La prison de la Fleet ne ressemblait pas du tout à ce que Merryn avait imaginé. Elle pensait que le lieu était infesté de rats, les murs suintants d’humidité, et que les occupants hurlaient derrière les barreaux pour qu’on les laisse sortir. Ce n’était pas du tout cela. Le sol était propre, les murs secs, et une relative tranquillité régnait dans le bâtiment.
Son emploi du temps avait été bouleversé par cette convocation inattendue chez le notaire, la veille, mais pas ses projets : elle restait déterminée à faire toute la lumière sur les circonstances de la mort de son frère. Elle voulait rencontrer le médecin qui avait assisté au duel. Cet homme était le seul témoin dont elle avait retrouvé la trace, et elle était certaine qu’il avait été payé pour se taire et disparaître. Elle voulait absolument découvrir ce qui s’était passé. Sa rencontre inopinée avec Garrick durant le bal ne l’en avait nullement dissuadée. Au contraire, cela l’avait encore plus poussée à vouloir connaître la vérité. Elle se sentait naïve, stupide, furieuse d’être attirée par lui et luttait contre cette attirance malvenue pour un homme qu’elle détestait.
En dépit de son humeur morose, elle était heureuse de pouvoir s’échapper un moment de Tavistock Street, même si une visite à la Fleet ne correspondait pas exactement à l’idée qu’on se faisait d’un après-midi de détente. La proposition de Garrick Farne avait fait surgir de profondes mésententes entre ses sœurs et elle. Tess ne comprenait pas son refus farouche et planifiait joyeusement toutes les dépenses qu’elle allait pouvoir engager avec cette somme. C’est pourquoi, depuis la veille, Merryn ne lui adressait plus la parole.
Dans la matinée, Joanna lui avait annoncé sa décision d’accepter elle aussi l’offre de Garrick. Merryn l’excusait plus facilement, car elle comprenait ses raisons. Joanna avait toujours gardé la nostalgie de Fenners, non seulement parce qu’elle aimait la maison, mais aussi parce que celle-ci était le dernier lien qui leur restait avec leur père et Stephen. En outre, contrairement à Tess qui était une veuve fortunée, Alex et Joanna ne disposaient pas de gros revenus. Alex possédait un domaine en Ecosse, dans les Highlands, qui coûtait plus cher qu’il ne rapportait. De plus, il devait doter sa cousine Chessie, qui vivait actuellement chez des parents à Edimbourg. Merryn admettait donc les motivations de sa sœur, même si intérieurement elle se rebellait contre son pragmatisme.
La cellule du Dr Southern se trouvait dans la galerie du troisième étage. Il était seul et lisait quand Merryn arriva. Comme il y avait peu de lumière, il plissait les yeux. Son visage était gris. On aurait dit une plante qui a poussé dans l’obscurité. Une bouteille était posée près de lui, et Merryn fut assaillie par une forte odeur d’alcool en entrant dans la cellule. Elle donna les six shillings convenus au geôlier, tandis que Southern posait sur elle un regard vague et égaré. La pièce ne contenait pas d’autre siège qu’une paillasse, et Merryn s’agenouilla sur le sol de pierre, à côté du prisonnier.
— Docteur Southern ? Je m’appelle Merryn Fenner.
Ce nom ne parut éveiller aucun souvenir chez le médecin.
— Vous vous rappelez peut-être mon frère, Stephen Fenner ?
Avant même qu’il ait pu répondre, elle comprit que sa démarche était sans espoir, et son cœur sombra. Le regard vide de Southern glissa sur elle, et il tendit la main vers la bouteille.
— Stephen ? répéta-t-il d’une voix pâteuse.
— Stephen Fenner, oui… Vous avez assisté au duel au cours duquel il a été tué.
— Me souviens pas d’un duel, marmonna le médecin, en portant la bouteille à ses lèvres.
Une goutte coula sur son menton et atterrit sur sa chemise.
— C’était il y a douze ans. Stephen Fenner…, répéta-t-elle.
Il y avait eu deux témoins de ce supposé duel. L’un était mort, l’autre se trouvait à des milliers de kilomètres. En dehors de Garrick Farne, cet homme était la seule autre personne à s’être trouvée sur les lieux.
— Essayez de vous rappeler, je vous en prie.
Le vieil homme secoua la tête, l’air complètement perdu. Il était manifestement incapable de lui révéler quoi que ce soit. Sa main tremblait. La bouteille heurta le livre posé sur la table, et celui-ci tomba sur les genoux de Merryn.
Il y avait un ex-libris à l’intérieur, avec des armoiries et une devise : Ne m’oubliez pas. Remember me. Elle n’eut pas besoin de voir l’écriture, ni les initiales GF, pour deviner à qui appartenait le volume. La devise semblait appropriée.
