— Farne…
Le ton d’Alex Grant était plus glacial que la banquise, son regard gris dur comme de l’acier. Garrick songea avec tristesse que les guerriers espagnols s’étaient montrés plus chaleureux avec lui. Cela dit, il n’était pas surpris de cet accueil. Il venait de détruire la réputation de Merryn et de causer un terrible scandale pour la famille. Ce qui le surprenait, en revanche, c’était que Grant veuille lui parler, plutôt que de lui coller une balle dans la poitrine.
— Un verre de vin ? suggéra Alex en désignant une carafe sur la table de la bibliothèque. A moins que vous ne préfériez un brandy ?
— Un brandy, oui, merci…
Il se détendit imperceptiblement. Ils allaient donc aborder la question en gentlemen civilisés. Avec un homme tel que Grant, dont on disait qu’il avait maîtrisé un ours polaire d’une seule main et sauvé son équipage d’une mort probable dans l’océan Arctique, on ne pouvait jamais savoir. Grant était un gentleman, naturellement, mais Garrick était conscient d’avoir dépassé les bornes et de ne mériter aucune clémence.
— Je ne peux pas vous provoquer en duel, déclara Alex, comme s’il avait lu dans les pensées de Garrick.
Il alla prendre la carafe, emplit deux verres et lui en tendit un. Son regard était d’un froid polaire.
— Ne vous méprenez pas, poursuivit-il. Cette idée ne serait pas pour me déplaire. Mais j’attendrais que vous soyez rétabli, précisa-t-il en posant les yeux sur le poignet bandé de Garrick. Ce n’est pas mon style de tuer un homme blessé.
Garrick observa un silence prudent. Il n’était pas sûr du tout que ce soit une plaisanterie.
— Cependant, enchaîna Alex d’un ton égal, il y a déjà eu un duel scandaleux entre nos deux familles. Je me garderai donc de plonger mon épouse dans la détresse en en provoquant un second.
Il avala une gorgée de brandy, et poursuivit :
— D’autre part, il faut penser à Merryn. Je ne crois pas que cela l’aiderait beaucoup, si je vous tuais.
— J’aimerais l’épouser, dit Garrick en choisissant ses mots avec soin. Je l’ai voulue au premier regard et je la voudrai toujours…
Il s’interrompit et prit une longue inspiration. Ses pensées et ses désirs concernant Merryn n’avaient rien de civilisé. Surtout depuis qu’il avait goûté à son corps exquis…
Il s’agita dans son fauteuil. Aussi fort que soit son désir pour la jeune femme, ce n’était pas uniquement cela qui le motivait. Il avait vu son courage. Il l’avait tenue dans ses bras au plus profond de la nuit ; il l’avait protégée. Il lui avait sauvé la vie, et elle avait sauvé la sienne. Ils étaient liés l’un à l’autre, plus étroitement que jamais.
Le regret lui déchira le cœur, rouvrant d’anciennes blessures. Il n’était pas digne d’épouser Merryn. Que pouvait-il lui offrir, en effet, avec son honneur souillé ? Néanmoins, il fallait qu’il lui propose le mariage, s’il ne voulait pas être considéré comme un gredin de la pire espèce. Il était pris au piège. Il n’avait pas d’alternative.
— Je suis conscient de ne pas m’être comporté en gentleman…
— En effet, vous en êtes loin, acquiesça Alex en haussant les sourcils.
Garrick serra les dents. Il avait perdu son sang-froid avec Merryn, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Il avait juré de la protéger, et c’est ce qu’il avait fait. Puis elle l’avait embrassé, et le désir avait jailli entre eux, réduisant à néant toute notion de devoir. Grant avait raison : il avait transgressé les règles qu’on lui avait inculquées depuis son plus jeune âge. Il s’en voulait, ressentait une grande colère, et cela le perturbait. Il n’avait plus éprouvé ce genre de sentiments depuis la mort de Stephen. Merryn avait brisé sa froideur de façade ; elle avait ravivé toutes les émotions qui le dévoraient.
