jeu solitaire. J’ai simplement tenté de le copier, de l’émuler. À ma façon.
— Pourquoi ?
Bram hausse les épaules.
— Être le premier à percer le secret.
— Toujours être le premier, n’est-ce pas ?
— C’est le sens même du jeu.
— De toute façon, il va étouffer, dit Fink. Ça ne sert plus à rien d’en discuter.
— Étouffer dans le Néant ? questionné-je.
Plouffe roule jusqu’à l’angle.
— Si je comprends bien, Elliot essayait de trouver l’interstice et vous Bram, vous faites la même chose avec vos programmes ? Tout ce que je vous ai laissé entreprendre, parce que vous aviez ma confiance.
— Vous avez bien fait. Mais je ne pensais pas qu’Elliot réussirait à quitter notre dimension de lui-même, sans mon aide. Je veux savoir comment il s’y est pris.
J’ai besoin de retrouver un fil rationnel pour poursuivre cette discussion.
— Attendez un peu, cet interstice, il est entre quoi et quoi ?
— Cette chambre lui sert de rituel, quoi qu’en pense Plouffe. Le Néant est un fluide, un placenta. Presque une membrane. Elliot veut revenir avant la naissance, retrouver le tout primordial. Il va retourner à la vie d’avant la vie, à la non-vie. La mort, qui précède toute existence. Il va aller là-bas, dans ce monde interdit où rien ne se passe, il va y trouver l’inspiration de la poésie et se transcender.
— Et s’il se réincarne ? dis-je.
— Je n’y compterai pas trop.
Voilà. Je sais qu’il y a longtemps que je suis ici, avec eux, dans cette pièce, et que nous nous parlons. Nous tremblons ensemble, nous nous posons ces questions, et quand nous pensons détenir un fragment de réponse, le monde nous échappe et nous redevenons des enfants, émerveillés des possibilités que nous offre le monde. Je nous regarde nous ébattre entre ces quatre murs, sans point de fuite. Je me vois, moi Bracken, tout de noir vêtu, bretelles et moufles incluses, avec mes cheveux trop longs, je sais que je ressemble à l’image qu’un fan de science-fiction peut se faire d’un gardien de but. Pourquoi est-ce que j’accepte d’être à la merci des autres ? Est-ce encore par paresse que j’ai choisi de m’en remettre à eux ? Mais alors, pourquoi suis-je si en colère ? Y a-t-il quelque chose au fond de moi qui gronde de vouloir s’imposer, alors que tout mon être aspire au calme, à la passivité, au secret ?
Bram et Plouffe se figent, me dévisagent.
— Bracken…
— Bracken, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Quoi ?
Plouffe pivote lentement et s’immobilise à un mètre de moi.
— Bracken, vous paraissez plus petit.
Je n’ai pas l’impression d’avoir rétréci.
— Allons bon, dis-je en faisant un pas dans leur direction.
Ils reculent.
— Bracken, à présent vous avez grandi !
Je regarde mes mains, dans le cocon de leurs moufles. Elles ont conservé les mêmes proportions.
— Attendez un peu… ajoute Plouffe en fronçant les sourcils. Bon sang, vous avez raison, Bracken, dirigez-vous vers le mur…
Je fais machine arrière. Leurs bouches s’arrondissent de stupéfaction.
— Vous êtes tout petit, Bracken, s’écrie Cyldrid.
Je recule encore. Plouffe agite les bras.
— Stop ! Stop !
Je regarde Bram. Il n’a pas cessé de sourire.
— Bracken le nain…
Je me retourne vers l’angle du mur. Et soudain, je réalise : tout me paraît plus grand, comme déformé par le grand-angle d’un appareil photo. Il faut se tenir face au coin de la pièce pour s’en rendre compte, mais c’est indéniable : les perspectives ont changé, étirées vers un point de fuite invisible, les parois du mur se dressent devant moi comme des monolithes, formant le portail d’un monde sacré.
— Oh.
— Voilà comment Elliot s’y est pris pour quitter la pièce ! jappe Plouffe. Il est bel et bien passé par l’angle !
— Mais enfin, comment est-ce possible ?
— Il a dû, tout comme vous, ingérer ces algues, et il s’est approché de l’infini. Voyez-vous, je suis certain que cet angle n’a pas de fin. Vous allez diminuer au fur et à mesure, mais pour nous, vous serez toujours là.
