Le coup d’État
du Général Bourbaki
27 La machine à fabriquer les souvenirs, ma mémoire,
La machine à fabriquer les souvenirs, ma mémoire, met à ma disposition celui-ci, qui se compose de deux temps, logiquement séparés, mais fondus et enchaînés souplement en une seule image : une voix interrompt un cours. « Choquet » s’arrête, regarde du côté de la voix d’un air interrogateur. Celui qui parle est au milieu de l’amphi, dans une travée moyenne, dans le milieu d’une rangée. Sa voix méridionale est indignée. Je ne sais pas ce que dit cette voix, je ne vois pas qui parle.
Cependant je sais que ce que dit la voix commence par « mais » ; quelque chose est dit du genre « mais vous ne pouvez pas affirmer ceci, parce que… » ; ou bien « mais qu’est-ce qui vous assure que… ? ». L’indignation de la voix vient d’un manque déductif perçu. « On » prend l’auditeur pour un imbécile, « on » le méprise trop pour lui fournir une vraie démonstration. « On » remplace la mathématique par la prestidigitation.
Tout cela est implicite dans ce « mais » initial, cet interrupteur du courant de la parole professorale magique (à fonction semblable à celle d’un interrupteur dans un circuit électrique, qui peut servir de modèle, de « piction » de l’opérateur « non » de la logique propositionnelle ordinaire). J’entends ce « mais », qui n’est chargé de ce sens, comme toutes les proférations du passé, qu’au futur antérieur de ce moment.
Choquet s’interrompt. Il n’est ni offusqué ni désarçonné. N’être ni offusqué ni désarçonné par cette voix indignée fait aussi partie de cela qui stupéfie les étudiants de CDI de l’année universitaire 1954-1955, cette nouveauté dérangeante dans la mathématique. Il n’est pas possible de penser qu’il a prévu cette intervention, ou même qu’il l’a suscitée, à la manière précisément du magicien qui se serait ménagé un complice, un compère, dans l’auditoire. L’indignation de la voix est trop sincère.
Mais elle ne l’étonne pas. Il en est, paradoxalement, satisfait (paradoxalement parce que la voix vient de l’accuser, implicitement, d’imbécillité ou d’escroquerie ; tels sont les attendus du jugement qui a été prononcé dans le « mais », accompagné de son intonation) : susciter une telle indignation fait partie, semble-t-il, de sa tâche didactique ; au moins autant que désarçonner les assistants par des truismes barbares.
Il se retourne vers le tableau, vers ce qu’il a écrit sur le tableau, qui a déclenché la colère du possesseur de la voix et l’a poussé à son intervention iconoclaste, il s’accorde un instant de réflexion, et il dit : « … » En fait, je ne sais pas ce qu’il dit : « vous avez raison… » ou bien « pas du tout, vous vous trompez, parce que… » (tel que le futur de ce moment s’inscrit dans mon passé, je parierais pour la première solution), mais cela n’a pas la moindre importance. Choquet ne tient pas particulièrement à avoir raison, pas particulièrement non plus à avoir tort sur ce point. Il ne prend pas non plus à témoin le reste de l’amphi, pour demander un avis, comme, d’une manière légèrement histrionique et démagogique, le faisait en ce temps-là son collègue Schwartz (→ § 36), responsable du certificat de MMP (Méthodes mathématiques de la physique). Mais il marque nettement que ce qui vient de se passer est naturel. Il répond, et enchaîne.
L’image aussitôt, l’image que m’invente ma mémoire se déplace vers le bas de l’amphi, dans l’intervalle qui sépare le dernier banc de la longue table située entre l’auditoire et le tableau, légèrement surélevée, derrière laquelle, debout, a parlé Choquet. Il n’est plus là. C’est un moment d’après-cours. Il y a une sorte de coagulation d’étudiants debout, silencieux autour d’une discussion. On assiste à une discussion, mettant en scène deux protagonistes que, selon la tradition du roman réaliste que j’ai longuement fréquenté dans ces années-là (dans sa version anglaise), je devrais maintenant présenter. J’écrirais : le premier de ces deux étudiants était un jeune homme d’environ vingt et un ans, aux cheveux…, de taille…, vêtu de…, dont le visage reflétait… Même si je le voulais, je ne pourrais pas m’exprimer ainsi. Je pourrais dire que la petite foule qui se presse autour d’eux et les écoute me les cache, que je suis trop loin d’eux pour les voir. Mais là n’est pas la raison.
Leur visage d’alors importe peu. Ce qui compte, c’est ce qu’ils disent, ce qu’ils ont donné à entendre à ceux qui les écoutaient, ce qu’ils m’ont fait connaître par leur discussion. Il n’est pas du tout sûr que cela se soit produit ainsi, dans ce brouhaha que j’ai saisi à la louche au fond troublé d’une soupe mémorielle, mais la leçon allégorique m’importe, insiste pour se trouver un support de souvenir. Alors, pourquoi pas là ?
Dans le bref dialogue qui se produit, la voix de l’intervenant de « tout à l’heure » est présente, et interroge encore, mais très différemment. Car une autre voix se fait entendre, qui affirme que ce que dit Choquet n’est que l’écume, triviale, de quelque chose de plus essentiel, de plus riche, de plus complexe, de plus profond ; et prononce alors un nom : Bourbaki. J’entends ce nom, parce que je suis présent à ce moment, présent et distant à la fois ; assez près des voix pour les entendre, mais ne participant pas à la discussion. À cet instant, ce qui se passe ne me concerne pas réellement. J’entends ce qui se dit distraitement. Je n’en saisis pas la portée. Je ne lui donne pas de sens.
28 Au moment où j’écris ces lignes (en mai 1992),
Au moment où j’écris ces lignes (en mai 1992), la « biographie » du monstre polycéphale Bourbaki est encore à faire. Ce serait une entreprise passionnante, mais difficile. Je n’en dirai ici que ce qui est strictement nécessaire à mon propos. Entré en sénescence après 1968 « il » est aujourd’hui, pour toutes fins pratiques, mort, si j’en crois ce que disait Pierre Cartier, en septembre de l’année dernière, à Cerisy. (« Il » était déjà bien fatigué quand, vers 1965, j’eus l’occasion de m’approcher de lui, de façon d’ailleurs toute périphérique.) Mais en 1954, il était dans la pleine force de l’âge, conquérant, plein d’ardeur et d’ambitions.
Ce « il », on le sait, est un pseudonyme collectif, comme disent les notices des bibliothèques. Mon maître Raymond Queneau écrivait en 1962 dans la revue Critique, sous le titre « Bourbaki et les mathématiques de demain » un article, repris ensuite en tête de son livre Bords, dont je recopie ces lignes :
« Il est généralement admis à l’heure actuelle (en France et ailleurs) que le plus important traité de mathématique contemporain est signé d’un nom de fantaisie, pis même : hérité d’une plaisanterie de normaliens. Ce fut à l’origine celui d’un grand et fictif mathématicien suédois qui honorait l’École normale de sa visite et disait se nommer Nicolas Bourbaki. J’ignore si, à cette époque lointaine, lesdits jeunes gens avaient déjà envisagé la rédaction de leur traité, inspiré par le désir de fonder rigoureusement la mathématique…, en tout cas le pseudonyme se trouvait prêt. »
Les « jeunes gens » de 1930, devenus les maîtres prestigieux de 1960, étaient, en 1990 – pour ceux d’entre eux qui avaient survécu jusque-là, et principalement, parmi les fondateurs, André Weil, Henri Cartan et Jean Dieudonné – des retraités honorés & vénérables. Leur voix, redevenue juvénile à l’évocation de ces « farces et attrapes » qui animèrent les premières années de leur « enfant », chuinte légèrement et parfois se brouille, quand ils parlent tous ensemble dans l’appareil où j’ai introduit la cassette, aimablement envoyée par France Culture, enregistrement d’une émission de Michèle Chouchan à Bourbaki consacrée : « Enquête sur un mathématicien polycéphale ». On y entend aussi entre plusieurs autres la voix du Pr Choquet, maintenant « de l’Académie des Sciences » ; et la mienne ! (je ne suis là que pour des motifs plutôt anecdotiques). Bourbaki est entré au musée. Je ne cherche pas vraiment à distinguer aujourd’hui ce qu’ils disent, j’ai mis le son plutôt bas (il est cinq heures du matin), je ne cherche qu’à créer un climat effecteur de mémoire.
Bien peu parmi les mathématiciens du monde, en 1992, approuveraient l’affirmation quenellienne sur l’œuvre écrite : « le plus important traité de mathématique contemporain ». Beaucoup d’eau mathématique a coulé sous des ponts de même farine, et le cours des actions du bourbakisme est aujourd’hui plutôt bas, si on me pardonne ce mixte incongru de métaphores. L’histoire des sciences lui redonnera sans doute, dans sa sérénité et impartialité, la place éminente qui lui revient quand les derniers de ses disciples, ennemis ou suiveurs auront à leur tour quitté la scène.
En 1954, leur nom n’avait pas encore vraiment franchi le cercle des mathématiciens professionnels et, parmi ceux-ci même, il était encore auréolé de mystère et de soufre. Dans l’amphithéâtre Hermite, à l’exception sans doute des normaliens qui se trouvaient sous la férule sévère d’Henri Cartan (cela avait été un pas décisif, pour Bourbaki, dans sa longue marche vers le pouvoir mathématique, que de prendre ainsi le contrôle de toutes ces têtes, de ces cervelles brillantes et prédestinées), personne ou presque n’avait même entendu les trois syllabes mystérieuses.
Dans le souvenir, c’est-à-dire après coup, et longtemps après coup, l’instant prend une dimension quasi solennelle. Du petit bosquet de têtes autour des deux protagonistes, celui qui a créé « l’événement » en interpellant Choquet et celui qui, brusquement, à la fois le justifie et lui ravit la vedette en donnant une explication, un contexte plus vaste à son interrogation, le nom prend son essor, parcourt les rangées de bancs, emplit les oreilles, s’élève jusqu’au plafond, se réverbère sur les murs qui le renvoient en écho : « C’est un cri répété par mille sentinelles,/ Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;/ C’est un phare allumé sur mille citadelles,/ Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !/ « Bourbaki ! Bourbaki ! Bourbaki ! »
La révélation essentielle était : que ces choses dites mathématiques en un sens qui échappait aux gens raisonnables n’étaient pas une invention de Choquet Gustave, une divagation de professeur original (on s’en doutait quand même un peu) ; mais surtout qu’il y avait, quelque part, une raison souveraine à tout cela. Les mathématiques, non, La Mathématique avait retrouvé à la fois son unité et son élan. Pour la première fois peut-être depuis l’âge d’or méditerranéen et grec, depuis Euclide et Archimède, elle cessait d’avancer au hasard, livrée aux risques insupportables du désordre et de la contradiction, et se retrouvait neuve, porteuse d’une vision et d’une mission. Elle recommençait.
Et il y avait un « traité » pour le « donner à voir ». Cet ouvrage monumental avait commencé à paraître. Il paraissait sous le nom de Bourbaki.
29 C’est comme traité que j’ai envisagé Bourbaki, beaucoup plus, au début, que comme groupe.
C’est donc comme traité que j’ai envisagé Bourbaki, beaucoup plus, au début, que comme groupe composé de mathématiciens vivants. Mais ma réaction à l’annonce qui m’avait été faite, à moi comme aux autres puisque j’étais descendu écouter la discussion, a été lente, différée, il me semble, de plusieurs mois. Je réagis toujours avec une extrême lenteur aux événements de quelque importance. Je pourrais dire aussi bien : je ne vois qu’avec une extrême lenteur leur importance. Et même quand je l’ai décelée, je tourne avec des hésitations, désespérantes pour moi-même, devant les actes que cette compréhension nécessite. Je fais volontiers mien, pour toutes fins pratiques, l’axiome « allaisien » (ou « twainien », je ne sais plus) :
Il faut toujours remettre au surlendemain ce qu’on aurait dû faire l’avant-veille.
J’ai une longue expérience de la procrastination. J’hésite durement entre le devoir et l’inquiétude. Car la procrastination crée en moi l’inquiétude, à moins que ce ne soit le contraire, ou que les deux implications même dérivent l’une de l’autre, se soutiennent l’une l’autre. J’en suis parfaitement conscient. J’y reconnais un effet, sinon d’une transmission génétique morale, du moins d’une action didactique indirecte, de mes parents : ma mère (c’est elle qui le dit) « tourine et tarpane » (ce qui veut dire « s’inquiète », en ce mélange de vocables dit francitan) et mon père (dit-elle) « procrastine ».
La découverte de l’existence de Bourbaki, comme lieu où se trouveraient explicitées et amplifiées en une vaste synthèse les solutions aux mystères de l’enseignement « choquetien », me laissa sans réaction immédiate. J’étais tombé dans une léthargie pessimiste, de plus en plus à la dérive, en retard irrémédiable pour la compréhension du cours, qui survolait très vite des territoires où, semblait-il, il aurait fallu s’attarder beaucoup plus longtemps, et de façon plus rigoureuse, moins désinvolte (tout cela selon le même informateur « bourbakiste » qui n’était autre, autant le révéler tout de suite, que mon aujourd’hui vieil ami Pierre Lusson qui a fait son apparition prémonitoire au tout premier moment de ce chemin de prose).
J’hésitais, au long de cet hiver engourdissant, presque persuadé de l’échec de ma tentative de vita nova, mais pas encore résigné tout à fait cependant à l’abandonner, à revenir à l’ornière littéraire, à accepter, ce qui m’apparaissait une défaite et une facilité (sans oublier la nécessité où j’aurais été de le reconnaitre, donc de « perdre la face »), un autre destin : l’étude des langues ; et principalement celle de l’anglais. J’étais dans une solitude assez grande, au sein de cet « amphi » (terme où se confond un « contenant » (le lieu, l’amphithéâtre Hermite) et un « contenu » (les étudiants préparant le même certificat)).
Aucun de mes amis lycéens de « prépa » ne s’y trouvait. Ou bien ils avaient été reçus, en « trois-demis », à quelque école d’ingénieur, « l’X », « Centrale », « Supaéro », « les Ponts », « les Mines », « Chimie de Nancy » (ou quelque autre encore), ou bien, métamorphosés pendant les vacances d’été en « cinq-demis », ils avaient repris à l’automne le chemin du lycée pour un nouvel essai (« 3/2 », « 5/2 », c’est ainsi qu’un jargon presque séculaire désignait ceux qui « intégraient », réussissaient, du premier ou du second coup respectivement, leur rite d’entrée dans les « écoles » (nomination fractionnaire à opposer à celle, plus fruste ou plus purement pythagoricienne, comme on voudra, des littéraires, qui étaient d’abord des « carrés », puis des « cubes »). On pouvait d’ailleurs, à cette époque, persévérer encore plus longtemps face à l’échec, devenir « 7/2 » (respectivement « bicarré » (dire « bika »)). Les légendes noires de nos classes, les « taupes », faisaient même référence à des « neuf-demis », à, pourquoi pas, des « onze, treize, quinze, dix-sept-demis » devenus fous, errant comme des fantômes dans les couloirs des lycées).
Autant dire qu’au début je n’y connaissais personne. La minuscule « Salle des étudiants » mise, avec beaucoup de mauvaise grâce, à notre disposition était juste en face de l’entrée principale de l’amphi et peu à peu, malgré ma distraction et mes réticences, je parvins à identifier quelques têtes dans ce qui n’avait été d’abord qu’une masse remuante et indifférenciée ; puis, du temps passant, je ne dirai pas à me lier, mais au moins à parler avec une demi-douzaine d’entre elles.
Trois de ces étudiants, et trois seulement, sont devenus alors et sont restés longtemps mes amis.
J’interroge, au regard interne si peu maniable du souvenir, qu’il est presque impossible de diriger simplement dans la direction de ce que l’on cherche, presque impossible aussi à fixer en un point défini de cet espace-temps en partie imaginaire qu’est le passé (et certainement pas conforme à notre représentation acquise, apprise, réfléchie, c’est-à-dire certainement pas « euclidien de dimension 4 »), la foule floue, fragmentée et grise des visages qui bougent un très bref instant dans son océan remué comme en aveugle ; et c’est bien eux, et presque eux seulement, que j’identifie avec certitude.
Or, indépendamment de ce qui fit le tissu « vivant », « biographique » de ces liens, car ce n’est pas l’intention autobiographique indifférenciée, pour laquelle tous les chemins de souvenirs se valent, qui m’anime ici, il se trouve qu’ils symbolisent assez bien, à l’intérieur de ma réflexion présente, trois manières fortement contrastées de réagir à la révolution bourbakiste. Je les présenterai ici comme tels, comme figures presque allégoriques. Qu’ils me pardonnent cette démarche d’« abstraction ». Dans un cas, hélas, ce ne sera, s’il m’est accordé, qu’un pardon posthume.
30 Si on acceptait la révélation de l’existence d’un nouveau prophète de la mathématique,
Si on acceptait l’annonce, la révélation de l’existence d’un nouveau prophète de la mathématique, on pouvait adopter l’une de trois attitudes, où je diagnostiquerai l’intervention de trois lignes stratégiques pures, les incarnant absolument et abusivement en ces représentants que j’ai choisis, dont la position réelle était nécessairement, comme celle de la plupart des assistants au cours, un « mixte » des trois, quoique en proportions inégales :
ligne de l’obéissance pure ;
ligne de la croyance pure ;
ligne de l’anticipation pure.
Selon la ligne de l’obéissance pure, il convenait de ne prendre dans les révélations bourbakistes que ce qui convenait, provisoirement, au royaume d’en bas, c’est-à-dire au monde des examens les plus proches. Mais c’était en fait très peu. Car la conquête de l’amphi de CDI en 1954 n’avait pas eu lieu du tout dans une « conjointure » parfaite, ni en synchronie programmée, avec celle des lieux équivalents dans les facultés de province, dont certaines l’avaient d’ailleurs précédé sur la voie de la modernisation ; ni surtout avec celle des jurys des concours de recrutement de l’Éducation nationale, qui étaient restés, et restèrent encore assez longtemps, d’un classicisme parfait, je dirais même d’un non-modernisme exacerbé par la prescience (justifiée) d’une menace pesant sur leur toute-puissance. Il y avait là une source de sérieux conflits, auxquels chacun, dans ma « génération » mathématique, se trouva plus ou moins directement mêlé (→ § 42).