Il avait envie de la voir. Elle seule, semblait-il, pouvait calmer les démons qui l’habitaient. Mais ce ne serait pas facile. Il ignorait totalement si elle accepterait de le revoir. Quant à l’épouser… L’horrible scène qui s’était déroulée dans le bordel hantait constamment ses pensées. Merryn, affolée, enfilant ses vêtements déchirés en hâte, tout en le dévisageant d’un air dégoûté et incrédule.
Il se rembrunit à ce souvenir. Tout s’était terminé dans le plus grand sordide, et l’expérience profondément douce et intense qu’ils avaient partagée s’en était trouvée irrémédiablement souillée. L’espace d’un instant, ils avaient construit une relation d’une exquise tendresse. Et ils l’avaient perdue.
— Je ne me chercherai pas d’excuses, dit-il, conscient du regard d’Alex qui pesait sur lui. J’assume la responsabilité de mes actes. Je suis impardonnable.
Il y eut un bref silence, puis Alex répondit :
— C’est inexcusable, certes, mais pas inexplicable.
— Je vous demande pardon ?
Alex haussa les épaules, et un petit sourire apparut sur ses lèvres.
— Ne vous méprenez pas, Farne. Je n’approuve absolument pas votre conduite. Mais je ne suis pas hypocrite. Des gens sont morts dans cet accident. Merryn et vous êtes restés prisonniers pendant des heures, conscients que vous pouviez mourir ensemble sous les décombres. Elle nous a dit que vous lui aviez sauvé la vie. Et par deux fois. De telles circonstances peuvent avoir raison des hommes les plus forts et venir à bout de leur sang-froid.
Garrick se détendit un peu à ces paroles.
— Vous êtes très généreux, Grant, mais je ne me trouve toujours pas d’excuses.
— C’est certain. La question maintenant est… qu’allons-nous faire ?
Leurs regards se croisèrent, et Garrick comprit qu’il venait de passer une épreuve avec succès. Alex Grant lui plaisait. Owen Purchase le tenait en haute estime. Dans d’autres circonstances, les deux hommes seraient sans doute devenus amis.
— Mon désir d’épouser lady Merryn est sincère. Et pas seulement à cause du scandale. J’ai la plus grande admiration pour elle.
— Je vois…, répondit Alex en souriant.
Il posa son verre.
— Vous parlez bien, continua-t-il avec brusquerie. Mais vous feriez mieux d’être sincère avec moi. J’imagine que Merryn est la dernière femme que vous auriez choisi d’épouser, dans des circonstances normales.
— C’est vrai, admit Garrick, adoptant la même franchise. De fait, je ne pensais pas me marier du tout. Je ne suis pas un bon parti.
— Vous plaisantez ?
— Je ne parle pas de l’aspect matériel de ma situation. L’histoire de ma vie conjugale devrait suffire à dissuader n’importe quelle femme sensée…
— Je ne sais pas jusqu’à quel point vous êtes à blâmer, rétorqua sèchement Alex. Je ne saurais bien sûr parler de votre épouse de façon irrespectueuse…
Il y eut un silence tendu.
— Quant à lady Merryn, reprit Garrick au bout d’un moment, je suis responsable de ce scandale et par conséquent je n’ai pas d’autre choix que de lui proposer le mariage. Mais je le fais volontiers… Comme je vous l’ai dit, j’éprouve une grande admiration pour elle. Je l’aime beaucoup.
— A l’évidence. Mais je ne pense pas qu’elle acceptera votre demande, Farne.
— Elle me déteste parce que j’ai tué son frère.