J’entends Bram soupirer.
— C’est un trou noir. Tu vas t’approcher de la singularité du point entre le mur et le sol, toujours plus près, à jamais sur la route extensible à l’infini du point zéro.
— Juste un trou noir ?
— Pourquoi pas ? Si Elliot est parvenu à renouer avec la préhistoire de sa pensée, ce qui précédait son essence, pour s’y cacher et gagner notre jeu, alors il a forcément déchiré quelque chose.
— Je croyais qu’un trou noir était un affaissement, dit Plouffe.
— Ça dépend du côté où vous vous situez.
Difficile de le contredire, vu que je n’y connais rien. Un trou noir, au fond d’une école, dans une chambre. Qui exerce une attraction. Depuis le début, je me dirige vers cet angle, je ne peux en détacher les yeux, j’y reviens sans cesse, mon attention est captivée. D’une certaine manière, j’ai été pris dans son champ de gravité. Malgré moi.
J’y suis tout entier.
KOR
De rien se fait l’essentiel du cygne
De ses ailes, frappant l’eau merveille
Des concentriques, il tire un Mi.
Quand Cyldrid revient, tout le monde est silencieux.
— C’est à n’y rien comprendre, les placards sont vides, il n’y a plus aucun dessin, quelqu’un les aura pris, volés, je ne sais pas… Ce n’est jamais arrivé, et je me demande si Elliot n’a pas… Oh !
Elle me voit, adossé au mur, les bras croisés.
Elle porte la main à la bouche de surprise.
— Bon, alors, Néant, Ptyx…
— Il manque un indice…
— Oui… Je me demande… Et si…
— Mon Dieu, Bracken…
Fink la retient.
— C’est peut-être contagieux.
Après avoir lâché un soupir, Plouffe prend la parole, comme s’il devait faire ses adieux au monde terrestre.
— Nous pensons que Bracken est plus loin dans l’espace que nous le sommes.
— Comment ça ?
— Qu’il est plus proche de la fente.
— Le Ptyx ?
— Ce qu’il y a dans l’angle du mur, tout au fond. Le lieu et l’objet, confondus. Ensemble, car le Néant est tout.
Plouffe désigne le dessin déchiré.
— Quand tout se retourne. Et que l’on passe de l’autre côté.
— Que voyez-vous ? me demande Cyldrid.
— Les murs se divisent, ils forment un seuil. Je crois qu’il y a encore plus d’espace en bas.
— Bracken, revenez, cessez de faire l’imbécile !
Je reviens vers elle, mais je demeure à un mètre, pour ne pas la toucher.
— Il faut que quelqu’un y aille.
— Mais si vous disparaissez vous aussi ?
— Avons-nous le choix ?
Pourquoi jouer la vie d’un homme contre celle d’un autre ? N’est-ce pas là ce qui fait la vanité de notre existence, toujours à vouloir échanger une valeur contre une autre, sans se soucier ni des besoins, ni des désirs ? Nous bradons le monde pour avoir le choix. La vie est un jeu à somme nulle.
— Emmenez les tortues, dit Plouffe en me tendant le bocal.
— Pourquoi ?
— Elliot les a ramenées, je pense qu’elles viennent de l’autre côté. Elles vous aideront en cas de problème, j’en suis certain.
Je regarde les tortues. Elles nagent en silence, on dirait qu’elles sont malades.
— Très bien.
Plouffe éternue.
— Prenez soin de vous, Plouffe.
— Vous me survivrez !
Cyldrid enserre mes mains crispées autour du bocal avec les siennes et me regarde tendrement en une muette bénédiction.
— Gardez vos moufles, Bracken.
Je remue mes mains, dans leur cocon de laine. Un bouclier.
— Toutes les églises elfiques d’Islande sont couronnées d’un portail double, m’indique Fink en me tendant les cachets d’Elliot dans un petit sac en cuir. Tenez Bracken, au cas où.
Il hésite un instant, l’air triste, puis comme affaissé sous le poids des ans :
— Dites-moi Bracken…
— Oui ?
— Pourquoi êtes-vous parti ?
