Ár var alda
það er ekki var,
vara sandur né sær
né svalar unnir ;
jörð fannst æva
né upphiminn,
gap var ginnunga
en gras hvergi.
Je ne sais pas combien de temps je reste inconscient. Un million d’années, des éons, juste une pression sur le front, mes lèvres en ventouse. Quand j’ouvre les yeux, le monde reprend forme, une trace qui doucement se détache d’un infini qui se compose, matière, peinture, l’espace entre mon corps et les choses, espace qu’on ne saurait qualifier de discret, pourtant : et si tout n’était que fragments, si le tissu même de nos pensées, de toutes les galaxies qui nous composent, de nos amis, de nos papas et de nos mamans, décalques d’une vie, séparés les uns des autres, et moi, vous, nous tous qui occupons la conscience dans l’entre-deux, la bande entre deux cases, le rien terrible qui vous regarde tout le temps, toute la vie, jusqu’à la fin ; et si tout, tout était pulvérisé ? Au profit d’une nouvelle idée, née du noir le plus profond. Comprendre que la continuité apparente des choses résulte d’un affinement en escalier, de barres qui composent tout, devenues, par l’exercice des sens, une ligne droite prétendument jamais croisée.
Mmmmh…
J’ouvre un œil, mes lèvres recrachent quelques bulles salées. Je suis tout cassé. Ma tête est une essoreuse. J’essaye de fixer un détail devant moi pour stabiliser mon mal de mer. Un grain de sable, deux grains de sable, trois, puis cent, puis mille, puis l’univers. J’accommode peu à peu, j’entends ma respiration, je prends une longue bouffée pour me sentir vivant, le cœur reflue, je me retiens de vomir, me contente de roter. Je laisse échapper un rire nerveux qui dit juste mon plaisir d’être en vie.
Je me redresse sur le rivage, jeté comme un naufragé. Un moment d’hésitation quand, dans la clarté laiteuse, je prends la mesure du temps. Vertige. M’asseoir dans la fraîcheur du ressac, reprendre un souffle que je croyais éteint. Retrouver toutes les parcelles de mon corps, une par une, fonctionnelles. La laine de mes moufles est gorgée d’eau, je frissonne.
Dans le ciel, d’énormes nefs croisent en silence, sans effort, glissant vers un ailleurs fait de noires profondeurs, perspectives de collines rêvées, des lueurs, des étoiles, pâles signaux qui clignotent pour moi, ou pour rien. Un instant de répit pour me sentir au complet, les jambes croisées, le corps trop lourd mais en vie, empli de moi-même. Les vagues laissent leur écume autour de moi, une silhouette blanche détourant ma personne dans ce lieu désert, où quelques traits gris attestent dans le ciel d’un vol de mouettes, planantes, portées par le vent.
La plage étire son long ruban de sable noir à perte de vue. Comme une ligne sombre, tracée entre une mer trouble et un ciel d’ébène. Aucun horizon, du moins rien de lisible ou de très net, entre ces renflements, un azur si vaste qu’on le dirait courbe. Il ne semble pas y avoir de fin, ni de falaise ou de village. Pas de touristes, pas de baigneurs. Aucune voile sur les flots. Pourtant au large apparaît une constellation de taches sombres, des rochers déchiquetés, tels les crêtes de créatures pétrifiées. Il me semble reconnaître cette plage. Quand j’ai débarqué en Islande, Fink m’avait emmené au sud, une fois, pour me montrer les plages de sable noir. Ce n’était pas si loin de la capitale, quelques heures de route pour arriver nulle part. J’avais déjà l’impression d’être sur une autre planète, retiré de toute vie sociale, laissant derrière moi la culture, les soucis, les envies. Un monde nouveau, extra-terrestre, pour moi seul, où ma petite personne trouverait sa place. Peut-être s’agit-il de la même plage ? Ce serait si simple à expliquer : entre la chambre et le moment présent, un long évanouissement, qui ne tarderait pas à recevoir une explication rationnelle.
Je pourrai rester dans cet entre-deux, sans aucun but, si ce n’est celui de retrouver le chemin de l’école. Évanouissement ou pas, il s’est passé quelque chose, dans cet angle. Comme une aspiration. J’aimerai savoir. Ou pas. Après tout, je pourrai en profiter pour prendre la fuite, loin d’eux, de leurs théories, de leur folie trop islandaise à mon goût. Peut-être devrais-je juste rentrer chez moi. Me recoucher sous la couette, respirer les odeurs douces des draps, placer ma tête contre les coussins, dans le creux charnu de leur masse.
En me levant, je remarque la trace que j’ai laissée, dans le sable noir.
Un cercle rompu.
Dériver le long du rivage. Le ressac lèche mes pieds. L’eau, toujours, insondable, mystère qui ne dit aucun mot, ne lâchant pas le sens. Le sable est si noir qu’il ne retient aucun reflet : en l’envahissant, l’eau qui lèche la berge est bue instantanément, comme épongée par les ténèbres. Quand je me penche pour en saisir une poignée, ce sable semble plus fin que la poussière, terrible symbole du temps qui passe, qui me glisse entre les doigts et retourne combler ces trous. C’est ainsi que l’énergie retrouve sa forme, jamais arrachée, extensible, s’aplatissant.
