Quand Merryn entra dans la bibliothèque, Garrick se tenait devant la fenêtre et contemplait les jardins. Il ne se retourna pas tout de suite. Elle n’était même pas sûre qu’il l’avait entendue. Elle l’observa un instant, le cœur battant.
Cet homme était responsable de la mort de son frère. Pourtant lorsqu’elle le voyait, elle ne pensait qu’à ses baisers, à ses caresses, aux mots qu’il lui avait murmurés en lui faisant l’amour. Elle le connaissait à peine, mais ils avaient partagé une telle intimité que ce souvenir la faisait encore trembler. Quelque chose la liait à Garrick Farne, indiscutablement. Quelque chose de si profond qu’elle ne pouvait ni expliquer ce lien ni lui échapper.
Garrick lui avait fait l’honneur de s’habiller avec une grande recherche. Ses larges épaules étaient mises en valeur par une veste de laine brune, un pantalon de daim qui moulait ses cuisses puissantes, et des bottes en cuir brillant. Il était rasé de près. A la pensée qu’il avait fait cela dans l’intention de venir demander sa main, Merryn sentit sa gorge se serrer. Son visage était pâle, sa tempe marquée par un hématome, et une balafre lui barrait la joue. Elle vit aussi un pansement autour de son poignet. Aussitôt les souvenirs de la peur, de l’obscurité, et des instants d’intimité qu’ils avaient vécus lui revinrent en esprit et elle eut envie de fuir.
Rassemblant tout son courage, elle résista à cette impulsion et avança dans la pièce.
— Lady Merryn…, la salua-t-il d’une voix grave. Vous allez bien ?
Il prit ses mains dans les siennes. En sentant ses doigts rudes sur les siens, Merryn se revit dans la brasserie en ruine, le corps de Garrick pressé contre le sien pour la protéger des chutes de pierres, et une vague de chaleur l’envahit instantanément. Garrick l’avait défendue contre tous les périls qu’ils avaient rencontrés. Sa présence l’avait rassurée. Bien plus, même, elle lui avait donné du courage… Mais voilà qu’à présent, elle était confrontée à des choix impossibles.
— Je vais… assez bien, je vous remercie, Votre Grâce.
Il parut amusé par son ton formel. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle était nue dans ses bras. A cette pensée, la tête lui tourna. Elle avait envie de recommencer.
Elle prit une brève inspiration, puis déclara :
— Apparemment, je vous ai compromis, Votre Grâce.
Le sourire de Garrick, doux et tendre, s’accentua et elle dut faire un violent effort sur elle-même pour demeurer imperturbable.
— C’est une drôle de façon de présenter les choses. En général, dans ce genre de situation, c’est l’homme qui endosse l’entière responsabilité.
— Je crois que nous sommes tous les deux responsables. Je ne vous blâme pas.
Le sourire de Garrick s’effaça, mais il ne lui lâcha pas la main.
— Vous avez un grand sens de la justice, lady Merryn. Mais c’est moi qui ai perdu le contrôle. Je savais ce que je faisais, vous non.
— J’aurais pu vous repousser, mais je n’en avais pas envie.
— Vous êtes toujours tellement honnête, répondit-il avec douceur.
Il déposa un baiser au creux de sa main, et Merryn frissonna.
— Merryn…
Quelque chose dans sa voix la toucha au plus profond d’elle-même, abattant ses défenses. Ce baiser chaste fit renaître un désir qu’elle aurait préféré oublier.
Elle se détourna, incapable de soutenir son regard.
Garrick mit un genou en terre. Oh ! Mon Dieu… Cela ressemblait à une vraie demande en mariage ! Elle se mordilla les lèvres, ravalant des larmes.
— Merryn, voulez-vous m’épouser ?
Elle éprouva le désir insensé de tendre la main et de caresser les cheveux qui bouclaient sur sa nuque. Il avait penché la tête, et elle voyait ses cils se détacher sur sa joue. Des cils clairs comme les siens. S’ils avaient un jour des enfants ensemble, sûr qu’ils n’auraient pas les cils noirs qu’affectionnaient les artistes et les dames chics de la bonne société.
— Je ne peux pas vous épouser, Garrick. Je suis désolée.
Elle ferma les yeux, luttant contre le chagrin, repoussant l’image d’une petite fille, ou d’un petit garçon, aux cils clairs.
Garrick redressa la tête, mais ne se releva pas. Elle se sentit submergée par sa présence.
— Puis-je vous supplier de réfléchir ? dit-il d’une voix tendue. La société vous détruira si vous refusez ma demande. Or je ne veux pas que cela vous arrive.
— Je me moque de la bonne société ! Je n’ai jamais tenu compte de son opinion.