Il ne fallait donc pas se laisser aller à penser définitivement les mathématiques en ces termes nouveaux, incongrus et fantaisistes. C’était dangereux pour l’avenir de ceux qui, pour leur immense majorité, se préparaient à devenir des enseignants du secondaire, et dont l’ambition principale était donc de réussir à l’agrégation. Il fallait laisser aux théories « ensemblistes » et à leurs extensions topologiques ou algébriques la place, strictement limitée, d’un compartiment d’étude quasi indépendant de ce qui avait précédé, ces calculs qu’on retrouverait plus tard, au moment de passer aux choses sérieuses. Cette position avait d’excellentes justifications pragmatiques. Je me garde bien de décerner ici éloge ou blâme. Je décris.
Mais adopter la ligne de l’obéissance pure était aussi continuer à respecter le pacte scolaire implicite et traditionnel : apprendre en vue de restituer à l’identique et ne pas mettre intérieurement en cause le modèle conceptuel proposé, ne pas s’en faire, même pour l’adopter, une idée « pour soi ». (Je dis « intérieurement » à dessin, car les révoltes pédagogiques externes qui allaient secouer de manière souvent très bruyante la génération suivante se sont accompagnées en fait d’une absence frappante de changement sur ce point.)
Notre amie Marcelle Espiand choisit cette ligne et s’y tint avec obstination. Il ne fut pas possible de l’en faire dévier d’un pouce. Elle mit son intelligence naturelle et sa vivacité guadeloupéenne à détourner tous arguments en faveur d’une immersion plus ambitieuse dans les écritures nouvelles. Ce n’était pas le moins du monde par incompréhension. Mais les interdits qui pesaient sur elle étaient d’une telle force qu’ils se révélèrent insurmontables. Être une fille, être noire de peau, voilà deux anomalies qui, cumulées, étaient alors fort handicapantes dans l’enseignement supérieur et rendues plus anomales encore par le choix d’une spécialité traditionnellement si peu accueillante aux demoiselles.
Je ne sais comment elle avait réussi à prendre suffisamment sur elle-même pour s’autoriser à franchir tous les scepticismes et actions de découragement implicites et explicites mis sur sa route pendant sa scolarité, mais elle ne pouvait littéralement pas envisager un autre horizon que celui de l’agrégation, alors encore soumise à la ségrégation des sexes d’ailleurs.
Elle opposait volontiers à toute tentative de porter les discussions du petit groupe qui s’était peu à peu constitué et se rassemblait de temps à autre chez « Plantin », le café situé au coin de la rue d’Ulm et de la rue Lhomond (→ § 43), sur le terrain exaltant des théories les plus nouvelles comme la mystérieuse « cohomologie » (j’anticipe légèrement), une fin de non-recevoir rieuse mais péremptoire : « C’est pas pour moi, pauvre négresse ! »
Cependant il n’y avait pas que du renoncement dans son refus. Elle se moquait aussi gentiment de notre enfantin fanatisme mimétique, de nos manières péremptoires de convertis (je me joins ici aux représentants des deux autres « lignes » en disant « nous », mais en fait je n’étais encore vraiment proche d’aucune). Elle se moquait de notre immersion aveugle dans les méandres du fleuve axiomatique si pur, si enivrant, dont le courant nous entraînait tous vers un futur qui devait se révéler moins exaltant que nous ne nous laissions aller à le croire. Je n’ai reconnu que beaucoup plus tard la force de vérité de son scepticisme implicite, effet second et indirect du choc de son destin tragique.
Elle obtint ses résultats les plus brillants (avant sa réussite à l’agrégation, qui fit tant plaisir à son père, lui-même professeur de mathématiques, mais non agrégé (→ § 44)) en Mécanique céleste, manipulant avec maestria de redoutables calculs ostentatoirement classiques, et elle aurait certainement excellé dans la combinatoire des mouvements du ciel, si elle avait pu s’autoriser à le vouloir (→ § 45).
31 Pour Philippe Courrège au contraire la croyance,
Pour Philippe Courrège au contraire la croyance, une croyance absolue, qui le soutint longtemps, fut le résultat d’une véritable conversion. Arrivé dans l’amphi Hermite un peu par hasard, au terme d’une licence de chimie pour laquelle ce certificat, excentrique, n’était pas véritablement, il me semble, obligatoire, il entendit parler ce langage, qui choquait tant ses voisins, sans surprise excessive, puisqu’il n’avait pas d’idée préalablement formée des mathématiques.
Écoutant, il fut assez vite surpris, et immédiatement offusqué, indigné presque (c’était, c’est une composante marquée de son caractère), de constater non un excès d’abstraction et de rigueur, ce qui rebutait le plus grand nombre, mais au contraire un manque criant de ces mêmes qualités. Il lui apparut, et il avait parfaitement raison, que si on se permettait de présenter des objets dans un grand dépouillement axiomatique, de partir d’éléments à contenu intuitif aussi pauvre que les « ensembles » et de se livrer sur eux à des manipulations généralement, il faut bien le dire, « triviales », il aurait été nécessaire de passer beaucoup plus de temps à détailler et justifier les choix ainsi que les mécanismes en jeu. La notion d’ensemble, comme celle d’élément d’un ensemble, lui parut, en somme, beaucoup plus floue et sérieusement moins rigoureuse que celle d’élément simple chimique dans la table de Mendeleïev.
Le bouillonnement interne de ces réflexions avait fini un beau jour par déborder, et c’est lui qui avait causé le petit scandale dont j’ai parlé précédemment. Pierre Lusson s’était empressé de lui donner raison. C’était pour lui une occasion inespérée d’intervenir sur le cours des événements et il ne la laissa pas échapper. Mais il lui avait en outre offert la clef de son insatisfaction : l’« escroquerie choquetienne » n’était pas due à l’ignorance (certes !) mais à la nécessité de survoler rapidement ce qui demandait un développement beaucoup plus ample. Une seule solution, un seul espoir, lui dit-il, heureux de rencontrer un esprit neuf à évangéliser : Bourbaki.
Ce fut une conversion radicale. Philippe se mit immédiatement à lire les quelques volumes de Bourbaki déjà parus, prit l’habitude de véritables leçons supplémentaires en allant interroger le Pr Choquet derrière l’amphi après les cours. Comme sa puissance de travail était considérable, cela ne l’empêcha pas d’assimiler les notions gravement imparfaites, à son jugement, qui lui étaient présentées pour l’examen (il continuait à en être insatisfait, mais il savait désormais où chercher les bonnes réponses), qu’il n’eut pas de mal à réussir. De plus il décida d’abandonner la chimie et de se consacrer à la mathématique, entendue en ce sens nouveau, rigoureux, définitif, et pur.
Si je le pose ici comme modèle du « croyant » en Bourbaki, c’est, je le répète, de façon délibérément abstraite, simplificatrice. Pas plus que, nommant « Choquet » celui qui nous parlait, nous ne faisions réellement référence à « quelqu’un », je ne fais ici réellement un portrait de Philippe Courrège. J’invente, à mon tour, à mon usage (pour les besoins d’une cause dont je n’ai dit d’ailleurs pour le moment pas grand-chose, je le sais) un « Courrège », ou plus familièrement nommé un « Philippe », auquel j’attribue (comme à « Marcelle » précédemment) un tout petit nombre de traits que j’identifie dans un jeu de mémoire, un sous-jeu, local, de mon jeu de mémoire global, à un certain état, présent (au présent de ces mots), de ma « partie ».
Je ne construis pas non plus des personnages imaginaires, des êtres de papier et de roman. Je n’ai pas l’audace (ou l’outrecuidance) romanesque, qui ne peut éviter de tracer autour des êtres que la fiction emprunte ou fabrique un contour de vérité, qui ne peut pas ne pas dire du support d’un nom : tel il est, tel c’est. Si j’avais choisi cette voie, j’aurais été d’ailleurs obligé de supprimer les noms propres, puisqu’il y a (et dans le cas précédent il y avait) un porteur de ce nom que mon regard rétrospectif ne satisfera pas. Peut-être serai-je amené à le faire, ce que je regretterais.
Car, tout en affirmant la démarche abstractive, restrictive que j’adopte, j’ai besoin de tenter de faire apparaître d’où, de qui vient, véridiquement, ce que j’en conclus ; et par conséquent de mettre en place la certitude, mensongère ou pas, de souvenirs, où je les vois tous les trois être, être vivants, où je les observe dans ces régions de mon passé qui sont aussi partiellement les leurs. Il se pourrait d’ailleurs que je tente de confronter ma description raisonnée à leurs souvenirs.
(Ce serait, il est vrai, impossible dans un cas, celui de Marcelle, aisé dans celui de Pierre Lusson ; mais si je veux interroger Philippe, il me faut entreprendre une démarche spécifique, devant laquelle j’hésite pour le moment. En tout cas, je ne m’en servirais que comme commentaire à ceci, comme réaction, réflexion. Autrement dit, quoi que j’apprenne d’eux, cela ne pourrait ni confirmer ni infirmer mon « modèle », seulement confirmer ou infirmer l’adéquation de mon modèle (jeu issu de mon jeu de mémoire) à leur jeu de mémoire, et ce faisant indirectement l’éclairer, l’enrichir.)
La réaction, une réaction violente, de chimie intellectuelle, de Philippe Courrège à la conception bourbakiste de la mathématique m’a fasciné. J’ai observé, je peux le dire, avec un intérêt intense, passionné, sa manière hautement individuelle, entière, idiosyncratique, aventurière, presque mystique, de se heurter de front à tout ce qu’impliquait une immersion totale, quasi matérielle, dans cet océan de signes fortement articulés, non seulement parce qu’elle m’était accessible, en tant que spectateur, très directement (à la différence de celle de cette autre figure invraisemblable, extraordinaire, prodigieuse, presque mythique, Alexandre Grothendieck, que je n’ai jamais contemplé que de loin) puisque nous étions devenus proches, mais aussi parce que je lui reconnaissais une originalité et une force de persuasion redoutables, face auxquelles j’ai été obligé de me définir.
32 pour Philippe Courrège
pour Philippe Courrège
Avec papiers, crayons, encres, couleurs, avec
Des signes puis des mots, avec des règles pour
Les assembler, avec patience et le secours
De l’habitude, (mais le silence bravé
Qui corrode ta force et, qui sait ?, aussi le
Ciel verlainien blanc là-bas, les cris d’écoliers
Autour), tu construis plus qu’un langage un objet
Lourd, beau, accomplissant cet accord difficile
De la pensée, de la parole et de la main.
Artisan des mathématiques je salue
Ton exemple et je marque aux hommes de demain
Désamorçant la magie, ce badaud des nues.
Combien est sûr l’outil forgé par tous et digne,
Génial ou pas, celui qui bâtit dans les signes.
En adoptant la rigueur bourbachique, en prenant comme trait premier de la « révolution dans la mathématique » une exigence de rigueur, Philippe en avait fait une véritable morale, dont découlait une esthétique. La mathématique devait être moralement rigoureuse, et alors, elle était belle. C’était en cela, et en cela seulement, que résidait sa beauté.
Mais ce n’était pas tant de la rigueur du raisonnement qu’il s’était fait une éthique que d’une rigueur de procédure. La sévérité, le « jansénisme » de la démarche était premier. C’était une démarche sans fantaisie, procédurière même parfois. Seule la rigueur résultante sur le papier, visible, vérifiable, justifiable, reproductible, comptait, avait du sens, du mérite.
La mathématique n’était pas une concaténation de paroles, n’était pas un univers d’idées. La mathématique s’écrivait, s’inscrivait dans le monde en s’écrivant et s’inscrivant sur le papier, s’y enfonçant, de mine de crayon puis d’encre, en l’assombrissant peu à peu, séquentiellement, dans son ordre, sans ambiguïtés, sans hésitations. Elle se construisait suivant des règles, en échafaudages, en assemblages de signes. Là était son « sens ». Elle n’avait pas d’autre sens. « Le signe d’appartenance en théorie des ensembles, disait-il, tu veux savoir ce que ça veut dire ? Ça veut dire ça. » Et, effaçant complètement et résolument le tableau noir, il y traçait soigneusement un très grand
signe d’appartenance : ∈
Avec précipitation, presque avec colère, d’une voix rendue encore plus bas-alpine (son lieu d’origine familiale) par l’émotion, dans ses polémiques fréquentes avec Pierre Lusson que cette naiveté « métaphysique » exaspérait (l’amenant parfois à de tranchantes et acerbes formulations ultra-carnapiennes : « Ce que tu dis n’a aucun sens constituable ! »), Philippe en était venu à revendiquer pour elle ainsi un statut de véritable réalité matérielle. Plagiaire par anticipation de certaines divagations mystiques (au mieux) et pataphysiques (le plus souvent) post-soixante-huitardes, il s’était inventé tout seul une conception, qu’on pourrait dire (avec prudence) matérialiste, de son activité idéale. Il avait découvert la « matérialité de l’écriture ». Mais c’était la mathématique seule, LA MATHÉMATIQUE, qui avait droit à cette presque-divinisation.
Je le revois écrivant, gommant, récrivant, lentement, avec acharnement, avec une lenteur acharnée, heure après heure, des heures ininterrompues, denses, lourdes d’efforts, sans rêveries, sans rêvasseries, sans anticipations imaginatives. Son écriture au crayon était nette, grosse, lisible, épaisse, inélégante en surface, fortement scandée par des ponctuations.
Elle me faisait irrésistiblement penser à l’alors très connue prévertienne carte d’identité de Dieu : « parti de rien, virgule… ». Car c’était, assez incompréhensiblement mais de manière pour moi fascinante, de ces arrêts sur virgules, point-virgules et points que, repartant avec effort, après un temps de suspension (un effort physiologiquement visible sur son visage) il parvenait, au bout des pages, à l’aboutissement provisoirement satisfaisant d’un théorème, un de ces théorèmes qui apparaissait, alors révélé, comme un de ces êtres issus du labeur divin, tels que les évoque le protestant Pierre Poupo au « cinquiesme » de ses sonnets « Sur la Semaine de la Creation » :
Rien ne manquoit à faire au dongeon Olympique,
Quand à sa basse cour, l’Architecte s’applique,
Et d’un mot vigoureux qu’il fit glisser es eaux,
Ainsi qu’une presure, ou un germe fertile :
Sans frayer, sans couver, on y vit mille à mille
Aluiner les poissons, pulluler les oiseaux.
Le souffle de vie mathématique semblait alors avoir véritablement couru sous les lignes, « presure » ou « germe fertile » ; cette vie était insufflée par la « méthode axiomatique », ne devait qu’à elle, et rien à un quelconque génie. En elle seule était le pouvoir de conviction et de découverte.
Philippe ne se considérait absolument pas comme un mathématicien inspiré, doué, talentueux. Il se voyait clairement lui-même en artisan, en fabricant, en « fabbro » des déductions (→ § 46), en menuisier des propositions, des corollaires, des « scholies » (il était tout naturellement d’ailleurs un excellent manipulateur du rabot et de la scie).
33 Il n’avait, disait-il, aucune intuition ou imagination mathématique
Il n’avait, disait-il, aucune intuition ou imagination mathématique quelle qu’elle soit, géométrique ou algébrique. De plus, non seulement il refusait à l’intuition la moindre valeur mais il nourrissait à son égard la plus grande méfiance. L’erreur fatale attribuée à Lebesgue ayant cru, en se fiant spontanément à sa vision des choses, que « la projection d’une intersection de deux ensembles est le même ensemble que l’intersection de leurs projections » était une leçon, aussi décisive qu’une parabole dans les Évangiles.
(« Comment », lisait-on dans Bourbaki (dans un contexte beaucoup moins « évident », celui du « spectacle lamentable d’une fonction continue sans dérivée ») « comment l’intuition a-t-elle pu nous tromper à ce point ? ») Il fallait, dans ces conditions, pour éviter les pièges du fonctionnement incertain de notre esprit, recevoir toute l’inspiration nécessaire de la soumission absolue à la règle, aux contraintes du jeu.
C’était un jeu qui se jouait en apparence essentiellement avec des signes ; des signes spécifiques, distincts, identifiables, qui ne renvoyaient qu’à eux-mêmes, c’est-à-dire à leur trace, conduite par la main et associée à un peu de matière pour la visibilité. Idéalement, dans une situation idéale toujours hypothétiquement atteignable et seulement non effectivement atteinte pour des raisons de temps, de facilité, de commodité, on pourrait s’en tenir là, ne se servir que de ces signes et de leurs règles strictes de manipulation. On n’avait, en fait, pas besoin du langage, des mots du langage courant. Ils n’étaient là que « par abus de langage », comme des sténographies de signes, des abréviations d’assemblages, les noms propres de certaines constructions. Le langage, qui se fait dans la bouche, devait être manipulé avec précautions. C’était un partenaire incommode, et trompeur. Dans le doute, il fallait toujours revenir aux signes écrits.
Il s’ensuivait (et c’était une modalité de la composante éthique de la conversion que la compréhension de l’état des choses dans la mathématique exigeait) que la pire faute était le laxisme démonstratif ou définitionnel. Le disciple de Bourbaki, tel que Philippe l’était devenu, avait horreur avant tout de l’incorrection. Il fallait jouer sans se tromper de règle, et surtout, surtout, sans tricher.
L’incorrection était le seul véritable crime ; impardonnable ; c’est elle que visait, pour le mathématicien, la formule de Lautréamont : « Toute l’eau de l’océan ne laverait pas une tache de sang intellectuelle. » Devant certains courts-circuits démonstratifs lussoniens, et plus généralement sa désinvolture épistémologique globale à l’égard des « techniques ancillaires », il reculait d’horreur, comme s’il voyait devant lui surgir un nouveau Macbeth.