Quelques rochers orphelins affleurent comme une forteresse sortie des flots. L’eau s’en retire, révélant des galaxies. Timides, ils dressent leurs pointes tels des ailerons, tout au bord, vaillants éclaireurs des premières frontières où la terre rencontre la mer. De cette étreinte naît une zone inter marées, un monde en soi, minuscule poche de vie au sein de laquelle la dynamique puise son sens. Entre ces interstices je devine une activité, des algues, des poches et des ventricules qui s’ouvrent et se ferment dans la clarté de l’eau, minuscules labyrinthes de lames acérées, alternant avec des trous sans fond où se terrent de petits yeux, des mouvements fugitifs de crustacés invisibles. Tout y prend son temps, indolent dans les remous. Quelques bruits percent parfois, fuites de gaz lorsqu’une patte invisible agite l’onde, qu’une goutte glisse le long d’une lèvre de roche, jusqu’à rejoindre la matrice et se confondre en auréoles concentriques. Entre deux fissures se faufilent des fleurs étranges, ondule une masse de pédoncules qui se rétractent quand je pointe mon doigt dans leur direction. Mon majeur est soudain aspiré. Je le libère dans un petit bruit de succion. Motifs ornementaux, déliés et spirales aux efflorescences parfaites, scintillant de vitesse et pourtant immobiles, s’entrelacent, zigzaguant d’une veine à l’autre. Accumulées en couches sédimentaires, ils racontent un passé. Tout éteinte que soit cette vitalité, elle parle autant qu’une autre, s’arrache à l’inertie par la simple beauté de son relief. Son évidence est ancrée dans sa texture, comme une croûte séchée d’une blessure obtenue par courage.
Ces multiples traces m’entraînent dans un monde où tout répond à ce qui le suit et le précède, où la moindre délicatesse est un événement. Cette miniature, cette maquette du tout, c’est l’incarnation de ce qui manque au visible. Les coulisses du réel, les extensions, les petites touches qui donnent la profondeur, étranges dans leurs perspectives, insondables dans leurs rituels. Je contemple le spectacle silencieux de cet univers en expansion et pourtant stable, paisible comme peut l’être une patience, image même de la solitude.
Reste cette étendue terrible, ce ruban perpétuel qui, au loin, semble s’effacer dans un nuage de brume. À quelle géographie vais-je être soumis ? Dois-je fantasmer ces atomes d’événements pour en déduire un monde complet ? Je ne suis plus là où j’étais. J’ai basculé ailleurs, dans quelque limbe, ou dans le flou d’un rêve. Si je dors, alors pour la première fois je comprends le songe, et ce sentiment de ne pouvoir dominer le flux. Je me laisse emporter par mes pas, par la brise, par la certitude que tout finira par faire sens, quand le réveil sonnera et que je serai devenu comme les autres un rêveur, l’esprit encombré de ses souvenirs fragmentés.
Je devine les ruines d’un château de sable, gigantesque cité visiblement détruite par le vent, non la marée. Ses remparts restent encore debout, témoignant du génie architectural de leur constructeur. Difficile d’interpréter de ces murailles, ces fossés, ces tours effondrées. Il y a un trou dans le sol, à présent rempli d’eau, qui devait ouvrir sur un tunnel. Plusieurs ponts détruits, dont ne subsistent que les piliers. L’édifice central devait être massif, presque une tour défiant la gravité, à en juger par la masse de sable qui demeure. La cour principale est assez grande pour qu’un homme adulte puisse s’y tenir. Je ne sais pas le temps qu’il a fallu pour bâtir un tel miracle. La mer elle-même n’a pu en venir à bout. Le sable d’ébène qui le compose miroite au soleil. Il est par endroits si tassé qu’on ne peut l’effriter du bout de l’ongle. Un instant me prend l’envie de m’établir en archéologue en châteaux de sable. Après tout, j’ai déjà été archéologue d’une chambre d’enfant, remontant avant la naissance de son occupant. Il y a peut-être une carrière à mener : mettre au jour les secrets des enfants en fouillant les couches successives correspondants à leurs activités. Mais est-ce réellement un enfant qui a construit ce château ?
Il n’y a nulle trace de pas alentour, ce qui témoigne de la délicatesse de son éventuel bâtisseur. Cet inconnu est déjà un dieu pour moi, un être savant dont je tente de saisir quelques éléments afin de donner un sens à ma présence en ce lieu. D’où venait-il ? De la mer ? Comme moi. C’est ainsi que l’on arrive ici : en naufragé. Forcément. Il n’y a rien. C’est un mythe bien répandu dans l’inconscient collectif de nos civilisations : l’arrivée dans le rien par la mer, expulsé du ventre maternel, nous naissons au vide dans un remugle d’algue et de sel, encore baignés du liquide qui nous a nourri pendant des mois. Engorgés. Avec pour unique objectif ces traces que des explorateurs ont peut-être gravées avant nous, et que la marée n’a pas effacées. Ces prédécesseurs deviennent nos dieux et nous interprétons à l’infini leurs actes indéchiffrables une fois sortis de leur contexte.
Suivre les pas. Quelque chose attire mon œil, à l’extrémité de la plage. Peut-être un vague relief qui me permettrait de prendre un peu hauteur afin de m’orienter. Dans ma précipitation, je manque de trébucher. J’aperçois mon ombre, noire sur le sable noir, qui se détache encore par je ne sais quel miracle. Je pense à Peter Pan et à son ombre qui se fait la malle. Ma jeunesse, mon enfance, tout, se condense dans cette silhouette impossible à attraper. Une masse émerge, une sombre paroi, bien solide, bien tangible sous mes deux mains. Un mur. Une limite, la première à cette plage, si j’oublie les traces que laisse l’écume sur le sable en refluant, comme autant de cristaux de lumière qui s’éteignent doucement.
Le mur se prolonge dans la mer jusqu’au large, et plus loin encore, semble en fixer l’extrémité. Il n’y a pas d’autre côté. On dirait une conque. Impossible d’en distinguer le sommet. La roche est compacte et constellée de petits cristaux d’où pulse une lumière blafarde. Je ne me laisserai pas arrêter par un mur. Je me remets en route, toujours en suivant les traces, cette fois vers l’intérieur des terres, en longeant la roche. Étouffés, le flux et le reflux des vagues ne forment plus qu’un simple murmure. Au-dessus, les nuages se sont écartés, laissant l’éclat surnaturel des étoiles me guider. Je ne reconnais rien à leur configuration, mais je n’ai jamais été très fort pour reconnaître la moindre constellation. Je n’ai pas eu de papa pour me les montrer du doigt.