— Oui, je sais.
— Je trouverai autre chose à faire, reprit-elle en s’éloignant de quelques pas, agitée. Je ne peux plus travailler pour Tom, mais je parviendrai peut-être à me faire engager ailleurs…
— Merryn… Pas cette fois…
Un silence s’établit.
« Toute la ville ne parle que de ce scandale, Jo ! Il n’est question que de cela dans les journaux mondains, ce matin ! Merryn surprise nue dans le lit d’un bordel, avec le duc de Farne ! » avait dit Tess.
Elle était devenue le sujet de tous les potins malveillants.
Sa réputation était ruinée.
Elle était compromise.
Elle qui aimait les mots, n’aimait pas du tout celui-ci, chargé de suspicion et de déshonneur. Sa réputation était salie ; elle avait perdu sa virginité. Même si elle ne tombait pas enceinte, son nom serait toujours associé au scandale et aux commérages. Personne ne voudrait l’employer. Elle savait tout cela, au fond de son cœur. Si elle n’épousait pas Garrick, elle serait proscrite de la haute société, et plus personne ne lui adresserait la parole en dehors des membres de sa famille. Les conférences, les expositions, les concerts qu’elle aimait tant, ne seraient plus que des lieux où elle serait exposée au mépris et aux cancans. Elle qui était toujours passée inaperçue serait la personne la plus en vue de la ville, celle dont on parlait le plus.
— Je me demande ce qui se serait passé si ça avait été du champagne plutôt que de la bière, dit-elle avec amertume.
— Je crains que l’effet n’eût été le même. Vous auriez aussi été obligée de m’épouser, répondit Garrick avec un sourire en coin.
— Je ne peux pas me marier avec vous.
— Merryn, je vous en prie, réfléchissez.
Le ton de Garrick se fit plus dur.
— S’il doit y avoir un enfant, continua-t-il, je ne veux pas qu’il vienne au monde en dehors du mariage.
— Mais il n’y en aura peut-être pas. Nous pouvons attendre. Dans quelque temps, nous verrons…
Elle n’alla pas plus loin. Elle sut en voyant l’expression de Garrick que c’était inutile.
— Nous devrons attendre… quoi ? Un mois ou deux ? Si vous n’êtes pas enceinte, nous pourrons nous féliciter de cet heureux dénouement. Mais si vous l’êtes, nous devrons nous marier rapidement, en cachette, tandis que tout Londres nous épiera et comptera les mois séparant le mariage de la naissance. Pas question !
Elle croisa son regard sombre et déterminé. Elle savait qu’il avait raison, ils ne pouvaient pas condamner un enfant à l’illégitimité. Elle posa le bout de ses doigts sur ses lèvres, réprimant un sentiment de panique. La culpabilité l’étouffait. Elle aurait voulu fuir.
Mais c’était impossible. Elle devait faire face à la situation qu’elle avait générée.
— Il faut que vous m’épousiez, reprit Garrick. Seigneur, Merryn… J’ai déjà la mort de votre frère sur la conscience ! Je ne veux pas ajouter au scandale en permettant aux colporteurs de ragots de dire que j’ai aussi détruit votre vie.
Il lui prit la main, et elle perçut la tension à laquelle il était en proie.
— De cette façon, je peux me racheter, dit-il d’une voix rauque. J’ai déjà essayé de le faire en vous restituant Fenners et votre fortune. Si vous m’épousez…
— Cela ne compensera jamais la mort de Stephen. Rien ne pourra effacer ce crime !
— Non. Mais aux yeux du monde, vous aurez obtenu une sorte de réparation. Nous pourrons présenter ce mariage comme un nouveau pas vers une réconciliation entre nos familles, et non comme une façon d’empêcher un scandale. Avez-vous pensé que des gens imaginent peut-être que vous êtes ma maîtresse depuis quelque temps ?
Il relâcha sa main, et se détourna en prononçant ces mots.
Un lourd silence suivit. Merryn se laissa tomber dans l’un des fauteuils. Cette idée ne l’avait pas effleurée un instant, et elle eut l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur.
Elle se remémora les paroles cruelles de lord Croft, à Bond Street. Il avait laissé entendre qu’elle consentait sans mal à oublier la mort de Stephen, pour trente mille livres. Les remarques suggérant qu’elle était la maîtresse de Garrick seraient encore plus méprisantes. Elle croyait déjà entendre les chuchotements sur son passage, voir les jupes de soie s’écarter pour l’éviter. Elle imaginait les ragots se propageant derrière les éventails. Rien ne serait pire que la suggestion qu’elle était entrée dans le lit de l’homme qui avait ruiné sa famille.
