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Merryn se laissa sombrer dans une brume sensuelle. La seule chose qui pouvait la réconforter à présent et tenir les ombres à distance, c’était cet homme qui la protégeait des ténèbres, ses lèvres sur les siennes, les bras refermés sur elle. Elle se sentait en sécurité tout contre lui. Elle n’aurait pas dû, cependant. Garrick Farne était le dernier homme vers qui elle aurait dû se tourner. Mais son instinct de survie était tout ce qui lui restait. Et il lui soufflait que seul Garrick pouvait lui donner le confort et la protection dont elle avait besoin. Elle voulait qu’il fasse barrage à la peur qui l’envahissait.

Elle sentait sa bouche se presser doucement contre la sienne, la taquiner gentiment. Il s’écarta un instant, pour lui caresser la lèvre du pouce. Elle le toucha du bout de la langue, et l’entendit pousser un grognement qui la fit vibrer de désir.

Il l’embrassa de nouveau, insinuant sa langue entre ses lèvres. Elle sentit la tête lui tourner. Des sensations inédites l’envahissaient. Son corps était tendu comme un arc, et pourtant une chaleur sourde se répandait en elle. Elle aurait aimé se débarrasser des vêtements qui l’emprisonnaient, la comprimaient, formaient entre eux une barrière insupportable. Oh ! Faire courir ses mains sur la peau nue de Garrick ! L’attirer vers elle, contre elle, en elle… Sentir ses mains et sa bouche sur son corps…

Tout cela avait un nom : elle avait envie de faire l’amour avec Garrick Farne, l’homme qui avait tué son frère et ruiné sa famille !

Cette pensée lui fit l’effet d’une douche glacée. Le choc et le dégoût la firent frémir. Garrick dut percevoir sa réaction, car il la libéra instantanément.

— Je suis désolé, dit-il d’une voix hachée.

Elle le sentit se détourner d’elle, dans l’espoir d’atténuer peut-être le désir désespéré qui les unissait.

— Je n’aurais pas dû vous toucher.

Sa voix était altérée par l’émotion.

— Je suis désolée, moi aussi…

Elle aurait aimé le voir. L’instant de folie dissipé, elle se sentait perdue, honteuse, à la pensée des sentiments qui l’avaient submergée malgré elle.

— Je suis désolée de m’être laissée aller à la colère et à la panique, reprit-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— C’est compréhensible.

Sa voix était tendue. Elle devina qu’il regardait dans sa direction. Une odeur de malt, amère, flottait dans l’air, se mêlant au parfum de sa peau. Elle se sentit étourdie.

— Pour ce baiser… je n’ai pu m’en empêcher, avoua-t-elle avec sa franchise habituelle. Je vous trouve très séduisant, et je le regrette.

Il laissa échapper un rire bref.

— Croyez-moi, lady Merryn, ces sentiments sont réciproques !

— Pourquoi fallait-il que ce soit vous ? chuchota-t-elle. Je ne comprends pas.

— Vous êtes érudite, lady Merryn. Vous comprenez donc le concept de réaction chimique. Les étincelles, la chaleur, la lumière qui conduit à l’explosion…

Elle comprenait tout cela, bien sûr, mais elle savait aussi que ça n’expliquait pas tout. La chimie n’avait rien à voir avec l’intuition et les affinités. Elle se massa le front, essayant de débrouiller ce qu’elle ressentait. Elle aurait dû ne jamais s’approcher de Garrick Farne à moins de dix pas, encore moins avoir envie de le toucher. La raison aurait dû l’éloigner de lui.

Quand elle pensait à ce qu’il avait fait, elle le haïssait, éprouvait de la répulsion. Pourtant une force profonde et inexplicable persistait à la pousser dans ses bras. Cela n’avait aucun sens.

Elle s’aperçut qu’elle tremblait. Elle était accablée de fatigue et de frustration.

— Quand nous sortirons d’ici, il vaudrait mieux ne jamais nous revoir.

— Ça me paraît une bonne idée, en effet, répondit Garrick d’une voix épuisée.

Il lui tournait le dos, et ne fit pas le moindre mouvement pour se rapprocher d’elle.

Le silence retomba une fois encore, et Merryn se sentit terriblement seule. L’autre personne prise dans ce piège avec elle, était un homme avec lequel elle ne pouvait avoir aucun contact, physique ou moral. Elle voulait recouvrer sa raison, comprendre pourquoi son instinct l’avait poussée à accorder sa confiance à Garrick Farne. Elle avait beau se creuser la tête, elle ne trouvait pas.

