— Je vous ai trouvé un détective privé, Votre Grâce. Monsieur Hammond, si vous voulez bien entrer…
Le long nez de Pointer frémit, comme s’il était effaré d’être tombé si bas, tandis qu’il s’effaçait pour laisser entrer l’homme dans la bibliothèque. L’obscurité, en cette fin de journée d’automne, avait envahi les rues et se répandait dans les pièces de Farne House. Garrick avait travaillé quatre heures durant sur les dossiers concernant ses divers domaines. Il faisait peu à peu connaissance de tous les gens qui étaient rattachés au duché, les veuves, les orphelins, les domestiques, les ouvriers auxquels il fallait verser des pensions. Il était terrifié de voir le nombre de personnes qui dépendaient de lui pour vivre.
Bien qu’éclairée par un grand chandelier, la pièce semblait sinistre. Garrick se leva et s’étira, ankylosé par les heures qu’il venait de passer, penché sur les livres de comptes. Il serra la main au nouveau venu et l’invita à s’asseoir. Il n’eut aucun mal à comprendre pourquoi Pointer avait une mine aussi désapprobatrice en introduisant son visiteur. L’homme n’avait rien d’un gentleman. Quelque chose d’indéfinissable, chez lui, lui donnait un aspect miteux. Etait-ce le chapeau défoncé qu’il tenait à la main, l’expression d’extrême lassitude de ses yeux gris, ou bien la coupe de ses vêtements ? Difficile à dire… C’était le genre de personnage que Garrick avait rencontré à de nombreuses reprises pendant la guerre d’Espagne. Un combinard, qui collectionnait les renseignements pour les revendre au plus offrant. Exactement la personne dont il avait besoin en ce moment.
— Bonjour, monsieur Hammond, comment allez-vous ?
— Votre Grâce…
L’homme ne s’inclina pas, se situant d’emblée d’égal à égal avec lui. Il pouvait lui rendre le service dont il avait besoin et ne voyait donc pas de raison de manifester de la déférence.
— Puis-je vous offrir un verre ? Un brandy ?
— Pas pendant le service, je vous remercie, Votre Grâce.
Ce qui prouvait une certaine discipline, constata Garrick avec satisfaction.
— Vous m’excuserez si je ne suis pas aussi sobre que vous ?
Hammond sourit d’un air entendu. Il s’assit dans l’une des bergères disposées devant la cheminée, posa son chapeau sur ses genoux et attendit poliment qu’on lui expose l’affaire. Garrick se servit un verre sans faire appel à Pointer, ce que ce dernier aurait certainement désapprouvé, et prit place face à son visiteur en croisant les jambes.
— Je désire que vous retrouviez une femme, monsieur Hammond, dit-il en choisissant prudemment ses mots.
Hammond ouvrit un carnet d’un geste si vif que Garrick sursauta.
— Elle a disparu, Votre Grâce ?
— Non. En fait, j’ai besoin que vous identifiiez une femme.
— Ah… Question de sémantique.
— Tout à fait. J’ai rencontré une dame dont j’ignore le nom. Je veux que vous la trouviez et que vous me disiez qui elle est.
Hammond hocha la tête.
— Description ?
— Petite, cheveux blonds, yeux bleus…
Une déesse miniature, joliment tournée, la peau douce, des yeux d’un bleu vif, une chevelure dorée comme les blés mûrs…
— Son âge ? s’enquit Hammond, impassible.
— Vingt-cinq ans. C’est du moins ce qu’elle m’a dit.
— Et vous l’avez rencontrée… ?
— Ici même. Elle s’est introduite dans la maison hier soir. Ou plutôt… je pense qu’elle y a séjourné quelque temps.
— Lady Merryn Fenner, dit Hammond.
— Je vous demande pardon ?
— Lady Merryn Fenner, répéta le détective. La sœur de lady Joanna Grant et de lady Teresa Darent. Fille de feu le comte de Fenner, Votre Grâce.
Lady Merryn Fenner !
Cette révélation fit à Garrick l’effet d’une douche glacée. La femme qui hantait ses pensées depuis la veille était la plus jeune sœur de Stephen Fenner ! Il se rappela en un éclair les initiales inscrites dans l’exemplaire de Mansfield Park. Le M et le F entrelacés. Il revit ses yeux, d’un bleu aussi limpide que ceux de Stephen.
— Comment diable le savez-vous ? Il doit y avoir des centaines de femmes de vingt-cinq ans, petites et blondes, dans Londres. Deux ou trois cents, un millier peut-être même !