Les étoiles me suivent, innombrables, mais la nuit autour de moi semble soudain plus épaisse. Comme un plafond, partout, qui soutiendrait la voûte céleste. Sûrement la fatigue. Après tout, je suis presque mort. Mais quelque chose sonne faux, et je comprends très vite quoi. Ce ne sont pas des étoiles. Il y a bien un plafond. C’est une caverne. Une gigantesque caverne, qui enferme la plage. À la surface de la roche scintillent des pépites. Le plafond descend doucement jusqu’au fond de la grotte, sur lequel je bute. Pas d’issue, pas de route. Peut-être y a-t-il une passe plus loin ?
Courir le long du mur, dans l’espoir d’y trouver quelque chose qui me permette de sortir de cet enfer, mais je comprends vite l’horrible vérité. Il n’y a pas de sortie. C’est une caverne, et cette mer est une mer intérieure. Si j’avais parcouru la plage dans l’autre sens, j’aurai rencontré le même mur, qui m’aurait ramené au point que j’occupe actuellement. Je remarque devant moi que du sable noir a été remué, comme un nid dans le sol, creusé par un oiseau trop gros. Le naufragé s’est agenouillé ici. Il y a un petit tunnel, à la base de la roche. C’est tout petit. Trop petit. Je m’accroupis pour regarder de l’autre côté : je distingue une lueur tout au fond d’un goulot, et je sens l’odeur d’une grotte aquatique, sortie d’une enfance improbable. Je prends conscience de la faim, qui me tiraille, de la soif, de la fatigue et de cette panique qui monte en moi.
Les pas ne continuent pas. Le naufragé est passé par ce tunnel. Est-il si mince, si fluet ? Elliot, lui, était grand, très grand et mince. Allons, d’où venait-il ? De la mer, d’un endroit que j’aurais vu si j’étais parti dans l’autre sens, sur la plage ? Une seule façon de le savoir. Je fais demi-tour, en pivotant lentement, un moment dont je prends la mesure car la panique enfle en terreur : un énorme bruit ravage la structure même de la caverne. Un grondement qui fait trembler le quartz et provoque de petits éboulements. Je me tourne vers le rivage. Une brume dense s’élève dans la chaleur intense. La mer qui monte.
La marée me rattrape au galop. On dirait un chariot tiré par un troupeau de chevaux islandais, mèches d’écumes sur des yeux féroces, plissés dans un relent de vague. Où que je regarde, il n’y a aucune d’issue : déjà les traces de pas ont disparu, je suis dos au mur. Une pointe menaçante s’enfonce au creux de mes reins. En hâte, à genoux, je tente d’élargir le tunnel, dans l’espoir de rejoindre ces souterrains qui dansent à la lisière de mon champ de vision. Plus je creuse, plus le sable devient dur, difficile à collecter, et bientôt mes moufles sont des pâtés noirs agitant des masses sombres. Je les enlève sans réfléchir, pour creuser plus vite, plus profond. Un coup d’œil derrière moi : la mer est presque là, sans humour, sans recul, prête à m’engloutir. Poussé par l’énergie du désespoir, je redouble d’effort mais je heurte quelque chose d’encore plus solide : de la roche. Le tunnel restera trop étroit, cet autre monde ne veut pas de moi, je suis trop gros.
Les vagues m’encerclent sur un îlot, envahissent le tunnel puis, dans un soupir et un glouglou, se referment brusquement sur mes pieds, puis mes mollets, mes cuisses et très vite mon torse est submergé. Il ne faudra pas longtemps pour qu’elle m’emporte à nouveau, cette mère aux enfants morts. On la connaît bien, elle donne et prend la vie des pêcheurs, avec indolence, elle peut être la plus cruelle des maîtresses et soudain vous couver avec tendresse. Elle est la source de nos malheurs, de nos bonheurs. Elle insuffle l’espoir tout en prospérant sur nos détresses humaines. Elle exige un abandon.
Calotté, je dérive, une lame me retourne. Bulles dans le courant, je ne vais pas résister longtemps, je n’ai rien à quoi m’accrocher, je vais me laisser emporter, je n’ai pas le courage, pas la force. Je n’en peux plus. Alors que le reflux m’emporte, je parviens à garder la tête hors de l’eau assez longtemps pour apercevoir, au loin, une tache fugitive.
Je lève les bras.
— Au secours !
Je suis à nouveau aspiré, je sombre dans le mou, dans le malléable, dans le secret des va-et-vient. S’il y a une marée, il y a une lune, mais je ne vois que ces cristaux qui semblent se rire de moi quand, dans un remugle, perce à la surface mes yeux rougis par le sel, irrités. Mes bras sont lourds, je perds pied et entraîné par le fond, je me prépare à mourir.
Si près. Mais si près de quoi ? Peut-être suis-je châtié par le destin pour avoir osé défier le temps. Arrogance de celui qui croit qu’il vivra éternellement, dans un palais illuminé où résonnent les échos des fêtes passées, quand les espaces étaient purs, les choix infinis, les responsabilités inexistantes. Je n’ai pas été à la hauteur de mes aspirations. La paresse a fini par l’emporter, comme cette mer qui a raison de tous mes rêves, comme de mes efforts. Je préfère le sommeil d’une noyade à un combat perdu d’avance.