J’ai toujours su, quand j’ai accepté de revenir, que je devrai le lui expliquer. Certaines choses doivent être gardées pour plus tard, quand les âmes seront des fleurs ouvertes capables de retenir la rosée sans la boire. Mais peut-être est-il aussi trop tard pour retenir ce qui doit sortir. Pourquoi suis-je ici, dans ce cachot de misère, à tenter de recoller les fragments de ma vie ? Je n’arrive pas à trouver une seule raison satisfaisante, tout effort en ce sens semble vain. Passés les quelques instants de doute, je me rends compte que toute ma vie semble pétrie de cette incertitude, de ce non-choix. Je n’ai pas de stratégie, aucune carte en main. Je me contente de prendre ce que me donne la pioche, à chaque nouveau tour. Parfois, c’est drôle. Parfois triste. C’est souvent déconcertant. Et tout le temps frustrant. Si on ne s’attend pas l’inattendu, il n’arrive jamais rien. Moi, je peux tout concevoir, mais le destin ne m’offre aucune nouvelle clé. Je n’escompte pas spécialement comprendre comment gérer une vie correctement à mon âge. Pas d’attaches, aucun principe. Je suis prêt à tout. Donnez-moi une raison de vivre, de rester ici parmi vous, de continuer à respirer. Voilà la réponse : je suis ici.
— J’ai perdu un duel contre Bram.
— Un duel de quoi ?
— De dessin, dit Bram sans nous jeter un regard.
— Vous dessinez, Bram ?
— Non. Mais avec un programme, un ordinateur et une souris, on fait des merveilles. Bracken pensait qu’il serait impossible d’aller aussi vite que lui. De faire aussi bien. Nous étions convenus que le perdant quitte l’établissement. C’est que moi, je joue pour gagner.
C’était la vérité. J’avais été déchu du seul talent qu’on me prêtait, un talent que j’avais laissé à l’abandon, entre des doigts étrangers. J’avais cru, dans ma prétention, que j’étais le garant et l’héritier d’une tradition que rien ne remettrait jamais en cause. Je pensais que, même si le monde évoluait, il resterait toujours des hommes comme moi, attachés aux valeurs fondamentales du trait, de ce lien direct entre la pensée et la main. Avec un bout de plastique et un écran, Bram m’avait humilié, devant ses élèves, devant Cyldrid et Plouffe. Je n’avais qu’une seule parole et je savais que nos mains allaient être remplacées. J’étais la première victime. J’étais mort.
Je me retourne, sans un mot pour Bram qui, les bras croisés, attend contre le mur. Je prends une inspiration et je me dirige résolument vers l’angle.
— Et si on imaginait que tout ça n’était jamais arrivé ?
— Oui, si seulement Elliot n’était pas allé voler le Ptyx…
— Je me demande si… hein ?
Tout autour de moi, quelque chose s’est mis en mouvement. Je peux sentir les objets se rapprocher, comme un étrange origami dont ma seule présence orienterait les plis. Se peut-il qu’un peu d’algue ait suffi à changer à ce point ma perception de l’espace ? Pour la première fois depuis mon retour, je me demande si je ne rêve pas. Mais comment l’affirmer, puisque je n’ai jamais rêvé ? Je ne peux en déduire que tout ce qui distingue d’une vie stérile constitue nécessairement un rêve. Tout a l’air si réel… mais peut-être un rêve est-il aussi réel que la vie ? Peut-être les rêves sont-ils une vie pleine et intelligible, qui n’acquiert sa consistance onirique qu’au réveil, quand notre cerveau essaye de rabouter des fragments en un tout narratif cohérent.
— Diane, vous vous souvenez !
— Oui ! Le pauvre Elliot ! Au Cap du Néant…
— …pour devenir Maître ! Oh lala !
La tapisserie brille, quelque chose la recouvre, comme un prisme qui dévie la lumière, la fait vaciller. Il y a une couche sur les meubles, un vert léger, transparent. Les algues qui ont servi à tracer la tapisserie, sédimentées après tout ce temps. Mais cette poussière est nouvelle, elle ne se voit qu’une fois très près du pli. De la condensation se forme sur la laine de mes moufles. Quand je darde la langue pour y goûter, c’est salé. Une odeur nauséabonde envahit mes narines, un serpent de malaise, une infâme bouillie d’algues et de poissons pourris, échoués sur le sable… Le Néant monte, le Néant est une marée qui obéit à ses propres lois, poussée par le jeu complexe d’astres inconnus, de principes qui violent les lois de notre science, et dont je suis le preux découvreur. Ou le concepteur : suis-je en train de défricher un terrain déjà existant, ou crée-je ce que je vois à mesure que je l’invente ?