Hammond s’autorisa un petit sourire d’auto-satisfaction.
— C’est exact, Votre Grâce. Normalement, il me faudrait au moins un jour pour obtenir ce genre d’information. Mais lady Fenner travaille avec Tom Bradshaw, et nous gardons toujours un œil sur ses activités.
Il fit une pause, mais comme Garrick demeurait sans réaction, il poursuivit :
— Bradshaw est détective privé, Votre Grâce. C’est un de nos concurrents. Un type sûr de lui… Il est mielleux et sait se faire bien voir, mais au fond c’est un détective véreux. C’est une chance que vous ne vous soyez pas adressé à lui. Il aurait pris votre argent et vous aurait débité une histoire à dormir debout.
Garrick se rembrunit. L’idée que la jeune Merryn Fenner travaillait pour un détective corrompu lui fit éprouver un étrange sentiment protecteur. Elle semblait trop honnête et trop innocente pour tremper dans des affaires tordues. Mais il faisait probablement fausse route en s’inquiétant pour elle. Après tout, elle s’était introduite chez lui, avait fouillé sa bibliothèque, son bureau et sa chambre. Elle n’était pas une débutante préservée du monde, mais sans doute une voleuse.
— Et donc…, reprit-il lentement, vous saviez que lady Merryn Fenner était entrée ici la nuit dernière, parce que vous la surveilliez ?
— Un de mes hommes m’a fait un rapport sur elle. Elle a passé toutes les nuits ici depuis cinq jours.
Cinq jours. A dormir dans mon lit…
Il songea à son parfum, si doux, si sensuel…
Cinq jours à fouiller dans mes papiers.
Elle avait du cran, il fallait bien le reconnaître. Et comme il n’existait qu’un seul lien entre eux, son frère, il était manifeste que ses recherches avaient quelque chose à voir avec la mort de Stephen.
Il se leva brusquement et alla attiser les flammes du bout de sa botte. Les bûches se répandirent dans l’âtre en grésillant.
Cela faisait douze ans qu’il redoutait de voir ce moment arriver. Son père lui avait dit que tout était arrangé. Les témoins avaient été dédommagés, les preuves détruites, et ceux qui avaient besoin de protection étaient en lieu sûr. Le comte de Fenner, lord Scott, le père de Kitty, et le duc de Farne avaient étouffé l’affaire si radicalement qu’ils étaient persuadés qu’elle ne pourrait jamais resurgir.
Manifestement, ils se trompaient tous les trois.
Quelque chose, ou quelqu’un, avait réveillé l’eau dormante. Ce pouvait être Merryn Fenner elle-même, qui lui vouait une rancune tenace et fort compréhensible. A moins que quelqu’un d’autre, derrière elle, ne tire les ficelles. Il devait découvrir ce qu’il en était, ne serait-ce que parce que tant de gens dépendaient de lui.
Hammond l’observait en silence, l’air grave.
— Ce Bradshaw, que savez-vous sur lui ?
Hammond eut un rire de mépris.
— C’est de la mauvaise graine, Votre Grâce… Elevé dans la rue, il connaît les bas-fonds comme sa poche. Il a réussi à ramasser un peu d’argent, je préfère ne pas savoir comment, et s’est établi dans les affaires. Il n’est pas trop regardant sur les cas qu’on lui confie, du moment que c’est bien payé. C’est un type rude, un dur…
— Dangereux ?
— Sans aucun doute, Votre Grâce.
Vu le portrait qu’on lui faisait de l’homme, il n’y avait aucune raison pour qu’il s’intéresse à un duel vieux de douze ans. Peut-être Merryn Fenner était-elle l’instigatrice de cette enquête ?
— Il faut que je sache où compte se rendre lady Merryn demain. Et je veux en savoir davantage sur ce Tom Bradshaw. Tout ce que vous pourrez glaner à son sujet me sera utile.
— Oui, Votre Grâce.
— Merci Hammond. Votre aide est inestimable.
Hammond sourit, mais son expression n’était pas particulièrement agréable.
— Bradshaw croit qu’il est le meilleur, mais il se trompe.
— S’il vous espionne lui aussi, fit doucement remarquer Garrick, il saura que nous nous sommes rencontrés.
Une fois le détective parti, Garrick reprit le dossier concernant le domaine de Fenner. Merryn devait savoir que la mort de son frère avait profité au dix-huitième duc, qui avait racheté le domaine. Une raison de plus pour elle de détester le nom de Farne, et ce qu’il représentait.