— Ce n’est pas un obstacle insignifiant, reconnaissez-le. Mais… je ne pense pas qu’elle vous haïsse vraiment. Ses sentiments sont très certainement confus, tout comme les vôtres. Si vous voulez obtenir sa main, il vous faudra insister. Joanna et moi ne nous opposerons pas à cette union. De deux maux il faut choisir le moindre, dit-il avec un sourire qui ôtait toute agressivité à ses paroles. Sans mariage, la réputation de Merryn est perdue, et vous seul pouvez remédier à cela. Joanna acceptera, dans l’intérêt de sa sœur.
— Je n’obligerai pas lady Merryn à m’épouser contre son gré. Il faudrait que je sois un malotru !
— Vos scrupules vous honorent, mais comment pourriez-vous réparer autrement le mal que vous avez fait ?
— Je la persuaderai d’accepter ma demande.
Alex ne put réprimer un rire.
— Persuader Merryn ? Vous ne la connaissez donc pas ? Elle est la plus entêtée de toutes les sœurs Fenner, et pourtant la compétition est rude chez elles !
— Merryn est aussi forte et courageuse.
Une expression curieuse passa dans les yeux d’Alex.
— Ce ne sont pas les qualités que les hommes recherchent généralement chez une épouse.
Il observa une légère pause, avant d’ajouter :
— Je ne connaissais pas Stephen Fenner. D’après ma femme, c’était… une charmante canaille. Joanna était plus âgée que Merryn quand tout cela est arrivé, bien entendu. Elle voit donc les choses un peu différemment. Elle aimait son frère, mais elle était consciente de ses défauts. Vous devriez envisager de dire exactement à Merryn ce qui s’est passé. Une relation intime a plus de chances de durer si elle est basée sur la vérité.
— J’espère être capable un jour de tout lui révéler. Mais le fait que j’ai tué son frère n’en demeure pas moins vrai. Les détails ne feront peut-être pas de différence.
Il songea au chagrin et à la désillusion de Merryn quand elle apprendrait la vérité. Or il voulait ardemment la protéger. Mais Purchase avait raison. Alex également. Maintenant qu’il devait épouser la jeune femme, tout était changé. Il ne voulait pas d’un mariage fondé sur le mensonge. Il avait envoyé une lettre, deux jours auparavant. Il espérait que la réponse viendrait rapidement et qu’elle serait juste.
Alex darda sur lui un regard perspicace.
— Vous êtes seul juge de la conduite à tenir, lui dit-il en lui tendant la main. Je vous souhaite bonne chance, Farne. Je pense que vous en aurez besoin.
* * *
Allongée dans son lit, Merryn regardait les rayons du soleil de décembre sur les lattes du parquet, tout en écoutant le bruit des voitures dans la rue. Un feu crépitait dans la cheminée, et une tasse de thé refroidissait sur sa table de chevet. Elle avait passé toute la journée de la veille au lit, puis toute la nuit, et enfin la matinée. Mais elle n’avait pas fermé l’œil.
Tess et Joanna chuchotaient entre elles un peu plus loin.
— Toute la ville ne parle que de ce scandale, Jo ! Il n’est question que de cela dans les journaux mondains, ce matin ! Merryn surprise nue dans le lit d’un bordel, avec le duc de Farne ! Je n’arrive pas à le croire…
Les mots s’éteignirent sur ses lèvres. Merryn ne réagit pas, les yeux à présent fixés sur un moineau perché sur l’appui de la fenêtre. Il regardait à travers la vitre, la tête penchée de côté, comme s’il s’intéressait aux commérages, lui aussi.
Joanna apparut près du lit, dans un bruissement de soie. Son regard inquiet se posa sur la tasse de thé à laquelle Merryn n’avait pas touché. Elle s’assit au bord du lit.
— Tu es réveillée ?
— Je n’ai pas dormi.
— J’imagine…
Merryn attendit. Elle était épuisée, mais incapable de prendre le moindre repos.
Tess traversa la chambre, et la regarda avec une expression étrange.
— Joanna et moi avons créé quelques scandales, mais toi… Toi, tu nous surpasses vraiment toutes les deux !
— Merci, répondit sèchement Merryn.
