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— Etes-vous bien sûr de vous, Votre Grâce ?

Le ton de Me Churchward, si mesuré qu’il fût, laissait sous-entendre que Garrick avait perdu l’esprit et qu’il était bon pour un internement à Bedlam.

Ils étaient assis dans l’office notarial de Churchward & Churchward, notaires de l’aristocratie, situé dans High Holborn. Ils se trouvaient même dans le saint des saints, le bureau privé de Me Churchward, dont la porte était soigneusement fermée. Un pâle soleil pénétrait par la fenêtre et ses rayons jouaient sur la table de noyer, illuminant l’acte de donation sur lequel le notaire tapotait, l’air à la fois impatient et réprobateur.

— Je suis certain d’agir pour le mieux, monsieur Churchward, répondit Garrick.

— Il me semble que vous renoncez à une importante source de revenus, au détriment du duché de Farne…, insista le notaire en martelant les mots.

— J’en suis conscient.

— Cent mille livres, reprit Churchward. Et une très belle propriété à Fenners !

— Je vous ai exposé mes raisons, dit doucement Garrick.

L’idée de posséder Fenners était pour lui une abomination. Cette propriété n’aurait jamais dû appartenir aux Farne. Dès l’instant où il avait eu en main les titres, il avait su qu’il allait la rendre, ainsi que tout l’argent qu’elle avait rapporté au fil des ans.

— Vos scrupules vous font honneur, Votre Grâce, dit Churchward en essuyant ses lunettes d’un air agité. Mais je crains que vous ne regrettiez plus tard votre générosité.

— Ça m’étonnerait… Je possède une fortune indécente, et si je n’ai plus que vingt-cinq propriétés au lieu de vingt-six, je suis sûr que je survivrai à cette perte.

Le notaire secoua tristement la tête.

— Les sentiments ne sont pas de mise en affaires, Votre Grâce. Votre père le savait.

— Je ne souhaite pas suivre l’exemple de mon père, dans quelque domaine que ce soit, monsieur Churchward, rétorqua Garrick d’un ton sec.

Le notaire remit ses lunettes sur son nez, et le considéra à travers les verres épais.

— J’admets que votre père manquait de compassion.

— C’est un doux euphémisme, monsieur Churchward ! Mon père était un homme sans cœur.

Un coup fut frappé à la porte, et l’employé principal passa la tête dans l’embrasure.

— Lord et lady Grant, lady Darent et lady Merryn Fenner, annonça-t-il, légèrement essoufflé.

Garrick se leva. La tension nerveuse crispait les muscles de ses épaules, sa nuque était raide et douloureuse. Il devait assister à cette rencontre, même s’il n’en avait aucune envie. Me Churchward ne pouvait assumer seul cette responsabilité. Mais il était aussi conscient que sa présence représenterait une épreuve pour lady Grant et lady Darent. Quant à la réaction de Merryn, il savait par avance ce qu’elle serait.

Il y eut un peu d’agitation dans l’antichambre, puis lady Grant et lady Darent apparurent. Garrick comprit aussitôt pourquoi les clercs de l’étude avaient l’air aussi affolés. Les deux femmes étaient d’une beauté peu commune. Elles avaient le charme, l’élégance, et leur présence sembla redonner vie au bureau terne de l’étude. Il était difficile de ne pas les dévisager. Séparément, on les aurait trouvées incomparables. Ensemble, elles étaient éblouissantes.

Puis Merryn entra. Ses yeux croisèrent ceux de Garrick avant qu’il ait eu le temps de se détourner.

— Que diable vient-il faire ici ? s’exclama-t-elle en se figeant sur le seuil.

La haine qu’elle lui vouait était évidente. Elle brillait dans ses yeux bleus. L’antipathie se dégageait de chaque mouvement de son corps. Garrick s’attendit à la voir tourner les talons et sortir.

— Vous auriez dû nous prévenir, monsieur Churchward, dit alors Joanna Grant, avec une maîtrise admirable.

— Nous ne serions pas venues ! ajouta sèchement Merryn.

Garrick lui sourit, et elle le fusilla du regard. Il savait qu’elle n’était pas animée uniquement par la haine. S’il décidait de révéler à ses sœurs leurs précédentes rencontres, elle se trouverait certainement en très mauvaise posture. Il haussa les sourcils, dans un défi muet, et vit ses joues s’empourprer.

Elle se détourna en pinçant durement les lèvres, mais il eut envie de jouer un peu avec ses nerfs, de lui rappeler qu’il avait quelques cartes en main.