Le portrait allégorique de Philippe Courrège qu’ici je compose et immobilise est ainsi tout entier déduit d’un unique axiome, celui de la croyance pure en la vérité et validité de l’enseignement donné par la lettre du traité de Bourbaki. J’ai vu cela. J’ai vu cela en Philippe et j’en ai été évidemment (comme tout le monde, et Choquet lui-même qui fut son introducteur au CNRS) fort impressionné. Pierre Lusson disait un jour : « Philippe est l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. » Et il ajoutait, affectueusement et ironiquement à la fois : « au sens du Reader’s Digest ».
Il est clair en outre, d’après la description que j’ai donnée de son comportement qu’il n’était pas resté longtemps dans une phase d’absorption et de reproduction de l’enseignement ensembliste ou topologique. La leçon de Bourbaki, telle qu’il l’avait faite sienne, était qu’il ne s’agissait pas d’une simple exposition des mathématiques existantes, repensées selon une vue globale universelle. S’il n’était pas question, selon leur prudente formule-parapluie, de « légiférer pour l’éternité », la perspective qu’ils ouvraient était suffisamment vaste pour servir de guide à un individu pour peut-être toute sa vie active.
On pouvait donc, et par conséquent on devait aller plus loin. Il importait de porter le « fer axiomatique » ailleurs que dans le déjà-établi, le déjà-fait. De grands pans de la mathématique attendaient encore leur mise en ordre, leur établissement sur des bases saines.
C’est ainsi que Philippe fut amené, poussé par le même élan, à devenir un chercheur ; et il rencontra la question des Probabilités. Mais cela doit rester, pour le moment au moins, une autre histoire.
34 En nommant mon troisième modèle pictionnel modèle de l’anticipation pure,
En nommant mon troisième modèle pictionnel (l’allégorie est une sorte de « piction ») ligne de l’anticipation pure, et en choisissant de le représenter par Pierre Lusson, je procède à plusieurs simplifications « drastiques » dont la plus grave est certainement de limiter son champ d’application à la mathématique, et, dans le champ même de la mathématique, aux conséquences du bourbakisme. La position lussonienne d’alors était beaucoup plus ample, plus générale, largement philosophique, et pas uniquement dirigée vers la philosophie des sciences.
Je me permets cependant cette simplification outrageuse parce que j’essaye de déterminer (identification nécessaire à la description ici commençante des préliminaires à une aventure intellectuelle, la mienne (→ § 47)), en les restreignant et en leur donnant des contours suffisamment nets, les chemins possibles pour moi pendant cet hiver difficile de 1954.
Le trait essentiel de l’attitude d’anticipation permanente était le suivant :
ne s’intéresser qu’à ce qui va venir après.
Autrement dit : dans une branche donnée, dans un de ces secteurs décrits elliptiquement par le programme d’exploration et de fondement de l’analyse (il faut prendre ici « analyse » au sens mathématique) placé en tête du Traité, ce qui est acquis est acquis, et comme tout ce qui est acquis, une fois lu, et ainsi connu, devient aussitôt, et demeure, profondément et définitivement inintéressant. Tel le voyageur baudelairien, l’étudiant lussonien s’écriait alors : « Ce pays nous ennuie !… appareillons ! » et par conséquent : « Nous voulons… Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du Nouveau ! »
À cette époque (à notre époque aussi encore (époque étant un bien grand mot) mais moins spectaculairement, car les années ont passé, qui plongent les neurones et synapses dans les détergents de l’existence, détruisent, faussent leurs connexions, ralentissent leurs étincelles, n’est-ce-pas ?), à cette époque donc Pierre Lusson pouvait être caractérisé, du point de vue intellectuel, par une extrême rapidité de raisonnement, associée à une difficulté non moins extrême à s’arrêter aux conclusions proprement dites d’une déduction, parce que ces conclusions étaient inévitablement limitées, beaucoup trop rapidement atteintes, et par conséquent immédiatement ennuyeuses, comme l’est toute réalité achevée, parce qu’elle est rejointe par le présent, et par conséquent caduque. Dans de telles circonstances, il effectuait aussitôt plusieurs sauts ultérieurs instantanés (→ § 48), dans des directions non balisées pour son interlocuteur, qui était sur-le-champ plongé dans un ahurissement perplexe.
Comme dans toute démarche intuitive rapide, précipitée même, le point d’arrivée était parfois juste, pertinent, parfois pas, parfois surprenant mais raisonnable, éclairant, parfois surprenant mais incongru (avec le temps, les proportions respectives de ces « issues » sont allées, il me semble, dans deux sens contradictoires : d’une détérioration (toujours les détergents de l’existence, n’est-ce-pas ?), mais aussi d’un réel élargissement (la sagesse de l’âge, dirait-on)).
Comme les séquences déductives internes accélérées à partir de ses propres prémisses n’arrivaient pas toujours à le surprendre lui-même, il avait aussi l’habitude de s’emparer des raisonnements des autres, à l’état naissant dans leurs phrases, et de les terminer avant eux (→ § 48), ce qui avait parfois le désavantage, quand l’ensemble des hypothèses indispensables n’avait pas encore été énoncé par son interlocuteur au moment où il s’insérait mentalement dans le processus, de faire surgir des conclusions n’ayant qu’un très bizarre et lointain rapport avec le problème.
Si par extraordinaire (par distraction, ou parce qu’il poursuivait indépendamment une conversation démonstrative simultanée avec lui-même) son partenaire dans le dialogue (si j’ose employer ce mot) parvenait au bout de ce qu’il avait l’intention de dire, le but atteint donnait irrésistiblement à Pierre une sensation de « déjà-vu » et il était aussitôt convaincu d’avoir à l’instant, ou même d’avoir toujours pensé ainsi. Il s’ensuit, pour nous limiter, comme annoncé, aux mathématiques prises dans la perspective axiomatique, que la lenteur inévitablement inhérente à la minutie, à la précision de longues, longues pages où tout est explicite, vérifié, pondéré, expliqué, désambiguïsé, le plongeait dans un état de somnolence énervée ; réaction encore plus nette quand il s’agissait d’exposés faits au tableau noir. Il écartait impatiemment, d’une phrase exclamative adjectivale (« technique ! », « trivial ! », « ancillaire ! »), tous ces préliminaires, pressé d’arriver aux choses sérieuses, qui le plus souvent d’ailleurs se révélaient décevantes, parce que déjà connues, ou tout simplement connaissables. (Re-citons ici l’axiome steinien (je sens que je l’ai déjà cité et il n’y a pas longtemps (long temps de prose), mais je ne sais plus où) : « If it can be done, why do it ? » (« Si on peut le faire, pourquoi le faire ? »).)
Pour Courrège, dont le rythme et l’allure dans la réflexion étaient exactement imposés par les règles de l’explicitation absolue de toutes les étapes, même les plus minimes (et ce particulièrement pendant les débuts de son apprentissage), ses rencontres de « travail » au tableau ou au café avec Pierre étaient une source sans cesse renouvelée d’exaspération. Car il aurait voulu que tout cela se passe beaucoup plus lentement, plus calmement, et d’une manière strictement ordonnée. En outre, les interruptions constantes au milieu de ses phrases, sans oublier les digressions brusques, le désarçonnaient, puisqu’il ne pouvait pas et s’interdisait même de penser une conclusion en dehors de l’acte même de son établissement (proche, sans le savoir, en ce temps-là, d’une conception de la vérité comme construite pas à pas, conception qui est un aspect de ce qu’on a appelé, curieusement si on s’en tient à cet aspect-là, l’« intuitionnisme »). Il finissait par s’interrompre, et par effacer rageusement le tableau.
Il était particulièrement furieux quand il découvrait, ce qui arrivait assez souvent, après rumination, que ce qui lui avait été présenté comme évident, bien connu, ou conséquence facile du reste était effectivement évident, ou bien connu, ou conséquence facile du reste (respectivement). Mais il était encore plus mécontent quand il se trouvait, ce qui arrivait aussi, que c’était, tout simplement, faux. Pourtant ces « échanges », en apparence improductifs, lui étaient nécessaires, pas seulement parce qu’il se souvenait d’avoir dû à Pierre la découverte, si décisive pour lui, de Bourbaki ; mais parce qu’il était parfaitement conscient de la richesse implicite de domaines dont l’existence lui était, même de cette manière insatisfaisante, révélée. Car la « méthode » lussonienne, dont un moteur était une curiosité intellectuelle « tous azimuts », comme il disait, le goût de connaître le dessous des cartes mathématiques, corrigeait dans une large mesure ce que le fanatisme vérificationnel avait d’étroit.
35 « À mon âge, Galois était déjà mort »
Une conséquence inévitable de la position anticipatrice sur l’individu Lusson était le désenchantement. D’une part, très trivialement, parce que le dédain des exercices, l’impossibilité à se soumettre aux règles très strictes du labeur démonstratif lui interdisaient en fait (et il s’en rendait bien compte), dans les conditions de l’époque (et dans sa situation universitaire, puisqu’il n’était pas « normalien » et ne pouvait donc pas bénéficier de l’indulgence de l’environnement), d’atteindre à la gloire scientifique (→ § 49) la plus élevée, (« car sans technique un don n’est rien qu’un’ sal’ manie » dit la chanson de Brassens). Mais toute moindre gloire aurait été évidemment insuffisante. Il aurait fallu « être Chateaubriand ou rien » (en remplaçant dans cette célèbre formule Chateaubriand par Euclide, Euler ou Gauss) ;
mais aussi, moins extérieurement, parce que le développement des théories, toujours anticipé et toujours trop lent à ses yeux, était perpétuellement en déséquilibre entre l’espérance de merveilles inouïes et la déception. Or, ayant rapidement fait le tour de ce que le bourbakisme pouvait offrir, conceptuellement, de plus avancé (à l’exception, notable, de la « théorie du corps de classes »), il se trouva, au moment même où il fréquentait, avec nous, purs et minuscules débutants, l’amphi de CDI, assister à l’éclosion du plus extraordinaire représentant, et représentant ultime, de cette « manière » mathématique, Alexandre Grothendieck, lors du « fameux » « séminaire secret » consacré aux « catégories abéliennes ».
Pour un regard extérieur, Grothendieck, alors au début de son étonnante carrière, était le véritable Galaad de la mathématique contemporaine : un robot éblouissant. Il possédait à la fois la rapidité extrême de la conception et la parfaite maîtrise des assemblages stricts, exhaustifs, laborieux, des manipulations dans la forêt démonstrative. Il n’était pas question de se mesurer à lui. L’effet sur Pierre de sa simple existence fut foudroyant. Il le résuma d’une seule phrase, que je n’ai pas cessé de méditer :
« À mon âge, Galois était déjà mort. »
Puisque j’ai laissé faire surface, en comparant le Grothendieck de 1955 à Galaad, l’image de la forêt arthurienne, avec ses entrelacements énigmatiques d’aventures et de quêtes, je conserverai ici une représentation forestière : j’étais, moi, à un carrefour, dans une clairière hivernale, sinistre. Trois voies s’ouvraient à moi, entre lesquelles je n’arrivais pas à choisir.
Je savais, je ne pouvais pas ne pas savoir qu’il me faudrait passer dans un avenir assez proche par la première, celle de l’obéissance, même minimale, aux exigences scolaires des examens, à moins de renoncer à mon espérance d’accès professionnel à la mathématique.
Mais je ne parvenais pas, au moment même où je me disais cela, à échapper à l’attrait dangereux des deux autres. Dans la direction « lussonienne » se trouvait, j’en étais persuadé, l’unique moyen de parvenir à la réponse que je cherchais, s’il en était une, ce dont je ne doutais pas encore ; réponse aux questions qui m’avaient lancé dans cette quête : qu’est-ce que la mathématique ? Qu’est-ce que le monde, ou l’aspect du monde, de la portion du monde qu’éclaire la mathématique ? Et, cela posé et répondu : qu’est-ce que la poésie, dans ou hors de ce morceau du monde expliqué par la mathématique ?
Mais, comme je n’étais pas, et ne serais jamais, un mathématicien au sens où l’était Grothendieck, ou l’aurait pu être Pierre Lusson, il me restait l’autre voie, celle de Courrège, pour avancer, lentement mais peut-être plus sûrement, avec un retard irrattrapable (mais qu’importe ?) dans la même direction ultime, celle de la compréhension.
Et l’exemple « courrégien » m’offrait la possibilité d’accomplir ce qui avait été une moitié essentielle de mon rêve de vita nova : devenir mathématicien par une pure décision. Philippe était la preuve vivante de cette possibilité.
Je décidai de commencer par les commencements.
36 (§ 27) Il ne prend pas non plus à témoin le reste de l’amphi, comme le faisait en ce temps-là son collègue « Schwartz »
Laurent Schwartz, alors presque à l’apogée de son prestige, était, ce que n’était pas Choquet, un bourbakiste strict, orthodoxe et influent. La rumeur faisait de lui un des membres du groupe, de composition en principe secrète, un de ceux que les « pères fondateurs » avaient recruté parmi les « normaliens » des « promotions » postérieures aux leurs (les fondateurs étaient eux-mêmes des anciens élèves de l’École, des « archicubes »), conformément à une stratégie de renouvellement par cooptation qui était prévue devoir durer aussi longtemps que la rédaction du Traité (et peut-être au-delà, pourquoi pas pour des siècles ; l’Église catholique romaine n’a-t-elle pas fait calculer la date de Pâques jusqu’à l’an 30000 au moins ?).
Je ne présente aucune de ces affirmations comme des vérités historiques, mais comme mon souvenir de l’image que, peu à peu, à travers les « révélations » dont bruissait l’IHP pendant les années de ma fréquentation de ses couloirs, je m’étais fait de cette société secrète. D’année en année Bourbaki avait fini par constituer une sorte de promotion idéale, trans-générations, de l’ENS, section des Sciences (sous-section (imaginaire) des Mathématiques).
Schwartz avait été l’un des premiers (et le premier Français, suivi de peu par Jean-Pierre Serre, puis par René Thom), à obtenir la prestigieuse médaille Fields, destinée à tenir lieu de prix Nobel de mathématiques. Les médailles Fields compensent l’« oubli », si blessant pour les mathématiciens, de leur discipline dans la liste des variétés de Nobel.
On attribuait volontiers cette omission à la malveillance de l’inventeur des prix, M. Nobel soi-même, dont une légende, digne des contes de l’Antiquité attribuant les grands événements de l’histoire des cités grecques à des rivalités amoureuses des dieux de l’Olympe (la divine Mathématique ne prétend-elle pas « descendre » en droite ligne des Grecs, et surtout d’Héra, la fille pensante de Zeus ?), voulait que Mme Nobel, épouse délaissée par le grand capitaliste au profit des profits tirés du commerce de la dynamite (on ne manquait pas, à cette occasion, de souligner le caractère humanistement « impur » de l’argent des prix Nobel), se fût consolée dans les bras d’un mathématicien.
(Celui-ci n’eut jamais de nom ; nous ne réussîmes pas, Pierre Lusson et moi-même, malgré de louables tentatives d’insémination de ce détail au sein de la rumeur, à lui donner celui du grand Sophus Lie (un Norvégien !).) L’inconduite de Mme Nobel aurait prétendument attiré les foudres (c’est le mot qui s’impose) du magnat, encore plus que sur elle-même
(on ne s’inquiétait guère de son sort à elle, si ancien, si insignifiant), sur la discipline du séducteur ; il l’avait rayée d’un trait de plume rageur de la liste des prix, vouant ainsi, pour les « siècles des siècles » (telle aurait du moins été l’intention du geste), le peuple maudit des mathématiciens à l’absence de gloire nobélique et à une relative pauvreté.
37 (suite 1 du § 36) Les inventeurs des « médailles Fields » avaient pourtant tenu à marquer leur orgueilleux refus
Les inventeurs des « médailles Fields » avaient pourtant tenu à marquer leur orgueilleux refus de cette assimilation au Nobel. (Ce fut d’ailleurs en vain, en ce qui concerne du moins le « grand public », puisque la presse, par exemple, ne manque pas (quand elle en rend compte) de faire suivre l’annonce (quadriennale) des nouvelles « médailles » de la mention parenthétique, « le “Nobel” des mathématiques ».) Mais il n’y a de lauréats que tous les quatre ans.
Discrète allusion, par cette périodicité « olympique », à une primauté ancestrale de la « reine des sciences », qui ne se mettrait que volontairement au service des autres, comme certain roi de France, autrefois, se livrait à des séances publiques de lavage de pieds de lépreux ou (uniquement d’ailleurs le jour du sacre) d’imposition de mains sur des « écrouelles ». Comme l’annonce des « médailles » se fait à l’occasion du Congrès international des mathématiciens, une cérémonie du même ordre pourrait être imaginée, où le lauréat se ferait guérisseur de quelques têtes blondes, atteintes d’inaptitude au calcul ou au raisonnement.
En outre il y a chaque fois plusieurs lauréats pour les médailles. (Je constate que j’ignore si elles sont purement abstraites et honorifiques ou si elles sont accompagnées d’un symbole concret, en chocolat ou en or. Ils étaient quatre à l’origine (serait-ce une trace encore d’un rêve d’olympicité ?).) Bien que la moyenne (si on ne tient pas compte des ex aequo aux Nobel) soit, comme pour les Nobel, d’un par an, on montre, en donnant la récompense par paquets de quatre, que la mathématique n’est pas affaire de simple gloriole individuelle, mais un effort collectif.
Enfin, dernière originalité ostentatoire, les heureux élus doivent avoir eu moins de quarante ans au moment de la découverte qui leur a valu la distinction, ce qui montre (???) que la mathématique est éternellement et résolument jeune. Le caractère un peu enfantin de cette disposition, inscription institutionnelle d’une « idée reçue » très vivace, montre qu’une communauté (scientifique ou autre) peut être composée de gens intelligents (même s’il ne s’agit, souvent, que d’une intelligence d’application strictement localisée) et se comporter, collectivement, d’une manière franchement bête.
Bien entendu, le prestige des « médaillés Fields », même s’il est assez faible auprès de la « foule » a-mathématique, qui les ignore, et fort limité auprès des autorités politiques et autres des pays qui les abritent, est considérable dans le « milieu » mathématique ; d’autant plus considérable que l’immense majorité des mathématiciens est persuadée que les choix faits sont beaucoup plus justifiés que dans le cas des « Nobel » ordinaires, qu’ils sont moins « sensibles » à des considérations externes, financières, ou géopolitiques.