— Je suppose, dit-elle, que cette attirance mutuelle est provoquée uniquement par la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes emprisonnés ensemble dans ces ruines, il est donc parfaitement compréhensible que nous cherchions à nous rassurer mutuellement. Sans compter les émanations de bière qui doivent nous enivrer…

Les mots s’éteignirent sur ses lèvres. Si elle ne croyait pas à ses propres paroles, Garrick ne la croirait pas non plus.

— Pensez ce que vous voulez, si ça peut vous réconforter. Quant à moi, je refuse de croire que je me sens attiré vers vous parce que je suis ivre.

Un nouveau silence s’établit, chargé d’émotion, de colère, de désespoir, et de désir.

— Que pouvons-nous faire ? demanda Merryn, abattue.

— Rien, répondit-il en soupirant. Je vais essayer de dormir, j’ai très mal à la tête.

Sa voix était pâteuse, comme s’il avait réellement trop bu.

— Vous ne devez pas vous endormir ! Réveillez-vous !

Elle se remémorait une conférence de médecine du professeur Brande, à laquelle elle avait assisté l’année précédente.

« L’effet d’un coup sur la tête peut être retardé, mais il arrive que ce genre de commotion soit fatal… Si le patient s’endort, il risque de ne plus se réveiller… »

La panique lui serra la gorge. Elle agrippa l’épaule de Garrick et le secoua.

— Ne vous endormez pas ! cria-t-elle d’une voix stridente. Ça pourrait être dangereux. Avez-vous reçu un coup sur la tête, quand le toit s’est effondré ?

— Je ne m’en souviens pas…, marmonna Garrick, dont la voix paraissait s’éloigner. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je vais bien…

— Je ne m’inquiète pas pour vous. Mon angoisse est purement égoïste. Je n’ai pas envie de rester ici toute seule, voilà tout. Je trouve qu’en fin de compte, votre compagnie est préférable à la solitude.

Il ne répondit pas. Merryn le secoua de nouveau, et l’entendit grogner.

— Laissez-moi tranquille. Je suis duc, et j’ai le droit de dormir quand je veux !

— Vous bafouillez, déclara-t-elle froidement.

Mais elle avait très peur, et se demanda si elle devait le gifler. Malheureusement, elle ne voyait pas distinctement où il était.

— Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit ? Si vous vous endormez, vous risquez de ne pas vous réveiller !

— Et ça vous conviendrait très bien, pas vrai ? marmonna-t-il. Œil pour œil, comme on dit.

Il soupira de nouveau, comme s’il s’installait pour dormir.

Merryn prit un peu de bière tiède au creux de sa main, et l’envoya dans sa direction. Elle recommença. Il y eut un bruit d’eau, un mouvement, suivis de quelques jurons.

— Que diable… !

— Voilà qui est mieux, déclara-t-elle en souriant.

— Qui aurait cru que vous étiez une telle mégère ?

— Vous devriez me remercier. Sans moi, vous seriez peut-être mort.

— J’ai failli mourir… à cause des émanations d’alcool.

Toutefois, il semblait être redevenu lui-même. Il y eut une pause. Elle perçut son hésitation, puis il lui prit la main.

— Merci, dit-il.

Des larmes lui picotèrent les yeux, sans qu’elle puisse comprendre pourquoi. Le pouce de Garrick lui caressa délicatement la paume de la main.

— Nous allons sortir d’ici, dit-il d’une voix radoucie. Je vous le promets.

— Est-ce que quelqu’un s’inquiétera, si vous ne rentrez pas chez vous ?

Elle n’y avait pas encore pensé, mais quelqu’un songerait sûrement à donner l’alarme…

— J’en doute. Je n’ai dit à personne ce que je comptais faire, répondit Garrick.

Et personne ne se souciait de ce qu’il faisait ? Il menait donc une vie bien solitaire…

— Mais vous, reprit-il, votre famille va sûrement se demander où vous êtes.

— Oui, Joanna s’inquiétera de ne pas me voir rentrer à Tavistock Street. J’étais censée travailler pour Tom, ce soir, mais j’ai dit à ma sœur que j’allais au concert avec une amie. Elle ne constatera pas mon absence avant plusieurs heures. Et à ce moment-là, elle n’aura aucune idée de l’endroit où je me trouve.

— Mais Bradshaw pourrait contacter votre sœur, pour s’assurer que vous ne courez pas de danger ?