Quelque chose glisse sous moi. Quelque chose d’énorme, de lisse, qui s’entortille. Un instinct primaire vomit du tréfonds de ma personne, la terreur de ce qui nage en dessous, là où mes jambes sont libres. Cette fosse, qui grandit alors que je m’éloigne. Un requin, des piranhas, quelque poisson qui me veut du mal. J’essaye de chasser cette présence invisible en nageant plus vite, plus fort, mais je la sens me rattraper, je devine un sillage sur l’eau devant moi, peut-être celui d’un petit aileron cartilagineux, qui disparaît à quelques centimètres de moi, tandis qu’une pointe s’enfonce dans ma main. Je hurle, je donne un coup de poing, je sens un corps visqueux s’éloigner. Une douleur m’engourdit le doigt, pourtant je ne saigne pas. J’essaye de me réchauffer, je pèse une tonne. J’ai du mal à remuer, je me laisse aller, dérivant avec le courant. Mes paupières sont lourdes, si lourdes, j’ai envie de me recroqueviller, de dormir sous la couette liquide de ces vagues qui montent et descendent. L’eau gronde et me renverse comme une gaufre trop molle. Elle me prend tout entier, m’emplit les narines, j’ai tellement peur que j’ouvre la bouche pour hurler et je bois la tasse. C’est ainsi que tout commence, la fin, une rasade. Dans un dernier sursaut, mes doigts tentent d’accrocher le vide.
Et se prennent dans des cordages. On me hisse.
— Un sacré gros poisson !
Je crache. Ça brûle.
Je vais mourir.
Des mains tendues me redressent la nuque, leurs doigts au goût de sel s’infiltrent en moi, nouvelle invasion, la demi-conscience comme des chaînes entre le noir et la lumière. Remonte la bile aqueuse, torrent qui déferle de mes entrailles pour se répandre en flaque au fond de la barque.
— Laisse sécher tes rêves, et laisse-nous ramer.
Les transitions sont des moments qu’il convient de décortiquer, ce sont les plus délicats, car dans le dédale qui mène au réveil, ils sont ceux sur lesquels la conscience se focalise le plus. Une nouvelle fois, des formes se peignent sur ma rétine, structures fluides qui prennent parfois l’aspect d’un réel enfui, de silhouettes fugaces. J’essaye d’accommoder ma vision, c’est peut-être ainsi que l’on apprend à rêver : tout seul, en testant ce qui marche. Forcer la forme, la modeler pour lui donner un sens. Le souffle de la création, sculptant le néant en cercles concentriques, infinis qui ne cessent de fondre et de réapparaître. Hypnotisé par ces possibles, je fais des bulles en attendant de les voir se stabiliser. L’une dans l’autre, petite brique par petite brique, construisent une maison, puis un ciel, puis un nid, et des oiseaux, des canards. Imperceptiblement, sur cet océan sombre où rien ne bouge, deux cents macareux tournent leur bec coloré dans ma direction.
J’ai chaud, quelque chose de mou posé sur mon corps, confortable cocon dans lequel je transpire en rivières de sommeil. Saisir le sens, lentement : allongé dans un lit, sous une énorme couverture rapiécée, véritable cabane.
Je me redresse brusquement, aux aguets. Où suis-je ? Une longue chambre sous les combles, plusieurs lits en bois épais, des habits suspendus, une lampe à huile qui veille sur la table de chevet. Je suis en chemise de nuit. Aucune trace de mes moufles. Elles ont dû couler là où je me suis noyé.
Il faut sauter pour descendre du lit. Après quelques étirements, je retrouve ma souplesse coutumière. Mes habits sèchent sur le dossier d’une chaise. Je m’habille en prenant soin de ne pas me froisser un muscle. La pénombre jette des ombres tordues sur les cloisons de bois. La seule fenêtre donne sur la nuit étoilée. Je m’efforce d’y deviner un paysage, mais les ténèbres ont avalé toute trace de relief. Une douleur me lance. La morsure au doigt. On m’a pansé la main, soigneusement. J’écarte les couches du bandage, prêt à affronter mon infirmité.
Un cercle, rompu, à peine irrité, apparaît sur la dernière phalange de mon majeur. Comme une morsure toute ronde, mais sans trace de dents. Comme si un bébé avait tenté de me manger, de ses terribles gencives.
Un bruit sous mes pieds, une horrible tête apparaît sur le plancher. Un instant, je songe à quelque fantôme décapité, mais quand l’énorme morse s’adresse à moi depuis l’ouverture d’une trappe, d’une voix de stentor, je comprends que tout est vrai.
— Kafi !
Le café ressemble étrangement à celui de Fink avec tellement de cassonade qu’il n’y a plus de place pour le café. Le morse y ajoute du lait en marmonnant dans sa moustache un islandais incompréhensible. Je bois silencieusement, en essayant de faire taire les hurlements de mon estomac.
Tout est suspendu dans cette cabane de pêcheur, filets, fils de pêche, vareuses, poissons séchés. Une longue table en bois noir, un plafond trop bas, des fenêtres à croisillons. Le cliché de l’Islande, que je n’avais pourtant jamais encore expérimenté. N’ont-ils jamais évolué depuis le début du siècle ?
Je souffle sur le café chaud.
— Merci, dis-je.
Le morse me fixe sans ciller. Il est si vieux, sa peau est comme un parchemin desséché venu d’un pays antique. Une bise pourrait l’effriter. Sa moustache est un balai poussiéreux, et ses deux immenses défenses ont jauni au point d’épouser la teinte d’un morfil ancien, presque antique. J’étale une confiture noire sur un pain bis, dur comme la pierre. Quand je l’avale, la mélasse a une arrière-goût de sel, de poivre, d’algue et de bonbon. J’ai tellement faim que je pourrai avaler du ciment.
— Mmm… C’est… Bon.
Le morse me regarde, on dirait qu’il n’a pas compris. Je parle mal islandais, mais je reste intelligible à la plupart des autochtones. Serait-il simple d’esprit ? Il lève une grosse nageoire vers mon visage. Caresse lentement mes joues, comme s’il prenait plaisir à éprouver leur douceur, leur jeunesse. Il soupire, puis va à la fenêtre ; en me tournant le dos, il attrape des hameçons emmêlés ; il se parle à lui-même, une série de borborygmes gutturaux où je distingue des mots de norrois, mais aussi peut-être d’espéranto. Il défait la tresse, comme pour en isoler les trous. À chaque hameçon retiré, il pousse un grognement amusé. Au fur et à mesure les mailles disparaissent, pour ne laisser qu’un vaste trou.