Il y a du vrai dans ces croyances (ou bien il ne s’agit de ma part que d’une naïveté, que d’un reste de perméabilité à ces idées que je pris autrefois pour indiscutables), même si on peut penser que c’est une vertu obtenue par « défaut », grâce au peu d’importance précisément, financière ou géopolitique, de la mathématique.
38 (suite 2 du § 36) Schwartz provoquait régulièrement la stupeur frémissante de ses amphis
Schwartz, donc, provoquait régulièrement la stupeur frémissante de ses amphis – stupeur qui avait dû être maximale la première fois que l’événement s’était produit mais qui restait, bien que répétée d’année en année, les premières années au moins, très forte, puisque le gros des étudiants était de novembre en novembre largement renouvelé – par certains comportements didactiques iconoclastes dont les cobayes, les yeux émerveillés, se chargeaient de répandre la nouvelle auprès de leurs « collègues » encore soumis aux ennuyeuses, aux ternes méthodes traditionnelles.
Il avait pris en charge un certificat tout à fait adéquat à son personnage, qui s’appelait Méthodes mathématiques de la physique (MMP ; soit <èmèmpé>, pour les intimes), puisqu’il était auréolé de sa toute récente couronne de lauriers « Fields », et que celle-ci lui avait été donnée pour l’invention d’une théorie, la Théorie des Distributions, qui (selon les apprentis mathématiciens qui suivaient ce cours) avait été créée de toutes pièces pour donner un sens précis et rigoureux à certaines élucubrations irresponsables des physiciens, comme les mystérieuses fonctions de Dirac et de Heaviside. On disait tenir cette interprétation de Schwartz lui-même car (semblait-il), sans émettre explicitement une telle hypothèse, il laissait entendre qu’elle était correcte à qui savait écouter (je n’irai pas jusqu’à affirmer la vérité de telles affirmations, n’en ayant pas été moi-même témoin auriculaire).
Pour peu qu’on connût l’existence et les ambitions de Bourbaki, qu’on sût que Schwartz faisait partie de la petite bande et prestigieuse cohorte, qu’on fût persuadé de la supériorité intrinsèque de la mathématique (qu’on la considérât donc comme plutôt « reine » que « servante » des autres sciences (idée qui de banc en banc et de tête en tête ayant traîné longtemps finit, pendant les années soixante, par pénétrer aussi les Lettres (devenues « sciences humaines ») avec les effets foudroyants (lévi-straussiens, barthesques et kristéviens (par ordre croissant de pataphysicisme)) qu’on connaît), on s’imaginait aussitôt commencer à participer à un bouleversement général des outils conceptuels de la science : la stratégie axiomatique, héritée de Hilbert et portée à la perfection par le chef-d’œuvre de Bourbaki, ce nouveau Discours de la Méthode, allait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu des physiciens » (et des chimistes, dont la « cuisine » bénéficierait de l’administration, en une généreuse potion, de la théorie de groupes, etc.). Les Distributions valaient preuve.
L’innovation pédagogique de Schwartz à laquelle je faisais allusion dans mon récit était la suivante : il proposait un énoncé de théorème, ou bien la démonstration d’une proposition ; puis il s’arrêtait, posait la craie, regardait l’amphi, restait un instant silencieux.
À ce moment, notre attention était inévitablement attirée par une particularité physique de l’orateur que, dans l’effort de concentration qui durait depuis le début du cours, on avait fini par oublier : il était affecté d’un tic facial qui se manifestait par une contraction tétanique de la joue (et se transmettait instantanément dans la direction du ciel, affectant le reste du visage sur son passage, et laissant l’impression qu’il avait cligné de l’œil), ce qui lui donnait une allure assez satanique. (Lusson, plus assidu que moi à « emmemepé » à l’époque, me rappelle qu’il avait un autre tic simultané (ou bien c’était le même qui se mettait en action nettement plus bas), qui lui projetait brusquement l’épaule vers le haut dans son veston et laissait l’impression (ce sont les termes employés par Pierre, je lui en laisse la responsabilité) qu’il était en train de faire remonter la bretelle inopinément tombée d’un soutien-gorge (→ § 41)).
Le silence se faisait dans l’amphi, les plumes des stylos et les crayons cessaient de courir sur les pages des cahiers. « Alors, nous disait-il : c’est vrai ou ce n’est pas vrai ? » ou bien : « Cette démonstration, est-elle correcte ? ou incorrecte ? » L’amphi retenait son souffle. « Eh bien, disait Schwartz, votons ! Que ceux qui répondent oui lèvent la main ! » Le clignement de son œil se faisait plus raide. Son regard brillait.
39 (suite 3 du § 36) La grande majorité des assistants votait toujours pour la mauvaise réponse
Or la grande majorité des assistants votait toujours pour la mauvaise réponse (la petite communauté de l’amphi confirmant chaque fois par son comportement (semblable à celui des personnages de la nouvelle de Kipling, « Le village qui vota que la terre était plate »), et chaque fois un peu plus, que la Mathématique, discipline noble, n’a rien à voir avec la démocratie). N’échappaient à cette règle que ceux, très peu nombreux, qui appartenaient à l’une des quatre catégories suivantes d’étudiants :
ceux qui se décidant au hasard avaient été favorisés par lui ;
ceux qui connaissaient la bonne réponse ;
ceux qui trouvaient, sans la connaître à l’avance, la bonne réponse ;
ceux enfin qui, ayant été « pris » antérieurement en répondant comme les autres, selon leur jugement spontané, et ayant constaté que la majorité était, toujours, du côté de l’erreur, en concluaient que la vérité devait se trouver de l’autre. (La catégorie b avait très peu de représentants, la catégorie c moins encore.)
(Je ne tiens pas compte de ceux qui ne répondaient pas
parce qu’ils n’avaient pas écouté la question, ou
parce qu’ils ne se sentaient pas en mesure de se prononcer
(c’était généralement mon cas ; et cela me confirmait, s’il en était besoin, qu’il me fallait me mettre sérieusement à l’étude des fondements, afin d’acquérir non seulement certaines connaissances de base mais aussi, mais surtout, les mécanismes élémentaires du raisonnement axiomatique).)
Mais pourquoi répondait-on toujours faux ? (et il était essentiel pour les besoins de la démonstration de Schwartz (pas la démonstration mathématique (le résultat en discussion n’était pas forcément un résultat important), mais la démonstration pédagogique), que l’amphi, chaque fois, se trompe ; ce qui fait que chacun de ces votes était comme un défi de dompteur
(il en faut peu pour qu’un tel auditoire, généralement attentif, admiratif et moutonnier, mais ayant plusieurs fois subi le fouet du maître (car celui-ci, une fois le résultat acquis et conforme à ses vœux, ne manquait pas de souligner sarcastiquement, en donnant le bon résultat, la bonne démonstration, les erreurs élémentaires de raisonnement et les ignorances crasses dont on avait fait preuve en répondant mal), ne se transforme en assemblée de fauves chahuteurs)).
40 (suite 4 du § 36) Cela tenait à la conjonction de deux facteurs
Cela tenait, je crois, à la conjonction de deux facteurs : en premier lieu, et dans les conditions de ces expériences (position de professeur face à des élèves, et des élèves de ce genre, intéressés, pas trop savants mais pas trop idiots malgré tout, et pas trop méfiants), son pouvoir de conviction était immense.
Il paraissait, il était (ne mégotons pas) d’une foudroyante intelligence (effet plutôt avivé dans sa transmission par le faux clignement d’yeux du tic) ; il savait de quoi il parlait, ce qui ne gâte rien. Et il savait tout cela de lui-même (ce qui ne gâte rien non plus, pour ce qui est du pouvoir de conviction). (On aurait pu lui appliquer cette formule, dont il se servait pour parler d’André Weil, et qu’il avait, il me semble, inventée : « Il ne se prend pas pour un imbécile, qu’il n’est pas. »)
En second lieu il avait soin (et là était le sens profond de ces expériences) de choisir des cas où la réaction normale d’un esprit non prévenu était de donner la mauvaise réponse. C’étaient des situations de piège : piège de l’intuition, des généralisations abusives à partir des expériences antérieures, ou à partir de cas trop particuliers
(dans ces pièges, des mathématiciens célèbres étaient eux-mêmes tombés ; LA mathématique elle-même (en la personne du consensus de ses représentants les plus éminents) y était tombée à quelque moment de son histoire (ce sont ces faits qu’on signale, dans les notes, les marges ou les notices historiques des livres exposant telle ou telle théorie par des phrases du genre : « on a longtemps cru, et jusqu’à une date récente, que… »).
Il voulait nous apprendre à nous méfier, à tourner sept fois l’instrument démonstratif dans nos têtes avant de répondre, à faire le choix d’une discipline, celle de la méthode axiomatique.
(Je découvris peu après, en pénétrant enfin dans Bourbaki, que les exemples choisis par Schwartz se situaient dans les moments du déroulement d’une théorie que le Traité signalait d’un signe particulier, le « tournant dangereux » (« certains passages sont destinés à prémunir le lecteur contre des erreurs graves, où il risquerait de tomber ») ; et je compris mieux, rétrospectivement, ce qu’il avait voulu faire par ces mises en scène qu’une fois la fascination retombée (c’est-à-dire après être sorti de l’amphi) j’avais un peu trop tendance à trouver « cabotines ».)
41 (§ 38) Un autre tic lui projetait brusquement l’épaule vers le haut dans son veston et laissait l’impression qu’il était en train de faire remonter la bretelle tombée d’un soutien-gorge
Ce rappel, que je viens de recueillir de Pierre Lusson au téléphone au cours d’une de nos très nombreuses conversations par ce truchement
(souvent compliquées du fait que Pierre, toujours à la pointe du progrès technique, ayant acquis un téléphone transportable qui lui permet de répondre en un point quelconque de son appartement, oublie régulièrement d’en recharger la batterie, ce qui fait que sa voix a tendance à disparaître brusquement dans un puits de silence inopiné, que je ne constate qu’après avoir achevé ma dernière réplique, ce qui fait que, la communication une fois rétablie grâce à un déplacement précipité de sa part vers le « combiné » fixe (et lointain, déplacement que l’achat du « portable » était précisément censé lui éviter), sa réponse ne tient, et pour cause, aucun compte des paroles que je viens de proférer dans le vide, mais continue sur une ligne de pensée antérieure, que j’ai d’ailleurs oubliée), joint à la comparaison audacieuse et assez arbitraire en fait du mouvement involontaire de l’épaule avec cet autre geste (qu’on peut parfois remarquer avec une certaine émotion chez de belles jeunes femmes (si elles ont recours à cet accessoire de soutien)),
est venu d’un coup modifier l’image de Schwartz, du Schwartz de 1955 dans l’amphi de MMP, que j’avais conservée (ou reconstituée), qui se présentait de manière intermittente devant mon regard intérieur pendant que nous parlions, en rendant une certaine mobilité au reste de ce corps de mathématicien célèbre dont je ne revoyais auparavant que le visage, un peu à la manière dont un témoignage ajoute quelque détail nouveau à un portrait-robot.
(C’est au cours de la même conversation que j’ai eu la douleur de causer, involontairement, une crise de larmes chez Izumi, fille de Mathieu et Yuka, petite-fille de Pierre, âgée d’un peu moins de huit mois ; Pierre lui ayant passé l’écouteur du téléphone pour que je lui parle, j’ai produit, selon mon habitude, quelques miaulements qui peut-être l’ont effrayée parce que inharmoniques (elle a l’habitude d’entendre autour d’elle de l’excellente musique) (effrayée ou alors déçue ; ses parents, tous deux joueurs de viole de gambe, sont en ce moment absents ; elle espérait sans doute reconnaître, dans l’appareil, la voix de sa mère et a mal pris ces sons ineptes et inattendus ; je vais avoir du mal à m’en remettre). (Sa voix, ses larmes faisaient un contrepoint assez saisissant à notre discussion, évoquant des moments anciens, des circonstances caduques depuis une énorme quantité de jours.)
Cette caractéristique gestuelle oubliée de quelqu’un que nous avions beaucoup vu à l’époque (continué à voir pendant les proches années qui suivirent, mais presque pas depuis), demeurée présente et immédiatement évocable dans les souvenirs de Pierre alors qu’elle avait disparu entièrement des miens (et j’ai la conviction que son souvenir est exact, je me souviens maintenant moi aussi de ce mouvement, je le vois), se transfère aussitôt à d’autres images de ce temps, où le même Schwartz figure, je ne peux plus l’en détacher ;
comme si la modification de la première image, celle où il est au tableau, dans l’amphi, et se tourne vers nous, en amenant simultanément, instantanément (et irréversiblement) celle de toutes les autres que j’ai à ma disposition (dans les couloirs de l’IHP, dans des réunions publiques aux temps de la guerre d’Algérie…), me persuadait du fait qu’elle n’était qu’une suppression de l’oubli, que l’image retouchée avait toujours été déjà là, en « vraie » version et « version originale », dans mes propres souvenirs. (Pour le dire encore autrement : tout s’est passé comme si je possédais un certain dictionnaire de mes images du passé, que ma mémoire, l’utilisant pour son récit, reproduisait souvent avec des fautes ; et la remarque lussonienne avait fait passer mon texte de mémoire à un « correcteur orthographique » ; le mot (l’image) signalé comme « inconnu au dictionnaire » (j’utilise ici la terminologie de mon « traitement de texte », « Word 5 ») avait été changé non pas suivant la commande qui ne provoque que la modification de ce seul mot sur l’écran, mais suivant celle qui dit « changer partout », c’est-à-dire dans tout le « texte » de ma mémoire.)
42 (§ 30) une source de sérieux conflits, auxquels chacun, dans ma « génération » mathématique, se trouva plus ou moins directement mêlé
La destinée générale des étudiants de l’amphi de CDI était alors de se préparer à « passer l’agrégation », le concours alors prestigieux qui serait le couronnement de leurs études (en répétant ici « alors » j’accepte moins la vision passéiste qui pousse à lamenter la « chute du niveau » intellectuel de ce concours que la « chute de niveau » social, indiscutable, de la fonction enseignante). Si et une fois agrégés, ils verraient les portes de la carrière de professeur s’ouvrir toutes grandes devant eux, la carotte des « classes préparatoires » (qui étaient réservées aux plus efficaces et acharnés d’entre eux) serait agitée devant leurs yeux concupiscents (on parvenait, dans ces eldorados, au prix d’horaires de travail dignes des plus consciencieux internes des hôpitaux, à gagner convenablement sa vie (selon les normes, fort modestes, de la Quatrième République (et très largement si, comme les célèbres « Commissaire et Cagnac », on pénétrait sur le marché des « manuels »))) et certains même (très rares et quasi nécessairement « normaliens ») accéderaient à l’enseignement supérieur.
Seulement voilà : pour les élèves de Choquet, de Schwartz, de cette première année et des suivantes, un obstacle imprévu vint s’ajouter à celui que posait, de par sa nature même, ce concours aux places chichement comptées par les ministères des Finances et de l’Éducation nationale marchant d’un même pas (c’était un moment où on n’avait pas encore découvert (ayant omis d’écouter ceux qui le faisaient remarquer) qu’on allait assister à une explosion de la population scolaire et donc à une croissance longtemps exponentielle des besoins en professeurs dans tous les ordres d’enseignement).
En quelques endroits (l’institut Henri-Poincaré, la rue d’Ulm, deux ou trois îlots de province) la nature même des « choses » enseignées comme mathématiques avait été changée de fond en comble. Mais il n’en était pas de même pour le concours d’agrégation. Ni son programme ni l’esprit des membres de ses jurys n’avaient bougé d’un pouce pendant ce temps. Les candidats de la variété « moderniste » ou « bourbachique » se voyaient précipités vers un mur qui risquait de leur être infranchissable.
Les « normaliens », dont l’agilité calculatoire avait été abondamment prouvée par leur réussite à un premier concours, n’appréhendaient pas tellement cette épreuve ; mais, pour ceux d’entre eux qui visaient plus loin, qui ressentaient l’attrait d’une recherche aux perspectives soudain plus fascinantes (qui savaient ou sentaient, en outre, que l’enseignement en faculté, ou la pure recherche à plein temps, au CNRS, allaient devenir beaucoup plus rapidement accessibles), il y avait là à la fois une perte de temps et un scandale intellectuel. Il s’ensuit que se trouvèrent soudain rassemblées toutes les conditions voulues pour une première vague de ce que, une bonne dizaine d’années plus tard et avec une ampleur beaucoup plus grande, on appellerait une contestation. Pour la première fois (?) en France, le contenu et les méthodes (les fameuses « leçons » de l’oral de l’agrégation ne pouvaient être envisagées de la même manière par les « modernes » et par les « classiques ») d’un « concours de recrutement » se trouvèrent ouvertement mis en cause par des candidats.
Certains refusèrent de se présenter (ce geste, bien sûr, n’était guère significatif dans le cas des étudiants ordinaires, puisqu’il restait invisible des jurys et n’avait pour effet que de donner plus de chances de réussite aux autres candidats ; mais, dans le cas de normaliens, c’était un véritable scandale (et qui représentait, de leur part, l’acceptation d’un risque sérieux)). Certains firent l’effort de porter la contestation devant le jury lui-même : ainsi Philippe Courrège passa l’écrit, fut admissible et vint expliquer, avec une certaine véhémence, pourquoi il récusait la conception des mathématiques qui se manifestait dans les épreuves qu’il était en train de subir, et annoncer qu’il renonçait à continuer. Pour moi, qui n’aimais déjà guère les examens et avais encore plus en horreur les concours, je m’abstins tout simplement de le préparer.
Le mouvement, s’amplifiant, finit (mais nettement plus tard) par emporter la victoire. On dit (si ce n’est vrai, cela mériterait de l’être) que dans les tout derniers moments de l’« ancien régime » d’agrégation, avant son renouvellement complet sur des bases « modernes », la direction de l’École normale supérieure, confrontée à un mouvement presque unanime de refus du concours par les élèves d’une promotion (mouvement où se manifestait déjà beaucoup plus nettement une contestation du caractère « élitiste » de ce genre d’épreuve, ce qui n’avait pas été le cas au début) (précisons que le passage de l’agrégation était pour les normaliens une obligation), trouva une parade proprement sublime : les cinq « meilleurs » élèves de la promotion (ceux qui avaient obtenu les premiers rangs au concours d’entrée) furent autorisés à ne pas se présenter.