Elle frissonna. Garrick Farne l’avait donc précédée, il avait acheté le silence de Southern. Sans doute lui avait-il aussi payé cette bouteille de gin ? Le médecin n’allait certainement pas l’aider. Il était trop soûl, hors d’atteinte.
L’espace d’un instant, elle éprouva une fureur mêlée de désespoir. Une fois de plus, Garrick était en avance d’une longueur sur elle.
— Le duc de Farne vous rend visite ? demanda-t-elle avec détachement, en reposant le livre sur la table.
— Souvent.
Southern prit le livre d’une main tremblante, d’un geste presque protecteur.
— Il m’a fait sortir d’ici, ajouta-t-il.
— Garrick Farne a payé vos dettes ?
— Oui, mais je me suis endetté encore, répondit Southern en souriant. J’essaie. J’échoue. Je me souviens de Stephen Fenner, déclara-t-il de but en blanc. C’était une canaille. De la mauvaise graine. Pas bon du tout !
Merryn réprima la protestation instinctive qui lui monta aux lèvres. Certaines personnes considéraient en effet Stephen comme un gredin. C’était un garçon sans cervelle, qui dépensait sans compter l’argent qu’il ne possédait pas. Un joueur, un buveur. Il s’était querellé souvent avec leur père, au sujet de ses dettes de jeu. Elle les entendait, certains soirs, quand elle se glissait hors de sa chambre. Parfois, ils laissaient la porte du bureau entrouverte, la lumière se répandait dans le hall, accompagnée des mots de colère proférés par les deux hommes. Perchée sur les marches, dans la pénombre, elle entendait tout. Mais chaque fois, Stephen finissait par tout arranger, avec son charme irrésistible. Les domestiques hochaient la tête d’un air désolé, mais souriaient tout en déplorant le comportement du jeune maître. Mais en admettant que Stephen ait été le plus grand panier percé du monde, il ne méritait pas de mourir pour cela.
— Je suis désolée que vous ayez gardé ce souvenir de lui, dit-elle avec raideur.
Elle se leva. Elle avait froid, ses membres étaient endoloris, et son cœur plus glacé qu’à son arrivée.
Le geôlier approcha pour lui ouvrir la porte. Ce n’était pas le même homme qui l’avait fait entrer. Celui-ci avait un visage mince et une expression avide.
— Ça fera six shillings, annonça-t-il en faisant tinter les clés devant son nez.
— J’ai déjà payé six shillings pour entrer, protesta Merryn.
— Maintenant, il faut payer pour sortir. A moins que vous ne préfériez rester enfermée avec lui ?
Il désigna d’un geste du menton le Dr Southern qui avalait son gin à grandes goulées, comme s’il était pressé de retrouver l’oubli.
— Je n’ai pas cette somme sur moi.
Elle n’aurait pas dû dire cela et s’en rendit compte très vite. Le geôlier lui agrippa le bras un peu trop fort, et la Fleet lui apparut soudain sous un jour moins plaisant. Un lieu sombre, froid, inhospitalier, très éloigné du monde qu’elle connaissait. Elle voulut se dégager, mais l’homme la tenait solidement. Il se pencha vers elle, et elle sentit son haleine fétide.
— C’est comme ça, ma p’tite demoiselle. Tout a un prix. Vous préférez peut-être payer d’une autre manière…
— Combien ? lança derrière eux une voix calme mais autoritaire.
Merryn ferma les yeux. Garrick Farne… Pas étonnant qu’il soit là. Ils jouaient au chat et à la souris, tous les deux. Il s’était assuré que Southern ne puisse se rappeler quoi que ce soit d’utile en le fournissant en gin, puis il avait attendu à l’extérieur de la cellule, pendant son entrevue avec le médecin. Il avait certainement surpris chaque mot échangé, et avait dû dépenser bien plus de six shillings pour avoir le privilège de l’espionner.
Pourtant, il ne correspondait pas à l’idée qu’elle se faisait d’un espion écoutant aux portes. Pour commencer, il était trop élégant, avec son veston, son pantalon brun et ses bottes cirées à la perfection. Leurs regards se croisèrent, et il lui sourit. Elle ne se sentit pas rassurée pour autant. Garrick serait sans doute très content de la savoir enfermée quelque temps à la Fleet. L’espace d’une seconde, elle eut réellement peur.
— Vous pouvez l’avoir pour dix shillings, monsieur, dit le geôlier.
— C’était six shillings il y a une minute ! protesta Merryn. Et encore, je ne les dois même pas !
Garrick fixa sur elle un regard chargé d’ironie.
— Qu’avez-vous donc fait pour vous retrouver dans une cellule ? lui demanda-t-il. Vous êtes entrée dans une maison par effraction ?
— Je ne suis pas prisonnière !