— Lady Merryn, dit-il. Quel plaisir de vous revoir…

Elle lui décocha un nouveau regard de colère.

— J’ignorais que tu avais récemment rencontré M. le duc de Farne, Merryn, dit Joanna avec douceur.

— Nous nous sommes vus hier à la bibliothèque.

— Et aussi deux jours auparavant. Dans ma ch…

— Banque ! acheva Merryn en criant presque.

— A la banque ? répéta Joanna, interloquée.

— Acre & Co., sur le Strand, dit Merryn. J’admirais l’architecture du bâtiment.

Tess Darent cacha derrière sa main un bâillement furtif.

— Ça ne m’étonne pas de toi, Merryn, dit-elle.

Merryn sourit et une lueur de triomphe passa dans ses yeux.

— J’ai un compte chez Coutts & Co. Pour votre gouverne, lady Merryn, fit alors remarquer Garrick.

— Dans ce cas, vous deviez aussi admirer l’architecture des bâtiments d’Acre & Co., répondit-elle d’un ton doucereux qu’elle accompagna d’un regard de défi.

Il vit son pouls battre follement au creux de son cou. Malgré son apparente assurance, elle était nerveuse.

— J’ai trouvé cette rencontre très intéressante, murmura-t-il, fixant sa bouche.

Elle rougit et se mordit la lèvre. Des lèvres roses et pulpeuses dont la vue déclencha aussitôt chez lui une bouffée de désir. Ce n’était pourtant pas le moment !

Churchward se racla la gorge.

— Mesdames, lord Grant, dit-il en désignant des sièges.

Tess et Joanna s’assirent gracieusement. Merryn prit place avec raideur dans l’un des fauteuils, évitant délibérément de regarder dans la direction de Garrick. Un silence glacial s’abattit dans le bureau.

— Je vous remercie d’être venus si vite, reprit le notaire en faisant remonter ses lorgnons sur son nez. Je vous ai demandé de venir, car le duc de Farne souhaite vous faire une proposition, acheva-t-il d’un ton clairement désapprobateur.

— Pas de mariage, j’espère ! dit Merryn d’un ton coupant.

— A moins que vous n’en émettiez le désir, lady Merryn…, répliqua promptement Garrick.

— Plutôt contracter la peste !

— Merryn…, la reprit Joanna d’un ton de reproche.

Tess Darent se redressa et, pour la première fois depuis son entrée dans le bureau, parut manifester une pointe d’intérêt.

— Ne refusons pas trop vite. J’aimerais bien ajouter un duc à ma collection, dit-elle.

— Pas celui-là, Tess, ironisa Joanna. Il me paraît en trop bonne santé. Il y aurait peu de chances qu’il meure un an après le mariage.

— Quel dommage, marmonna Merryn entre ses dents.

— D’autre part, poursuivit Joanna, il est trop viril pour ton goût.

Merryn releva vivement la tête et s’empourpra. Pendant une seconde, Garrick et elle se dévisagèrent, puis elle baissa les yeux. Garrick la vit nouer nerveusement les doigts.

— Mesdames, répéta Churchward, qui semblait connaître les manières des sœurs Fenner, personne ne fait ici de proposition de mariage. Vous permettez, Votre Grâce ?

— Bien sûr. Continuez, je vous en prie, monsieur Churchward.

Garrick sentit de nouveau le regard de Merryn fixé sur lui. Son expression était sombre, indéchiffrable. L’espace d’une seconde, il pensa qu’elle avait peur, et fut ému à cette idée. Cette rencontre à l’office notarial, à laquelle elle n’était pas préparée, éveillait de toute évidence des sentiments et des souvenirs qu’elle n’avait jamais tout à fait surmontés.

Elle releva le menton, l’air méprisant, réduisant à néant toute tentative de réconfort, et Garrick eut l’impression de recevoir une gifle.

— Ceci est un acte de donation, établi le 11 novembre, de l’an 1814 de Notre Seigneur, annonça Churchward d’une voix claire. Par ce don, Sa Grâce Garrick Charles Noël Farne, dix-neuvième duc de Farne…

— Noël ? répéta Merryn.

— Je suis né le 25 décembre, répondit Garrick en souriant. Et ma mère était dévote.

— Dix-neuvième duc de Farne, reprit Me Churchward d’une voix sévère, donne la maison et le domaine situés dans le comté du Dorset, ainsi que la somme de cent mille livres à lady Joanna Grant, lady Teresa Darent, et lady Merryn Fenner, afin qu’elles en disposent comme bon leur semble. Le domaine, ajouta-t-il, est en excellent état.