KOR
Arrache le Ptyx des mains du Poète,
Fais vibrer leurs silhouettes par l’écaille.
Le retour sera fin pour les habitants du plein.
Imperceptiblement, la lumière change. Le bleu devient plus profond, forme un véritable nuage. Je me retourne et derrière moi, très loin, après le lit, par-delà les monts du plancher et le ciel du plafond, où les loupiotes deviennent constellations, je vois mes amis, ils me regardent partir. Je n’ai pas l’impression d’avoir rétréci. Je lève les bras pour leur faire signe. Je regarde tout autour de moi, dans cette montée de Néant que je sens pourtant, une bouffée de joie et de tristesse entremêlées qui me prend tout entier, qui monte toujours plus haut puis se retire, jusqu’à ce que son mouvement m’enveloppe complètement.
Le monde se transforme en gruau de tapisserie, de moulures et d’objets, morphés les uns dans les autres pour former une nouvelle texture, un tourbillon, incohérente mélasse qui s’agglutine autour de la moindre aspérité. Comme si tout se dissolvait pour redevenir un, réintégrer le chaos originel, indifférencié. Je suis témoin, sans rêver, en explorateur, aventurier inconscient du danger. Je n’ai rien, ni outil, ni arme. J’entre nu dans la marée du Néant.
— Comment ça, vous vous souvenez ?
— Je me souviens des mains d’Elliot, de son plan…
— Attendez… son plan pour voler le Ptyx ! Mais oui !
Je me souviens de mes vacances, tout jeune, sur une plage infinie parcourue de sillons et recouverte de bois flotté, comme des amarres pour empêcher le sable de glisser dans la mer, ou destinées à casser les vagues. Je me souviens des forteresses au loin, endormies dans la brume iodée. À marée basse, nous allions pieds nus, pantalons relevés jusqu’aux genoux, pour explorer ce royaume mystérieux entre la mer et la roche ; un monde subtil aux couleurs discrètes, où tout éclate dans un détail, un minuscule écosystème, si fragile qu’un seul orteil aurait suffi à déranger toute une colonie. Je me souviens des anémones dans l’eau brouillée, des petits coquillages vaillamment cramponnés, des fientes de mouette traçant d’indéchiffrables arabesques entre les failles ; et de la frontière mouvante entre la mer et la plage, comme le contour translucide d’une décalcomanie comme un bronzage finissant net sur le maillot. Tout le bleu du monde, et maman qui disparaît entre les rochers, à la recherche d’un hippocampe. Soudain la mer qui rote, la mer qui pète, écœurante, comme une digestion, et maman tout entière avalée puis recrachée, décomposée.
— Oui ! On lui avait dit pourtant, toucher c’est voler…
— Il a volé le Ptyx, c’est le nouveau Maître !
— Et c’est notre faute !