Garrick disait vrai. Le mariage donnerait au moins un aspect respectable à une situation qui ne l’était pas.
— Peut-être un mariage de convenance…, balbutia-t-elle. Qui n’aurait de mariage que le nom… Afin de consolider l’idée d’un rapprochement entre nos deux familles.
Elle se tut en voyant son expression.
— Un mariage blanc ?
Il fit deux pas vers elle et lui prit le menton. Le contact était léger, mais Merryn s’enflamma comme une torche.
— Vous vous en sentez capable ? continua-t-il d’une voix qui la fit frissonner. Moi non. Je préfère vous prévenir tout de suite.
Il se pencha pour effleurer ses lèvres.
— Vous en sentez-vous capable ? répéta-t-il, les lèvres contre les siennes.
Il prit sa bouche avant qu’elle ait eu le temps de répondre, et l’embrassa avec tant d’ardeur qu’elle se mit à trembler de la tête aux pieds. Elle répondit à son baiser avec passion, s’offrant à lui comme une fleur s’offre au soleil. La pensée qu’elle était aussi avide de ses caresses, alors que son esprit était plongé dans la plus grande confusion, lui fit honte.
Il approfondit son baiser, et elle dut s’agripper aux pans de sa veste pour ne pas tomber. Par ce baiser intense et possessif, il voulait lui prouver qu’elle était indéniablement sienne, qu’elle serait à lui quoi qu’elle en dise, qu’il n’y avait pas d’échappatoire possible.
Il la relâcha et recula légèrement, haletant, les yeux brillants.
— J’ai déjà obtenu une licence spéciale, annonça-t-il. Nous pourrions être mariés dans la semaine. Oh ! Merryn…, ajouta-t-il d’un ton plus formel. Je vous serais très reconnaissant si vous acceptiez d’honorer vos vœux de mariage.
Elle le regarda un instant sans comprendre. Malgré la force et la passion qui se dégageaient de lui, elle avait perçu dans sa voix une réelle angoisse.
— Vous pensez à Kitty ? Vous ne souhaitez pas avoir une deuxième épouse infidèle, c’est cela ?
— Ce serait une réelle malchance, reconnut-il avec un brin d’humour qui ne suffit pas à masquer sa souffrance. Je crains d’être terriblement traditionnel sur ce point. La morale très… flexible de certaines personnes de la haute société n’est pas à mon goût. Certes, je suis conscient que ce serait pour vous une vengeance parfaite de m’épouser pour me trahir ensuite. La boucle serait bouclée…
Merryn secoua la tête, choquée de découvrir chez lui une souffrance aussi vive. Lui qui paraissait toujours si sûr de lui, qui ne donnait pas l’impression de regretter ses actes passés… Au cours des quelques heures qu’ils avaient passées prisonniers dans les ruines, elle l’avait provoqué en faisant allusion à la liaison de Kitty et Stephen. Il avait répondu que la trahison de sa femme le faisait encore souffrir chaque jour. Elle comprenait à présent que ce n’était pas une simple formule.
— Je ne suis pas le genre de femme à me comporter ainsi. Si je vous fais une promesse, je la tiendrai. Je ne vous déshonorerai jamais.
Une émotion si vive passa dans les yeux de Garrick, qu’elle en fut profondément touchée.
— Je vous crois. Vous êtes trop honnête pour me tromper.
— Mais vous ne vouliez pas vous remarier…
Elle savait que la perspicacité n’était pas la plus grande de ses qualités. La trahison de Tom en était une preuve criante. Mais avec Garrick, elle voulait apprendre à juger les gens, à les comprendre.
— Non, j’ai dit que je ne me remarierais jamais.
Jusqu’à présent, elle n’avait pas songé un instant que l’infidélité de Kitty l’avait blessé au point qu’il ne souhaitait plus prendre une épouse. Elle pensait que cela lui était égal. Elle s’était trompée.
— Mais il vous faut un héritier ?
— J’ai des frères, dit-il en souriant. Je ne leur parle pas, mais je peux compter sur eux pour perpétuer la lignée des Farne.
Il la fixa de ses yeux sombres.
— Alors ? Sommes-nous d’accord ? demanda-t-il doucement.
— Oui.
Le mot était prononcé, elle ne pouvait plus revenir en arrière. Garrick eut un sourire de soulagement, de triomphe, de possession. Il l’embrassa de nouveau, et le plaisir se répandit en elle, lui faisant tourner la tête.
— Merci, dit-il en s’écartant. Je reviendrai vous voir un peu plus tard.
Il s’inclina et sortit. Merryn alla à la fenêtre et s’assit sur le siège, en songeant aux lèvres de Garrick sur les siennes. Elle était encore embrasée de désir. Une sensation brûlante lui traversait le ventre, mais elle savait à présent ce que c’était et comment l’apaiser. Elle savait ce qu’elle voulait.