Tess saisit alors une mèche de ses cheveux et la fit glisser entre ses doigts.
— La bière a rendu tes cheveux brillants. Il faudra que j’en commande un tonneau à la brasserie. Où en étais-je ? Ah, oui, il y a tout de même une bonne nouvelle… Si tout le monde sait que tu as passé une nuit dans un bordel avec le duc de Farne, en revanche les gens ignorent que tu as travaillé pour M. Bradshaw. C’est un secret qui n’est pas sorti de la famille.
— Grâce au ciel ! ajouta Joanna avec ironie. Une vraie dame ne travaille pas pour gagner sa vie. Bradshaw a voulu nous faire chanter, tu sais. Il menaçait de tout révéler.
Pour la première fois depuis qu’elle avait retrouvé sa chambre de Tavistock Street, une information perça la lassitude qui accablait Merryn. Elle se redressa brusquement dans son lit.
— Quoi ? Tom a essayé de vous extorquer de l’argent ? Que s’est-il passé exactement ?
— Je l’ai tenu en joue avec mon pistolet, expliqua Tess, l’air très contente d’elle. Ça l’a fait réfléchir.
Merryn se laissa retomber contre les oreillers, bouleversée. De toute évidence, elle s’était méprise sur le compte de son associé. Elle s’était pourtant sentie si proche de lui ! Leur belle camaraderie et leur combat pour la justice les unissaient. Du moins, c’est ce qu’elle avait cru. Mais Tom, lui, travaillait dans un autre but. Quel menteur, quel traître…
Garrick lui avait dit que Tom était corrompu, seulement elle avait refusé de le croire. Quelle incurable naïve elle faisait ! Elle ferma les yeux un instant, en se demandant si tous ses jugements étaient aussi erronés.
Joanna lui tapota affectueusement la main.
— Je suis désolée, Merryn. Tess, voudrais-tu nous laisser un instant, s’il te plaît ? Nous avons besoin de discuter.
Tess acquiesça d’un hochement de tête. Elle serra gentiment Merryn dans ses bras et sortit, en refermant doucement la porte derrière elle. Merryn contempla son aînée. Joanna était aussi élégante que de coutume, mais des cercles sombres soulignaient ses yeux. Elle n’avait pas dû beaucoup dormir. Elle restait cependant très maîtresse d’elle-même. Merryn s’était attendue à ce que ses sœurs lui reprochent avec véhémence d’avoir attiré la honte et le déshonneur sur la famille. Elle les avait toujours crues superficielles, mais elle devait admettre qu’elle s’était sans doute trompée.
— Comment te sens-tu ? s’enquit Joanna d’une voix neutre.
— Bizarre…
Elle était tout endolorie. Son corps avait subi des chocs et des traumatismes pendant l’inondation. Mais il y avait d’autres douleurs, plus sourdes, plus secrètes, qui résultaient de ses étreintes avec Garrick. Il lui était impossible de faire comme si rien ne s’était passé. Elle se sentait différente, plus consciente que jamais de son corps. La sensation était déroutante, mais aussi très excitante.
Mais elle souffrait également dans son cœur et dans son âme, et elle avait envie de pleurer. Comment avait-elle pu faire l’amour avec Garrick Farne ? Mais surtout, comment ce moment avait-il pu être aussi merveilleux, le plaisir aussi étourdissant, alors que le souvenir de leurs étreintes la faisait maintenant tellement souffrir ? Comment pourrait-elle jamais oublier ? Elle n’avait pu penser à autre chose tout au long de la nuit. Elle était restée éveillée, songeant au corps de Garrick, uni au sien de la façon la plus intime.