— Qui êtes-vous ? dis-je.
La porte s’ouvre brusquement, puis se referme. Je n’ai vu personne entrer, à moins qu’il ne s’agisse d’un nain. Je me penche sous la table. Rien. Quand je retourne à mon bol, un macareux s’est perché sur le tabouret d’en face. Il me scrute attentivement.
— Mon frère, dit le morse. Il est muet.
Le macareux se penche, picore une biscotte, secoue ses plumes.
— Votre frère ?
— Nous n’avons pas la même mère.
Le morse me ressert du café, énorme dans cette pièce si petite. Comment a-t-il fait ne serait-ce que pour passer la porte ?
— Egill a insisté pour qu’on sorte, une chose à ne jamais faire par ici pendant les vives eaux.
Je ne suis pas très sûr de savoir comment m’y prendre.
— Merci.
Le macareux claque-claquette.
— Moi, c’est Hinrik, dit le morse en tendant sa nageoire.
Elle est énorme, rugueuse, pleine de poils. Elle sent le varech moisi.
— Bracken.
— Briki.
— Non, Bracken.
— Briki. Vous n’êtes pas Islandais.
— Frönsku.
— Ah, Paris !
Il exécute une pirouette et sur une minuscule mandoline qu’il décroche du mur, il grattouille une chanson dans un français impeccable. Je n’ai pas revu Paris depuis très longtemps. Je déteste cette ville. Je l’ai quittée pour venir en Islande, refaire ma vie dans un monde qui ne connaissait rien de moi. Paris m’a laissé partir, sans un adieu. Aujourd’hui, sur cette plage du bout du monde, elle me manque terriblement.
Une fois le spectacle terminé, Hinrik ébouriffe affectueusement le macareux. Il continue à me parler français :
— Egill et moi, on n’a plus l’habitude de voir des étrangers par ici. C’est bien de pouvoir discuter. Nous sommes très pauvres, nous n’avons pas de quoi voyager. Mais même si nous le pouvions, je ne pense pas que nous pourrions quitter la plage.
— On est où, ici ?
Hinrik désigne un point, sur la mer, par la fenêtre.
— Tout près de Ginnungagap, au bout de la mer.
Je suppose qu’il parle d’une île. Il me semble pourtant qu’ici toutes les îles ont un nom qui se termine par ey.
— Je dois téléphoner.
— Nous n’avons pas de téléphone.
— Où est le village le plus proche ?
Il hausse les épaules.
— Vous ne voulez pas rester avec nous ?
— Écoutez, Hinrik, je vous remercie vraiment pour votre aide, sans vous je serai peut-être mort, mais je dois vraiment trouver un moyen de contacter mon école. Il… Un ami a disparu.
— Vous venez de l’autre côté.
— De l’autre côté de quoi ?
— De Ginnungagap.
— Qu’est-ce que je fais là ?
— Comment savoir ? Vous êtes un prétendant ?
— À quoi ?
— Vous voulez devenir Maître du Néant ?
— Qui est le Maître du Néant ?
— Celui qui tend le Ptyx.
— C’est quoi, le Ptyx ?
Le vieux morse ferme un œil.
— Dites donc, vous êtes bien sûr que ça va ?
— Non.
Il sourit ; deux défenses énormes fendent sa moustache.
L’espace entre deux moments présents est un long souffle qui tend vers le zéro, approximativement replié sur lui-même par une force qui appuie fort, très fort. Ce sont des petits paquets de perception mis les uns derrière les autres et dont les frontières s’effacent au fur et à mesure que nous avançons vers le grand Rien. Prendre conscience de ces choses a beau être un exercice pénible, peu gratifiant, il n’en est pas moins nécessaire. Comme l’agonie qui précède la mort, il s’agit une condition non négociable. C’est ce qui en fait la cruauté, et ce qui nous permet d’en tirer quelque maigre profit : comme découvrir la respiration profonde, qui monte, fait une pause, et descend. Cet intervalle, qui n’existe que parce que nous prenons le temps de l’envisager, c’est le fondement de l’interdépendance. Ce qui permet à l’amour d’être lié à la haine, la lumière aux ténèbres. Si toute chose est duale, si chaque point de passage existe par les surfaces qui le précèdent, alors l’intervalle mérite de prendre forme pour nous permettre, nous, simples âmes, de connaître l’importance de ce soupir imparfait qui s’étire entre deux souffles.
Hinrik et Egill se sont assis l’un en face de l’autre, les pieds bien tanqués sur le sol. Nageoires dans les ailes, ils vont et viennent l’un vers l’autre, se tirant à tour de rôle, sans bouger. Egill émet un murmure, presque un gémissement, tandis qu’Hinrik raconte d’une voix tonitruante. À chacune de ses paroles, la luminosité de la cabane varie. Parfois, je peux entendre la voix d’Egill qui se mêle à celle de son frère à plumes, n’existant que pour la soutenir. Une voix d’enfant, qui peine à s’exprimer au-delà des mots.
En travers de Ginnungagap,
Le Maître vient au Néant
Abolir le Ptyx.
Mortes ou vives eaux,
Le Maître défait le Kor ;
Il joue la mélodie du Vide.
Noir, séparant les mondes,
Pleine est l’enceinte,
D’où il tire l’essence.
Au sommet du Cap,
Il ordonne les lignes,
Qui disent le mot.
Qui saura l’abolir ?
Remplaçant la Pénultième
Pour excuser la tortue.
Ils s’arrêtent. S’étirent en détendant leurs bras. Hinrik se ressert du café, doucement, sans me regarder. Le macareux hoche la tête au moindre de ses mouvements. Leur connivence pourrait déplacer les montagnes, c’est bien ce qui m’apparaît, dans son élégante simplicité : l’empire des mots et des mythes sur la matière, ordonnant le chaos, créant du sens là où il n’y avait rien.