L’iridescente tapisserie se change en une jungle de lianes phosphorescentes, qui poussent avec luxuriance en irriguant leurs filaments de flashes, de pulsations. Un rythme tribal monte de cette jungle virtuelle, qui se peint sur mon cristallin puis s’évanouit lentement, entretenue par la persistance rétinienne. Je ne discerne plus les limites, et d’étranges formes flottent et dansent alentour, silencieuses anguilles dans un aquarium sans parois. Noir. Si noir. Pourquoi le noir est-il si dense ? Qu’y a-t-il dans ces ténèbres de si pâteux, qui forme une telle mélasse ? Je n’ai jamais su pourquoi le noir nous permettait de convoquer les pires images de nos mondes intérieurs. Souvent la nuit, quand j’oublie de rêver, quand je dors les yeux grands ouverts, je dessine les images d’un monde perdu dans les recoins à peine éclairés de cette pièce bleue qui me sert d’habitation. Les plantes et les rochers que je trace sur ces surfaces invisibles sont d’une telle plasticité qu’ils se transforment en de terribles prédateurs aux mâchoires béantes qui reviennent me hanter sitôt qu’autour de moi se trame le rideau du sombre. Comment concevoir l’écologie du Néant ? Si sa texture est un brouillon sans limites, aux vagues reflets bleutés, quelles terribles et impossibles créatures peuvent donc en jaillir ? Comment les affronter ? Je ne suis pas prêt. Je ne suis qu’un prof de dessin qui ne dessine plus, je n’ai aucun talent de rechange. Je ne sais même pas rêver, quelque chose que tout le monde sait faire, même les méchantes gens, dépourvus de scrupules qui nous marchent dessus sans un regard, je ne vois pas comment je pourrais les aider. Je voudrai juste retrouver Elliot. Je ne veux pas qu’il meure, je veux savoir ce qu’il voulait me dire, moi qui ai peut-être entendu les seuls mots qu’il ait jamais prononcés. Il aurait pu me sauver et m’apprendre à rêver, lui qui vivait enfermé dans un autre monde. Pourquoi ne l’ai-je pas écouté ? Pourquoi ai-je préféré défier Bram en duel ? Si seulement je me connaissais un peu mieux, je pourrais m’écouter.
— Rêve pas, mon loulou.
— Mais qu’est-ce qu’on a fait ?
— On lui a dit où était le Cap !
— Moi j’ai rien dit ! C’est votre faute !
Bram est soudain à côté de moi.
— Tu n’imaginais quand même pas que j’allais te laisser y aller seul.
Je me retourne, les autres ne sont qu’à quelques mètres mais j’ai l’impression de ne plus pouvoir les rejoindre. Ils sont très gros, très loin.
— Comment as-tu fait pour venir jusqu’ici sans lunettes ?
— Tu laisses une trace dans le Néant, comme un sillon, qui ne se referme pas. Et je pense que tu as pris le sentier d’Elliot, que toi seul peux voir, avec tes yeux. J’ai confiance en ton instinct. Les autres ont dit que j’étais fou, mais je ne trouve pas que ç’ait l’air si dangereux. Tu n’as pas entendu notre conversation ?
— Tu as dit qu’il s’agissait un trou noir.
— Ça l’est, d’une certaine façon. Ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi la chambre n’a pas été attirée tout entière. Peut-être que quelque chose sort du pli, mais n’y entre pas. Elliot a forcé le passage, mais c’est trop petit.
— Elliot… et nous !
— Espérons que nous ne soyons pas trop gros.
Le sol glisse, comme s’il penchait. Je cherche un appui. Les murs suintent, gouttent. Je peux le sentir, comme un reflet sur la tapisserie. Plus je marche vers le mur, plus il semble s’éloigner, plus l’angle du pli semble s’élargir. Se pourrait-il que par le Ptyx, le Néant monte et descende ? Peut-être alors que ce que nous avons trouvé dans la chambre marine, ces objets, ces énigmes enfermées dans des mystères, sont les sédiments déposés par l’océan, les traces d’un monde invisible, qui n’apparaît qu’entre les choses, à travers leurs relations, le rapport que nous entretenons avec elles. Toutes ces dépendances forment un visage, une personne. Elliot.
— Ils vont tout déchirer !
— Mais qu’est-ce qu’il va se passer ?
— J’espère qu’ils ne vont pas essayer de voler le Ptyx.
Entre mes jambes file un courant invisible, rapide, si rapide, que je ne peux résister. Bram s’accroche aux meubles. La fente semble plus large désormais, une valve qui frétille, veut tout avaler. Le point de jonction entre les deux murs, le plafond et le plancher se réduit doucement, puis s’ouvre, comme une porte, libérant un filet de rien qui semble tournoyer, ou peut-être suis-je simplement en train de l’imaginer. Passer de l’autre côté équivaut à inverser les perspectives. Ce qui était sommet devient crevasse, les triangles se recoupent. Bram me retient alors que j’avance vers la fente. Il me retient, car à part moi, qui lui servira d’adversaire ? Je ne céderai pas à ses sirènes. Le jeu n’est pas pour moi. Tout ceci est très sérieux. Elliot est là-bas, et je dois le ramener. Peut-être est-il déjà mort. Fink a dit que sans ses pilules il ne pourrait pas survivre plus de quelques heures. À quoi bon tout ceci, si c’est pour ramener un cadavre ? Pourtant, impossible de retourner en arrière, ils comptent tous sur moi et même si je ramène un corps ce sera la preuve de ce qu’il a accompli, de cette traversée réussie. Je lui dois bien ça, à Elliot. Après tout, je ne l’ai jamais remercié pour ce qu’il m’a appris, dans le silence capitonné de sa gentillesse.