Posant une main sur son front, elle poussa un petit gémissement.
Comment allait-elle pouvoir épouser cet homme et vivre avec lui, alors qu’elle haïssait ce qu’il avait fait ?
Garrick Farne, son époux ? Elle était déchirée à cette idée.
* * *
Joanna avait décrété qu’ils devaient faire leur première apparition en public en tant que fiancés, à l’exposition d’hiver de la Royal Academy. Le mariage devait avoir lieu deux jours plus tard.
— Tu ne pourras pas te cacher indéfiniment ! déclara Joanna quand Merryn essaya de protester. Les commérages iront bon train, sois-en sûre, mais il vaut mieux affronter la situation la tête haute. Fais-moi confiance, je sais comment il faut s’y prendre pour défier la censure de la société.
— Je n’ai jamais aimé les sorties en public. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent à présent.
— Ce ne sera pas différent, commenta Tess. Ce sera pire !
Ses sœurs étaient en train de lui faire revêtir une nouvelle robe jaune, et Merryn avait l’impression d’être un mannequin de couturière entre elles deux.
— Il faut que tu le fasses, Merryn, insista Tess. Sinon tu devras vivre en ermite. Ils te baptiseront « la Duchesse Recluse », ou quelque chose dans ce genre, mais sans doute beaucoup plus méchant.
— La Duchesse Solitaire ? suggéra Joanna.
— La Duchesse Lugubre, dit Merryn.
— Ce nom-là me plaît assez, approuva Tess avec un petit sourire.
Elles reculèrent, firent pivoter Merryn sur elle-même, et lui présentèrent le miroir.
— Regarde… Tu es ravissante.
Merryn trouvait qu’elle avait plutôt l’air d’une Cendrillon boudeuse, entourée de deux superbes marraines la couvant d’un sourire. Ses cheveux avaient été bouclés au fer et arrangés d’une façon sophistiquée qui ne lui plaisait pas du tout, même s’ils étaient maintenus par le plus adorable des petits chapeaux. Quant à la robe… Ce n’était pas du tout son style. A vrai dire, elle n’avait pas de style. Mais ses vieux vêtements de bas-bleu ne convenaient pas du tout pour une visite à la Royal Academy.
Elle était sur le point de se détourner du miroir et de faire contre mauvaise fortune bon cœur, quand elle jeta un dernier coup d’œil à son reflet. Elle n’avait encore jamais prêté attention à son apparence, pourtant elle crut entendre la voix de Garrick : « Je ne remarque même pas vos sœurs, quand vous êtes là… »
Un petit frémissement se répandit dans son dos, et elle se regarda plus attentivement. Ses cheveux blonds et brillants encadraient un visage qui avait retrouvé des couleurs, et qui exprimait aussi plus sa sensualité qu’auparavant. Ses yeux étaient d’un bleu profond. Ses lèvres esquissaient un petit sourire satisfait. La robe dévoilait ses épaules et retombait sous sa poitrine comme une cascade d’or jusqu’à ses pieds. La soie souple moulait son corps.
Elle tendit une main gantée et effleura la surface de la glace, essayant de comprendre ce qui avait profondément changé en elle. Elle comprit soudain : elle se sentait vivante.
— Je crois que Merryn vient de se réveiller, fit remarquer Joanna, derrière elle.
Merryn pivota sur elle-même. L’espace d’un instant, perdue dans un monde nouveau de sensualité, elle avait oublié ses sœurs. Toutes deux riaient en la regardant. Elles avaient l’air aussi très fières d’elle, et un peu anxieuses. Elle leur prit la main avec un mélange d’affection et de gratitude.
— Merci, à toutes les deux… Je ne vous serre pas dans mes bras pour ne pas froisser la soie.
— Nous allons faire de toi une belle femme élégante, Merryn ! dit Joanna, les yeux brillants.
— Ne visez tout de même pas trop haut !
Merryn les embrassa, l’une après l’autre. Tout avait changé, et elle se rendait compte tout à coup qu’elle adorait ses sœurs.
— Au moins, tu ne seras pas obligée de supporter la famille Farne, dit Tess en essuyant furtivement une larme. Il paraît que les frères ne se parlent plus.
— Pauvre Garrick, il doit se sentir très seul. Je me demande pourquoi ils se sont éloignés ? fit Joanna.
— Ses frères sont d’horribles snobs, répondit Tess en haussant les épaules. Il n’a pas besoin d’eux.