Je cligne des yeux.
— Je n’y comprends rien.
— Vous n’êtes pas d’ici.
— Vous avez déjà vu le Maître ?
— Oh, oui. Tous les Maîtres passent par ici. Personne ne réussit jamais, à part le Pénultième et le dernier. Le Pénultième a eu le temps de nous apprendre sa langue. Le dernier, lui, il a très peu vécu avec nous, quelques jours seulement, c’était au début des mortes eaux. Puis il est parti pour le Cap, afin de voler le Ptyx.
Je me ressers un café.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Un jour, les nuages ont cessé de bouger au-dessus du Cap, et même l’oracle est resté muet. Le Néant est demeuré tel qu’il a toujours été, quand il n’y avait pas de Maître.
— D’où venait-il ?
— De la mer.
— Qu’est-ce qu’il a fait ici, ce Maître ?
Du manche de sa pipe, Hinrik désigne un dessin sur le mur. Je ne l’avais pas remarqué jusqu’ici, tant son évidence crevait les yeux. Une fente noire, sur fond blanc, reposant sur un mince socle.
— Le Maître a dessiné ça ? dis-je, abasourdi.
— Oui.
— Elliot ?
Hinrik écarquille grand les yeux. Le macareux couine.
— Vous connaissez le dernier Maître ?
— Elliot est le Maître du Néant ?
Ses grands yeux tristes versent une larme de crocodile.
— Un piètre Maître, hélas…
Elliot ! Elliot est vivant ! Vivant ! En moi explose une joie, un rythme doux, du lait onctueux, qui me remplit, m’envahit. Elliot est vivant ! Je vais peut-être pouvoir lui donner ses pilules. Il ne va pas mourir. Je vais le ramener. Mais… mais comment est-ce possible ? Elliot était encore à l’école hier soir… Et moi, comment suis-je arrivé ici, sur cette côte ? Mmmm…
Par la fenêtre, les ténèbres s’éternisent. Alors je lui raconte : l’école, les cours de dessin, la chambre turquoise, le parc, la disparition d’Elliot, le Ptyx, les algues, la marée. Quand j’ai fini, Hinrik fait trois ronds de fumée, en fronçant ses sourcils poivre et sel.
— Si vous êtes un ami du Maître, ça se fête !
Il dégaine une bouteille de tafia. Je ne comprends pas comment Elliot peut être Maître depuis si longtemps. Nous avons constaté sa disparition de sa chambre hier soir. À moins que le temps ne s’écoule pas ici comme de l’autre côté. Mais où suis-je ? Dans ce Néant dont parlait Plouffe, ou dans ce jeu qu’évoquait Bram ? J’ai du mal à me souvenir des détails. Tout s’efface, les visages se mélangent. Il n’y a plus qu’ici et maintenant, ce morse qui me parle, et ce macareux qui me fixe.
Hinrik verse le rhum dans le café, peut-être pour le rendre plus imbuvable encore. Il peine à soulever la bouteille. Il soupire. Le poids des ans cloue sa lourde carcasse, trop lourde pour ce vieux corps tout flasque, étriqué dans un costume serré au cou par un petit nœud papillon. Je devine un tatouage, juste sous la manche relevée de sa chemise : une tortue.
— Parlez-moi de Ginnungagap, dis-je.
— C’est au bout de la mer.
— Vous dites que c’est de là que viennent les Maîtres, mais c’est aussi là-bas qu’ils retournent ?
Hinrik hoche la tête, ses deux défenses lustrées de frais. Il a gravé des signes dans l’ivoire, un tracé délié qui ne rappelle aucune langue de ma connaissance.
— Mais il y a bien un autre endroit où aller, non ?
— Non, Briki.
— C’est quoi, cet oracle dont vous avez parlé ?
— Les cousines d’Egill, de vraies pipelettes. Ce sont les seules à savoir ce qui se passe au Cap. Parfois, nous leur demandons des nouvelles.
Je repense à ce trou, au bout de la plage, aux odeurs enivrantes de merveilles marines, grotte sublime où passer une éternité en contemplation.
— Ce n’est pas compliqué, Briki, le rituel est le même depuis toujours. Les prétendants échouent sur la plage pour trouver l’inspiration. Ils espèrent tous voler le Ptyx. Mais il n’y a jamais eu que deux Maîtres. Le Pénultième et le dernier, à savoir Elliot.
— Le Pénultième ?
— L’avant-dernier.
— Et moi ?
— Vous serez peut-être le prochain, faisant d’Elliot le Pénultième, et du Pénultième l’Antépénultième. Si vous réussissez à lui voler le Ptyx.
— Je ne veux pas être Maître. Je veux juste…
— Vous voulez quoi ?
Je ne me suis jamais posé la question de savoir ce que je désire vraiment. Prof, ça me suffit à traverser la vie sans me poser de questions. Mais peut-être n’ai-je pas été à la hauteur de mon destin. Trop feignant.
— Ce Cap, c’est quoi ?
— Une forteresse, bâtie sur les restes d’un volcan. Du sommet, on peut voir l’ensemble du Néant, la plage, le gouffre. Enfin, c’est ce qu’on dit. Je n’y suis jamais allé. Personne n’en est jamais revenu non plus.
Le macareux saute de son tabouret pour quérir un poisson, qu’il avale en trois coups de bec.
— Il faut que j’aille au Cap.
— Pourquoi donc faire une chose pareille si vous ne voulez pas devenir Maître ?
— Je veux rentrer chez moi.
— Ah ! Jeunesse…
Il a sorti des assiettes et commence à mettre le couvert. Je l’aide, pauvre morse !