— Vous m’étonnez. Connaissant votre penchant pour l’illégalité, j’aurais plutôt pensé que…
— J’essaye de sortir ! le coupa-t-elle, furieuse de voir qu’il prenait plaisir à faire durer le suspense.
Garrick prit son portefeuille et regarda le surveillant en haussant les sourcils.
— Douze shillings, Votre Grâce, annonça l’homme, revoyant ses prétentions à la hausse. C’est une affaire.
— Je n’en suis pas si sûr, murmura Garrick. Croyez-moi, vous devriez me payer pour que je vous en débarrasse, et non l’inverse.
— Ne le payez pas ! dit sèchement Merryn. Je ne veux pas vous être redevable.
— Comme vous voudrez.
Garrick rempocha son portefeuille avec un haussement d’épaules, et tourna les talons.
Le geôlier sourit et resserra son emprise sur son bras.
— Très bien, ma petite demoiselle. Nous allons vous trouver une jolie cellule, en attendant que quelqu’un veuille bien payer pour vous.
— Attendez ! cria Merryn, le cœur battant d’angoisse.
Garrick marqua une pause, sans se retourner.
— S’il vous plaît, ajouta-t-elle.
Il pivota, et elle vit un sourire de triomphe jouer au coin de ses lèvres. Oh ! Comme elle aurait aimé le gifler !
— Allez-vous me supplier ? demanda-t-il.
— Non ! Mais je serais très reconnaissante…
Elle buta légèrement sur le mot.
— Bien sûr, répondit-il avec courtoisie.
Il prit de nouveau son portefeuille et paya le geôlier, qui la relâcha avec une déception évidente.
Garrick lui offrit le bras.
— Permettez-moi de vous raccompagner à Tavistock Street, lady Merryn.
— Non. Je…
— Ce n’était pas une question, mais un ordre, précisa-t-il en l’entraînant dans l’escalier.
— Je vous rembourserai.
— Comment ? Vous n’avez pas d’argent.
Bonne question… Tom la rétribuait généreusement pour son travail, mais elle avait dépensé son dernier salaire pour acheter un exemplaire de Clarissa de Samuel Richardson. Le livre ne lui avait pas plu, et elle regrettait de ne plus avoir cet argent. Elle pouvait difficilement demander à Garrick de retenir la somme sur les trente mille livres qu’il lui avait proposées, et qu’elle avait refusées.
Garrick attendit un moment, puis sourit en reprenant sa descente dans l’escalier.
— Je ne vous harcèlerai pas pour que vous régliez votre dette, murmura-t-il.
— J’emprunterai cet argent à Joanna ! Ou à Alex. A n’importe qui. J’irai chez un usurier. Je ferai n’importe quoi pour ne pas être votre débitrice.
— N’importe quoi ?
Il lui prit le bras et la plaqua contre le mur. La pierre froide s’enfonça dans son dos. Il lui souleva le menton de son doigt ganté. Elle eut à peine le temps de sentir le cuir frais et doux contre sa peau qu’il l’embrassait.
Cette fois, elle y était un peu plus préparée. Elle ne fut pas prise de court ; ce n’était plus quelque chose de totalement inconnu pour elle. Elle en éprouva même une certaine excitation, et une flamme lui transperça le corps, attisant son désir. Elle voulait ce baiser. Garrick lui avait fait découvrir une partie d’elle-même qu’elle ignorait, un côté sauvage, déluré, totalement différent de la Merryn Fenner froide et rationnelle qui vivait dans ses livres.
Elle ouvrit les lèvres, effleura sa bouche du bout de la langue. C’était délicieux. Elle n’aurait su analyser la sensation qu’elle éprouvait, mais cela ressemblait fort à de la tentation. La tête lui tourna, les dalles de la Fleet semblèrent se dérober sous ses pieds.
Garrick poussa un grognement sourd. Il enfouit les doigts dans ses cheveux et approfondit son baiser. Merryn en oublia où elle était, toutes les convenances qui réglaient la vie d’une dame de la bonne société, et noua les bras autour du cou de Garrick pour l’attirer contre elle et presser son corps contre le sien. Il lui mordillait les lèvres, et elle sentit son ventre se contracter délicieusement en même temps.
Quelqu’un se mit à rire. Il y eut un bruit non loin d’eux ; un homme jura. L’environnement se fit de nouveau prégnant pour Merryn. Les sons et les odeurs de la prison resurgirent.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas louer une cellule pour finir votre affaire, monsieur ? lança quelqu’un.
Merryn se dégagea et vit le geôlier qui les regardait, goguenard.
Garrick était haletant, les yeux brillants, le visage enflammé de désir. Son expression changea brusquement, reflétant de nouveau une froide indifférence.
— Considérez que votre dette est réglée, dit-il.