43 (§ 30) chez « Plantin », le café situé au coin de la rue d’Ulm et de la rue Lhomond
Le café « Plantin » régnait sur le coin Lhomond-Ulm. Le verbe s’impose. Le temps du verbe s’impose. Si j’avais choisi un autre verbe, x, j’aurais écrit x-ait ; signifiant que si le « café Plantin » avait un jour x-é, aujourd’hui il ne x-e plus. Même si en passant de « bistrot » à café, l’établissement en question avait gardé (ou pris) le nom de son devenu prospère propriétaire (qui a eu le temps d’être plusieurs fois mort depuis, c’est si loin !) ; même si la prospérité l’avait fait s’étendre par le rachat d’autres semblables commerces, essaimer par clonage dans Paris, devenir le nom d’une chaîne d’imitations-bistrots, comme ces « Batifol » qui sont à la bistroterie ce que les « Fournils de Pierre » sont à la boulangerie (mais ne trompent personne, sauf ceux qui n’ont jamais connu de bistrots (c’est-à-dire, et de plus en plus, pour des raisons évidentes, tout le monde), ni de boulangeries, puisque les bistrots qui ne sont pas des imitations-bistrots de « chaîne », et les boulangeries qui ne sont pas des imitations-boulangeries de « chaîne », imitent les imitations-bistrots de « chaîne » (respectivement les imitations-boulangeries de « chaîne »)) (je n’ose même pas employer le mot ersatz, qui a lui aussi disparu, pensez, presque cinquante ans que ce n’est plus l’Occupation !), même si la « chaîne », d’abord familiale, puis multinationale, vendue à prix d’or et au bon moment par les héritiers du fondateur, le « père Plantin », avait conservé l’emplacement originel (en dépit de sa rentabilité diminuée par la désaffection de l’IHP), ce qui se trouverait aujourd’hui au même coin Lhomond-Ulm ne serait pas ce que je nomme ici « Plantin ».
Le père Plantin régnait sur son bistrot qui régnait sur le coin Lhomond-Ulm. Le verbe que j’ai choisi n’est pas un x quelconque, mais « régner ». Il s’impose. La rue Pierre-et-Marie-Curie était vide de cafés ; la rue d’Ulm, à perte de vue, était vide de cafés. Si on sortait, comme on sortait, par ce côté de l’institut Henri-Poincaré, (car de l’autre côté il aurait fallu, dans les cafés de la rue Saint-Jacques, côtoyer des hispanisants ou des géographes, ce qui se conçoit mal), on n’avait pas le choix. Le café Plantin était en situation hégémonique.
Nous y courûmes, l’adoptâmes, le colonisâmes. Le patron, le père Plantin donc, était un bistrot (on disait « bistrot » pour le patron comme pour le lieu, et on disait le nom du bistrot (le patron du bistrot) pour désigner le bistrot (lieu), par une métonymie qui semble naturelle, comme le général de Gaulle était une métonymie de la France, ou plus justement sans doute comme les aristocrates du temps jadis, se dépouillant de toute individualité excessive, s’interpellaient volontiers, entre égaux, du simple nom de leurs terres). On en fabriquait autrefois des centaines, qui tous avaient la même rondeur auvergnate, de la moustache et de la jovialité.
Jovialité qui fut d’abord mise à rude épreuve quand la brusque affluence estudiantine désargentée, envahissant la minuscule salle, effrayant et chassant l’ancienne minuscule clientèle de bougnat-vins & charbons immémorialement soutenue de petits verres de petits blancs secs sur un zinc digne de la « Compagnie des zincs » et définitivement restituée-évoquée-ressuscitée-décrite-photographiée par le duo Caradec-Doisneau, l’effraya lui aussi par ses conversations incompréhensibles, son agitation et son absence trop visible de ressources ; l’effraya, mais ne le chassa pas.
Car il comprit très vite qu’il valait mieux renoncer à servir un peu de « blancs secs » pas très bons-pas très chers, pour vendre beaucoup de limonades ou de « cafés » (je mets des guillemets pour indiquer une distance, considérable, entre la boisson qu’il apportait sous ce nom et celle qu’on s’accorde à nommer café) pas beaucoup moins chers (la situation hégémonique, n’est-ce pas ?). Il retrouva la parole et le sourire. Certes, on (Lusson spécialement) ne cessait de l’interpeller sur le mauvais rapport qualité-prix (comme on ne disait pas) de son café, sur ses manières et sur ses opinions, mais il accueillait tous les sarcasmes avec abnégation et tranquillité (situation hégémonique mais réflexe conditionné d’amabilité commerçante, n’est-ce-pas ?).
Longtemps, longtemps, longtemps plus tard nous revînmes, Pierre Lusson et moi-même, dans le café Plantin après une longue, longue, longue absence. Il était toujours là, quasiment identique à lui-même, un peu plus blanc, un peu plus gros, un peu plus gris, mais beaucoup, beaucoup, beaucoup plus prospère. La salle avait été agrandie, rationalisée, repeinte ; il y avait une terrasse, on servait des repas, il y avait plusieurs serveurs et serveuses, Mme Plantin dédaignait la caisse. Il reconnut très bien Pierre, vint lui serrer la main en souvenir du bon vieux temps (mais il ne me reconnut pas, moi qui pourtant avais continué à fréquenter l’IHP, et son café, bien plus longtemps, qui y venais de temps à autre encore). Et Pierre, qui ne cessa depuis de répéter : « quand je pense que c’est nous qui avons fait la fortune du père Plantin » (et il me l’a encore redit quand je lui en ai parlé hier au téléphone), lui dit exactement cela et ne voulut pas payer sa consommation. Le père Plantin eut un instant d’hésitation gestionnaire ; puis il sourit, et acquiesça.
44 (§ 30) sa réussite à l’agrégation, qui fit tant plaisir à son père, lui-même professeur de mathématiques (mais non agrégé)
Elle fut reçue la même année que Sylvia (année qui fut celle de la naissance de notre fille, Laurence, qui elle-même va incessamment me rendre grand-père), en 1960. Elles étaient devenues amies.
Nous étions tous reçus dans sa famille avec une bienveillance immense et une hospitalité culinairement doublement remarquable, par son exotisme et par son excellence. On aurait peine à imaginer aujourd’hui ce qu’était la conception du repas dans les restaurants universitaires que nous fréquentions, tel le franco-libanais situé juste en face du café Plantin (je n’ai pas connu pire dans ce qui est traditionnellement considéré comme le lieu du pire culinaire (je ne parle pas des prisons), les réfectoires de soldats de deuxième classe des armées françaises).
M. Espiand père était grand, fort, bavard et rieur, Mme Espiand mère confortable, douce. Son « chef-d’œuvre » était le colombo, autour duquel nous caquetions en nous empiffrant avec enthousiasme sinon grâce (je me souvenais du « pois et riz » haïtien, dont il est proche, que confectionnait René Depestre, dans la cuisine de mes parents, rue Jean-Menans, près des Buttes-Chaumont, lors du séjour clandestin qu’il y fit, révolutionnaire mal vu de la dictature Magloire et des autorités françaises du temps, en 1950). Le nom même du plat (beaucoup plus beau que « pois et riz »), avec ses résonances de volatiles savoureux et pacifiques (la « colombe » de Picasso, du sulfureux Appel de Stockholm pendant la pleine guerre froide, traînait encore, rémanence d’image, dix ans après, dans les mémoires), aiguisait l’appétit.
À table, M. Espiand faisait asseoir près de lui Sylvia et sa fille Marcelle, chacune d’un côté, et plaisantait avec elles. Il était très fier de sa fille, il était très fier de son amitié avec nous, avec Sylvia. Les mathématiques dont nous parlions n’étaient pas les siennes, et l’enseignement supérieur tel que nous l’avions pénétré (je parle de l’année 1960 ; Pierre Lusson et moi-même étions assistants à la faculté des Sciences de Rennes) était un endroit estimable mais lointain.
La véritable consécration était pour lui l’agrégation. C’était l’horizon indépassable de ses ambitions d’autrefois, reportées sur sa fille (sa condition de guadeloupéen n’avait pu que fournir une violence concentrée encore plus forte à cet ancien désir abandonné, en lui donnant l’occasion de renaître, comme en renouvelant et augmentant son audace (c’était une fille qui s’attaquait à ce concours)). Il en avait rêvé pour Marcelle, et quand elle fut agrégée, sa joie fut intense.
Il y eut à cette occasion un grand colombo, un hyper-colombo, un colombo de tous les colombos (le dernier, hélas, des colombos). M. Espiand eut non seulement la joie d’avoir deux belles jeunes femmes à ses côtés, mais la joie longuement anticipée et savourée pleinement en cette heure familialement, amicalement et gustativement parfaite de s’adresser à elles en leur disant « mes collègues ».
45 (§ 30) elle aurait certainement excellé dans la combinatoire des mouvements du ciel, si elle avait pu s’autoriser à le vouloir
Marcelle était une calculatrice remarquable, rapide, fiable. Elle avait un goût certain pour la Mécanique céleste, elle se débrouillait avec aisance dans les trajectoires, dans les « équations de Lagrange », dans les « hamiltoniens » (que j’eus les plus grandes difficultés à avaler).
Nos études étaient tant bien que mal achevées. J’étais, pour les raisons que j’expose dans ce chapitre, le plus en retard ; et cependant, comme Pierre un an avant (et grâce à lui) j’avais trouvé le chemin de l’assistanat du supérieur. À ce moment, les portes des facultés des Sciences s’ouvraient toutes grandes devant l’afflux des étudiants et, en mathématiques, comme la nature même des choses enseignées changeait dans le même temps radicalement, rares étaient ceux qui étaient en mesure d’occuper les postes qui s’offraient un peu partout. Les normaliens, dont le « supérieur » avait été, toujours, la chasse gardée, n’y suffisaient plus. Les « chasseurs de tête » des universités de province hantaient les couloirs de l’IHP afin de persuader ceux de ses étudiants qui n’étaient pas tentés par des orientations plus lucratives (il commençait aussi à s’en présenter partout, dans le secteur semi-public comme même, ô miracle, dans le privé) de venir chez eux comme assistants délégués. On était remarquablement mal payé, mais c’était le « supérieur » ; et de plus, on allait pouvoir faire du prosélytisme bourbakiste.
C’est ainsi que Marcelle eut, au hasard d’une rencontre dans ce même couloir que nous avions hanté quelques années, l’offre d’un poste à Montpellier. Elle ne l’accepta pas.
J’écris « elle ne l’accepta pas » et j’ai une soudaine envie de pleurer. Comme s’il n’y avait pas près de vingt ans que Marcelle est morte, comme si je n’avais pas porté son deuil, comme si de le mettre en phrases sur futur papier redonnait à cette mort une présence insultante. On a beau se répéter qu’il est absurde de se dire que si elle était partie à Montpellier, elle n’aurait pas ceci, elle n’aurait pas cela, et elle n’aurait pas en fin de compte terminé sa vie si prématurément, si tragiquement, si terriblement, on ne peut s’empêcher de se le dire.
Il y avait plusieurs causes possibles à son refus : un sentiment injustifié mais profond, caché parfois mais irrépressible, de ne pas être à la hauteur d’une telle tâche, de ne pas avoir le droit d’être à la hauteur d’une telle tâche. Les raisons de ce sentiment, je veux dire les raisons dues à l’état de la société, sont si évidentes qu’il n’est pas besoin de les réciter. Il y avait aussi (et ceci n’est pas indépendant de la suite de son existence) une raison sentimentale, que je tairai (en tout cas dans cette branche. Je ne m’autorise pas à dire « tout », et je choisis de ne pas dire ce qui n’entre pas dans la voie que je me suis tracée. Cette frontière, bien sûr, est floue).
Marcelle fut nommée dans un lycée, à Digne. Elle venait nous voir parfois, Sylvia (qui enseignait à Paris) et Laurence bébé surtout (j’étais « aux Armées »). Elles riaient beaucoup du choc qu’avait provoqué dans la classe la plus élevée du lycée de Digne, celle de math-élém, sur ses élèves d’abord puis sur les parents d’élèves bas-alpins l’apparition de ce nouveau professeur qui était 1) une femme 2) (disons-le comme ils le pensaient) une négresse. La notion de lycée mixte avait à peine pénétré dans cette ville (où autrefois la mère de ma mère avait obtenu à grand peine le droit de présenter sa fille au baccalauréat) qu’on leur infligeait un tel « choc culturel ». Le choc en retour avait dû être assez sévère pour Marcelle. Elle réagissait en accentuant certains côtés de son caractère qui ne pouvaient qu’augmenter encore l’effroi de ses ouailles (il vaudrait mieux dire, en ne les gommant pas) : elle glissait brusquement en classe sa main dans son dos en disant : « Merde ! voilà encore la bretelle de mon soutien-gorge qui a pété ! » Elle jouait au bridge avec ses élèves, dansait avec eux le dimanche soir dans les « dancings » de la ville et les interrogeait le lendemain matin, histoire de les réveiller. C’était un excellent professeur de mathématiques, sans aucune timidité. Elle ne rencontra jamais l’ombre d’un chahut.
46 (§ 32) Il se voyait clairement lui-même en artisan, en fabricant, en « fabbro » des déductions,
Adopter la posture d’un artisan dans le goût ancien, cordonnier, menuisier ou forgeron, traiter la langue mathématique comme un matériau et le travailler métaphoriquement de sa main était aussi une manière, prudente et orgueilleuse, de revendiquer une place parmi les mathématiciens. La métaphore est vénérable. Dante l’emploie pour décrire Arnaut Daniel comme le « meilleur ouvrier du parler maternel » (le provençal) ; Guillaume IX, avant lui, le premier troubadour, parle de son obrador (atelier). La langue mathématique n’est-elle pas le parler maternel du mathématicien ?
Ce n’est pas une position facile à soutenir. La mathématique, plus encore que les arts en général et spécialement les arts du langage, est entièrement pénétrée par la doctrine de l’inspiration. Certes le grand mathématicien ne dit pas : « Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie ! » ; et pas plus : « Ça m’est venu de nuit en écoutant le rossignol ! » Ce n’est pas ainsi qu’on s’exprime dans cette communauté austère.
Il n’en est pas moins entendu que les idées et les démonstrations qui marquent dans l’histoire de la discipline ne sont pas le fruit du labeur, mais d’un don et d’une qualité d’esprit indéfinissable qui isolent leurs découvreurs du reste des mortels, et les font apparaître comme des phénomènes inexplicables. On compare volontiers Gauss à Mozart et Galois à Rimbaud (quand on a entendu parler du second, bien sûr). (→ Bif. A, où je marque quelque distance avec une version extrême de cette conviction).
Dans ces conditions, il est difficile à qui sait n’être pas en possession de ce don, et ne se contente pas d’être un simple suiveur, un « petit génie » prospérant dans l’ombre d’un grand génie (ou présumé tel) et régnant sur de moins brillants génies que lui-même, à qui a, en somme, une certaine ambition intellectuelle, ce qui était certainement le cas de Philippe, d’acquérir un droit, même faible, à la légitimité, principalement à ses propres yeux.
Or la démarche bourbakiste offrait la possibilité de s’établir dans un terrain en friche, non encore sarclé des mauvaises herbes de l’intuition et de l’absence de rigueur, de choisir pour ce champ théorique les semences appropriées (les structures et leurs axiomes), puis labourer, semer, s’acharner, débusquer le chiendent de l’erreur, et enfin récolter le fruit du labeur, la moisson de définitions, lemmes, propositions, théorèmes et corollaires, liés en belles gerbes, en bouquets de fleurs (les corollaires bien sûr, leurs ikebanas stylistiquement tous disposés suivant les mêmes « patrons ») (j’emploie le mixte de métaphores agricoles et florales qui vient si souvent sous la plume des commentateurs), voilà ce que l’exemple de Bourbaki semblait permettre.
Génial ou pas, par la méthode axiomatique on devait obtenir sinon des résultats spectaculaires, au moins la clarté conceptuelle sans laquelle, la mathématique en étant arrivée à l’état de maturité dont elle faisait enfin preuve, virtuosité, intuition, éclairs du talent et même du génie étaient désormais voués à la stérilité et même aux impasses, à l’erreur.
47 (§ 34) la description ici commençante des préliminaires à une aventure intellectuelle, la mienne
Employons une métaphore, comme y invite le mot « aventure ». À un certain point dans le temps (j’ai déjà parlé longuement de ce « point » dans la première des branches de cet ouvrage, mais comme d’un point en quelque sorte « flottant », sans le situer chronologiquement ni géographiquement de manière nette dans mon temps propre, linéairement vécu (ce n’est pas la seule manière de vivre le temps : la mémoire et l’oubli, les anticipations et les regrets permettent d’autres appréhensions)),
à un certain point dans le temps, je me suis donné un but d’exploration, un pôle lointain, d’accès difficile, sinon impossible, et j’ai décidé de tenter de l’atteindre. Imaginons, selon la même métaphore, l’approche de ce pôle comme un voyage. Pendant des années, beaucoup d’années, je me suis livré aux préparatifs de l’expédition. Mais, à un certain moment, j’ai renoncé. Ceci, cette prose, vient après.
Le but de l’aventure était en premier lieu un Projet, un Projet de mathématique et de poésie. Quelle mathématique ? Je ne peux pas vraiment répondre puisque, toujours selon la métaphore du voyage exploratoire, cela se trouvait au pôle, que je n’ai pas atteint. Tout au plus suis-je parvenu à imaginer ce que cela aurait pu être (ce que j’aurais trouvé, si j’avais été jusque-là). Que suis-je donc en train d’écrire, de décrire ici ? Les préparatifs, et les matériaux de mes imaginations.
Le Projet était aussi (était avant tout) un Projet de poésie ; la même question se pose donc : quelle poésie ? Je répondrai de la même manière, mais, si j’y parviens, dans la branche suivante. Je voulais aussi accompagner mon voyage, vers le pôle du Projet, de son ombre, de son récit (c’est une manière simplifiée de dire), qui aurait été un roman, dont le titre aurait été Le Grand Incendie de Londres.