Le lendemain, il irait la voir, décida-t-il. Il découvrirait ce qu’elle savait et ce qu’elle avait l’intention de faire. Elle semblait une femme déterminée, passionnée et, il en aurait mis sa main au feu, totalement innocente. Quand quelqu’un se mettait en tête de découvrir la vérité, rien n’était plus dangereux que ce cocktail d’honnêteté et de passion. Or, il ne pouvait laisser la vérité refaire surface.
* * *
Merryn lissa sa pelisse bleue, et resserra les doigts sur la poignée usée de sa serviette de cuir. Durant tout l’après-midi, elle était redevenue elle-même, un bas-bleu, avide de littérature. Elle s’était organisée pour visiter la bibliothèque Octagon à Buckingham, afin de parcourir les catalogues des parutions hebdomadaires. En plus de ses collections de littérature classique, anglaise et italienne, le roi George III y avait rassemblé une sélection de journaux et de magazines. C’était dans ce genre de publications obscures qu’elle espérait trouver d’autres références à la mort de son frère, développant l’information donnée par le quotidien du Dorset. La plupart des rapports qu’elle avait consultés fournissaient les éléments officiels concernant le duel. Mais il se pouvait qu’un ou deux aient échappé à la vigilance de la famille Farne et présentent la vérité.
— Par ici, madame, dit un employé courtois, en la faisant entrer dans la plus merveilleuse bibliothèque qu’elle ait eu l’occasion de voir. Sir Frederick va arriver…
La pièce était splendide. La lumière y entrait à flots par les hautes fenêtres du dôme octogonal qui surplombait les rayons. Les étagères s’alignaient sur les huit murs et s’élevaient jusqu’au plafond. Une petite galerie avec une rampe en fer forgée était disposée à mi-hauteur. Merryn n’avait jamais rien vu d’aussi impressionnant.
Sir Frederick Barnard, bibliothécaire du roi, vint lui serrer la main et la conduisit à la table centrale. Elle avait écrit pour demander l’autorisation de consulter le catalogue, et celui-ci était maintenant posé devant elle. Sir Frederick lui expliqua comment les articles étaient classés, puis la laissa feuilleter tranquillement l’épais volume. Une ambiance sereine régnait dans la grande salle ; le silence n’était rompu que par le froissement des pages et les pas feutrés de sir Frederick ou des employés qui passaient d’un rayon à l’autre.
Au bout de dix minutes, un gentleman vint s’asseoir en face d’elle. Il était grand et large d’épaules. Ce n’était pas un dandy, mais elle le trouva élégant avec sa veste à la coupe sobre et son pantalon en daim. Ses cheveux d’un roux sombre étaient décoiffés par le vent ; il les lissa du plat de la main. Il leva les yeux et croisa son regard. Ses prunelles étaient brunes, sombres, indéchiffrables.
Garrick Farne !
Le cœur de Merryn fit un bond, puis se mit à battre à tout rompre. Que pouvait bien faire Garrick Farne dans la bibliothèque royale ? Elle pencha la tête en avant, de manière que le bord de son chapeau dérobe son visage à sa vue. Elle avait sûrement rougi… ou pâli. Elle avait très chaud tout à coup, alors que ses doigts étaient glacés. Des documents échappèrent à ses mains tremblantes et s’éparpillèrent sur le sol. Un employé s’approcha aussitôt d’un pas feutré pour les ramasser, et elle le remercia en s’excusant. Il fallait qu’elle se ressaisisse ! Il n’y avait pas de raison de s’affoler. Garrick Farne ne pouvait pas savoir qu’elle était celle qu’il avait découverte dans sa chambre deux nuits auparavant. La pièce était plongée dans une relative pénombre, ses cheveux étaient couverts de poussière et de toiles d’araignée, il n’avait donc pas pu distinguer clairement les traits de son visage. Et par chance, elle avait une apparence banale, qui ne frappait pas les mémoires.
S’il l’abordait tout de même, elle n’aurait qu’à nier. Après tout, elle était lady Merryn Fenner. Et une lady ne se retrouvait pas, par un mystérieux phénomène, dans la chambre des messieurs, au beau milieu de la nuit.