— Douze shillings pour un baiser. Vous êtes extravagant, Votre Grâce.
— Il les valait largement. Je suis cependant désolé de m’être remboursé en public.
Merryn frissonna. Un baiser ne représentait pas grand-chose pour un débauché comme lui. De son côté, elle se sentit soudain rejetée, perdue. Aussi seule et abandonnée que la veille. Le désir qu’elle éprouvait pour lui n’était pas raisonnable. Il était si intense qu’il en devenait douloureux.
Garrick l’attira à lui, comme pour la protéger des regards curieux des prisonniers et des surveillants, même si c’était un peu tard. Son visage était fermé, comme s’il était en colère contre elle, ou contre lui. Il ne dit plus rien jusqu’à ce qu’ils soient sortis. Une fois à l’extérieur de la prison, il la poussa sans douceur dans la voiture qui l’attendait, grimpa derrière elle, et fit claquer la portière. Merryn se redressa, déconcertée, et fit mine d’attraper la poignée. Mais il la tira vers lui avec tant de force qu’elle se retrouva pratiquement sur ses genoux.
— Vous resterez sous ma protection tant que vous ne serez pas en sécurité chez vous, lady Merryn !
Merryn se débattit.
— Je serai en sécurité n’importe où, sauf avec vous !
Garrick éclata de rire, donna un coup au plafond, et la voiture s’ébranla. Puis il se carra dans son siège en croisant élégamment les jambes.
— Que faisiez-vous à la Fleet ? s’enquit-il.
— Je suis étonnée que vous me posiez la question, répondit-elle avec colère. Puisque vous êtes passé juste avant moi. Vous avez donné du gin au Dr Southern afin de lui faire perdre la mémoire !
Elle attendit, mais Garrick n’essaya pas de nier. Un sourire froid étira ses lèvres.
— Il faudra vous présenter avant 7 heures du matin, la prochaine fois, si vous voulez voir le Dr Southern quand il est sobre.
— Il m’a dit que vous lui rendiez fréquemment visite. Sans doute pour vous assurer qu’il a sa ration d’alcool, et qu’il ne risque pas de recouvrer ses esprits.
Garrick ne se départit pas de son sourire.
— Je lui rends souvent visite, en effet. Pour certaines raisons…
— Il m’a dit que vous l’aviez fait sortir de prison.
— C’est vrai aussi. J’ai payé ses dettes les deux dernières fois qu’il a été emprisonné à la Fleet.
Il soupira, et enchaîna :
— Le Dr Southern a été notre médecin de famille pendant des années. Quand je suis revenu en Angleterre, j’ai découvert qu’il avait cessé d’exercer, à cause de sa faiblesse pour la bouteille. J’ai essayé de l’aider en payant ses dettes. Je lui ai rendu visite en prison. Mais j’ai vite compris que je ne pouvais rien pour lui, ajouta-t-il en haussant les épaules. Il préfère être enfermé. La prison est un endroit familier pour lui, il s’y sent en sécurité. Il y est nourri et logé. Si je le fais libérer, il ne pense qu’à y retourner. C’est un homme malheureux, mais au moins je n’ai pas son malheur sur la conscience.
— Vous l’avez mis dans votre poche. Vous l’avez acheté, c’est devenu votre créature, lança-t-elle avec amertume. Mais je reviendrai. Je trouverai un moyen de le faire parler.
— Je ne vous le conseille pas. Vous avez vu ce qui s’est produit aujourd’hui. La prochaine fois, vous aurez encore plus de mal à vous en sortir.
— J’aurais fini par les persuader de me laisser partir.
Garrick l’agrippa sans prévenir, lui enfonçant ses doigts dans les bras. Choquée, Merryn laissa échapper un cri.
Elle ne l’avait encore jamais vu en proie à une telle colère. Ses yeux étaient noirs de fureur, ses lèvres pincées formaient une ligne dure. Tout son corps exprimait une extrême tension.
— Les persuader ? Avec quoi ? Vous n’aviez pas d’argent. Il ne vous restait qu’une seule chose à vendre.
Son regard pénétrant s’attarda sur elle.
— Est-ce que ça valait vraiment la peine de laisser ces hommes vous toucher, pour recouvrer la liberté ?
— N’est-ce pas ce qui s’est passé avec vous ? répondit-elle d’une voix tremblante.
Elle l’entendit jurer entre ses dents. Il la repoussa sur le siège et l’immobilisa, posant une main de chaque côté de ses hanches. Elle s’enfonça dans les coussins, tentant de mettre un peu plus de distance entre eux. Sa présence physique était envahissante.