Ces paroles furent suivies d’un curieux silence, tel celui qui précède la tempête. Garrick vit Joanna et Tess échanger un regard interloqué. Merryn, quant à elle, repoussa sa chaise si bruyamment que tout le monde sursauta.

— Pourquoi ? s’exclama-t-elle.

Garrick s’aperçut qu’elle tremblait. Tout son corps était secoué de colère. Il tendit instinctivement une main vers elle pour la réconforter, mais elle recula pour l’éviter.

— Parce que Fenners devrait vous appartenir, répondit-il doucement, ne s’adressant qu’à elle. J’ignorais que mon père avait acheté le domaine. Il n’aurait pas dû le faire… Cette propriété vous revient de droit. Aussi, je vous la rends.

— Vous voulez soulager votre conscience ?

Les mots firent à Garrick l’effet d’un coup de poing. Merryn eut un geste ample, comme pour balayer son offre d’un revers de la main.

— Vous avez tué Stephen, et vous voulez nous dédommager de sa mort par ce don ?

— Merryn, murmura Joanna en posant une main sur le bras de sa sœur. Je t’en prie…

— Ce n’est pas un dédommagement, reprit Garrick. La mort de votre frère était…

Il s’interrompit. Aucune parole ne pourrait rendre aux trois sœurs ce qu’elles avaient perdu. Les raisons de débarrasser le monde d’un vaurien comme Stephen avaient été nombreuses, mais il n’allait pas les révéler ici et maintenant. Cela ne ferait aucun bien. A personne. Quelle que soit la vérité, Merryn ne lui pardonnerait jamais. Et s’ils parlaient de la tragédie, il risquait de mettre en danger les gens qu’il avait juré de protéger, et les secrets qui avaient été si bien cachés douze ans plus tôt.

Il choisit donc ses mots avec soin.

— C’est une chose que je regrette chaque jour de ma vie, dit-il.

C’était la vérité, mais il comprit en voyant le visage de Merryn frémir d’indignation et de colère que les mots ne convenaient pas.

— Toutefois, cet acte de donation est une affaire différente, continua-t-il. La propriété ne devrait pas faire partie du duché de Farne. C’est une erreur, aussi je tiens à vous la restituer.

Alex Grant, qui était resté jusque-là immobile et silencieux, prit la parole pour la première fois :

— C’est très généreux de votre part, Farne.

— Non, c’est juste, tout simplement, rectifia Garrick.

— Cent mille livres à partager entre nous, ajouta Tess Darent. C’est merveilleux !

— Tu n’as tout de même pas l’intention d’accepter ? s’exclama Merryn. Tu es riche. Tu n’as pas… besoin de trente mille livres !

— Merryn chérie, on a toujours besoin de trente mille livres, répondit calmement Tess. Toute femme sensée les prendrait. En revanche, tu peux garder la maison. Je déteste la campagne.

Garrick vit alors plusieurs sentiments se succéder sur les traits de Merryn. L’étonnement, le dégoût, le désespoir. Elle venait de comprendre que ses sœurs, moins à cheval qu’elle sur les principes, allaient accepter l’offre.

— Je ne la prendrai pas ! lança-t-elle en dardant sur Garrick un regard de fureur.

— Vous ne pouvez pas refuser, protesta gentiment Garrick. C’est un don.

— Je donnerai cette maison !

— C’est votre droit.

— Soyez maudit !

Ces paroles rappelèrent Harriet Knight à Garrick. Elle aussi l’avait maudit. Bon nombre de gens souhaitaient l’envoyer au diable ces derniers temps. Curieusement, alors que la colère de Harriet l’avait laissé de marbre, le mépris de Merryn Fenner l’atteignait plus profondément qu’il ne l’aurait cru.

— Comme il vous plaira, lady Merryn, dit-il en inclinant la tête.

— Je pense que nous devons discuter de cette affaire en privé, déclara Alex en se levant. Monsieur Churchward… nous vous contacterons, ajouta-t-il, serrant la main du notaire. Merci, Farne.

Son salut fut un brin plus cordial qu’à leur arrivée.

— Vous ne m’achèterez pas ! dit Merryn en passant devant Garrick et en lui lançant un regard mauvais.

— Viens, Merryn, lui ordonna Joanna avec l’autorité tranquille d’une gouvernante.

Ils sortirent. Garrick entendit Tess Darent bavarder dans le couloir avec sa sœur. Il était question de la garde-robe d’hiver qu’elle comptait commander avec ces trente mille livres.