Je n’ai pas écrit ce roman, parce que je n’ai pas accompli le voyage, parce que j’ai abandonné le Projet. De ce roman il reste des esquisses, des plans (toujours les préparatifs de l’expédition) et l’imagination, l’anticipation de ce qu’il aurait été, s’achevant en même temps que le Projet, si le Projet avait été accompli. De quelle sorte de roman s’agissait-il ? Je ne peux pas non plus répondre, sinon de la même manière que pour la mathématique et la poésie.
Étant parti pour raconter ce voyage (imaginaire, puisque je ne l’ai pas mené à bien), sous le titre général de ‘grand incendie de Londres’ (sans majuscules et entre ‘ ’) (ce n’est pas seulement cela que je raconte, à la fois parce que j’ai simultanément plusieurs buts (le récit de ma préparation à l’aventure du Projet et de son roman n’étant que l’un d’entre eux), et plus encore parce que, du fait même de la contrainte de non-préparation que je me suis donnée pour écrire (inverse strict de ce qui s’est passé pour l’accomplissement du Projet, où j’en restai aux préparatifs), je ne peux pas savoir, même si je crois savoir, s’il y a un but de tous ces buts, et si oui, lequel), il était, en tout cas, nécessaire que j’en passe par l’examen de mon expérience de la mathématique. Et c’est ce que je fais, du moins commence à faire, dans cette branche trois.
48 (§ 34) il effectuait aussitôt plusieurs sauts ultérieurs instantanés ; d’où son habitude de s’emparer des raisonnements des autres, à l’état naissant dans leurs phrases, et de les terminer avant eux
Nous vivons au futur antérieur (en même temps qu’au « passé postérieur », temps non linguistiquement réalisé mais conceptuellement symétrique). Notre présent n’est jamais, n’a jamais le temps d’être ; déjà il n’est plus ; nous ne le vivons que comme ce qui va être passé, ce qui aura été passé (et comme ce qui allait cesser d’être futur). Le souvenir perpétuellement renouvelé de cet état de fait (ou sa prescience sans cesse renaissante), dès que la vie, les autres, la langue nous en ont imposé le jeu inévitable laisse en particulier des traces dans la parole, dans notre parole, dans les modalités de la parole qui caractérisent, autant que la forme du nez, un individu.
Ce que je décris de Pierre L. est un exemple. Mais ce sens du présent a d’autres manières de se manifester. J’en ai collectionné, avec le temps, plusieurs exemples ; disons, plus justement, que des particularités de parole de plusieurs personnes que je connais ou ai connues je me suis fait, avec le temps, une collection, la constituant, dans un premier temps, au moyen d’une « relation collectivisante » (comme dirait Bourbaki, et c’est le moment ou jamais, dans une incise de ce chapitre, d’employer ce terme) purement descriptive, avant de lui trouver, maintenant (et si je dis maintenant il s’agit bien du « maintenant » de mon engagement dans la matinée nocturne de prose (il est quatre heures quarante) où je l’écris), la justification plus « théorique » qu’annonce son début. (La thèse que le présent n’est définissable qu’au futur antérieur (aux innombrables futurs antérieurs et passés postérieurs).)
Je donnerai quatre exemples (quatre seulement ; la raison est numérologique). De quatre exemples, le premier:
– regretté, Jean Queval, de l’Oulipo, et l’un de ses membres fondateurs. Jean Queval ne terminait pour ainsi dire jamais ses phrases (j’insère un « pour ainsi dire » car je ne fus jamais sûr, entièrement sûr du fait que ses phrases n’étaient pas achevées) ; en premier lieu parce que la notion de phrase chez Jean Queval n’était pas du tout claire pour ses interlocuteurs (ni les débuts, ni les milieux, ni les constructions, ni les fins) ; en second lieu parce que ses phrases étaient sérieusement inaudibles, parce qu’il les prononçait extrêmement vite, entrecoupées de sortes de « hein » chevalins peu distincts (comme si s’efforçait sans cesse de parler à sa place un « houymn » swiftien enfermé en lui), et placés de manière telle qu’ils découpaient les propositions principales de façon syntaxiquement hétérodoxe (je ne parle même pas des subordonnées), et qu’il les enchaînait aussitôt à d’autres phrases, n’ayant pas de rapport à première vue discernable avec celle qui avait précédé (alors même qu’on était encore en train d’essayer de la comprendre). Et la raison de cet inachèvement, qui « tombe » comme dirait Frege, sous le concept du présent-comme-anticipation, était son extrême modestie. S’étant engagé dans la phrase, il sentait que l’idée qu’elle allait exprimer était d’une telle banalité que la mener jusqu’à son terme aurait été, en fait, une injure pour celui qui l’écoutait. (Cet exemple mérite une élucidation beaucoup plus approfondie. (Il l’aura, si je compose, comme je l’espère, la branche cinq de mon ouvrage (on y retrouvera aussi François Le Lionnais, qui fait une apparition aussi dans ces pages, pendant la bifurcation A).))
– Je prendrai comme deuxième exemple un vieil ami de mon père, un de ses camarades de l’École normale supérieure, Guy Harnois (j’ai dit quelques mots de lui dans la branche deux). La phrase d’Harnois était également incompréhensible, et incompréhensible aussi par inachèvement. Mais la raison cette fois était la vitesse de l’anticipation. Sa pensée se précipitait avec une telle rapidité à la rencontre de ses conséquences et de ses développements qu’il ne lui était littéralement pas possible de l’exprimer entière sans la perdre. L’inachèvement de ses phrases était alors de la nature du court-circuit, de l’ellipse, de la superposition de plusieurs ellipses même, et chacun ressentait en l’écoutant à quel point ses propres processus mentaux étaient irrémédiablement lents. Je dois reconnaître qu’il était particulièrement inachevé, précipité, et elliptique quand il parlait avec mon père, car ils étaient habitués l’un à l’autre et se comprenaient aisément, à demi-mot, à dixième de mot même.
– Mon troisième exemple sera celui de mon amie Florence, Florence Delay. J’ai observé chez elle, mais seulement de manière épisodique (dans des contextes d’élocution que je n’expliciterai pas ici), des coupures soudaines dans l’énonciation. Elles attirent particulièrement l’attention parce qu’elles ne sont pas la règle et que Florence s’exprime le plus souvent avec une grande élégance et netteté, de langue autant que de diction. La raison (telle du moins que je la « théorise » à l’appui de ma thèse) est, comme dans le cas de Jean Queval, liée à la prévision de l’écoute de l’auditeur. La cause motrice de l’interruption, cette fois, n’est pas la modestie (Florence n’est pas spécialement modeste (ni d’ailleurs immodeste) et n’a pas de raisons ni d’envie d’être l’un ou l’autre), mais la courtoisie : Florence sent qu’achever une phrase ordinaire (en fait il ne s’agit pas vraiment de phrases « ordinaires » mais je suis forcé de simplifier) serait abuser du temps d’attention de celui ou celle (plutôt celui ou ceux, d’ailleurs) à qui elle parle, qui n’en a pas beaucoup (pour les paroles des autres, s’entend).
– Ma mère, elle, ne laissait pas, contrairement aux trois autres, ses phrases en suspens, en évanouissement, ne les mélangeait pas à d’autres. Mais elle avait l’habitude, en répondant à n’importe quelle phrase affirmative à laquelle elle se sentait obligée de répondre, de la commencer par un mot, un seul, qui exprimait exactement le contraire de ce qu’elle allait avoir dit : elle commençait sa phrase par « non »… et ce « non » n’était pas exactement ce « non qui veut dire oui » qui est d’emploi assez courant en français oral, par lequel on montre son approbation de ce qu’on vient d’entendre, mais plus spécifiquement ce même « non » d’approbation paradoxale appliqué cette fois à sa propre affirmation non encore venue au jour de la parole (et pouvant donc, du point de vue de l’interlocuteur, être un véritable « non qui veut dire non »).
Marie, très souvent, ne dit rien.
49 (§ 35) l’incapacité à se soumettre aux règles très strictes du labeur démonstratif lui interdisait en fait d’atteindre à la gloire scientifique
J’ai longtemps pensé qu’il était un mathématicien d’un autre âge, égaré dans le nôtre et confronté à l’obstacle insurmontable qu’avait mis devant lui l’organisation hiérarchique et lourdement institutionnelle du savoir (de tous les savoirs) qui était devenue la norme au moment de ses études (elle s’est encore rigidifiée depuis). J’en suis moins persuadé aujourd’hui.
Dans son cas, le « droit à la mathématique » n’aurait pu lui être accordé (c’est ainsi qu’il se représentait le déroulement des événements et, autant que je puisse en juger, qu’il se le représente toujours) que s’il avait accompli le rite initiatique devenu indispensable, réussir au concours d’entrée à l’École normale supérieure. Il n’avait pas accompli ce geste. Il n’avait donc pas le droit (pour les institutions) d’être mathématicien. Il existait, dans certaines conditions, des sessions de rattrapage (pour ceux qui, comme Salem, avaient été longtemps occupés à tout autre chose (dans le cas de Salem, la banque) ; ou pour ceux qui avaient fait leur études ailleurs, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis. Ceux-là pouvaient être considérés à la rigueur comme dispensés de l’épreuve initiale).
(J’écris « à la rigueur » parce que, dans le texte d’André Weil que je commente au cours de ma première bifurcation, on lit une « sortie » contre le système universitaire américain qui, selon lui, favorise la prolifération des doctorats (ph.d.) médiocres et on sent bien qu’il regrette l’absence chez les Anglo-Saxons d’un filtre aussi efficace que le Concours, qui permet de séparer, une fois pour toutes, le bon grain de l’ivraie. C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut pour lui absolument que la mathématique chez le mathématicien se révèle jeune, etc. Bien des traits du monde mathématique français découlent de quelques « axiomes » de ce genre.
(Je ne dis pas que le mode de fonctionnement à l’américaine soit meilleur. Il conduit, à partir d’autres prémisses, à une organisation du savoir au moins aussi hiérarchisée et aussi rigide que l’autre ; plus perméable également à une absence totale de convictions).)
Or Pierre avait admis intérieurement ce jugement. Il se révoltait contre lui mais il lui était impossible de le récuser. La bataille avait déjà été livrée et perdue. Il ne serait pas un mathématicien digne de ceux qu’il admirait. Par conséquent il n’était pas nécessaire d’essayer d’être un chercheur de seconde zone. Par conséquent il n’était pas vraiment utile de se fatiguer à faire sans cesse des démonstrations, sauf dans les cas d’extrême urgence (tel Nero Wolfe (également buveur compulsif de bière), il ne se laissait engager dans les corvées de démonstration que poussé par la plus dure nécessité).
Tout cela est vraisemblable. Il me semble malgré tout que le refus de la patience, de la minutie démonstrative ou calculatoire qu’exigeait, peut-être plus que jamais dans l’histoire des mathématiques, la soumission entière à la stratégie axiomatique (que Pierre alors prônait avec une grande fougue persuasive) avait, chez lui, des racines plus profondes que le seul traumatisme d’un rejet hors du cercle des « élus » normaliens. À aucune époque d’une histoire presque trimillénaire, même si les modalités ont changé avec les siècles, les taches souvent désagréables et fastidieuses de la démonstration des résultats avancés, dans des présentations reconnaissables et acceptables par les autres mathématiciens, n’ont pu être évitées. Il est vrai, et le « cas » de René Thom par exemple le montre, qu’il aurait peut-être pu trouver sur place (à l’École) les aides nécessaires pour en surmonter le dégoût. On est, dans ce cas, ramené à l’hypothèse précédente.
Les Grands Courants
du Président Le Lionnais
50 (§ 6) ce fut une idée soudaine, une idée exaltante, bouleversante, illuminative
L’idée d’atteindre à la compréhension du monde par la mathématique fut certainement pour moi cela, mais je dois à la maîtresse exigeante de mon entreprise, la véracité, de reconnaître qu’elle n’était pas entièrement neuve.
(Je désigne par « exigence de véracité » la maxime impérieuse qui gouverne mon attitude à l’égard de mon propre récit. Mon récit affirme, lui, sa véridicité. La véridicité est un des axiomes de la narration. La maxime et l’axiome ne doivent pas être confondus ; la déclaration de l’axiome vaut ce que valent toutes les déclarations de ce genre, autrement dit uniquement le crédit que voudra bien lui accorder le lecteur ; la maxime vaut pour moi seul et, de nouveau, le lecteur qui la rencontre peut ou non me faire confiance sur ce point.)
Il me faut pour cela retourner en arrière de quelques années, vers l’automne, et l’hiver de 1948, vers le tournant de mes seize ans, et la lecture d’un livre (un numéro spécial de revue, mais aussi autonome dans sa présentation qu’un livre) : Les Grands Courants de la pensée mathématique, de François Le Lionnais, accueillis et abrités par Les Cahiers du Sud, et recevant de ce lieu de publication une autorité particulière pour le lecteur que j’en fus, puisque c’était une revue de poésie à laquelle était associé le nom de Joe Bousquet.
(Je m’étendrai ailleurs sur cette rencontre fortuite, et sur ses implications (ce sera dans une autre branche de cette famille de livres, la quatrième vraisemblablement, selon mes prévisions présentes de son avenir (qui ne seront pas nécessairement respectées (voilà un autre axiome de ma narration, la fluidité absolue de ses développements ultérieurs, l’absence de plan, le refus d’être lié à la moindre affirmation sur son futur ; en vertu de cet axiome je peux me permettre de nombreuses prédictions, qui n’ont d’autre valeur que d’éclairer le temps présent du récit)).)
À l’âge qui était le mien, ce n’était pas une lecture propre à encourager une vocation de mathématicien. Je n’ai pas dû y saisir grand-chose. Si un ouvrage avait pu jouer alors ce rôle c’était celui d’Eric Temple Bell, traduit sous le titre Les Grands Mathématiciens (tellement compulsé à la Bibliothèque nationale qu’il est aujourd’hui « hors d’usage »). Je l’ai lu aussi, et pendant la même année scolaire.
C’était une année de semi-repos avant l’entrée à l’université : j’étais trop jeune pour ses épreuves, avaient pensé mes parents, puisque j’avais passé cette version du baccalauréat qu’on appelait « philo » en juin 1948, à quinze ans. Ainsi j’étais resté au lycée de Saint-Germain-en-Laye, et je préparais, sans beaucoup d’acharnement, celui qu’on nommait « math-élém ».
(J’avais hâte, moi, d’être à Paris, à la Sorbonne, et surtout près des lieux où « était » la poésie ; ce qui fait que je boudais plus ou moins.) En fait j’ai consacré cette année-là le plus clair de mon temps, délibérément, à la poésie : lecture des surréalistes essentiellement, accompagnée d’écritures dérivatives (des pastiches involontaires et médiocres ; mais peut-être pas totalement inutiles : les pastiches, que recommandait Proust, font partie du parcours obligé de l’écrivain, qui doit s’y livrer afin d’être au moins sûr de ce qu’il ne fera plus ensuite).
Mais j’ai lu ce fort numéro des Cahiers du Sud, à cause de la revue elle-même, que j’admirais de toute mon exaltation poétique adolescente, au moins autant qu’à cause de son sujet, les mathématiques.
Sa lecture m’est apparue comme un prolongement étrange, difficile et sans doute rebutant de celle de Bell, bien qu’elle s’inscrivît assez naturellement à sa suite ; notamment du chapitre sur Cantor qui me laissa ébahi, car rien dans l’enseignement de ma classe au lycée de Saint-Germain-en-Laye ne permettait d’envisager la notion de transfini.
51 les regards des élèves et des professeurs de mon lycée étaient tournés vers des lendemains glorieux
(Tous les regards des élèves et des professeurs de mon lycée étaient tournés vers des lendemains glorieux, les préparations à Polytechnique ou à « Normale », et étaient donc résolument fixés sur une seule ligne de fuite, sur l’horizon des coniques et des quadriques (tel le regard du patriote déroulédien d’avant quatorze, les yeux obstinément dirigés vers la « ligne bleue des Vosges », privée de blanc et de rouge par la défaite de 1870) (ou, comme le capitaine Hatteras, vers le pôle).)
L’idée d’êtres mathématiques se pressant dans les pays de l’infini numérique (cet ombilic des limbes) me stupéfia. Je vis qu’il y avait même plusieurs sortes d’infinis, fort turbulents ; je vois encore sur la page le signe exaltant et effrayant à la fois des « alephs » que Cantor utilisa pour noter ces monstres majestueux.
Ci-dessous un aleph, le premier de la famille cantorienne. Voyez comme il est beau, inexorablement beau (on sait que Cantor donne aux membres du sacré-collège de ses « transfinis » des noms prestigieux. Il les appelle des ordinaux et des cardinaux (tentant de les revêtir d’une parcelle (indirectement, par la nomination) de celui, pour lui immense, de l’Église catholique (il tenta même de faire reconnaître l’orthodoxie de sa conception d’infiniment variés infinis par un véritable cardinal en exercice))).
(Ici, dessin d’un aleph.)
Mon niveau mathématique n’était donc guère élevé et je n’ai certainement pas compris grand-chose, techniquement ni philosophiquement, à la plupart des articles assemblés dans les pages des « Grands Courants » par François Le Lionnais. Je les ai relus une première fois à la suite de ma décision (je devrais même dire lus vraiment une première fois) quand je me suis lancé dans l’étude systématique de Bourbaki.
Je vais cependant m’arrêter quelque temps à une description du contenu de cet ouvrage, mais d’un point de vue limité, qui a moins à voir avec sa signification intrinsèque qu’avec le futur de mon propre livre, non seulement parce que le lieu éditorial (une revue de poésie) crée un lien, suffisamment contingent pour être pris comme narrativement nécessaire, avec une de ses branches futures, comme j’ai dit plus haut, mais parce que, de la même manière, je m’assure par anticipation un autre lien, avec une autre branche (la cinquième cette fois), où l’on fera (ferait) plus ample connaissance avec son auteur.
Description des Grands Courants de la pensée mathématique : premier moment.