— Vous êtes trop intrépide et trop obstinée, lady Merryn. Un jour, votre entêtement vous vaudra de gros ennuis, croyez-moi…
Il se tenait très près d’elle et Merryn pouvait voir en détail la couleur de ses yeux. Ils étaient bruns, pailletés d’or et de vert. Elle se sentit soudain dans un état étrange, un peu étourdie. Elle était à deux doigts de poser les yeux sur les lèvres de Garrick, sachant pertinemment qu’ils s’embrasseraient alors de nouveau. C’était inévitable. Et il y aurait dans leur étreinte, une fois encore, ce mélange de colère et de désir. Elle avait les nerfs à fleur de peau.
— Parlez-moi de la mort de Stephen, demanda-t-elle de but en blanc.
Le changement qui se produisit fut remarquable. Un voile passa devant les yeux sombres de Garrick ; sa mâchoire parut aussi dure que le granit. Il ne prononça pas un mot.
— Pourquoi ne dites-vous rien ? s’exclama-t-elle au bout d’un moment, frustrée.
Il lui prit les poignets et l’attira vers lui.
— Je ne peux rien dire. Rien ne vous rendra votre frère.
Ses mains se détendirent et glissèrent sur elle. Il se renversa sur son siège et Merryn eut la sensation d’être seule. Le contact de ses doigts lui manquait déjà.
— Vous êtes arrivée… Je vous dis au revoir, lady Merryn…
Il n’y avait rien à ajouter. Son regard était redevenu froid et distant. Il lui ouvrit la portière avec une courtoisie étudiée. Et elle se retrouva seule sur le trottoir, regardant la voiture s’éloigner, absorbée bientôt dans la circulation londonienne.
Garrick avait dit la veille qu’il l’obligerait à mettre un terme à son enquête, et il avait tenu parole. Il avait toujours une longueur d’avance sur elle. Elle se sentit soudain terriblement impuissante. Personne ne pouvait l’aider. La vérité avait été dissimulée des années auparavant, toute piste pouvant mener à elle effacée soigneusement. Cependant, sa quête de justice l’accompagnait depuis si longtemps, que l’abandonner lui semblait impensable. Il n’y aurait plus alors dans sa vie qu’un vide immense qu’elle ne saurait comment combler. C’était exactement ce que Garrick voulait. Qu’elle laisse tomber, qu’elle reconnaisse sa défaite.
Elle n’obtiendrait alors jamais justice pour Stephen.
Elle ne verrait alors jamais Garrick Farne accusé de meurtre et se balancer au bout d’une corde de soie.
Un long frémissement la secoua au souvenir de ses caresses, de ses lèvres, du désir qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Elle avait le sentiment étrange que même si elle finissait par trouver la preuve qu’elle cherchait, même si elle tenait la vie de Garrick entre ses mains, et prouvait qu’il était un meurtrier, elle ne serait pas satisfaite, mais profondément désolée.
Elle monta vivement les marches du perron, cherchant à échapper à ces pensées. Un valet lui ouvrit la porte et s’inclina sur son passage. Alors qu’elle se débarrassait de ses gants et de son chapeau, elle remarqua une grosse pile de papiers attachés par un ruban, posée sur la table du hall. Le paquet était si volumineux que la table de merisier, un meuble délicat dont l’usage était uniquement décoratif, semblait sur le point de s’écrouler.
— Merryn, ma chérie !
Joanna émergea du salon, son terrier Max dans les bras. Le chien portait autour du cou un ruban de velours vert parfaitement assorti à la robe de sa maîtresse. Alex la suivait, tenant Shuna par la main.
— Où étais-tu ? Nous t’avons attendue pour le déjeuner !
— Nulle part, répondit-elle avec un geste vague.
Elle n’avait nullement l’intention de donner à ses sœurs le détail de ses allées et venues.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en désignant les documents du menton.
— Oh ! ça… Me Churchward nous les a envoyés. C’est l’acte de donation de Fenners, ou quelque chose d’aussi ennuyeux. Alex s’en occupera.
— J’aimerais y jeter un coup d’œil…
— Bien sûr, répondit Joanna, un peu surprise. Si tu veux. Je les ferai porter dans la bibliothèque.
Merryn posa la main sur le document du dessus. C’était un vieux feuillet qui sentait l’humidité, et dont l’encre avait bruni. Mais c’était le premier lien avec son enfance depuis plus de dix ans. Sa gorge se noua et des larmes lui piquèrent les yeux.
« Fenners vous revient… Je veux vous restituer le domaine… »
Elle crut entendre la voix de Garrick. Fenners était inscrit en grosses lettres sur le document.
Elle aurait voulu que Garrick ne lui rende pas la vie aussi compliquée, parce qu’elle avait de plus en plus de mal à le haïr.
* * *
— Les vieilles habitudes ont la vie dure, Farne, pas vrai ?