— Oui… c’est possible, mais peu probable. Tom croit que je me rends à une conférence de la Royal Society, ce soir. Il n’imaginera pas une seconde que je me trouve sous les décombres d’une brasserie, à Tottenham Court Road.

Elle posa une main faible sur ses tempes douloureuses. Soudain, tout lui parut excessivement compliqué. Il était peu vraisemblable que Tom se rende chez Alex et Joanna, mais s’il le faisait, sa vie secrète serait alors exposée au grand jour. D’autre part, si Tom ne s’apercevait pas que quelque chose n’allait pas, et si Garrick et elle ne trouvaient pas un moyen de sortir, ils risquaient de rester prisonniers sous ces décombres pendant des jours.

Une vague de panique monta en elle, mais la chaleur de la main de Garrick autour de la sienne l’aida à se dominer. Avec lui à ses côtés, elle se sentait plus forte. Le constater ne lui plaisait qu’à moitié, mais il fallait bien se rendre à l’évidence.

— Vous connaissez bien Bradshaw ? demanda Garrick.

— Assez bien. Mais ce n’est pas mon amant.

Au moment même où elle prononça ces mots, elle se demanda pourquoi elle éprouvait le besoin d’apporter cette précision.

Garrick éclata de rire.

— Je le sais, puisque vous m’avez dit que vous n’aviez encore jamais embrassé un homme ! D’ailleurs, je crois que je l’aurais deviné, même si vous n’aviez rien dit. Quand je vous ai embrassée au bal, vous avez eu l’air de découvrir quelque chose. Un nouveau passe-temps que vous aviez envie d’approfondir.

— Oh !

Elle retira vivement sa main de la sienne et pressa ses paumes contre ses joues brûlantes. C’était exactement ce qu’elle avait ressenti, en effet. Elle ne s’était jamais rendu compte qu’elle était aussi transparente.

— Ça m’a plu, oui…, admit-elle au bout d’un moment. J’aime les nouvelles expériences, et intellectuellement j’ai trouvé celle-ci fascinante.

Garrick se mit à rire.

— Vraiment ! Je n’avais jamais pensé que ce pouvait être un passe-temps intellectuel !

— J’ai trouvé intéressant d’analyser ma réaction…

— D’analyser votre réaction ? Vous voulez dire que vous avez eu le temps de réfléchir ? fit-il, déconcerté. Etait-ce mieux que de lire un livre ? Ou qu’une autre activité de ce genre ?

— Tout dépend du livre… C’était mieux que de lire Clarissa, que j’ai trouvé terriblement ennuyeux. Mais pas tout à fait aussi bien que de lire Mansfield Park.

— Pas aussi bien que Mansfield Park ? répéta-t-il, amusé. J’espère que ce roman était exceptionnellement passionnant !

— Absolument.

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

— Alors que le fait de m’embrasser est simplement… satisfaisant ? Intéressant ?

— Très intéressant.

Son cœur battait la chamade. Elle était parcourue de frissons. Elle sentait la barbe courte et drue de Garrick contre son poignet. L’espace d’un instant, elle eut l’impression d’être en suspens, sur le point de basculer vers quelque chose d’une extrême douceur. Elle avait envie qu’il la prenne de nouveau dans ses bras, qu’il l’embrasse afin de chasser toutes les autres pensées de son esprit. Elle voulait plonger, tête la première, dans cette sensation toute nouvelle et si agréable…

Elle retira sa main et replia les doigts, comme pour conserver la sensation de ce baiser au creux de sa paume.

— Je suis content que nous ayons réglé ce problème, murmura-t-il d’un ton légèrement amusé. Vous devriez essayer de dormir, maintenant, lady Merryn. Demain matin, nous chercherons un moyen de sortir.

C’était la voix de la raison. Elle pouvait peut-être oublier le passé pendant quelques minutes et s’abandonner au plaisir de parler avec un homme dont l’esprit semblait tellement en harmonie avec le sien. Elle pouvait même se laisser aller à échanger quelques baisers avec lui. Un plaisir différent, mais tout aussi tentant. Mais son esprit ne tarderait pas à lui adresser des reproches, elle le savait, et elle se sentirait alors malheureuse à l’idée qu’il n’y avait aucun avenir possible entre eux.

— Vous m’appelez toujours « lady Merryn » quand vous voulez remettre de la distance entre nous.

— C’est exact.

Elle attendit un instant, mais il ne fit pas mine de la toucher de nouveau. Au bout d’un moment, elle s’installa sur le sol, rassembla les pans de sa pelisse sur elle, et s’endormit.