Quand tous eurent disparu, le notaire fit la grimace.

— Les filles de lord Fenner sont toutes très différentes, murmura-t-il.

Garrick songea que des trois, Tess était celle qui ressemblait le plus à Stephen. Il était totalement dépourvu de scrupules lorsqu’il était question d’argent. Joanna avait probablement plus de profondeur. En apparence, elle avait tout de la mondaine, mais elle n’aurait pas pu attirer un homme comme Alex Grant et le garder, si elle n’avait pas eu certaines qualités de cœur et d’esprit. Quant à Merryn, elle était transparente comme du cristal. D’une honnêteté scrupuleuse, elle exigeait une même intégrité chez les personnes de son entourage. Mais la vie était cruelle pour les idéalistes. C’est pourquoi lui révéler la vérité sur son frère, faire apparaître au grand jour sa vraie personnalité, aurait été d’une cruauté infinie.

Il se leva et s’étira, libérant la tension qui nouait ses muscles.

— Merci, Churchward. J’apprécie votre soutien.

— Cent mille livres, grommela le notaire. Vous êtes sûr de ne pas avoir changé d’avis, Votre Grâce ?

Garrick se mit à rire.

— Trop tard. Lady Darent a déjà commencé à dépenser sa part, j’en suis sûr ! Prévenez-moi quand lady Grant vous aura donné une réponse officielle, et préparez les documents concernant le domaine afin de les lui envoyer. Merci, Churchward.

Il sortit, et éprouva un intense soulagement en se retrouvant à l’air libre. Il décida de s’accorder l’après-midi, et d’aller faire galoper son cheval. Ses obligations de duc attendraient. Il avait besoin d’espace et de vitesse pour chasser les fantômes. Merryn Fenner l’obsédait, avec sa passion, son intransigeance et le trouble que suscitait en lui chacune de leurs rencontres.

« Vous ne m’achèterez pas… »

Il n’avait pas pensé une seconde que c’était possible.

*  *  *

— Vous avez une minute, patron ?

Ned Heighton passa la tête dans le bureau de Tom. C’était un des hommes qui collectaient des informations pour lui dans les bas-fonds de Londres et dans les cafés. Heighton avait été renvoyé de l’armée à la suite de fautes graves. Tom ne lui avait jamais posé de questions sur les causes de sa disgrâce, mais il pensait que cela avait quelque chose à voir avec l’alcool. Heighton avait un penchant pour la bouteille. Néanmoins, cette perte pour l’armée avait été un gain appréciable pour l’agence. Heighton était quelqu’un de très fiable.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il lorsque l’ancien soldat fut entré et eut refermé la porte derrière lui.

— Votre rendez-vous est arrivé. Jolie femme…

— C’est Mme Carstairs. Son mari a disparu, et elle aimerait que je le retrouve.

Heighton hocha la tête.

— Vaudrait mieux laisser tomber. Probable qu’il a levé le pied avec une actrice.

— A moins qu’il ne soit au fond de la Tamise, dit Tom en prenant un dossier dans son tiroir. C’est tout à fait vraisemblable, si j’en crois mon enquête sur l’état de ses finances. Mais vous n’êtes pas là pour me tenir lieu de secrétaire, n’est-ce pas, Heighton ?

— Non, monsieur, fit Heighton en se grattant le crâne. Il y a quelque chose que vous devriez savoir, il me semble. Quelqu’un a posé des questions. Au sujet de lady Merryn.

Tom attendit. Heighton prenait toujours son temps pour divulguer les informations qu’il détenait. De plus, il avait avec Merryn Fenner une relation d’amour et de haine. La jeune femme lui semblait d’un rang trop élevé pour travailler avec un détective privé. Il avait des idées très strictes sur les classes sociales. Mais en dépit de sa désapprobation, il paraissait s’être rangé pour une fois du côté de Merryn.

— Un type riche, finit-il par préciser. Et titré, selon toute apparence.

— Le duc de Farne, dit doucement Tom.

Garrick Farne ne perdait pas de temps.

— Beaux vêtements. Chers. Mais ce n’est pas un faible, loin de là.

Tom réprima un sourire.

— Continuez…

Heighton soupira, et prit un air de chien battu.

— Il a fait appel à Hammond, lâcha-t-il d’un ton douloureux.

— Eh bien, il ne pouvait pas s’adresser à nous s’il voulait se renseigner sur Merryn, n’est-ce pas ?

— Pourquoi pas ? Pas le genre de type à s’embarrasser. Il est dangereux, si vous voulez mon avis. Jerry a dit qu’il avait un pistolet.