Mais c’était la première fois qu’elle courait le danger d’être démasquée, et elle se sentait inquiète. Ses doigts moites de sueur glissaient sur les documents, elle avait un mal fou à se concentrer. Elle aurait pu sortir, naturellement. Se lever, expliquer au bibliothécaire qu’elle avait la migraine et qu’elle reviendrait un autre jour. Mais cela paraîtrait bizarre, car elle n’était installée à la table que depuis cinq minutes. Sans compter que Merryn Fenner ne craignait rien, ni personne. Les messieurs de la bonne société ne l’intéressaient pas et ne représentaient pas un danger pour elle. Ils ne parvenaient pas à lui faire perdre son assurance.
Néanmoins cet homme, avec son regard perçant et son autorité naturelle, était fort capable de la troubler, car cela faisait douze ans qu’il hantait ses pensées. Maintenant qu’elle savait qu’il avait menti sur les conditions de la mort de son frère, elle voulait tout lui ôter : ses amis, sa réputation, son honorabilité.
Elle s’efforça de ne pas le regarder, ce qui se révéla difficile. Comment avait-il su qu’elle se trouverait à la bibliothèque ce jour-là ? Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Une pensée terrible lui traversa l’esprit. Et s’il s’était adressé à un détective pour lui demander de l’identifier ? Elle ne se faisait aucune illusion : avec un peu d’argent on pouvait obtenir n’importe quel renseignement… ou le faire disparaître. Elle en avait eu la preuve à plusieurs reprises.
Elle risqua un coup d’œil sous le bord de son chapeau et le regretta aussitôt. Garrick ne lisait pas. Son livre était posé sur le côté, sa plume abandonnée sur la table.
Il l’observait. Pensif.
Elle eut alors l’impression qu’il s’efforçait d’apprendre par cœur chaque ligne de son visage. Ses cheveux, cachés en partie par son chapeau bleu démodé, la courbe de sa joue, sa bouche… Son regard demeura un long moment fixé sur ses lèvres, et Merryn sentit sa gorge se serrer, sa peau s’enflammer. C’était une sensation étrange et troublante… Elle se força à garder les yeux rivés sur la page devant elle, mais les mots semblaient danser sur les lignes et n’avoir plus aucun sens. Elle était obnubilée par ce regard qu’elle sentait, comme une caresse, sur sa joue, sur sa bouche.
Incapable de résister, elle finit par relever la tête.
Garrick ne faisait plus attention à elle. Il écrivait, visiblement concentré sur son travail. Elle fronça les sourcils, déconcertée. A cet instant précis, il leva les yeux. Surprenant son regard sur lui, il haussa un sourcil qu’il voulait probablement interrogateur, mais qu’elle trouva, elle, de la dernière insolence. Le petit sourire qui apparut sur ses lèvres exprimait une telle satisfaction, qu’elle eut envie de le gifler.
Les joues empourprées, elle reporta son attention sur les journaux. Le Dorchester Advertiser, le Bournemouth Intelligencer… Pas une seule allusion à la mort de Stephen… Il n’y avait rien d’intéressant pour elle là-dedans.
Soudain, elle eut une idée. Elle s’orienta vers les publications de juillet 1802, qui énuméraient toutes les réceptions et les événements mondains de la saison, et donnaient les listes d’invités. Parmi les hôtes d’un dîner donné chez lord et lady Denman, le soir du 25 juillet, elle trouva le nom de Chuffy Wallington, l’ami de Stephen, censé avoir été son témoin lors du duel fatal. Quelque chose n’allait pas… Pas du tout… Cet homme ne pouvait pas s’être trouvé dans le Dorset l’après-midi, et avoir participé à un dîner à Londres le soir du même jour !
Sa main tremblait tellement tandis qu’elle prenait des notes, que son écriture était à peine lisible. Elle referma le livre et se leva. Sa tête était douloureuse ; elle se sentait exténuée. Ce n’était qu’un tout petit début de preuve, mais pour elle c’était monumental. Un autre morceau du puzzle qui jetait une lumière toute nouvelle sur les événements. Elle replia la précieuse page et la glissa dans sa poche.
— Je suis désolée, dit-elle au bibliothécaire. Je ne peux me concentrer plus longtemps. Je prendrai un autre rendez-vous. Bonne journée, et merci pour votre aide.
Elle tourna les talons pour sortir. Garrick Farne n’avait pas bougé. Il n’avait même pas esquissé un geste montrant qu’il avait remarqué son départ. Elle se dirigea vers la porte, résistant à l’envie de jeter un coup d’œil en arrière.
Elle n’était plus qu’à trois pas de la sortie quand il apparut au détour d’un rayon d’étagères et se dirigea droit vers elle.