— Vous ne pouvez être sûr de rien, Briki. C’est ainsi que va le Néant, depuis toujours, immuable. Je ne me souviens même plus de mon enfance, lorsque j’étais un petit morse et qu’Egill n’était pas encore né. Les visages de nos parents se sont effacés, comme s’ils n’avaient jamais été là. Nous sommes ici, nous ne pouvons pas partir. Il faut se résigner. Le seul moyen de prendre notre destin en main ce serait de devenir Maître, mais nous n’avons rien de poètes.
— Hinrik, je ne peux pas rester ici ! Il faut que je retrouve Elliot et que je le ramène à la maison, dans sa maison !
— Contentez-vous de ce que vous avez, on vit mieux ainsi, croyez-moi… Si vous allez là-bas, il sera impossible de revenir. Et comment comptez-vous y aller seul ? Moi, j’ai un travail. Si vous saviez tout ce qu’il y a à faire, ici ! Tenez, passez-moi les serviettes.
Je lui passe les serviettes. Je me rends compte qu’il met la table pour de nombreuses personnes. De petites personnes. Des enfants ?
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je sers le repas.
— À qui ?
Il lève vers moi de petits yeux fatigués, rongés par le sel.
— À l’âme de la mer.
Un coup sourd ébranle les murs de la cabane. Puis un deuxième. Hinrik ne semble pas y prêter attention. J’ouvre la porte. L’eau est partout. Plus aucune plage, nulle part. Tout est noir sous une pluie d’étoiles éternelles, dans cette caverne intérieure aux frontières invisibles. Sur la véranda, un macareux vient de s’écraser. Je le remets sur pied, la pauvre bête à des spirales dans les yeux, il est tout sonné. Il s’ébroue, claque du bec, puis entre dans la cabane.
— Vous devriez rentrer, dit Hinrik.
— Pourquoi ?
Dans le ciel viennent d’apparaître deux cents macareux, en formation d’atterrissage. Je cours me cacher alors que leur escadrille s’abat sur la cabane. Les pauvres oiseaux ont des ailes trop petites, ils traversent le ciel comme des bolides, incapables de maintenir une assiette leur permettant d’atterrir sans dommage. Ils finissent par entrer en file indienne, titubant sans me voir. Vêtu d’un tablier, Hinrik les fait asseoir, parfois sur la table. Il en déplace quelques-uns, et m’attrape par l’épaule.
— Allez, allez, dit Hinrik en me tirant de sous un meuble.
— Laissez-moi tranquille !
— Vous n’allez quand pas rester là planté à ne rien faire ?
— Et pourquoi pas ?
Je repense à la mansarde, au confort de la couette. À l’odeur enivrante d’une sieste en pleine mer.
Hinrik me fourre un seau dans les mains.
— Au boulot, matelot !
Servir à manger à deux cents macareux est une expérience qui manquait à mon CV, je ne sais pas si j’en sors grandi, mais je suis épuisé. Ils ont d’abord écouté Hinrik jouer du violon, une vieille mélodie islandaise, puis ils ont papoté, comme au restaurant. Nous avons fini par faire le service, circulant difficilement entre les boules de plumes, en cognant parfois, je ne savais pas que ces volatiles étaient si légers. Ils ont tout mangé, la soupe d’algue, les poissons gluants, le porridge, les petits gâteaux amoureusement cuits par Hinrik dans son antique four. Je suis couvert de détritus, d’une mousse étrange, de plusieurs poissons – des cadeaux apparemment, ou un pourboire. Je les raccompagne tous, ils se prélassent sur la véranda, continuant à papoter. Je ne parle pas le macareux. Je ne sais pas de quoi ils peuvent bien discuter, parfois ils rient. Peut-être de moi.
Nous nettoyons la cabane en silence. Je retire du balai un bon kilo de plumes. Le balai me rappelle à la moustache d’Hinrik.
— Vorace, l’âme de la mer.
— Le ventre est vaste.
— Hinrik, dis-je en jetant le torchon. Je ne peux pas rester. Je n’ai rien à faire ici. Je dois rejoindre le Cap, trouver un moyen de rentrer chez moi. Aidez-moi.
— Et Elliot ?
— Je ne sais plus, Hinrik. Je suis là, au bout du monde, à parler avec un morse, je ne sais plus ce que je dois faire. J’aimerais juste que ça s’arrête.
— Vous ne pourrez pas vous rendre là-bas seul.
— Prêtez-moi votre barque.
— Jamais ! Comment je vais faire pour pêcher ?
— Vous êtes un morse ! Et Egill est un oiseau marin !
— Ah, mon ami, je ne nage plus, je suis bien trop gros, je coule. C’est plus simple de ramer. Quant à Egill, le pauvre petit, voyez, ses ailes sont trop petites, et il mange trop. Il n’a pas volé depuis au moins deux bonnes marées…
Le macareux ronfle béatement, son ventre plein de poissons.
— Comment Elliot a-t-il fait pour aller au Cap ? À la nage ?
— Non Briki, ce serait impossible ! Il avait une barque.
— Une barque ? Il l’a construite lui-même ?
— Il est arrivé à marée basse, ça aide, et beaucoup de prétendants viennent accompagnés, parfois par des flottes entières, avec tout un équipement pour faire des relevés afin de trouver le Ptyx, mais aucun ne devient jamais Maître. Elliot est arrivé avec une barque, un simple rectangle de bois. Il a dit, je m’en souviens très bien : « Je l’ai faite avec un trou. » Là, nous sommes à marée haute et, à moins de construire une barque avec le bois de cette cabane, je ne vois pas comment faire.
Je me renfrogne. Déprimé.
— Comment puis-je vous convaincre ?
Hinrik tire de sa pipe d’énormes blobs de gris.
— Briki, nous sommes des gens simples. Nous sommes très pauvres mais nous avons une fonction, nous nourrissons l’âme la mer.
Son regard vagabonde sur les flots.
— Croyez-moi, vous ne voulez pas vraiment aller là-bas. C’est un lieu maudit. Défier le Maître, c’est la pire chose que vous puissiez faire. Je sais que vous voulez rentrer chez vous, mais le seul moyen, c’est de devenir Maître.