Merryn trouvait curieux d’entendre ses sœurs dire du bien de Garrick, même si elle était de leur avis. Garrick était l’homme le plus solitaire qu’elle connaissait, et ce mariage, conclu par nécessité et non par amour, risquait de l’isoler encore plus. Elle avait toujours déploré la façon dont les mariages étaient arrangés, dans l’aristocratie. Cependant, dans un mariage de convenance, à défaut d’amour on trouvait un compagnon, et parfois un respect mutuel s’établissait dans le couple. Garrick lui offrait son nom pour sauver sa réputation, alors qu’elle ne lui offrait rien en retour. S’engager dans le mariage sur de telles bases ne lui paraissait pas une bonne chose. Elle frissonna, se sentant soudain seule, petite, étouffée par les convenances. Pendant un moment, elle vit défiler devant elle les images des immenses résidences campagnardes du duché, leurs vastes pièces vides où elle déambulerait seule.
— Mets ça, dit Tess en lui passant une veste jaune assortie à la robe. Tu as froid.
— Non, j’ai peur, répondit Merryn, sans détour.
Joanna et Tess échangèrent un regard de compassion.
— Nous serons avec toi, lui promit Joanna d’un ton encourageant. Alex aussi, bien qu’il ne soit pas vraiment amateur d’art. J’ai toujours beaucoup aimé les tableaux de Turner. J’adore celui qui représente Hannibal traversant les Alpes.
Merryn retint la réplique qu’elle aurait laissée fuser quelques jours plus tôt : Joanna appréciait ce qui était à la mode, et approuvé par la bonne société. Mais cela n’aurait pas été juste. Non seulement sa sœur faisait preuve d’une immense générosité envers elle, mais elle avait aussi un excellent jugement sur le plan esthétique.
Merryn se reprocha intérieurement de s’être montrée aussi injuste avec elle, jusqu’à présent.
C’était curieux… Elle s’était crue heureuse, quand elle gardait ses secrets, travaillait pour Tom, cultivait sa haine pour Garrick Farne. Mais maintenant, alors que sa vie passée était en ruine, et qu’un futur incertain l’attendait en tant que duchesse de Farne, elle se rendait compte que ce qu’elle avait pris pour du bonheur n’en était pas. Son travail et ses études donnaient de l’intérêt à son existence, mais elle n’avait pas eu d’amour.
Chassant cette pensée troublante, elle prit le manchon de fourrure assorti à son chapeau.
— Allons-y ! lança-t-elle en défiant ses sœurs du regard. Allons faire jaser les commères !
Le trajet jusqu’à la Royal Academy se fit néanmoins dans un silence tendu. Les salles étaient bondées, ce qui ne contribua pas à apaiser sa nervosité. Alex lui offrit son bras, tandis que Tess et Joanna marchaient devant, bras dessus bras dessous, terriblement à la mode, et défiant du regard tous ceux qui osaient les dévisager.
Quand ils entrèrent dans la salle principale, un silence absolu se fit. Puis tout à coup, les bavardages étourdissants reprirent de plus belle. Merryn leva le menton, parodiant sans le vouloir l’expression nonchalante et dédaigneuse de ses sœurs, mais elle était horriblement consciente de l’agitation de la foule, des murmures excités, des regards en coin. Elle imaginait toutes les choses déplaisantes que les gens devaient dire sur elle, les remarques sur sa réputation perdue, ses fiançailles précipitées destinées à sauver la face, les délicieux détails concernant les circonstances dans lesquelles elle avait été découverte en compagnie de Garrick. Un scandale qui ne serait certainement jamais surpassé.
Son visage était brûlant, des larmes lui piquaient les paupières, mais elle ne donnerait pas aux commères la satisfaction de voir qu’elle était atteinte. Elle avait toujours détesté être la cible des attentions. C’était une situation affreuse, son pire cauchemar ! Les éventails s’agitaient frénétiquement, les regards la suivaient, quelqu’un fit même entendre un rire suggestif, qu’elle trouva obscène.
— J’aurais aimé que Garrick m’accompagne, chuchota-t-elle à l’oreille d’Alex.
Elle appréciait beaucoup le soutien que lui offrait son beau-frère, mais elle se sentait désemparée sans Garrick. Une sensation curieuse, qu’elle ne s’attendait pas à éprouver.
— Il est là, répondit Alex en souriant.
Merryn se tourna lentement. Garrick venait de franchir la porte principale, et il se dirigeait droit vers eux, accompagné par quelqu’un que Merryn reconnut aussitôt. Le capitaine Owen Purchase, qui contemplait Tess avec une admiration non dissimulée.
— Encore un brave homme qui tombe sous la coupe des sœurs Fenner, dit Alex d’un ton maussade.