Elle n’avait jamais été tourmentée par le désir, avant sa rencontre avec lui. Elle avait lu des choses à propos de la différence entre Eros, la passion sensuelle, et Agape, l’amour vrai et profond. Elle avait trouvé ces pages très intéressantes, mais n’avait rien ressenti d’autre qu’une curiosité intellectuelle à ce sujet. A présent, elle se consumait. Elle brûlait d’amour pour Garrick, et voulait explorer encore les sensations merveilleuses qu’elle venait de découvrir avec lui. C’était un peu comme si elle avait ouvert une porte donnant sur un monde de fantaisie, richement coloré. Elle voulait franchir cette porte, goûter aux fruits inconnus qu’elle découvrait.
Tout en s’en voulant terriblement.
Elle désirait l’homme qui avait tué son frère…
— Je suis désolée de t’avoir caché que je travaillais pour Tom Bradshaw, Joanna.
Sa sœur se rembrunit un peu.
— Je me demande si je te connais vraiment, Merryn. D’après ce que j’ai compris, tu as travaillé pour ce détective plusieurs années. Je croyais que tu assistais à des conférences et pendant ce temps, tu accomplissais des missions pour lui.
— Pas toujours, protesta Merryn. J’ai aussi beaucoup étudié.
Joanna ne sembla pas l’entendre.
— Je te prenais pour une intellectuelle, détachée du monde. Je croyais que je devais te protéger. Tu te rappelles, quand John Hagan nous a menacées de ruiner notre réputation si je ne devenais pas sa maîtresse, et que je me suis rapprochée d’Alex pour qu’il nous protège ? Je l’ai fait autant pour toi que pour moi ! Mais tu n’étais pas aussi naïve que je le croyais…
— Je crois que j’ai été très naïve, au contraire.
— Nous en reparlerons plus tard, répliqua Joanna en la dévisageant. Pour le moment, laisse-moi te dire ce que j’ai sur le cœur. Quand je suis partie à l’étranger, alors que je te croyais sagement installée chez des amis, toi, tu partais en mission pour Bradshaw. Je me demande si ces soi-disant amis existent vraiment ! Hier soir, lorsque nous ne t’avons pas vue rentrer, nous avons envoyé un message à Mlle Dormer, avec laquelle tu étais censée te rendre au concert. Nous avons découvert que Mlle Dormer n’habitait pas à l’adresse indiquée.
Le cœur de Merryn sombra quand elle vit le chagrin et la déception dans les yeux de sa sœur aînée.
— Tu m’as menti, Merryn. Et de manière répétée. J’ai du mal à te le pardonner.
— Si je t’avais parlé de ce que je faisais pour Tom, tu m’aurais empêchée de continuer.
— Tu n’avais donc pas confiance en moi ? J’en suis vraiment désolée… En tant qu’aînée de la famille, j’avais l’impression d’être responsable de Tess et de toi. Je ne me rendais pas compte à quel point, en ce qui te concerne, j’avais échoué… Mais laissons là cette discussion. Nous avons d’autres problèmes plus urgents à régler.
Joanna se leva et alla à la fenêtre. Le soleil d’automne projeta des reflets cuivrés dans ses cheveux.
— Garrick Farne t’a demandée en mariage, dit-elle par-dessus son épaule. Alex est en train de parler avec lui. Il est en bas, il attend ta réponse.
— Non ! C’est impossible ! Je ne peux pas !
— Tu ne peux pas l’épouser ? Pourtant, tu n’as pas hésité à coucher avec lui.
— Ce n’est pas pareil !
Sa voix se brisa, et des larmes lui piquèrent les yeux. Les mots lui manquaient pour expliquer ce qui s’était passé.
— J’avais très peur, Jo… Il faisait nuit, et nous étions prisonniers dans les décombres. Garrick m’a sauvé la vie. Les émanations de bière étaient très puissantes…
— Donc, tu étais ivre ?
— Oui… Non ! Je ne me cherche pas d’excuses. Je ne peux pas l’expliquer. J’étais terrifiée. Garrick m’a protégée, et j’étais tellement soulagée d’être en vie, tellement reconnaissante, que…
Elle se tut. Un long silence suivit.
— C’est une façon très généreuse de lui prouver ta gratitude, commenta Joanna.