Soupirer, résigné. S’il n’y a qu’une seule façon de quitter ces lieux, faut en prendre son parti. J’ai trop fui, trop attendu. C’est ici et maintenant qu’il faut se décider.
— Très bien. Alors je serai le prochain Maître.
Il se décompose, terrifié.
— Briki, vous n’y pensez pas ! Personne n’a jamais réussi !
— Et Elliot ?
— C’est parce que le Pénultième est mort ! Le Ptyx était libre. Bien sûr, il faut le mériter, mais c’est bien plus simple. Tenter de voler le Ptyx à un Maître, c’est la mort assurée ! Ne faites pas l’enfant, restez ici, avec nous. J’ai besoin d’aide.
Soudain réveillé, Egill remonte sur la table. On ne l’avait pas vu depuis le début du repas. Il est visiblement saoul d’avoir trop mangé. Il se met à caqueter hargneusement, contre Hinrik.
— Mais enfin, Egill…
Le macareux ne veut rien entendre. Il commence à taper du bec dans la panse du morse. Hinrik lui donne un coup de patte, l’envoyant bouler dans un coin de la pièce.
— Il n’a pas l’air de votre avis.
— Que sait-il de tout ça ? Il est si jeune…
Le macareux reste à bouder dans son coin.
— Oh, Egill, voyons… ne le prends pas comme ça.
Le morse s’approche du petit volatile. Il lui murmure des choses à l’oreille, ils discutent. J’ouvre la fenêtre. L’air du large entre à grandes bouffées. Tout scintille, tout est illuminé. Je suis ici, maintenant, dans ce monde qui n’existe pas, ou si peu, à peine un trait, une anecdote. Qui sont ces êtres, en qui je remets mon destin ? Comment obtenir une réponse qui ne soit pas une énigme ? Elliot est ici, quelque part sur cette mer, et je dois le trouver, je l’ai promis aux autres, je me le suis promis à moi-même. Je n’ai jamais rien fait de ma vie. J’ai passé mon temps à glander. Je suis un feignant, un tueur de temps. J’ai appris à le voir passer, sans bouger, sans chercher à modifier son cours. Je connais tous ses recoins, toutes ses petites manies. Mais il me connaît aussi et, dans notre danse, nous nous sommes enfermés. J’ai toujours repoussé ce moment où je devrai assumer, enfin, d’être ce que je suis. Et ce que je suis, aujourd’hui, c’est cet homme à la recherche d’un autre, pour aucune autre raison que le sens de la quête. Qu’importe le Ptyx. Qu’importe le Néant. Je respire. Lentement. Mon doigt me lance, je le frotte sans réfléchir, j’en tire une douleur et un plaisir mêlés. Une nouvelle force bat dans mon cœur. Peut-être le temps dans le Néant est-il différent du temps réel. La mort ici n’exerce pas d’empire. Je comprends mieux ce qu’a fait Elliot : pour échapper à la mort, il est venu jusqu’ici, au bord de son imagination, pour y régner éternellement. Il a brandi la source de son pouvoir pour exister à jamais dans cet espace entre la vie et la mort. Je ne me l’explique pas, pas plus que je ne sais comment il s’y est pris pour franchir toutes les couches de la tapisserie de sa chambre et se réfugier dans un repli de son enfance. Tout ceci est physique, ça n’a rien de psychanalytique. Il ne s’agit pas d’une métaphore, d’une abstraction.
Dans le salon, le morse s’est assis, épuisé.
— Ah… jeunesse.
Il soupire. Un énorme soupir d’énorme morse.
— Très bien, nous partirons pour le Cap.
Le macareux bondit sur la table, se met à caqueter.
— Il vous a convaincu ?
— Je crois qu’il a trop bu, ou que votre présence le rend nerveux. Il veut partir. Il croit en vos chances. Il pense que vous serez le nouveau Maître, celui qui vient pour prendre le Ptyx. Même si vous ne le souhaitez pas, vous allez devoir prouver votre valeur et, qui sait, quelque chose de bon en sortira peut-être. Si Egill croit en vous, pour une raison dont j’ignore tout, je ne peux rien pour le retenir. Et moi, je n’ai rien à lui offrir. Je ne suis qu’un pauvre morse. Et je suis égoïste, en voulant vous garder pour moi. Vous m’êtes si sympathique… Je ne peux pas vous retenir. Moi, je ne veux pas rester tout seul ici. Peut-être que si je pars avec lui, je ne serai pas si malheureux. Je ne suis qu’un vieux morse.
— Hinrik, je suis désolé.
— Ce n’est pas votre faute.
Il se lève.
— Venez.
Nous sortons sur la terrasse. Hinrik me désigne un point, au loin. Un phare apparaît, disparaît dans la houle. À son sommet, jaillit parfois un pinceau lumineux qui balaie le paysage avec délicatesse.
— Le Cap.
— Il a l’air si proche.
— Il n’est pas si loin, là où la mer devient courbe.
— Quand partons-nous ?
Hinrik m’explique qu’à marée haute les vagues vont grandir et grandir, qu’elles vont former un mur infranchissable, que sa modeste barque pourrait bien y rester, et nous avec.
— Quand, alors ?
— Il faudra attendre la marée basse.
— Combien de temps ?
Il compte sur ses nageoires boudinées, rongées par le sel.
— Si tout va bien, peut-être dix.
— Dix heures ?
— Dix ans.
Quelque chose d’immense bascule en moi, de lourd, d’infiniment douloureux. Je sais que je suis coincé ici, sur ce bout de sable au bout de nulle part. Je sais que ma seule chance de m’en sortir, c’est de rejoindre cette tour, là-bas, quelque part.
— Je ne peux pas attendre dix ans, Hinrik.
— Si vous voulez devenir Maître, il le faudra.
Dressé sur ses pattes, le macareux me regarde.
Il déploie ses ailes pour me faire un câlin.