Merryn ne prêta pas attention à sa remarque, obnubilée par la dame âgée, très droite dans sa robe de soie noire, à qui Garrick donnait le bras. Ses cheveux blancs étaient parfaitement coiffés et un collier de diamants étincelait à son cou. Ils avancèrent lentement. Tous les regards étaient braqués sur eux. Une fois de plus le brouhaha s’apaisa, il y eut quelques murmures, puis le silence se fit.
— Est-ce que ce n’est pas… Oh… mon Dieu…, balbutia Merryn, terrifiée.
— Lady Merryn…
Garrick s’arrêta devant elle et s’inclina avec une parfaite courtoisie.
— J’ai le grand honneur et le plaisir de vous présenter à ma tante, la duchesse douairière de Seyne. Tante Elizabeth, voici ma fiancée, lady Merryn Fenner.
La duchesse dévisagea Merryn tandis que celle-ci faisait la révérence. Son attitude était majestueuse, son expression hautaine. La foule attendait, dans un silence tendu. La duchesse douairière de Seyne, très à cheval sur l’étiquette, était un vestige du siècle précédent. C’était une amie de la reine. Elle apparaissait peu en public désormais, mais détenait encore un immense pouvoir dans la société. Il était inimaginable que Garrick présente sa tante à une femme qui avait été sa maîtresse, et avec laquelle il avait eu une liaison douteuse. Toutefois la foule observait la scène avec le plus grand intérêt, au cas où la duchesse aurait battu froid à la jeune femme, ce qui aurait alors alimenté plus encore les commérages.
Merryn soutint le regard noir et indéchiffrable de la duchesse. Puis, alors que ses nerfs étaient sur le point de craquer, quelque chose qui ressemblait vaguement à un sourire glacial se dessina sur les lèvres de la vieille dame.
— Je suis contente que cet éloignement regrettable entre les familles Fenner et Farne soit enfin comblé par votre mariage avec mon neveu, lady Merryn.
Tout le monde sembla relâcher son souffle en même temps, puis les curieux se retournèrent, regardant ailleurs comme s’ils n’avaient pas prêté la moindre attention à ce qui se passait.
Submergée par le soulagement, Merryn fit une nouvelle révérence.
— Merci, Votre Grâce.
La duchesse douairière hocha la tête, l’air approbateur.
— Charmante enfant…
Puis elle se tourna vers Joanna.
— Lady Grant… Je voulais vous féliciter. Le motif que vous avez créé pour le salon de lady Drummond est superbe. Vous avez un goût exquis. Et lady Darent… Je vous félicite également, car vous êtes de nouveau une riche veuve. Ah, lord Grant ! Il y avait longtemps que je voulais faire votre connaissance…
Garrick attira Merryn un peu à l’écart, ses larges épaules la dérobant aux regards des curieux.
— Eh bien ! dit-il. Vous avez fait une excellente impression. Tante Elizabeth est généralement plus modérée dans ses compliments.
— C’était donc un compliment ? répondit Merryn d’un ton léger.
Posant une main sur le bras de son fiancé, elle ajouta à mi-voix :
— Je vous remercie de ce que vous avez fait.
Un sourire éclaira les yeux sombres de Garrick, et Merryn éprouva de nouveau une émotion qui lui fit tourner la tête.
— C’était risqué, admit-il. Mais une fois que j’ai eu tout expliqué à tante Elizabeth, j’étais sûr qu’elle nous soutiendrait.
— Tout ? répéta Merryn dans un filet de voix.
— Presque tout. Vous êtes très belle ce soir, Merryn, ajouta-t-il en laissant son regard glisser sur elle.
La douairière se retourna vers eux.
— Lady Merryn ? J’ai envie de voir l’exposition Collins. Accompagnez-moi.
Merryn décocha à Garrick un coup d’œil angoissé, et il se mit à rire.
— Je viendrai rapidement vous rejoindre. Rappelez-vous qu’elle ne mord pas, chuchota-t-il à l’oreille de Merryn.
— Ne nous interrompez pas trop vite, dit la duchesse, d’un ton sec.
Puis elle passa dans la salle voisine, plus petite que la précédente, raide comme un piquet. Merryn lui emboîta courageusement le pas. Les visiteurs y étaient moins nombreux. En voyant l’expression altière de la duchesse, ils se retirèrent sans demander leur reste, et en quelques secondes la salle fut désertée. La vieille dame s’arrêta devant un petit portrait, dans un coin. Le tableau, qui représentait une femme assise, avait dû être peint une quinzaine d’années auparavant. Le modèle était une jeune femme de dix-huit ou dix-neuf ans, d’une exquise beauté. Elle avait des courbes gracieuses, des cheveux sombres et bouclés, des yeux noirs et un ravissant sourire qui creusait des fossettes dans ses joues. Un petit chien assis à ses pieds la contemplait d’un air d’adoration.