Jerry, un des meilleurs indicateurs de Heighton, ne se trompait jamais. Tom soupira. C’était exactement ce qu’il craignait. Farne avait eu vent des activités de Merryn, et il comptait naturellement contrecarrer les plans de la jeune femme.

— Quel genre de questions a-t-il posées ? s’enquit-il avec lassitude.

— Jerry n’a pas entendu. Il a seulement saisi le nom de lady Merryn et il a vu de l’argent changer de main. Grosse somme, à ce qu’il dit.

— Très bien. Je dirai à Merryn de faire attention. Merci, Heighton.

Le vieux soldat ne fit pas mine de sortir.

— Il y a autre chose, monsieur…

— Oui ? fit Tom en levant la tête, intrigué par le ton embarrassé de son enquêteur.

— Le type riche… le duc… Il a aussi posé des questions sur vous, monsieur.

Son sang se glaça. Il reposa lentement sa plume.

— Sur moi ?

Il ne reconnut pas sa propre voix. Comme Heighton le dévisageait avec inquiétude, il rectifia vivement son expression.

— C’est parce que j’emploie lady Merryn, je suppose, dit-il en espérant paraître calme.

Mais lorsqu’il reprit sa plume, il constata que ses doigts tremblaient légèrement.

— Merci Heighton. Je viens tout de suite voir Mme Carstairs.

Heighton fit un signe de tête et sortit.

Tom prit un instant de réflexion. Il alla se servir un verre de sherry qu’il avala d’un trait. Puis il s’en servit un autre.

Garrick Farne ne se renseignait pas uniquement sur Merryn. Il se renseignait aussi sur lui. Au mieux, c’était inquiétant. Au pire, c’était une menace mortelle.

Il retourna à son bureau et tapota la pile de dossiers en s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses idées. Si Farne découvrait ses liens avec le duché, tout irait de travers. C’était pour cette raison qu’il s’était caché dès le début derrière Merryn. Il s’était servi d’elle, lui donnant ces informations nouvelles à propos des circonstances de la mort de son frère, pour la lancer dans sa quête de justice. Elle ignorait l’intérêt qu’il portait à l’affaire, et il ne pouvait certainement pas le lui révéler. D’autre part, il ne voulait pas que Garrick Farne découvre le but recherché par son associée. L’affaire était donc particulièrement délicate ; il était en équilibre sur le fil du rasoir. C’était un duché qui était en jeu.

Il avait conseillé à Merryn d’être prudente et discrète. Elle pensait qu’il était soucieux de sa sécurité, mais en réalité, c’était son propre instinct de préservation qui le poussait. Malheureusement, si la jeune femme était facile à manipuler, elle devenait vite incontrôlable quand elle était guidée par une cause qui la passionnait, et faisait fi de toute prudence. Il l’avait déjà constaté, quand elle s’était occupée d’enquêtes dans lesquelles la justice n’avait pas été rendue. Elle devenait plus difficile à guider qu’il ne l’avait cru au départ. Il allait devoir trouver un moyen de la retenir, sur l’enquête en cours, avant qu’elle ne fasse tout rater. Au pis, il se séparerait d’elle et elle servirait alors d’appât pour détourner de lui l’attention. Oui… C’était ce qu’il ferait…

Il passa dans la salle d’attente où Mme Carstairs attendait, les doigts croisés. Elle lui jeta un regard d’espoir mêlé d’appréhension. Il soupira. Le dossier posé sur son bureau contenait l’historique de la spirale infernale dans laquelle le mari avait été happé. Il avait tenté de rembourser ses dettes en empruntant de l’argent à des usuriers très déplaisants.

Tom ne compatissait pas à la souffrance de ses clients. Il avait tout vu… Des amants qui s’étaient enfuis et se retrouvaient trahis, des bigames démasqués… Il avait retrouvé des héritiers disparus, et même détruit certaines preuves gênantes, quand on le payait suffisamment pour cela. Il ne faisait pas de sentiment… Ce qui l’amusait chez Merryn, c’était qu’elle croyait œuvrer pour la justice. Ce qui faisait d’elle une jeune personne extrêmement naïve. Mais elle lui avait été aussi très utile. Il serait dommage de la perdre.

Il afficha sur son visage un sourire artificiel et peiné. Mme Carstairs le payait bien. Le moins qu’il pût faire était de lui accorder son attention, et d’afficher une apparente sympathie.

— Madame Carstairs, je suis désolé… Il faut vous préparer à entendre de mauvaises nouvelles.