— Bracken va passer !
— Il ne sait pas ce qu’il est en train de faire !
— On ne doit pas le laisser tomber !
Par un effort surhumain, j’entame un crawl dans le vide, des mouvements lents, ralentis par la pâte invisible du Néant, la purée du rien qui me retient de glisser entre les murs. Entre mes mains, le bocal se brise et l’eau se met à flotter sous mon nez, comme une pâte à tarte ondulant. Les deux tortues se mettent à battre des nageoires maladroitement dans l’air trop épais. J’ai l’impression de voir leurs petits corps se disloquer, et je me dis que je les suivrai de peu. Tout mon corps se replie suivant des angles impossibles, mécaniques, sans déchirer les muscles. Je suis témoin de ma propre désarticulation. Ça n’a rien de métaphysique. Sans un bruit, tout lâche, le corps, la réalité.
— La marée !
— Adieu, Belle Diane…
— Adieu Roméo…
Les contours de la pièce vacillent, comme un reflet remué dans la soupe. Les formes coulissent les unes dans les autres, et je sens mes jambes m’abandonner. Brusquement, le plan s’incline, et ce que je croyais être le haut devient le bas, la gauche, la droite, tout s’inverse, se renverse ou devient miroir. Le reflux de l’écume que j’entends sans le voir, dont je perçois simplement l’effervescence, et me voilà dégringolant, aspiré par le trou, par le vide, par le sombre conduit. J’essaye de m’accrocher à quelque chose de concret, qui ne soit pas l’une de ces créations fantasmagoriques, mais tout est faux, simple dessin, motif ou angle et tout n’est qu’illusions et trompe-l’œil. Il n’y a pas de prise, mes doigts se referment sur le vide, et je sais que c’en est fini de moi, que la corde a lâché, et que rien ne m’empêchera plus d’être aspiré par le vortex infernal, invisible, tapi tout au fond du Ptyx. Je hurle, mes mots semblent se délier, se confondre avec la tapisserie, voyelles, consonnes et syntaxe désintégrées, bouillie de pensée qui n’a plus de sens, fin du possible, commencement du doute. Avant de disparaître pour toujours, Bram esquisse un dernier geste désespéré. Sa main se tend telle une étoile scintillante dans le tourbillon que devient ma vie, tout s’éteint doucement, doigt après doigt.
KOR
Fermer les yeux, pour ne dire que l’eau
Qui entre ces lèvres, coule de source
Et dans l’informe évidence, se noie.
Bulles. Bulles.
Tourbillons.
Je me retiens de mourir. J’ai l’impression d’être dans une machine à laver. Écartelé, retourné, tourneboulé. Je dérive dans un courant furieux. C’est ainsi que le souffle nous quitte : trop longtemps retenu dans l’armure du corps, il s’enfuit et laisse ouvert le gouffre béant d’un vide que la nature remplit d’une eau sournoise. Passée la brutalité de la première gorgée, interminable, se noyer, paraît-il, est indolore, voire agréable. Nous redevenons fœtus, imbibé de tout le liquide de la mère. Elliot est donc mort noyé, redevenu plus petit que l’enfant qu’il n’a cessé d’être, et j’ai suivi son chemin, sans comprendre ce qui m’attendait. Mourir, ça s’apprend tout petit, comme une naissance à l’envers. Puis on grandit et on ne cesse de mourir. Avec le recul, je prends conscience de tous ces instants de mort, de toutes ces occurrences qui ont fait de ma vie ce qu’elle est devenue. Il ne s’agit pas de prétendre qu’on devient plus fort après chaque défaite, au contraire, chaque échec nous ôte un morceau de nous-mêmes. Petit bout par petit bout, on devient plus petit, on s’approche du rideau qui nous sépare des ténèbres.
Lâchant prise, je laisse le Néant m’envahir.