Circonstances – Dans sa présentation du volume, Ballard, le directeur des Cahiers du Sud, écrivait : « François Le Lionnais (qui sera nommé désormais, et pour toute la suite de cette description, FLL (prononcer <effèlel>) – J.R.) se trouvait à Marseille en 1942. Séduit par l’étendue et surtout la clarté de son savoir, je lui suggérai de provoquer les explications des meilleurs mathématiciens de ce temps, et de les rassembler en un livre qui présenterait un tableau des recherches et de l’esprit des mathématiques actuelles. … Aucun de nous ne se dissimulait en 1942 les difficultés d’une telle entreprise, mais nous étions loin d’imaginer qu’il faudrait cinq longues années pour la mener à bien. »
L’ampleur initiale du projet dut bien sûr être réduite à cause de la guerre : en particulier, parmi ceux à qui il aurait fallu s’adresser, « les exilés furent perdus pour nous ». Mais la cause principale du retard fut l’arrestation pour faits de résistance de FLL et sa déportation à Dora, après un passage à Fresnes
(où il occupa ses longs loisirs à la confection d’un traité d’échecs destiné à un gardien amateur de ce jeu, gardien qui lui fournit clandestinement le papier nécessaire à cette entreprise (le « mini-traité » en question, découvert dans les archives de Fresnes, lui fut restitué quelques années après la Libération)).
52 « Parmi les espoirs qui le soutenaient, continuait Ballard,
« Parmi les espoirs qui le soutenaient, continuait Ballard, le projet des “Grands Courants” (qui seront notés par la suite “Gr.c.” – J.R.) occupait si fort son esprit qu’il faillit un jour lui coûter la vie. Il en avait recomposé de mémoire le sommaire. Certains noms inscrits sur une feuille de papier d’emballage tombèrent par hasard sous les yeux des gardiens… »
Borel, Montel, de Broglie, Valiron, Brunschwicg, ces noms devaient être ceux de complices réunis en vue d’une tentative d’évasion. En punition « pour le crime d’avoir écrit avec un crayon nazi sur un papier du Troisième Reich », FLL reçut une sérieuse « ration de coups de schlague ».
J’ajouterai une autre indication, qui n’est pas donnée par Ballard, et que je tiens (comme d’autres membres de l’Oulipo) de FLL lui-même : que les Gr.c. servaient de prétexte et « couverture » au président (le président-fondateur de l’Oulipo) pour des activités d’un autre type, celles de la Résistance.
À Dora, on le sait peut-être (on l’apprendra ici sinon), FLL s’acharna, avec plusieurs membres de son commando, à une reconstitution par la mémoire de certains de ses tableaux préférés du Louvre, expérience de survie d’où il a tiré, après sa libération, ce texte admirable : La Peinture à Dora ;
expérience jouée sur le théâtre de la mémoire, mise en scène qui évoque la tradition des Arts de la mémoire qu’a restituée pour nous le livre de Frances Yates, The Art of Memory (que Raymond Queneau fit traduire et publier à la NRF), où l’on peut lire cette leçon (que la biographie de Giordano Bruno illustre aussi) : l’art de la mémoire peut devenir un art de survie.
(La Peinture à Dora est l’un de ces rares textes qui, avec ceux de Robert Antelme et Primo Levi, m’ont donné le moyen du peu de compréhension que j’ai pu acquérir, depuis ma douzième année, de l’incompréhensible horreur des « camps » nazis et de cette sorte d’espérance collective, limitée, fragile, mais réelle qu’ils s’efforcèrent de transmettre, chacun à sa manière, par leurs récits.)
Pourquoi ce préambule ? Parce que les Gr.c. seront un des éléments du portrait de FLL, et qu’en vue de ce que je prévois de dire dans ma branche cinq, j’en dispose quelques éléments ici.
Les Gr.c. ne se comprennent donc pas seulement selon leur rapport à la (ou aux) mathématique(s), et le premier éclairage que je vais donner à ma relecture actuelle ne la (les) concerne pas.
Il reste que l’orientation donnée par FLL à son parcours de la discipline touche, elle, de très près à ce qui fait l’objet de mes investigations dans cette branche troisième-ci.
53 Description des Grands Courants de la pensée mathématique : deuxième moment
Description des Grands Courants de la pensée mathématique :
deuxième moment
Les Gr.c. comme début d’une série infinie –
La rédaction du volume ne fut donc achevée qu’au début de 1948, et la lecture du sommaire reflète bien la coexistence pas toujours harmonieuse de deux états, l’ancien et le nouveau ; il y apparaît une double couche de contributions ; les unes sont le résidu du projet initial, les autres exhibent certains des traits de la pensée des mathématiques dans l’immédiat après-guerre.
Mais dans l’esprit de FLL cette situation n’était nullement en fait ressentie comme dommageable. Toujours en proie à l’avenir, il n’envisageait en fait le volume que comme un début.
Les allusions sont nombreuses à une « deuxième série » (p. 75 : « nous profiterons d’une deuxième série pour aborder l’idée de … MÉTAMATHÉMATIQUE qui n’est pas mise en valeur d’une manière suffisamment directe dans cette première série » ; p. 119 : « cette topologie à laquelle nous sommes impatients d’offrir la place à laquelle elle a droit » ; p. 225 : « La deuxième série accueillera des études sur les origines historiques des mathématiques et sur les calculateurs célèbres » ; p. 305 : « Nous nous proposons de reprendre dans la deuxième série l’examen des vingt-trois problèmes de Hilbert et de faire le point sur chacun d’eux… »).
Qu’est-ce qui se dessine en filigrane derrière ces allusions à un second volume de Gr.c. (qui, disons-le, n’a jamais vu le jour) ? Ce que le premier aurait en fait dû être, qu’il aurait peut-être été (on peut en douter, mais il l’aurait été au moins en intention) sans les circonstances qui en avaient interrompu l’accomplissement.
Vu ainsi, le Gr.c., qui est un Gr.c. n° 1 (annonçant un Gr.c. n° 2), est donc un monument de la période de reconstruction sur les ruines de la guerre (quand on disait : « Retroussons nos manches, ça ira encore mieux ! »), assemblé dans l’urgence, qui ne ressemble que partiellement au Gr.c. n° 0 abandonné, et le vrai projet, celui qui animait le Gr.c. n° 0, est repoussé à un futur toujours plus lointain.
Mais comme le premier Gr.c., le Gr.c. n° 0, celui qui avait été imaginé pendant les années sombres, était déjà lui-même dans une large mesure imaginaire.
Comme d’autre part, même s’il avait été mené jusqu’à son terme, il aurait nécessité une telle quantité de corrections, d’apports et de mises à jour (sans parler de son gigantisme, implicite dans ce que FLL révèle incidemment de ses ambitions), ce n’est pas une simple « seconde série » enfermée dans un Gr.c. n° 2 qui aurait été nécessaire, mais une suite potentiellement infinie de Gr.c. n° n, n parcourant l’ensemble (au moins) des entiers naturels.
Ainsi, le « véritable » projet des Gr.c. aurait été celui d’un Gr.c. indice oméga, oméga étant le premier ordinal cantorien transfini, et il aurait comporté sans aucun doute au moins « aleph zéro » pages. (On aurait pu le placer, tel la Bible qui orne les tables de nuit des auberges américaines, dans chacune des chambres de l’hôtel de Hilbert (il y en a une infinité ; cet hôtel, on le sait, peut toujours « accommoder » un nouveau voyageur inopiné, même quand il est plein).)
54 Les familiers du président Le Lionnais ne manqueront pas de ressentir à cette lecture une impression de déjà-vu
Les familiers du président Le Lionnais ne manqueront pas de ressentir à cette lecture une impression de déjà-vu. Ce n’est pas, en effet, l’unique exemple, dans la carrière de cet homme extraordinaire, de telles inaugurations proclamées pour des séries virtuellement infinies de créations intellectuelles n’ayant jamais beaucoup dépassé le stade initial de la mise en route, ou même de la seule invocation imaginaire.
(Les lecteurs des deux premières branches du ‘grand incendie de Londres’ reconnaîtront aussi que ce thème m’est familier.)
C’est une des raisons pour lesquelles la lecture des Gr.c. (je veux dire le Gr.c. n° 1, unique terme achevé de la série) donne une impression globale d’hétérogénéité, de bricolage, de disparate.
Disparate, voilà le mot lâché (à dessein) ; il décrit assez bien l’ensemble des activités du président. C’est d’ailleurs celui qu’il estimait le représenter le mieux, qu’il revendiquait comme concept esthétique ayant gouverné (volontairement selon lui) toute son existence.
Et il avait prévu de publier ses Mémoires sous ce titre (Mémoires qui, selon le principe même qui se dégage de l’analyse des Gr.c. que je viens de proposer (celui d’une série virtuelle toujours à continuer, avec des contraintes de complétude, de consistance et de perfection rendant difficile et généralement impossible l’achèvement même d’un premier terme), auraient exigé, eux aussi, d’innombrables volumes
(le corollaire de ce « théorème » existentiel était une stratégie de diversions, de digressions perpétuelles et reprises perpétuelles dans de nouvelles perspectives des matières ou épisodes déjà traités.
C’est, je crois, cette particularité décourageante qui contraignit finalement à l’abandon Jean-Marc Levy-Leblond et la maison (les Éditions du Seuil) qui s’étaient proposé de les prendre en charge)).
(Dans la perspective réelle, qui était celle vraisemblablement de FLL, ces retards n’avaient bien sûr aucune importance. Il aurait suffi de publier, comme premier volume d’une série (prête à s’étendre jusqu’à oméga tomes) autant de pages qu’on voudrait ; et de reprendre à partir de là pour un second, puis un troisième et un et cetera volume, chacun comportant des ajouts, corrections et digressions aux précédents (et sans doute aux suivants déjà entièrement constitués, en imagination, dans l’esprit irrépressiblement bouillonnant de l’auteur).)
(Le titre exact proposé par FLL était Le disparate. (FLL, en employant l’article « le », contre tous les dictionnaires, se plaçait sous l’autorité de Mr Proust : ainsi, dans l’ancienne édition de la Bibliothèque de la Pléiade (c’est moi qui souligne le mot disparate), p 205 : « … une accumulation de redites et un disparate d’étrennes » ; p. 246 : « … un disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait à l’un et à l’autre » ; p. 532 : « Songeons seulement aux choquants disparates que nous présenterait… tel horoscope… ».))
55 (troisième moment) : de deux générations franco-françaises.
Deux générations franco-françaises –
Si on examine le sommaire des Gr.c. on y reconnaît la coexistence (et le heurt inharmonieux) de deux générations mathématiques, par la force des choses presque uniquement françaises. On y trouve les grands noms de l’« analyse à la française » dont les survivants formaient à la sortie de la guerre l’establishment mathématique du pays : Émile Borel, Bouligand mon vieux maître, Valiron (dont j’évitai de justesse le cours à l’IHP pour cause de retraite (→ chap.1), Montel, Denjoy, Fréchet (que j’ai un peu côtoyé à Grasse dans cette sorte de « pension de famille » pour intellectuels de revenus modestes qui s’appelait « La Messuguière » ; c’était, vers 1955, un vieux monsieur infiniment courtois). (On y trouve aussi Louis de Broglie et Le Corbusier.)
Certains de ces noms sont ceux des derniers survivants d’une génération vénérable de la mathématique française, celle d’avant la Première Guerre mondiale : ils avaient parfois connu Poincaré ; ils avaient survécu à l’hécatombe, aux tranchées et aux gaz de combat ; et du coup, pourrait-on dire, ils avaient obtenu le droit de vivre très vieux, bénéficiant collectivement d’une sorte de compensation du destin.
J’ai été un tout petit peu leur élève. (Bouligand, par exemple, était encore enseignant au temps de mes études, à cause de ses enfants si nombreux et encore si jeunes qu’il lui fallait nourrir. Il retardait à cause d’eux le plus possible le moment de sa retraite et continuait à enseigner la géométrie, tenant un discours devenu presque incompréhensible, d’un incompréhensible encore aggravé du fait que tout ce qu’on enseignait ailleurs était en train de changer : car l’aube se levait des mathématiques Modernes.)
Il y avait aussi Hadamard, presque centenaire déjà, je crois. Il venait tous les jours, au début de l’après-midi, de son tout petit pas de petit vieillard qui n’avait jamais été d’une taille très grande, il montait jusqu’à la bibliothèque de l’institut Henri-Poincaré ; on lui apportait un grand gros ouvrage de mathématiques de sa jeunesse, un grand gros in-folio presque aussi gros que lui et certainement beaucoup plus lourd. Il l’ouvrait avec peine, lisait quelques lignes et s’endormait une petite heure, puis se réveillait et repartait de son même petit pas égal.
On le regardait avec émerveillement et attendrissement ; il avait été un très très bon mathématicien, il avait été un homme très modeste, très courtois et très généreux, et on espérait tous qu’il fêterait ses cent ans. J’écris cela, et je ne sais pas s’il a vraiment vécu jusqu’à cent ans.
À côté d’eux dans les Gr.c., place est faite d’abord à quelques philosophes des mathématiques. On y reconnaît, avec nos yeux d’aujourd’hui, parmi les « jeunes », Jean-Toussaint Desanti, pas encore pris dans la tourmente politique (l’aujourd’hui antique match entre science « bourgeoise » et science « prolétarienne »).
On y voit aussi, un peu injustement oublié depuis, celui qui était l’unique représentant de la conception moderne de la logique, le ferme disciple du cercle de Vienne, Marcel Boll. Et enfin les deux morts de la Résistance et de la déportation, Albert Lautman et Jean Cavaillès.
Cependant la place d’honneur avait été évidemment (je dis « évidemment » mais c’est un choix qui montre, de la part de FLL, un pari pas tellement « évident » à cette époque) réservée à l’avant-garde mathématique française, à l’école de Bourbaki.
Celui qui en fut, disons, le ciment pédagogique, Henri Cartan, n’était pas présent, mais il l’était indirectement par son père, le vénérable Élie Cartan (dont la thèse est de 1894 ; il était le seul « ancien » alors explicitement revendiqué par les jeunes iconoclastes (les souvenirs si décevants d’André Weil font cependant (remords tardif ?) un vibrant éloge d’Hadamard (presque le seul à y mériter un éloge)). (La jeunesse des bourbakistes était d’ailleurs relative puisque les fondateurs, et en tout cas Weil et Dieudonné, avaient autour de quarante ans quand sont parus les Gr.c.)).
56 Les Gr.c. et Bourbaki
Les Gr.c et Bourbaki –
Les « bourbaki » faisaient alors (en 1948) figure d’avant-garde insolente, terroriste et mal élevée. Certes on trouve aussi dans les Gr.c. quelques continuateurs de l’establishment comme Fortet et les Dubreil (mari et femme : Mme Dubreil, née Marie-Louise Jacotin, fut la première, trompant la vigilance sexiste des autorités, à bénéficier d’un silence des règlements quand, ayant décidé de se présenter à la « rue d’Ulm », section des Sciences, elle résista, texte en main, aux efforts tendant à son exclusion du concours et fut reçue (exploit qui permit, l’année suivante, à d’autres « jeunes filles » de tenter à leur tour leur chance (parmi lesquelles se trouvait ma mère (→ branche deux))).
Dubreil, algébriste, qui avait étudié avec le grand Van der Waerden, avait été résistant. Les bourbakistes, dont le « pape » (André Weil pour ne pas le nommer) avait passé la guerre aux États-Unis (ce dont je ne saurais le blâmer), le haïssaient pour des raisons qui n’étaient pas toutes théoriques (le pouvoir académique était en jeu)).
(On peut discerner dans ces disputes qui restèrent toujours assez feutrées (le terrain universitaire l’exigeait) quelque ressemblance avec la grande querelle dans les Lettres qui opposa, dans l’immédiat après-guerre, Aragon à Breton et Péret (un parallèle stylistique entre Weil et Breton pourrait également être poursuivi).)
L’architecture même du volume montre clairement que FLL mise (un pari qui ne va pas, en 1948, tout à fait de soi) sur eux, sur lui (« Bourbaki » désigne généralement, soit le groupe, soit ses membres, soit encore l’œuvre, le Traité, les trois acceptions étant considérées comme interchangeables).
Cela se voit par l’organisation de la partie du livre intitulée « Épopée » : elle a une section « passé », une section « présent » et une section « avenir ».
Or l’avenir est représenté par deux textes (le premier, d’André Weil, assez incroyable quand on le regarde de près (j’y reviens)) et un autre, totalement négligeable dans sa médiocrité, d’un des « jeunes » bourbakistes, Godement. Il y a donc deux bourbakistes dans cette section.
De plus dans la section « présent » une place essentielle est réservée à Dieudonné parlant de Hilbert, dont le prestige quasi divin et l’exemple (à travers la méthode axiomatique) eurent sur le groupe une influence décisive (le dernier texte publié de Raymond Queneau, Les Fondements de la littérature selon David Hilbert, rend hommage, à sa manière, ironique, aux Fondements de la géométrie (Grundlagen der Geometrie) du même Hilbert, chef-d’œuvre insurpassable de la méthode). Dans le « passé » enfin, le seul texte un peu lisible aujourd’hui est celui d’(É)lie Cartan, sur Sophus Lie bien entendu.
Ce n’est pas tout : dans la première partie du volume, « Le temple mathématique », FLL a mis, immédiatement après un coup de chapeau obligatoire au vieux Borel (lui qui imposa la tâche peut-être inutile d’une réécriture verbatim de l’« Odyssée » à ses malheureux singes dactylographes (autres et involontaires Pierre Ménard)), qui exprime des choses philosophiquement triviales sur la définition des nombres, un texte signé Nicolas Bourbaki soi-même.
C’était une grande première en même temps qu’une exception étonnante et sans lendemain à leur stratégie générale de silence hors Traité (je me suis souvent demandé comment FLL avait réussi à le leur extorquer, mais je n’ai jamais, hélas, saisi l’occasion de lui poser la question).
57 Ce texte mériterait une étude particulière.
Ce texte mériterait une étude particulière. Bourbaki y manie en toute tranquillité des massues philosophiques proprement néandertaliennes qui contrastent avec sa prudence de serpent habituelle.