*  *  *

Tom Bradshaw arriva à Tavistock Street aux premières lueurs de l’aube. La salle à manger était tout illuminée, et la lumière se répandait par les fenêtres sur la terrasse et dans les jardins. De toute évidence, lady Grant donnait une réception. Tom avança dans l’ombre et constata que Merryn ne se trouvait pas parmi les invités. Il n’en fut pas étonné. Il savait exactement où elle était, et avec qui.

Dès qu’il avait eu vent du don généreux fait aux sœurs Fenner par Garrick Farne, il avait lancé Heighton sur la piste de Merryn, lui demandant un rapport sur toutes ses activités. Il trouvait que Farne avait fait preuve de beaucoup de finesse en restituant ces biens à la famille Fenner. Il doutait que Merryn persiste à vouloir ruiner Garrick à présent, car ce n’était plus son intérêt. Il comprenait tout ce qui touchait à l’intérêt personnel. C’était même son moteur principal. Aussi ne pouvait-il blâmer la jeune femme de se ranger finalement du côté du duc. Mais cela signifiait qu’il ne pouvait plus avoir confiance en elle. Par conséquent, elle ne lui servait plus à rien dans cette affaire.

Heighton avait filé la jeune femme tout l’après-midi. Il l’avait suivie, ainsi que Garrick, dans les bas-fonds de Tottenham Court Road, et avait assisté à l’effondrement de la brasserie. Après s’être arrêté pour engloutir une pinte de bière providentielle, il était retourné faire son rapport.

Par conséquent, Tom était à présent en position de force. Il se préparait à annoncer à lady Grant et lady Darent ce qui était arrivé à leur petite sœur. Et cette information avait un prix. Il avait même envisagé de révéler qu’elle avait travaillé pour lui pendant près de trois ans, et de leur demander une somme plus élevée pour prix de son silence. La réputation de Merryn Fenner serait totalement détruite, si la vérité éclatait au grand jour. Il n’avait pas de scrupules, et n’hésitait pas à écarter de son chemin ceux qui ne lui servaient plus à rien. Merryn lui avait été utile dans la poursuite de son but secret, elle ne l’était plus, mais elle pouvait encore lui rapporter un peu d’argent.

Il frappa discrètement à la porte, et demanda à parler à lady Darent. Il avait d’abord songé à s’adresser à Joanna, mais il y avait le risque qu’Alex Grant le reçoive à la place de sa femme. Or il lui serait beaucoup plus facile de faire chanter une femme comme lady Darent. Le majordome le considéra d’un air hautain, et Tom eut la certitude qu’il allait lui fermer la porte au nez. Un pourboire conséquent remédia au problème, et le serviteur le fit entrer dans la bibliothèque. Tess Darent ne se fit pas attendre. Deux minutes plus tard, son pas résonnait dans le couloir.

— Vous avez demandé à me voir, monsieur ?

Tom, qui admirait les porcelaines exposées dans une vitrine, se tourna prestement. Pendant quelques secondes, il crut avoir des visions. Dans la lueur des chandeliers, la femme qui se tenait face à lui ressemblait à Merryn. Elle avait aussi la voix de Merryn, mais ce n’était pas elle.

La lumière changea légèrement, et il vit que la ressemblance n’était que superficielle. Tess Darent était plus grande et plus brune que Merryn, plus enveloppée aussi. Il n’avait jamais considéré Merryn comme une belle femme. De fait, il n’avait jamais songé à elle en termes de séduction, car elle insistait pour être traitée sur un pied d’égalité, comme un homme. Sa sœur en revanche était délicieusement sensuelle.

Elle s’avança et il la vit en pleine lumière.

— Comment allez-vous ? dit-elle en lui tendant la main. Je suis Teresa Darent.

Tom lui prit la main. Une main douce et chaude comme un oiseau. Il se sentit curieusement dérouté. Cette femme était donc lady Darent, la veuve que la bonne société surnommait « la marquise aux nombreux maris » ? A vingt-huit ans, elle avait déjà enterré quatre époux. Usés par ses demandes sexuelles insatiables, à en croire la rumeur…

Tout à coup, Tom prit conscience qu’il avait la gorge sèche. Tess Darent n’avait pas l’allure d’un prédateur. Il avait imaginé une de ces veuves pressées de satisfaire tous leurs appétits. Le jeu, les hommes, ou toutes sortes d’autres vices. Il la voyait telle une version plus âgée et plus vorace de Harriet Knight. Mais il s’était trompé. Radicalement. Elle était belle à ravir et avait un air parfaitement innocent. Les hommes devaient avoir envie de la protéger et de la choyer. Avec ces fossettes qui lui creusaient les joues, et cette façon de vous regarder, elle était irrésistible. Elle lui souriait, comme s’il était l’homme le plus fascinant qu’elle ait jamais vu. Lui qui s’était toujours cru immunisé contre les ruses féminines se sentit glisser sur la pente vertigineuse de la tentation. Le charme de cette femme, combiné aux courbes délicieuses de son corps, l’embrasa.

