John Everett Millais,
La Fille du garde forestier, 1851.

Huile sur toile, 89 x 65 cm.

Guildhall Art Gallery, Londres.

 

 

L’École moderne (1850-1882)

 

 

Écrivant pour un public français et au moment d’aborder l’étude des peintres plus récents, nous devons retracer autant que possible l’impression générale que les galeries anglaises firent sur le public parisien lors des grandes Expositions de la seconde moitié du XIXe siècle. La première apparition des peintres anglais sur le continent se fit, je l’ai déjà dit, au palais de l’avenue Montaigne, en 1855. Il y eut là, pour l’école française, comme la révélation d’un art, d’une école dont l’existence n’était même pas soupçonnée. Fut-ce un effet de la nouveauté, de la surprise ou simplement l’évidence d’une supériorité, ou tout au moins d’une grande force, toujours est-il que nos voisins d’Outre-Manche, si inconnus et si dédaignés jusque-là, obtinrent alors en France un très grand succès.

Il faut bien l’avouer : pour des yeux habitués à la sobriété croissante de la couleur dans les écoles de peinture, habitués d’autre part à l’harmonie des maîtres dont les chefs-d’œuvre peuplaient les musées, le regard, en pénétrant dans les galeries consacrées à l’école anglaise des grandes Expositions internationales de 1855, 1867 et 1878, a dû communiquer une impression inattendue, saisissante, plutôt qu’une impression agréable. Autant l’installation matérielle de ces galeries était faite pour le calme, pour le facile isolement des bruits de la foule, autant - singulier contraste - les peintures qui les décoraient étaient en général violentes et comportaient des tons criards. Le public a dû avoir, de prime abord, quelque peine à supporter un diapason de couleurs si élevé. De nouveau, il a dû être heurté dans sa façon de concevoir l’œuvre d’art par l’absence de composition. Ici, pas de centre, une action principale noyée dans l’accessoire et le détail, des figures coupées à la hauteur des épaules par la feuillure du cadre, mille hardiesses qui ont fait l’effet d’énormes contresens. Bien évidemment, le public était en présence d’un art étranger. Il ne pouvait s’y méprendre comme dans la plupart des autres galeries dont il n’aurait su distinguer la nationalité sans indication préalable. Non seulement il sautait aux yeux que ces tableaux n’étaient pas français, mais, de toute façon, ils affirmaient à plaisir et affichaient leur origine britannique. Les motifs de toutes ces toiles étaient anglais, le type des personnages était exclusivement anglais, le drap qui les habillait, le verre dans lequel ils buvaient, le couteau dont ils se servaient, le meuble près duquel ils s’étaient placés, tout cela était de fabrique anglaise. Tout cela était local, particulier au sol et au génie insulaire de la Grande-Bretagne. Les plus riches galeries comptaient d’admirables œuvres issues des meilleures écoles continentales, mais cela ne portait pas atteinte à ce particularisme à l’emporte-pièce propre aux peintres anglais. Il semble que leurs ateliers étaient fermés par un pan de la Grande Muraille de Chine. Ils refaisaient, mais à rebours, le blocus continental. Ils avaient ostracisé l’art européen. Ils étaient et voulaient demeurer Anglais. Voilà qui a dû donner à songer à l’époque.

L’ensemble de l’école anglaise a constitué, au prix d’un système d’exclusion qui paraît parfois excessif, un art vraiment national. En France, il aurait pu également se fonder une tradition authentique sur les mœurs de la Restauration, du gouvernement de Juillet et des deux Empires. Mais, finalement, cette tradition s’est plutot basée sur les caricaturistes Gavarni et Daumier, sur les vrais peintres de mœurs, ainsi que sur les périodiques illustrés. Supposez, d’autre part, que la civilisation ait accompli un de ces tours de roue formidables dont l’Histoire de l’Humanité cite bien des exemples, qu’elle ait laissé tomber notre Occident dans le néant comme y sont tombés les peuples si raffinés et si cultivés que furent les Perses, les Assyriens, les Égyptiens et les Grecs eux-mêmes. Quel témoignage sur son XIXe siècle la France aurait-elle légué à la postérité ? À part la gloire militaire, à part les guerres, les générations postérieures n’auraient rien su d’elle, parce qu’elle n’en aurait rien exprimé. D’après les monuments de l’art, elles auraient pris le peuple du XIXe siècle pour un peuple fantasque, vivant tantôt à la grecque, tantôt à la façon de la Renaissance italienne ou des boudoirs du XVIIIe siècle, mais n’ayant jamais eu rien de particulier.

Je ne m’exagère nullement l’action que peut exercer sur le développement de l’art la perspective de l’avenir. Je sais qu’en général, on ne fait pas sa vie pour sa mort et que la constante pensée de ce néant, dont nous avons tout à l’heure indiqué l’éventualité plus ou moins lointaine, suffirait à immobiliser le mouvement d’un peuple. L’exemple de l’Inde ou les souvenirs de l’an 1000 en Europe sont formels à cet égard. En dépit de tout ce qui nous choque chez les peintres anglais du XIXe siècle, nous pouvons leur envier ce privilège d’avoir eu un art national, privilège qu’à l’époque, ils sont à peu près les seuls à posséder en Europe.

Le génie du Nord le voulait ainsi, surtout le génie saxon que les Anglais ont conservé au fond dans toute son intégrité, bien qu’émoussé à la surface par l’adoucissement général des mœurs. Les peintres français de la même époque étaient trop latins, trop portés à généraliser, pour affirmer dans l’art la vie actuelle avec la même énergie étroite, avec la même ténacité. Est-ce grandeur, est-ce faiblesse des Français ? Au XIXe siècle, nous allions toujours vers l’abstrait. Le détail précis nous importunait, nous ne savions ni l’accueillir ni même le tolérer. Peut-être est-ce que nous n’aurions pu le porter avec son luxe, sans cesse renaissant de profusions, que nous avons qualifiées volontiers de « barbares ». Nous supprimions l’accident d’une façon absolue, radicale. En vue d’une harmonieuse unité, nous ramenions d’instinct les formes particulières aux formes générales, les formes réelles aux formes idéales, les formes individuelles aux formes types de ce que nous appelons le grand art.

Le XIXe siècle français a sensiblement amoindri l’initiative personnelle. Il a fait la part trop large aux intelligences d’exception en s’asservissant à leur suite, en répétant à satiété les formules d’art pour lesquelles elles se sont le plus approchées de notre rêve ambitieux. Ainsi d’un Phidias, ainsi d’un Raphaël, maîtres incomparables et divins, mais pourtant générateurs de longues et fatales routines. Fiers sommets rayonnants de pure lumière, mais à l’ombre desquels se sont abritées les vaniteuses et banales ostentations du savoir-faire, les sottises et les hypocrisies du pédantisme et les fabricants de sensualités. Ces derniers, sous l’égide du « Beau », ont fait passer leur marchandise de plaisir et ont qualifié de « laid » tout ce qui sortait de l’agréable, du joli, de la grâce, de la volupté pour se rattacher aux émotions de l’âme humaine, au terrible, à l’étrange, à la passion, au sentiment, ou tout naïvement au vrai, au simple vrai.