Garrick leva les yeux de son verre de brandy, et croisa un regard vert et moqueur. Comment avait-on pu le retrouver dans le Temple de Vénus de Mme Tong, au fin fond de Covent Garden ? Mystère… Car il était assez peu vraisemblable qu’Owen Purchase ait été à sa recherche. On ne venait pas dans le bordel de Mme Tong pour avoir une conversation comme au White’s, ou au Brook’s.
— Purchase ! Vous prendrez bien un verre ? dit-il en désignant la bouteille.
— Pourquoi pas ?
L’homme se glissa sur la banquette, face à lui. Il paraissait étrangement déplacé dans ce décor. Trop dur, trop masculin pour ces tentures de soie et ces fanfreluches. Owen Purchase était un capitaine de navire américain, au talent légendaire et sans la moindre fortune. Il s’était battu du côté des Anglais contre les Français, puis du côté des Américains contre les Anglais, et s’était retrouvé prisonnier de guerre. Maintenant que la guerre était finie, il était de retour à Londres et cherchait un commandement de navire. Garrick avait fait sa connaissance l’année précédente, après que l’homme et son demi-frère Ethan avaient été faits prisonniers ensemble. Un début fort peu conventionnel pour une solide amitié.
— C’est votre frère qui m’a recommandé cet endroit, dit Purchase avec son accent prononcé, en contemplant les lanternes chinoises et les alcôves discrètes. Il paraît que c’est ici qu’il a rencontré sa future épouse.
Garrick manqua s’étouffer avec son gin, mais il ne songea pas à nier.
— En effet…
Purchase sourit, fixant son regard vert sur lui.
— Pourquoi restez-vous là à boire ce brandy au prix extravagant, au lieu d’aller au lit avec une de ces filles ? Si vous voulez vous enivrer, vous pouvez le faire à un bien meilleur tarif, dans n’importe quelle taverne.
Garrick venait de passer une heure à se poser la même question. Quand il était arrivé, Mme Tong en avait été toute retournée. Ses filles s’étaient rassemblées autour d’elle comme un troupeau d’oiseaux de paradis aux couleurs vives, se disputant le privilège de satisfaire ses besoins. Mais Garrick avait contemplé leurs visages peinturlurés, et tout désir s’était brusquement évaporé. Sa seule envie, c’était de s’enivrer rapidement et d’oublier, de noyer le passé dans un lac de gin.
Mme Tong lui avait donné une bouteille de gin et la meilleure de ses filles. L’alcool s’était révélé d’excellente qualité, mais la fille lui avait paru beaucoup moins tentante. Au bout de dix minutes, il l’avait renvoyée. Mme Tong lui en avait dépêché une autre, à l’allure moins volcanique, qui prenait des airs faussement innocents. Garrick avait aussitôt éprouvé de la répulsion pour elle. Il l’avait fait sortir, et avait demandé à ce qu’on le laisse tranquille avec sa bouteille de gin. Mme Tong lui avait fait dire que son gin était cher, mais qu’il pouvait s’enivrer autant qu’il le voulait, sans qu’elle y voie le moindre inconvénient. Il avait trouvé la proposition à son goût.
Mais à présent, Purchase lui posait des questions embarrassantes.
— Vous n’êtes pas obligé de me répondre, Farne. Mais je veux que vous sachiez que j’ai remarqué votre évasion.
Garrick traça des cercles avec son verre sur la nappe. Le bordel était débordant d’animation. Toutes les cinq minutes, la porte s’ouvrait pour laisser entrer de nouveaux clients. Les filles s’agitaient, passant de l’un à l’autre comme des papillons butinant de fleur en fleur. Purchase sourit à l’une d’elles qui le regarda, regarda Garrick, puis haussa les sourcils. Purchase fit non de la tête, et la mine de la jeune femme s’allongea.
— Ne faites pas attention à moi, dit Garrick. J’imagine que vous n’êtes pas venu là pour bavarder.
— Je peux attendre.
Purchase se renversa sur la banquette, en faisant distraitement tourner son verre dans sa main.
— Vous savez, Farne, si ce n’était pas une supposition aussi ridicule, je dirais que vous souffrez d’une déception amoureuse.
C’était direct et Garrick se mit à rire.
— Disons qu’on ne répond pas à mon désir, corrigea-t-il.
Il n’avait pas cessé de penser à Merryn Fenner depuis son réveil. De fait, il n’avait fait que penser à elle depuis le moment où il l’avait trouvée cachée sous son lit. De l’amour ? Non… Ce n’était pas de l’amour qui les rapprochait autant. C’était la colère, la frustration, une attirance irrésistible, une force qui ne les poussait l’un vers l’autre que pour mieux les opposer. Et c’était intolérable ! Mais il ne pouvait nier que c’était Merryn qu’il voulait, et non l’une de ces filles. Il aurait pu en choisir une, cependant, et tenter de tromper avec elle son désir, mais il savait que ce désir reviendrait, plus vif encore, justement parce qu’il aurait essayé de lui substituer une relation vide et sans valeur.