— Vous êtes ? s’enquit-elle.

Il se rendit compte qu’il la fixait. S’il ne faisait pas attention, elle allait le prendre pour un lourdaud et un malotru ! Il fit un effort pour se ressaisir.

— Je m’appelle Tom Bradshaw, répondit-il avec une brusquerie qui le contraria aussitôt.

Les choses ne se déroulaient pas comme prévu. Mais Tess souriait. Son regard glissa posément sur lui.

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle avec un léger froncement de sourcils. Pardonnez-moi, monsieur Bradshaw, mais… je n’ai pas l’habitude de rencontrer de mystérieux gentlemen.

— Je ne suis pas un gentleman, déclara-t-il sans réfléchir.

Elle esquissa une moue, et une lueur d’amusement passa dans ses yeux.

— Vraiment ? Vous n’êtes pas un gentleman, mais alors… qui êtes-vous donc ?

C’était le moment pour lui de révéler son identité, et d’annoncer qu’il avait des renseignements à vendre sur l’endroit où se trouvait Merryn. Lady Darent serait naturellement horrifiée, affolée. Mais elle se mettrait d’accord avec lui et achèterait son silence. Néanmoins, il ne se décidait pas à parler.

En temps normal, il n’avait pas le moindre scrupule à annoncer aux gens certains faits regrettables, ou douloureux. Mais avec Tess Darent cette perspective lui semblait soudain cruelle, un peu comme s’il brisait les ailes d’un papillon. Il se redressa et rassembla son courage.

Allons, il pouvait le faire…

— C’est au sujet de votre sœur, lady Merryn. J’ai des renseignements à son sujet, et concernant l’endroit où elle se trouve, que vous pourriez… vouloir… m’acheter…

Il s’attendait à des cris, un évanouissement, une scène, mais Tess Darent demeura impassible. Du coup, il ne fut pas certain qu’elle avait compris ce qu’il disait. D’après ce qu’il avait entendu par-ci par-là, elle était un peu limitée intellectuellement. Son manque total d’expression en était la preuve.

— Comment avez-vous fait la connaissance de Merryn, monsieur Bradshaw ? demanda-t-elle finalement d’un ton neutre.

— Elle travaille pour moi. Aussi, vous voyez…

Il marqua une pause, et sourit d’un air triomphant.

— J’en sais beaucoup sur elle. Je pourrais en dire long.

— Je vois…

Elle se déplaça légèrement, posant les mains sur la table de la bibliothèque, comme si elle avait soudain besoin de force et de soutien. Les nouvelles avaient dû lui faire un choc, songea Tom. Elle était certainement horrifiée, effrayée, incertaine sur la conduite à tenir.

— Si je vous comprends bien, monsieur Bradshaw, vous employez Merryn. Vous savez où elle se trouve en ce moment, et vous souhaitez échanger ces informations contre des espèces sonnantes et trébuchantes.

Non, elle n’était ni choquée, ni même troublée. Il en éprouva une vive admiration et révisa son opinion sur elle. Cette femme était loin d’être aussi stupide que les gens le croyaient.

— C’est exact. A vous de juger à combien vous estimez mon silence.

— Une seule balle suffira, je pense, répliqua-t-elle d’un ton plein d’assurance.

Elle s’écarta de la table, et Tom constata qu’elle tenait un minuscule pistolet orné de perles au creux de sa main. Elle s’en servit pour lui désigner un fauteuil.

— Je n’aime pas les maîtres chanteurs, monsieur Bradshaw, déclara-t-elle avec une grande douceur. Aussi, je vous suggère de réfléchir…

Elle s’interrompit, la tête penchée de côté, le pistolet fermement calé au creux de sa main.

— Je me demande à quelle partie de votre anatomie vous tenez le plus ? murmura-t-elle, pensive.

Son regard se fixa sur l’entrejambe du détective.

— Je crois que j’ai deviné, ajouta-t-elle en visant.

— Attendez ! s’écria Tom.

Tess suspendit son geste.

— Parlez, monsieur Bradshaw. Je suis tout ouïe…