Merryn eut un petit hoquet, à mi-chemin entre le rire et les sanglots.
— Je le désirais, avoua-t-elle en fermant les yeux. J’ignorais que l’on pouvait ressentir ça, Jo. Je voulais désespérément l’avoir, et ce plaisir était tellement incroyable ! Je n’avais aucune idée que cela existait ! Mais après… Après, je n’arrivais pas à croire que j’avais fait ça. Je me suis sentie souillée, écœurée. Je méprise ma faiblesse…
— Tu es trop dure avec toi, Merryn, dit Joanna en revenant s’asseoir à côté d’elle et en lui passant un bras autour des épaules.
Merryn n’arrivait pas à croire que Joanna puisse lui pardonner, alors qu’elle-même s’en voulait tant. Réconfortée, elle se mit à sangloter dans ses bras.
— Les grandes peurs et les soulagements intenses peuvent nous conduire à faire des choses bizarres, continua Joanna en la berçant comme un bébé. Le plaisir physique est susceptible en effet de faire cet effet-là.
— Mais je ne peux supporter l’idée de ressentir cela pour Garrick Farne ! Garrick Farne, Joanna !
Elle renifla et frotta ses paupières gonflées de larmes.
— Il a détruit notre vie ! Comment ai-je pu faire une chose pareille ? Je le déteste… et pourtant… je l’aime bien aussi. Il y a quelque chose, entre nous, que je ne comprends pas… Je ne sais plus où j’en suis, Jo.
— Je comprends ce que tu ressens… Mais tu ne détestes pas Farne, Merryn. Tu détestes ce qu’il a fait à Stephen, mais tu ne hais pas Garrick Farne lui-même. C’est même tout le contraire.
Merryn se massa les tempes. Son front était chaud, sa tête douloureuse, ses yeux brûlants.
— Je ne comprends pas. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas bien. J’ai l’impression d’être déchirée.
— Tu y verras peut-être plus clair dans quelque temps.
— Je comprendrais que tu me détestes, Joanna.
— Merryn chérie… Nous commettons tous des erreurs.
— Pas aussi monstrueuses.
— Encore une fois, tu es trop sévère avec toi-même. Tu as rencontré un homme qui a provoqué chez toi un élan de passion. Le fait que cet homme soit Garrick Farne est… compliqué… malheureux même, j’en conviens. Comme si le destin te jouait un mauvais tour.
— Je ne peux pas l’épouser, Jo. Ce serait trahir tout ce en quoi j’ai cru pendant douze ans.
Joanna observa un court silence, puis reprit :
— Je ne chercherai pas à te convaincre. Si tu sens que tu ne peux pas épouser Farne, je te soutiendrai.
— Mais imagine que j’attende un enfant ?
Cette pensée l’avait tarabustée toute la nuit. Elle avait beau se dire que cela n’arriverait pas, elle ne parvenait pas à se rassurer. Elle avait étudié les mystères de la procréation dans les livres, mais en réalité elle était totalement ignorante de ces choses. Sa peur n’avait cessé d’enfler, au fur et à mesure que les heures étaient passées.
— J’ai peur, Joanna… Quand saurai-je si je suis enceinte ou non ?
Le regard de sa sœur s’assombrit. Joanna avait passé des années, lors de son premier mariage, à espérer un enfant et à croire qu’elle était stérile.
— Cela dépend, répondit-elle avec circonspection. Quand as-tu eu tes dernières règles ?
Merryn n’avait jamais fait attention aux dates. Elle dut faire un effort pour se rappeler.
— Je crois que ça fait presque deux semaines.
La mine de Joanna s’allongea.
— C’est la période dangereuse. Impossible de se prononcer. Tu sauras dans quelques semaines.
Merryn avait l’impression d’être à la dérive.
— Dans ce cas, je pourrais sans doute attendre, commença-t-elle, hésitante.