— C’est lady Merryn Fenner, dit-il.
Il vit une lueur d’amusement traverser le regard de Purchase.
— Ces filles Fenner ! Elles sont nées pour affoler les hommes.
Garrick, qui était en train de se resservir, suspendit son geste.
— Vous aussi ? Je l’ignorais.
— Lady Joanna, répondit Purchase en hochant la tête. Ou plutôt lady Grant, à présent. C’était sans espoir, bien évidemment, mais j’ai toujours eu un penchant pour les causes désespérées.
— Il y a une autre sœur. Lady Darent.
Purchase se mit à rire.
— Je sais, j’en ai entendu parler, comme tout le monde. Elle a déjà eu quatre maris. Je devrais peut-être me la faire présenter, dit-il en portant son verre à ses lèvres. Ou peut-être pas, si je tiens à la vie. J’ai rencontré lady Merryn une ou deux fois. C’est une jeune femme… étrange…
— Diablement entêtée, vous voulez dire ! Elle ne renonce jamais.
— C’est de famille, commenta Purchase avec une grimace. Alors, quel est le problème ?
— Je ne suis pas dévoyé au point de séduire la jeune sœur de l’homme que j’ai tué.
Purchase eut l’air choqué.
— Je suis au courant de cette histoire, en effet. Je reconnais que la situation est difficile. Mais si vous la désirez tant que ça, vous pourriez l’épouser ?
Garrick le considéra avec stupeur, puis reporta son attention sur son verre.
— Vous êtes déjà ivre ? Lady Merryn préférerait entrer au couvent plutôt que de m’épouser. Du moins, c’est ce qu’elle affirme.
Purchase éclata de rire.
— Situation difficile…
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Mais pas impossible.
— C’est complètement impossible, au contraire, et pour toutes sortes de raisons, corrigea Garrick.
Purchase fit un signe de négation, les yeux brillants.
— Non, Farne… D’après moi c’est un challenge, mais pas une impossibilité. Vous deviez avoir vos raisons, pour tuer son frère.
— En effet.
Il y avait eu de nombreuses raisons de tuer Stephen Fenner, mais il n’avait pas agi de sang-froid. Tout s’était déroulé trop vite, comme un horrible cauchemar. Les souvenirs de cette journée l’enveloppèrent, sombres et étouffants. Fenner l’avait trahi à plusieurs reprises, c’était une telle canaille ! Pourtant, à une certaine époque, ils avaient été amis.
Garrick soupira et vida son verre. Avec le recul, il comprenait pourquoi Stephen lui avait paru agréable. Il l’aidait à oublier ses devoirs de futur duc. La boisson, le jeu, les femmes, toutes ces tentations avaient brillé sous ses yeux et l’avaient séduit, lui qui baignait depuis l’enfance dans un carcan d’obligations liées à son titre.
Il croyait encore entendre sa voix.
« Le devoir ? C’est sacrément ennuyeux, mon vieux ! Tu auras bien le temps, quand ton père sera mort… »
Ils étaient partis en ville, et il s’était réveillé des heures plus tard dans un salon féminin, attaché au lit, les tempes douloureuses. Comment avait-il échoué là ? Il n’en avait aucune idée. Alors que pour Stephen, ce genre d’expérience n’avait rien d’exceptionnel.
— Lady Merryn veut connaître la vérité sur la mort de son frère, dit-il, le cœur serré à la pensée de la désillusion que la jeune femme risquait d’éprouver.
— Dites-lui tout, Farne. Elle sera peut-être choquée, mais je suis sûr qu’elle sera assez forte pour le supporter.
Garrick se passa une main nerveuse dans les cheveux. Il savait qu’il avait trop bu. Mais, curieusement, la boisson semblait lui éclaircir les idées. Il voulait dire la vérité à Merryn, tout en étant certain qu’elle en souffrirait énormément.
— Elle n’avait que treize ans à la mort de son frère, dit-il lentement. Elle l’adorait, c’était son héros.
— Tant pis ! Elle n’a plus treize ans ; c’est une femme à présent. Et parfois… parfois, nous devons accepter de perdre nos illusions.
— C’est vrai… mais il n’y a pas que ça…
Pouvait-il faire confiance à Merryn ? Le risque était énorme, et il serait fou de l’envisager. Pourtant, son instinct le poussait à le faire.
— Il y a douze ans, j’ai promis de ne jamais parler.