* * *
Maintenant qu’elle était propre et qu’il la voyait en plein jour, Garrick pouvait s’assurer que lady Merryn Fenner était bien telle qu’il l’avait imaginée. La perfection même. Petite. Blonde. Superbe. Ses yeux étaient d’un bleu éclatant. Il y avait quelque chose d’ardent dans ses prunelles qui contrastait singulièrement avec ses vêtements de bas-bleu. Sa force de caractère, qui irradiait telle une aura, faisait oublier la robe d’un bleu terne, le chapeau passé de mode, les gants et le réticule d’allure trop sage. Ce n’était qu’un déguisement. Il l’avait percée à jour : elle n’était pas simplement une petite demoiselle de la bonne société.
L’avant-veille, elle avait dit qu’elle avait vingt-cinq ans. Cela le surprenait, car elle avait l’air plus jeune. C’était certainement une bonne actrice. Dans sa chambre, elle lui avait paru minuscule et sans défense, une véritable pauvre petite fille des rues ! Il avait bien failli mordre à l’hameçon, d’ailleurs, et croire qu’elle était vraiment à la recherche d’un toit pour s’abriter. S’il n’y avait pas eu son accent distingué et l’étoffe de qualité de sa robe, il serait tombé dans le panneau. Elle semblait comme du vif-argent, vous glissait entre les doigts et se transformait en un clin d’œil. Elle lui avait échappé une fois, mais cela n’arriverait plus.
De toute évidence, elle n’avait aucune envie de parler avec lui. Son attitude rigide, les coups d’œil furtifs qu’elle lançait en direction de la porte montraient qu’elle n’avait qu’une seule idée en tête : fuir. Ce qui était compréhensible… De fait, ce n’était pas le meilleur endroit pour provoquer une rencontre, avec le bibliothécaire du roi et tous ses assistants qui les observaient, cachés derrière des piles de livres. Tant pis. Il ne pouvait prendre le risque de la voir s’enfuir une nouvelle fois !
Son parfum fleuri et insaisissable s’enroulait autour de lui, et l’embrasait de désir. Même sans les renseignements fournis par Hammond, il aurait deviné qu’elle était celle qu’il avait trouvée dans sa chambre, celle qui avait dormi dans son lit. Une pensée qui ne l’avait pas quitté. Il l’imaginait sans difficulté se glissant entre ses draps. Il voyait son petit corps souple étendu à sa place, ses cheveux répandus sur l’oreiller, sa peau nue contre le lin frais… Il avait l’impression qu’elle s’était intimement liée à lui et qu’il ne pouvait plus se libérer.
Elle le considérait avec un mélange d’impatience et de dédain, comme s’il était un prétendant importun, ou l’auteur de très mauvais sonnets.
— Je voulais m’excuser, commença-t-il d’un ton dégagé. Au cas où je serais la cause de votre malaise…
Il la vit se mordre les lèvres et comprit qu’elle hésitait entre s’insurger contre son arrogance et lui battre froid et sortir.
Elle opta pour la seconde solution.
— Je suis désolée, monsieur, mais il m’est impossible de parler à un gentleman qui ne m’a pas été présenté. Veuillez m’excuser.
Elle fit mine de passer devant lui, mais il posa la main sur son bras pour la retenir et demanda à voix basse :
— Notre rencontre informelle dans ma chambre, il y a deux nuits, n’est donc pas suffisante ?
Cette approche directe parut la choquer. Elle ne s’attendait apparemment pas à ce qu’il soit aussi brusque. En général, les messieurs ne parlaient pas aux dames avec autant de franchise. Elle se raidit. Ses yeux s’étrécirent et ses lèvres se fermèrent en une moue qu’elle voulait sans doute offusquée, mais qu’il trouva charmante. Il en éprouva aussitôt un vif désir de l’embrasser.
Son visage dut le trahir, car il vit les yeux de Merryn s’assombrir, comme si son désir s’accordait au sien. Ses lèvres s’entrouvrirent et elle laissa fuser un petit cri de surprise. Il fit un pas vers elle, mais déjà elle reculait, prête à s’enfuir. En un instant, le désir qu’il avait cru lire dans ses prunelles fut remplacé par la froideur et le dédain.
— Je suis désolée, je pense que vous me prenez pour quelqu’un d’autre. Je ne suis pas le genre de femme que l’on pourrait trouver dans la chambre d’un gentleman. Ce serait très inconvenant.
Elle se tourna vers la porte, et il posa une main sur le chambranle pour lui barrer le passage.