Elle songea à tous les mois pendant lesquels Joanna avait attendu en vain, à toutes les déconvenues qu’elle avait connues. Alors qu’elle-même allait attendre en espérant qu’il n’y aurait pas d’enfant.
— Je suis désolée, Jo.
— Pourquoi ? J’ai Shuna à présent. Avec un peu de chance, Alex et moi aurons d’autres enfants. Je ne peux te dire ce que tu dois faire, Merryn. Essaie de prendre une décision par toi-même. Je serai toujours là si tu as besoin de moi.
— J’ai été tellement stupide ! Je me croyais maligne… plus intelligente que toi. Mais tu es bonne, tu es sage, et bien plus généreuse que moi !
Joanna sourit et lui pressa les mains avant de se lever.
— Si tu refuses la demande de Farne, aie au moins la courtoisie de le lui dire en face. Tu lui dois bien ça, Merryn. Je vais t’envoyer la femme de chambre, pour qu’elle t’aide à t’habiller.
— Je ne peux pas l’épouser. Tu sais bien que je ne peux pas !
Joanna laissa passer quelques secondes, avant de répondre :
— Je sais que tu es très attachée au souvenir de Stephen. Plus que Tess ou moi, car tu étais plus jeune et qu’il était encore un héros pour toi.
Elle lissa pensivement sa jupe, tout en cherchant ses mots.
— Stephen était très gentil avec toi. Je trouvais cela surprenant car il n’était pas quelqu’un de gentil, d’une manière générale. Certes, il pouvait être charmant et attentionné, il savait faire croire à une femme qu’elle était le centre du monde. Mais…
— Je sais que Stephen n’était pas un saint. Mais ce n’est pas pour autant qu’il devait mourir !
— Bien sûr que non, répondit vivement Joanna en secouant la tête. Cependant, il n’aurait jamais dû séduire Kitty Farne.
— Mais ils s’aimaient ! protesta Merryn. Elle n’était pas heureuse dans son ménage.
— Stephen l’a séduite bien avant qu’elle soit mariée. Je ne suis même pas sûre qu’il l’ait aimée. Il n’aimait personne autant que lui-même.
Merryn la considéra, les yeux ronds.
— Mais il l’aimait forcément !
Elle était choquée, déconcertée que sa sœur ait changé l’ordre dans lequel elle avait toujours vu les choses.
— Il l’adorait ! Ça se voyait. Sinon, pourquoi…
Elle s’interrompit.
— Pourquoi l’aurait-il enlevée à Garrick Farne ? enchaîna Joanna. Il l’a fait pour s’amuser, Merryn. Juste pour s’amuser…
— Non !
Si Stephen n’était pas amoureux de Kitty, alors tout ce qu’elle avait toujours cru était basé sur un mensonge. Or cela, elle ne pouvait pas l’admettre !
— Je ne te crois pas. Je les ai vus ensemble, Jo ! Ils s’aimaient ! Ils étaient faits l’un pour l’autre.
Joanna haussa les épaules.
— Tu as peut-être raison. Je dois me tromper…
— Forcément, dit Merryn en remontant le drap sur ses épaules. Forcément.
— Je me souviens que quand tu étais adolescente, tu avais le béguin pour Garrick. Nous le trouvions toutes séduisant, mais toi… tu étais renversée par sa beauté, n’est-ce pas ?
Merryn leva les yeux, interdite. Ses joues se colorèrent.
— J’ignorais que quelqu’un s’en était aperçu.
— C’était évident ! s’exclama Joanna en riant. Mais Garrick ne l’a jamais su.
Elle sortit de la chambre, en refermant délicatement la porte derrière elle.
Merryn laissa les draps glisser sous ses doigts. Tout le monde savait donc qu’elle avait un faible pour Garrick Farne ? Mais Joanna se trompait sur un point. Elle croyait que ce n’était qu’un béguin d’adolescente, un coup de cœur passager. Alors qu’en réalité, les sentiments qu’elle avait éprouvés, ardents, passionnés, l’avaient presque consumée.