Cela dit, son père était mort. Lord Fenner aussi. De tous les hommes qui avaient partagé ce pénible secret, seul lord Scott, le père de Kitty, vieux et rempli de rancœur, pouvait encore lui rappeler sa parole. Ainsi que Churchward, bien entendu. Le notaire connaissait tous les secrets de ses clients.
— Brisez votre promesse, lui conseilla Purchase. Si lady Merryn est si importante pour vous, vous pouvez — vous devez — lui confier la vérité !
— Accorderiez-vous votre confiance à quelqu’un qui veut vous faire pendre ?
Purchase se mit à rire tout en remplissant de nouveau son verre.
— Ça ajoute indiscutablement du piment à la relation, murmura-t-il d’une voix rauque et profonde.
— Je ne peux pas me remarier. Je n’ai…
Il se tut brusquement.
Je n’ai rien à offrir, surtout à une femme aussi brillante et courageuse que Merryn Fenner.
Il n’avait que des échecs derrière lui, un honneur terni, et la perspective d’une vie consacrée à ses obligations de duc. Avec son esprit indomptable, Merryn méritait mieux qu’un homme tel que lui, à l’âme déjà vieille et usée. Pour commencer, il lui fallait un homme capable de l’aimer, et non quelqu’un qui avait perdu son honneur, mais aussi toute capacité d’amour.
— Vous êtes un satané imbécile si vous laissez passer cette occasion, Farne, dit Purchase d’un ton mesuré. Moi, au moins, j’ai essayé de conquérir Joanna… Et j’ai perdu, ajouta-t-il avec tristesse.
Son regard tomba sur une jeune rouquine qui venait de tirer la tenture pour entrer dans la pièce. Il reposa lentement son verre.
— Si vous voulez bien m’excuser…
Garrick suivit son regard.
— Bien sûr.
Purchase sortit, attiré comme un aimant par le sourire aguichant de la fille. Le rideau se souleva sur leur passage, révélant la silhouette haute et austère d’un homme dont le nez pointu semblait frémir de dégoût. Garrick écarquilla les yeux, ébahi. Pointer était venu le chercher ! Le majordome pensait probablement, comme Owen Purchase, qu’il était sur le point de retomber dans ses vieux travers, de sombrer de nouveau dans la débauche, pour oublier ses devoirs et ses obligations.
Si seulement c’était possible !
Il se leva. La pièce se mit à tourner autour de lui. Le majordome lui prit le bras pour l’empêcher de trébucher.
— Que diable faites-vous ici, Pointer ?
— Votre Grâce…, murmura discrètement ce dernier, qui paraissait au comble de la gêne.
Tout le monde avait les yeux braqués sur eux, mais cela n’avait rien de surprenant. Avec sa redingote, sa canne et son chapeau de castor, Pointer avait l’air aussi déplacé… qu’un majordome dans un bordel.
— Votre Grâce, vous avez rendez-vous avec le régisseur de Farnecourt dans exactement… trois heures, dit-il en consultant sa montre. J’ai pensé que vous ne voudriez pas être en retard. Cela concerne les pensions des veuves et des orphelins, et les différents paiements qui doivent être faits au personnel, suite au décès de votre père…
— Bien sûr… oui… Les veuves et les orphelins… mon devoir de duc.
Une jeune femme blonde passa près d’eux, adressant un sourire enjôleur à Pointer, qui s’empourpra aussitôt.
— Vous avez été tenté, l’espace d’une seconde, n’est-ce pas, Pointer ?
— Non, Votre Grâce. Je préfère les dames plus rondes, celle-ci est trop maigre.
Il cala sa canne sous son bras et souleva le rideau pour permettre à Garrick de passer.
— Je m’entends très bien avec Mme Pond, la gouvernante, ajouta-t-il d’un ton guindé. Nous allons nous marier l’année prochaine, quand elle prendra sa retraite. Je n’aimerais pas qu’elle apprenne que je suis entré dans une maison de rendez-vous, Votre Grâce.
— C’était pour la bonne cause, mais je ne dirai pas un mot, vous avez ma parole.
Après avoir réglé à Mme Tong une somme ahurissante pour le brandy, Garrick sortit dans la nuit, Pointer trottant dans son sillage comme un garde du corps. Il se sentait las, le corps tenaillé par des désirs non satisfaits. C’était une folie d’avoir refusé de passer quelques heures entre les bras d’une des filles. Elle lui aurait donné un plaisir fugitif, un soulagement physique. Mais c’était Merryn qu’il voulait, et non une courtisane.
Merryn nue dans son lit, exposée à son regard, à ses caresses. Il voulait son innocence et sa passion, pour éclairer sa vie. Cela faisait trop longtemps qu’il vivait dans les ténèbres.
Mais il voulait ce qu’il ne pouvait pas avoir.
Et son instinct lui soufflait que d’une façon ou d’une autre, Merryn Fenner causerait sa perte.