La duchesse lança alors un regard pénétrant à Merryn.
— Vous avez bien sûr reconnu Kitty Scott, la première femme de mon neveu ? Ce portrait a été peint juste avant leur mariage.
Le cœur de Merryn se mit à battre à coups redoublés.
— Je… oui… Nous nous sommes rencontrées une fois ou deux. J’étais encore une enfant…
La duchesse hocha la tête.
— Kitty était un joli brin de fille. J’aimais son esprit. Mais elle avait un horrible caractère et ne supportait pas d’être contrariée.
Merryn fronça les sourcils à cette déclaration, essayant de concilier le souvenir qu’elle gardait de Kitty avec la description qu’en faisait la douairière. La jeune femme qu’elle avait connue était la plus douce et la meilleure des créatures. Elle lui offrait des friandises, de petites babioles, des rubans, la questionnait sur ses lectures, s’intéressait à tous les aspects de sa vie, alors que Joanna et Tess n’étaient occupées que d’elles-mêmes. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle avait aimé Kitty. Et puis, Kitty aimait Stephen…
— Mon neveu a subi une grossière trahison dans sa vie, reprit la duchesse en la regardant droit dans les yeux. A la suite de quoi il a connu le malheur et la solitude. J’espère, lady Merryn, que vous n’ajouterez pas à ses souffrances.
Je n’oserais pas, songea Merryn. Sous le regard froid et dur de la duchesse, elle eut l’impression d’être un insecte épinglé sur une planche.
— Je ne ferai jamais délibérément souffrir quelqu’un.
— Je vous crois, répondit la vieille dame. Vous paraissez être une fille très franche. Garrick prétend que vous êtes un bas-bleu. C’est très bien, puisqu’il est lui-même érudit. Un duc peut se sentir parfois très seul. Il a besoin d’une épouse sur laquelle compter…
— Oui, je comprends cela.
Merryn songea alors à Farne House et ses longs corridors vides et mornes.
Elle reporta son regard sur le portrait de Kitty Scott, peint par un jour d’été, des années plus tôt, longtemps avant la tragédie. Kitty n’avait pas été le genre d’épouse sur laquelle Garrick avait pu compter, c’était certain.
— Je suis désolée. Je ne savais pas que Garrick l’aimait.
La duchesse laissa fuser un rire bref.
— Il n’était pas amoureux d’elle… Mon frère avait arrangé ce mariage pour asseoir ses ambitions politiques. C’était une union stratégique, et Garrick a fait son devoir en l’acceptant. Malheureusement, Mlle Scott avait déjà donné son cœur, et tout le reste, à un autre.
— Oui, murmura Merryn, dont le cœur se serra douloureusement.
Garrick a fait son devoir…
Elle n’en doutait pas un instant. C’était la raison pour laquelle elle se retrouvait à présent fiancée à lui. C’était un homme qui faisait passer son devoir et ses obligations avant tout le reste.
Elle songea à ce qu’elle savait de lui. Le jeune débauché, marié par son père par intérêt, mais prêt à respecter son engagement tout de même. Elle éprouva à cette idée une grande tristesse.
Quand elle leva les yeux, elle vit que la duchesse l’observait attentivement et que son expression s’était un peu adoucie.
— Je suis désolée, répéta-t-elle, sans très bien savoir pourquoi elle s’excusait.
La duchesse eut un geste inattendu : elle lui tapota la main.
— Ce n’était pas votre faute, mon enfant. Mais à présent, vous portez une lourde responsabilité. Si vous ne pouvez aimer Garrick, je suis sûre que vous ferez de votre mieux pour l’honorer et le respecter.
« Si vous ne pouvez l’aimer »…
Merryn se figea et son regard se perdit dans le vague. Garrick avait possédé son corps, laissant son cœur en ruine, partagé entre doutes et confusion. Elle avait cru que cet état était dû à la culpabilité et au chagrin qu’elle ressentait. Mais ce n’était pas tout à fait vrai. Comment n’avait-elle pas compris que des sentiments étaient en jeu ? Peut-être parce qu’elle n’avait jamais aimé auparavant ? Et parce que Garrick était le dernier homme au monde qu’elle voulait aimer. Pourtant c’était arrivé. La vérité s’imposa, impossible mais indéniable : elle aimait Garrick Farne…
Elle l’avait su quand ils s’étaient retrouvés prisonniers dans les ténèbres et qu’elle s’était tournée vers lui avec une confiance absolue, pour qu’il la protège. Elle le savait, mais elle avait nié la vérité, s’accrochant à sa haine et à son chagrin pour ériger une barrière entre eux et se défendre. Elle ne pouvait nier plus longtemps, et cette pensée entraîna une nouvelle vague de terreur. Au fond, Garrick n’avait pas envie de l’épouser… Il avait eu l’honnêteté d’admettre qu’il ne voulait pas se marier. Or, sans amour, le devoir et les obligations qui le liaient à elle deviendraient vite des fardeaux insupportables. Elle l’aimait, mais lui ne pourrait jamais lui offrir son cœur en retour.