— La dernière fois, vous vous êtes enfuie. Vous ne recommencerez pas.
Elle posa sur lui un regard glacial.
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, Votre Grâce.
— Votre Grâce ? Vous savez donc qui je suis… Vous prétendiez pourtant que nous ne nous étions jamais rencontrés.
Elle sembla irritée par sa remarque.
— J’ai entendu sir Frederick prononcer votre nom.
Il sourit.
— Quelle déception ! Moi qui pensais que vous aviez délibérément cherché à connaître mon identité.
— Je suis sûre que votre amour-propre survivra à un tel choc, rétorqua-t-elle d’un ton de mépris.
— Moi aussi, je connais votre nom. Vous êtes lady Merryn Fenner.
Sa déconvenue fut évidente. Elle se raidit de nouveau, l’air agacé. Elle ne chercha pas à nier, toutefois, mais elle leva le menton et le défia du regard.
— Je suis bien Merryn Fenner.
Garrick admira sa franchise et sa présence d’esprit. En une seconde, elle avait évalué la situation, compris qu’il connaissait son identité et qu’elle ne gagnerait rien à nier. Néanmoins, il ne pensait pas que son avantage puisse être poussé plus loin pour le moment. Merryn Fenner promettait d’être un adversaire à la hauteur !
Il y eut un silence, comme si elle attendait qu’il dise quelque chose. Qu’il présente des excuses ? Il regrettait chaque jour depuis douze ans la mort de Stephen, mais toute parole de condoléances semblerait creuse, voire hypocrite. Et cela ne changerait rien à l’opinion qu’elle avait de lui. Il avait tué son frère. Elle le détestait à cause de cela. C’était juste et il n’y avait rien à ajouter.
— Que faisiez-vous chez moi ? demanda-t-il. M’avez-vous dit la vérité quand vous avez prétendu être à la rue ?
L’espace d’une seconde, il imagina les filles Fenner ruinées, par sa faute. Il savait que le comte était mort tout juste un an après son fils, mais il ignorait ce qu’il était advenu de ses filles. Il vivait déjà à l’étranger à l’époque. Il n’avait pas réussi à sauver Kitty des démons qui la hantaient ni à mourir au service de son pays, afin de sauver son honneur.
Merryn Fenner le dévisagea d’un air pensif.
— Il est exact que mes sœurs et moi avons perdu toute notre fortune après la mort de mon père, dit-elle, attisant son sentiment de culpabilité. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai… emprunté votre lit.
Elle se tourna légèrement, prit un livre sur une table, et en caressa doucement la tranche du bout des doigts.
— Farne House est vulnérable, poursuivit-elle à mi-voix, sur le ton de la conversation. Vous devriez être plus prudent et faire en sorte que vos secrets soient mieux gardés.
Garrick se raidit. C’était lui, à présent, qui était sur la défensive. La discussion avait glissé rapidement. Lady Merryn Fenner ne perdait pas de temps, c’était le moins qu’on puisse dire ! Elle ne cherchait pas non plus à cacher son hostilité. Il avait déjà rencontré des hommes aussi directs, mais des femmes jamais. Il y avait quelque chose d’étrange, avec elle… Il existait entre eux un lien puissant, aussi indéniable qu’inattendu. Peut-être ce lien était-il nourri par sa haine pour lui ?
— Est-ce que vous me menacez, lady Merryn ?
— Je ne ferais jamais quelque chose d’aussi vulgaire, Votre Grâce !
Un sourire très convenable illumina alors ses yeux.
— Je vous mets simplement en garde, reprit-elle. Des affaires que vous croyiez enterrées depuis longtemps vont remonter à la surface. Et alors… je crois que vous risquez de perdre beaucoup de choses auxquelles vous accordez de la valeur.
— Quelles choses, d’après vous ?
Une très légère ride se forma soudain entre ses sourcils, comme si elle l’ignorait.
— Votre titre… Votre fortune…, hasarda-t-elle. Votre vie, peut-être…
Garrick n’attachait que peu d’importance à son titre. Il avait toujours pensé que l’un de ses jeunes frères aurait mieux porté que lui le titre de duc, et aurait eu plus de plaisir à siéger à la Chambre des lords. Quant à sa fortune, elle lui permettait de faire les choses qu’il aimait, et il aurait été ingrat s’il n’y avait pas attaché de valeur. Elle lui permettait aussi de protéger ceux qui dépendaient de lui. Quant à sa vie… Il eut un sourire ironique. Après la mort de Stephen, il s’était dit que sa vie ne valait plus rien. Il avait tenté à plusieurs occasions de s’en débarrasser. Il ne voyait plus l’utilité de vivre. C’était sans doute sa punition pour avoir tué un homme, se disait-il. Plus rien ne lui semblait avoir d’intérêt.
— Avez-vous l’intention de me prendre tout ça ? Souhaitez-vous ma mort, parce que j’ai tué votre frère et détruit votre vie ?
Le choix des mots était délibérément brutal, mais Merryn ne broncha pas. Elle reposa délicatement le livre sur la pile.
— Oui. J’aimais mon frère et je pense qu’il mérite qu’on lui rende justice. Je veux tout vous prendre. Nous avons tout perdu à cause de vous. Il faut que vous compreniez ce que cela fait.
Garrick ne la lâcha pas des yeux.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Je veux faire éclater la vérité. Je sais qu’il n’y a pas eu de duel et que vous avez tué mon frère de sang-froid. Je vais découvrir ce qui s’est réellement passé, et…
Elle s’interrompit. Il se demanda si elle aurait le courage d’aller jusqu’au bout, de le faire pendre.
— Vous fournirez les preuves aux autorités, demanda-t-il, et vous me regarderez me balancer au bout d’une corde ?
Elle leva brusquement la tête.
— Je…
Son regard s’accrocha au sien et il vit de la confusion dans ses prunelles. Elle était très jeune. Il éprouva de la compassion pour elle. Elle était courageuse, honnête ; elle réclamait justice et il l’admirait pour cela. Mais il savait que si la vérité éclatait, elle perdrait toutes ses illusions. Ses souvenirs seraient irrémédiablement ternis et sa vie détruite de nouveau. D’autre part, d’autres gens méritaient qu’on leur rende justice, des personnes qu’il avait juré de protéger le jour où Stephen était mort. Il ne permettrait jamais à Merryn de les exposer au malheur que la vérité ferait fondre sur eux.
— Vous ne trouverez pas de preuves, dit-il.
— Je les ai déjà ! déclara-t-elle avec un regard de triomphe, glissant brièvement la main dans sa poche. J’ai plusieurs preuves, et j’en trouverai d’autres. Soyez-en certain !
Il fallait qu’il sache ce qu’elle avait découvert, et surtout qu’il l’empêche d’aller plus loin… C’était une chance qu’il n’ait pas perdu tous ses instincts de débauché. Sans prévenir, il tira sur les rubans de son chapeau et le lui ôta. Elle poussa une exclamation de surprise qu’il étouffa sous ses lèvres. Elle ouvrit la bouche pour crier, la réponse d’une innocente qui n’avait encore jamais été embrassée. Il ne s’était donc pas trompé : en dépit de son style de vie peu orthodoxe, Merryn Fenner était une jeune fille pure. Cette pensée attisa brusquement son désir.
Il ne tint cependant aucun compte de son inexpérience, et lui donna un baiser profond, possessif. Quand il envahit la chaleur de sa bouche, il l’entendit pousser un petit grognement. Pendant un bref instant, il fut si troublé par la chaleur de son corps, qu’il en oublia presque la raison pour laquelle il était en train de l’embrasser. Le monde se réduisit brusquement à la femme qu’il tenait dans ses bras, à son odeur, au goût de sa bouche, au désir qui faisait voler son sang-froid en éclats.
Il s’obligea à se ressaisir, relâcha doucement son étreinte et la regarda ouvrir les yeux. Elle pressa les doigts sur ses lèvres, roses et gonflées. Ce baiser n’était pas une très bonne idée, reconnut-il en lui-même. Il n’avait fait qu’amplifier son désir pour elle, mais d’un autre côté, il avait atteint son but.
Merryn semblait étourdie. Elle battit des paupières, et soudain ses yeux exprimèrent la fureur.
— Je n’avais jamais été embrassée, et je ne voulais pas que vous soyez le premier à le faire !
— Je vous présenterais bien des excuses, mais elles ne seraient pas sincères, répondit-il avec désinvolture.
Elle lui lança alors un regard de mépris, tourna sur elle-même et s’éloigna en faisant claquer ses talons sur le sol de marbre. Elle sortit du bâtiment, refermant la porte d’un claquement sec.
Par une fenêtre, Garrick la vit apparaître dans la cour, qu’elle traversa d’un pas vif. Elle n’avait pas remis son chapeau, et le soleil d’automne illuminait ses cheveux dorés. Elle se frotta les tempes, comme si sa tête était douloureuse. Ce geste éveilla chez lui de la compassion. Malgré sa petite taille, elle se tenait très droite, l’air intrépide.