— Lady Merryn ? Vous êtes dans les nuages, ma chère, lui fit remarquer la duchesse douairière avec un brin d’impatience.
— Je vous demande pardon.
Elle battit des paupières, repoussant les pensées désordonnées, les émotions qui menaçaient de la submerger. Son regard était resté fixé sur le portrait de Kitty Scott, et elle se rendit compte que la duchesse s’était méprise sur son expression.
— Cela s’est passé il y a longtemps, vous n’étiez qu’une enfant. Ne laissez pas cette tragédie vous hanter.
Trop tard… Cela faisait douze ans que sa vie était empoisonnée par ce drame !
Elle frissonna. Elle avait commis tellement d’erreurs, fait tant de faux pas. Et si elle s’était trompée dès le départ sur Garrick ? Si…
Si ce n’était pas Garrick qui avait tiré sur Stephen ? Si c’était Kitty qui avait tué son amant, et que Garrick eût endossé la responsabilité de ce terrible accident pour la sauver ?
Son cœur se mit à battre à grands coups. Son instinct lui soufflait depuis quelque temps déjà que Garrick était un homme honorable. Elle se mit à trembler, à la pensée de ce qui avait dû se passer en réalité.
Une impatience insoutenable l’envahit alors. Il fallait qu’elle parle à Garrick, qu’elle exige de savoir la vérité !
Alex, Joanna et lui venaient d’entrer dans la petite salle et admiraient une gravure. Merryn jeta un coup d’œil dans leur direction. Garrick avait la tête légèrement inclinée ; son expression était grave et pensive. Il se tourna légèrement pour répondre à une remarque de Joanna et, l’espace d’une seconde, un sourire éclaira son regard. Merryn en éprouva une émotion si forte qu’elle en eut le souffle coupé.
Il était innocent du crime dont elle l’avait accusé, elle en était certaine. C’était Kitty qui avait tué Stephen, et Garrick, avec son sens de l’honneur et du devoir, avait protégé celle qui demeurait son épouse, malgré sa trahison.
Quelque chose dans son attitude dut alerter Garrick, car il leva les yeux et leurs regards se croisèrent. Ils se dévisagèrent un moment, puis Garrick s’excusa auprès d’Alex et de Joanna, et vint vers elle.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
— Il faut que je vous parle seul à seul, murmura Merryn.
La duchesse darda sur elle un regard désapprobateur.
— Pas avant le mariage, lady Merryn ! Ce serait tout à fait inconvenant. Vous devez être chaperonnée à chaque instant, jusqu’à la cérémonie.
Elle jeta un regard à la ronde, puis fit un signe imperceptible à Tess et Joanna.
— Il est temps de ramener lady Merryn à la maison, déclara-t-elle, comme si elle parlait d’un enfant. Il est inutile de préciser, ajouta-t-elle en posant sur Merryn un regard dur, que le plus léger manquement à l’étiquette détruirait l’excellent travail que nous avons accompli ce soir. Est-ce clair, mon neveu ?
— Comme du cristal, ma tante, je vous remercie.
Garrick porta la main de Merryn à ses lèvres et y déposa un baiser léger, avec la plus parfaite correction.
— Bonne nuit, lady Merryn. Je vous rendrai visite demain.
* * *
Dans la voiture qui les reconduisait à Tavistock Street en cahotant, Merryn, assise entre Tess et Joanna, songeait qu’elles étaient les chaperons les moins convenables du monde, et se demandait comment elle allait pouvoir parler en aparté avec Garrick. Elle était surveillée de près, comme la plus jeune et la plus naïve des débutantes. Mais ce n’était pas la seule difficulté qu’elle rencontrait. Elle se doutait que Garrick, qui avait jusqu’ici si bien gardé ses secrets, ne voudrait pas forcément lui révéler la vérité. Elle allait donc devoir trouver un moyen de le faire parler.
Son cœur se mit soudain à battre la chamade en se rappelant qu’elle détenait à présent un certain pouvoir sur lui. Il la désirait comme un fou. Oserait-elle se servir de ce désir contre lui ?
Probablement, car elle avait bien l’intention de manquer totalement aux exigences de l’étiquette !