Il ne put détacher les yeux de sa silhouette. Au bout d’un moment, elle regarda par-dessus son épaule, et le repéra derrière la vitre. Son pas se fit hésitant. Leurs regards se croisèrent… Elle leva ensuite fièrement le menton et tourna au coin de la bibliothèque, puis disparut.
— Votre Grâce ?
Sir Frederick lui toucha le bras, le ramenant brusquement à la réalité. Il avait l’air agité, sans doute troublé qu’il ait eu une conduite aussi inconvenante avec une dame, dans la bibliothèque du roi.
— Votre Grâce, répéta-t-il, le visage enflammé. Est-ce que tout va bien ?
— Je suis désolé, Barnard. Je ne voulais pas causer de dérangement.
Le bibliothécaire secoua la tête, visiblement partagé entre l’envie de le réprimander pour son impardonnable manquement aux convenances, et la crainte de contrarier l’un des principaux pairs du royaume.
— Ce n’est pas important, Votre Grâce, finit-il par bredouiller. J’espère qu’il n’y a pas de problème avec cette dame… Je suppose que c’était bien une dame… Ses références étaient impeccables, aussi ai-je accédé à sa requête de consulter le catalogue, sans la moindre hésitation.
Garrick réprima un rire. Ainsi, le seul souci de Barnard, c’était d’avoir pu admettre par erreur dans la bibliothèque du roi une dame de mauvaise réputation !
— Lady Merryn est un bas-bleu reconnu et une véritable dame, dit-il. Ce malheureux incident…
Il s’interrompit, se racla la gorge et poursuivit :
— Cet incident ne doit pas avoir de conséquences sur sa réputation. Je crains d’avoir été submergé par la grande admiration que j’éprouve pour elle. Je suis le seul fautif.
— Très bien, répondit sir Frederick. J’espère seulement que cela ne se renouvellera pas, Votre Grâce. Quel incident choquant !
— Jamais. Je vous renouvelle toutes mes excuses.
Une fois que sir Frederick, en partie tranquillisé, eut regagné son bureau, Garrick retourna s’asseoir à la table. Il sortit de sa poche la feuille de papier qu’il avait subtilisée dans la poche de Merryn pendant qu’il l’embrassait, et la déplia.
C’était un article du London Chronicle daté du 26 juillet, c’est-à-dire du lendemain de la mort de Stephen Fenner. Il contenait la liste des invités à un dîner donné la veille par lord et lady Denman. Garrick repéra immédiatement le nom de Chuffy Wallington et comprit ce que cela signifiait. Tout comme Merryn l’avait compris, raison pour laquelle elle avait elle-même subtilisé la page du journal.
L’appréhension lui serra le cœur. Il était certain que s’il interrogeait sir Frederick Barnard, celui-ci lui confirmerait que Merryn avait consulté tous les journaux parus pendant la période qui avait suivi la mort de son frère. Qu’avait-elle déniché d’autre ? Il pensait que tous les articles se rapportant à l’affaire débitaient la même histoire. Son père et lord Scott avaient fait supprimer tous les autres rapports. Mais un détail, une information indésirable avait pu se glisser dans un article, et quelqu’un comme Merryn, poussée par un désir de justice, n’avait plus qu’à creuser un peu pour que le fragile château de cartes s’écroule.
Garrick imagina un instant tous les plans échafaudés avec tant de prudence s’effondrant tout à coup. Les innocents qu’il avait voulu protéger exposés au scandale… Pouvait-il faire confiance à Merryn Fenner et lui révéler la vérité ? L’idée lui plaisait, car il sentait que la jeune femme était honnête, et qu’elle méritait qu’on le soit avec elle. Mais il repoussa cette possibilité, à regret. Ce serait de la folie. Elle avait exprimé le souhait de le voir ruiné, se balançant au bout d’une corde. Non… La seule chose à faire était de continuer à protéger ceux qui avaient besoin de lui, et d’essayer de découvrir ce qu’elle savait vraiment. Ensuite, il l’empêcherait de poursuivre son enquête.
Il replia le document et le remit dans sa poche, puis il sortit. Il croyait encore entendre la voix douce, mais accusatrice, de Merryn : « Nous avons tout perdu à cause de vous. »
Il ne s’était pas défendu. D’une certaine façon, toutes ces accusations étaient fondées.