Les introductions de ses livres et fascicules, ses « notes historiques », bien que téléologiquement conçues pour donner le sentiment que l’évolution des mathématiques depuis les origines de l’humanité devait inéluctablement converger vers un point unique (le monde a été créé pour aboutir à un Livre, celui de Bourbaki), sont beaucoup plus strictement contrôlées, et restent, par leur « technicité » résolue, apparemment à l’abri des pièges métaphysiques les plus flagrants.
J’y ai remarqué, à la relecture, une comparaison fort intéressante : la mathématique ressemble selon eux à « une grande cité, dont les faubourgs ne cessent de progresser, de façon quelque peu chaotique, sur le terrain environnant, tandis que le centre se reconstruit périodiquement, chaque fois suivant un plan plus clair, et une ordonnance plus majestueuse, jetant à bas les vieux quartiers et leurs dédales de ruelles, pour lancer sur la périphérie des avenues toujours plus directes, plus larges et plus commodes » (le rêve hausmannien de Bourbaki se montre là sans déguisements),
comparaison très proche d’une métaphore employée par Wittgenstein dans les Investigations philosophique s (§ 18), mais à propos du langage, qui est décrit comme « un labyrinthe de petites rues et de places, de maisons anciennes et nouvelles, de bâtiments dont les parties appartiennent à des architectures de différentes périodes ; et tout cela entouré ou pénétré d’une multitude d’avenues nouvelles, de faubourgs aux rues droites et aux maisons uniformes ».
Rapprochement qui ne me semble pas tout à fait arbitraire : l’idée wittgensteinienne de jeu de langage, qui est sous-jacente à l’image urbaine, s’applique de manière presque pure au Traité bourbakiste, parce que écrit selon la méthode axiomatique ; et on y reconnaît aussi l’illustration d’une idée connexe, celle de « ressemblance familiale », qui donne son « ton » inimitable aux œuvres du groupe.
Le texte de liaison de FLL qui court tout le long du volume des Gr.c. est écrit, lui, dans un style caractéristique, que j’appellerai « style du mystère ».
Il ressemble en fait fortement à celui qu’emploie Eric Temple Bell dans un des premiers modèles du genre, Les Grands Mathématiciens, ouvrage de vulgarisation ambitieuse que François Le Lionnais connaissait bien (la traduction française est de 1939). Le caractère énigmatique de la plupart des textes de ce type, pour un adolescent ou un amateur qui ne possède pas encore les moyens techniques de les comprendre, n’est pas nécessairement rebutant (particulièrement si on est lecteur de poésie).
On vous fait pressentir un futur merveilleux en vous montrant combien, a posteriori, était merveilleux le futur qui s’offrait aux grands mathématiciens du passé avant leurs grandes découvertes.
On vous dit : il y avait et il y a toujours à découvrir, pas seulement à répéter les choses autrefois trouvées par d’autres ; on vous offre la vision du Graal, les grandes hypothèses ou conjectures depuis des siècles résistantes, le Grand Théorème de Fermat bien sûr (→ Bif. B), ou la Conjecture de Goldbach (qui exprime que tout nombre pair plus grand que 2 est somme de deux nombres premiers), pour ne citer que deux de celles qui peuvent s’exprimer en des termes accessibles dès les premières années de la scolarité secondaire. On vous invite à les contempler et à diriger fermement votre regard sur elles comme le capitaine Hatteras, encore lui (c’est un de mes héros favoris), dans le roman de Jules Verne garde à jamais, à l’avant de son navire, « les yeux obstinément fixés dans la direction du pôle ».
58 Ensuite et pour longtemps plongé dans les mathématiques « réelles », j’ai oublié les Gr.c.
Ensuite et pour longtemps plongé dans les mathématiques « réelles », j’ai oublié les Gr.c. Je les ai relus (pas entièrement, d’une manière sélective) presque vingt ans plus tard quand, amené à l’Oulipo par Raymond Queneau, j’ai connu FLL à l’automne de 1966.
J’étais alors au bout de ma passion pour Bourbaki, dont j’avais été pendant bien des années un des plus fidèles et crédules lecteurs.
Bien entendu j’ai été frappé par le bourbakisme implicite des Gr.c. (sans le voir aussi nettement qu’aujourd’hui inscrit dans l’architecture du volume : c’est quelque chose que je n’ai vraiment identifié que maintenant, avec le regard, beaucoup plus froid, de cette prose).
FLL et Queneau admiraient énormément Bourbaki, connaissaient personnellement plusieurs des bourbakistes. FLL, vingt ans après les Gr.c., avait acquis une grande connaissance du milieu mathématique international, était en relations épistolaires ou autres avec nombre de ses représentants. Mais la manière de son intérêt pour les mathématiciens et leurs activités était très particulière.
Il les regardait, j’en suis persuadé, avec l’œil avide du collectionneur. Il collectionnait les mathématiciens et les résultats mathématiques (les uns et les autres sur le même plan). Il s’y employa jusque très tard dans sa vie et sans aucune technicité (car il avait horreur de tout effort de nature technique : écrire un texte littéraire ou poétique, démontrer un théorème, jouer effectivement une partie d’échecs, quelle inconcevable perte de temps !).
Il tenait à savoir, et il savait (selon le sens qu’il donnait au mot « savoir ») ce qui se passait dans le monde de la mathématique, ce qui venait d’être démontré ou allait l’être, où se trouvaient les résultats les plus spectaculaires des mathématiciens russes, des logiciens et logiciennes californiennes (il avait une affection particulière pour Julia Robinson), des algébristes japonais, et tout particulièrement les bizarreries, les singularités parfois stupéfiantes que recèlent en leur sein des provinces de la mathématique telles que l’arithmétique, la combinatoire ou la logique.
Il en était constamment curieux. Sa conversation même était dans la droite ligne des Gr.c. (si j’ose dire, car c’était plutôt une ligne brisée) : disparate et digressive.
Il me parla, je m’en souviens, quand j’abordai respectueusement le sujet (c’était au début de mon séjour à l’Oulipo), de la seconde série annoncée des Gr.c. comme de quelque chose en cours, d’achèvement imminent,
et je crois qu’il a espéré (ou s’est imaginé espérer) mener à bien cette tâche jusqu’au dernier moment, sans d’ailleurs faire grand-chose pour y parvenir, tant des activités plus urgentes le retenaient, responsables de bien d’autres inachèvements.
59 Description des Grands Courants de la pensée mathématique : derniers moments – André Weil et l’éthique mathématique
André Weil et l’éthique mathématique –
Les Gr.c. contiennent, sous la signature d’André Weil, le pape de Bourbaki, grand mathématicien que tout le monde (et moi-même) honore, un texte assez étonnant que j’ai relu avec attention et sur lequel je vais m’étendre un peu. Il contient en fait deux parties mélangées mais non articulées ; la première est une partie strictement mathématique totalement incompréhensible non seulement pour la quasi-totalité des lecteurs ordinaires mais pour une bonne partie des mathématiciens d’alors
(c’est quelque chose comme une description informelle du lieu de la géométrie algébrique moderne, de l’ensemble de questions et de concepts conduisant à ce qu’on a appelé les conjectures de Weil, à la résolution desquelles s’attela une partie de la génération bourbakiste suivante, notamment le fabuleux, le légendaire Alexandre Grothendieck).
Dans l’autre partie, introductive et conclusive, du texte qui est dans l’ensemble assez court, Weil se livre à des considérations générales qui seraient largement subsumables sous le titre de « morale du mathématicien à l’époque moderne ».
« … tandis que telle science aujourd’hui, par la puissance quasi illimitée que confère son usage arbitraire, est en passe de devenir monopole de caste, trésor jalousement gardé sous le sceau d’un secret nécessairement fatal à toute activité proprement scientifique (est visée la physique aux temps de la bombe atomique et de la guerre froide commençante – J.R.), le mathématicien véritable semble peu exposé aux tentations du pouvoir et à la camisole de force du secret d’État : “la Mathématique, disait G.H. Hardy dans une célèbre leçon inaugurale, est une science inutile. J’entends par là qu’elle ne peut servir directement, ni à l’exploitation de nos semblables, ni à leur extermination” » (certains auraient dû, plus tard, retenir l’adverbe « directement »).
« Il est certes peu d’hommes, à notre époque, aussi complètement libres dans le jeu de leur activité intellectuelle que le mathématicien. Si des idéologies d’État s’attaquent parfois à sa personne, jamais encore elles ne se sont mêlées de juger des théorèmes ; chaque fois que des mathématiciens, pour complaire aux puissants du jour, ont tenté de plier leurs confrères au joug d’une orthodoxie, ils n’ont récolté que mépris pour fruit de leurs travaux. »
Cette réflexion sur le mathématicien, le monde et les pouvoirs exprime une idée forte, l’exigence d’indépendance, mais elle est dans le même temps ou naïve ou hypocrite ; je crois que cela est aujourd’hui assez clair ; mais elle a eu pour conséquence que des mathématiciens formés dans cette conviction, qui étaient celle de leurs maîtres, quand ils ont découvert dans les années soixante l’imbrication inévitable de leur science (de leur belle et irréprochable science aussi !) avec le magma militaro-politico-financier, ont tiré de cette révélation des conclusions de rejet total aussi absurdes que la position noble et de « mains pures » revendiquée par Weil.
Dans le même paragraphe, et très brusquement, comme s’il s’agissait d’un corollaire de ce qui précédait, Weil « switche » à une autre idée, nettement moins fondamentale : « Qu’un autre hante les antichambres pour se faire accorder le coûteux appareillage sans lequel il n’est guère de prix Nobel : un crayon et du papier, c’est tout ce qu’il faut au mathématicien ; encore peut-il s’en passer à l’occasion. Il n’est même pas pour lui de prix Nobel dont la conquête désirée le détourne du travail longuement mûri vers le résultat brillant mais passager. »
On reconnaît là un exemple typique du travail de la dénégation : non je ne me plains pas du fait qu’il n’y ait pas de prix Nobel de mathématique (il me serait de droit revenu puisque je suis le plus grand, le plus fort, le plus tout et le plus tout). (C’est dire à quel point Weil et les bourbakistes (comme au fond le sont toujours la quasi-totalité des mathématiciens) étaient pénétrés jusqu’à la moelle d’une conception (donnant là non ses derniers feux mais une de ses dernières expressions aussi naïvement révélées) moins d’ailleurs aristocratique (ce qui serait la critique « populiste » qu’on pourrait, stupidement, lui faire) que, plus discutablement à mon sens, strictement individualiste et nourrie, conjointement, d’aspirations voisines de celles des athlètes dans la compétition de haut niveau.)
« Dans le monde entier, on enseigne, bien ou mal, les mathématiques, le mathématicien exilé – et qui, de nos jours, peut se croire à l’abri de l’exil ? – trouve partout le gagne-pain modeste qui lui permet en quelque mesure de poursuivre ses travaux (look who is talking !). Il n’est pas jusqu’en prison qu’on ne puisse faire de bonnes mathématiques, si le courage ne faut. » (Des noms !)
60 La logique est l’hygiène du mathématicien
La logique est l’hygiène du mathématicien, dit en substance Weil ensuite, mais ce n’est pas quelque chose qui mérite le moins du monde que nous nous en préoccupions.
Le terme est choisi à dessein, et témoigne d’une bonne dose de mépris. On se demande comment un esprit puissant a pu se tromper à ce point. « La bêtise n’est pas mon fort », disait Valéry, et Weil aurait pu dire quelque chose de semblable (quoique sans la moindre nuance d’auto-ironie). Et pourtant il demeura toujours aveugle à l’importance proprement mathématique de la logique, qui saute aux yeux de tous (ou presque) aujourd’hui.
La logique fut en effet un des points aveugles du bourbakisme, et toute l’histoire des dernières quarante années donne tort à Weil.
Non seulement il n’a pas été possible de cantonner le rôle de la logique à celui d’une prophylaxie mais aussi bien le développement ultérieur des mathématiques (par exemple la théorie des catégories) et des machines (l’intervention des ordinateurs) a fait que son rôle a au contraire considérablement grandi.
(Je me souviens d’avoir entendu Claude Chevalley dire qu’en fait il y avait déjà et il y aurait de plus en plus un clivage, une séparation entre logique et mathématique, analogue à celle qui éloigna autrefois physique et mathématique, et qu’elles deviendraient des sciences distinctes (c’était une manière plus honnête (si c’en était une) de tenir la logique à l’écart).)
Mais tout cela était déjà prévisible à l’époque. Il ne s’agit donc pas seulement d’un contresens de l’individu André Weil : la « logique » interne de groupe, l’idée qu’il existe une vérité supérieure et réservée au groupe et à ses membres, du seul fait de leur appartenance au cercle des élus (résultat d’une cooptation), la passion de l’intolérance et de l’exclusion qui en résultent, l’esprit de secte pour tout dire engendrent nécessairement ce type d’aveuglement.
Weil enchaîne alors sur une théorie des grands mathématiciens sortie tout droit d’un catalogue Manufrance des idées passe-partout sur la mathématique et ses servants : « … elle n’est guère science à se nourrir de détails minutieusement recueillis au cours d’une longue carrière, de lectures patientes, d’observations ou de fiches amassées une à une pour former le faisceau d’où sortira enfin l’idée. En mathématique plus peut-être qu’en toute autre branche du savoir, c’est tout armée que jaillit l’idée du cerveau du créateur » (quel mathématicien, à part l’Indien Ramanujan, et encore, pourrait-il citer, qui ne s’est pas appuyé pour faire jaillir l’« idée armée », sur le travail patient et minutieux des siècles ?) ; « aussi le talent mathématique a-t-il coutume de se révéler jeune ; et les chercheurs de second ordre y ont un rôle plus mince qu’ailleurs, le rôle d’une caisse de résonance pour un son qu’ils ne contribuent pas à former ». (On reconnaît la formule gaullienne : L’intendance suivra.)
Deux thèses ici s’emmêlent et se soutiennent l’une l’autre :
i – Il n’y a de mathématicien (au sens plein de ce terme) que jeune (il y a un génie mathématique, un don, qui ne doit que très peu au savoir).
ii – (Donc) il n’y a pas de chercheur secondaire. On est Chateaubriand des mathématiques (on naît Fermat, Gauss, Riemann, Hilbert…) ou rien.
61 Ces thèses impliquent évidemment une conception élitiste du talent (une théorie du « don ») mais elles n’en résultent pas
Ces thèses impliquent évidemment une conception élitiste du talent (une théorie du « don ») mais elles n’en résultent pas et je ne marquerai pas par rapport à elles de distance de ce point de vue-là ; (la critique de l’élitisme en cette matière est aussi stupide que ce qu’elle condamne).
Je dirai plutôt qu’elles ont leur bêtise propre, même si elles sont généralement admises (et d’abord par les mathématiciens dans leur immense majorité) sans discussion.
Certes un aspect sympathique et un peu bébête de cette position nous donna un jour le spectacle d’un Dieudonné de cinquante ans à peine (âge où on cessait d’être un élément « actif » de Bourbaki en vertu de ces axiomes de Weil) se mettant au « service » du bien plus jeune Grothendieck pour rédiger les EGA (les Éléments de géométrie algébrique : sorte de branche anticipatrice du Traité de Bourbaki dans un domaine qui était encore tout neuf et en voie de prolifération explosive (→ chap. 4)).
Les thèses en question ne sont que des idées reçues (et d’ailleurs plutôt récentes) qui auraient enchanté Bouvard et Pécuchet (question : quel âge avait l’inventeur du zéro ?). Elles seraient surtout, même si vraies, parfaitement oiseuses. L’âge ni le temps ne font rien à l’affaire.
Il n’y a pas de progrès, en mathématique comme ailleurs, en mathématique peut-être plus qu’ailleurs (et c’est une autre idée reçue que la mathématique est le terrain par excellence du progrès absolu), sans une communauté mathématique, sans une accumulation de petits, moyens ou grands résultats, obtenus par des chercheurs petits, moyens ou grands. (La classification des groupes finis il y a quinze ans et la démonstration du théorème de Fermat aujourd’hui (entre autres) apportent aux thèses weiliennes un démenti éclatant.)
En approchant de la péroraison (les dernières pages du texte sonnent en effet comme un discours ; disons avec un peu de méchanceté que cela aurait pu être un discours de distribution de prix dans les lycées et collèges au temps de la Troisième République, et qu’il s’y exhibe une même conception de la prose, un idéal stylistique que Bourbaki et Weil lui-même ne dépassèrent jamais), en approchant de la conclusion le ton se faisait ému, noble et solennel comme il convient :
« Si comme Panurge nous posons à l’oracle des questions trop indiscrètes, l’oracle nous répondra comme à Panurge : Trinck ! Conseil auquel le mathématicien obéit volontiers, satisfait de croire étancher sa soif aux sources même du savoir, satisfait qu’elles jaillissent toujours aussi pures et abondantes, alors que d’autres doivent recourir aux ruisseaux boueux d’une actualité sordide. Que si on lui fait reproche de la superbe de son attitude, si on le somme de s’engager, si on demande pourquoi il s’obstine en ces hauts glaciers où nul de ses congénères ne peut le suivre, il répond avec Jacobi : “pour l’honneur de l’esprit humain”. »
La formule ultime, une citation d’un des « grands » allemands du dix-neuvième siècle, en appelle une autre, qui n’est pas dans le texte de Weil mais qui est bien plus encore dans l’esprit des deux thèses que j’ai énoncées, et fait partie intégrante de la morale bourbakiste. « L’honneur des mathématiciens, c’est de démontrer des théorèmes. » (Elle a servi à bien des usages peu honorables, dans les commissions de recrutement des professeurs d’université.)
Le mot honneur, en effet, le mot commun aux deux énoncés, a fini, très pragmatiquement, par prendre une signification plus étroite : l’honneur n’est pas de démontrer des théorèmes, point, mais de démontrer des théorèmes difficiles, difficiles parce que les autres ne les ont pas trouvés ; il ne s’agit donc pas de théorèmes qui seront décisifs pour le développement d’une théorie mais faciles, une fois qu’on aura eu l’idée de la voie nouvelle où ils seront rencontrés. Ne sont « honorables » que les problèmes sur lesquels tout le monde s’est « cassé les dents ». (Une image est derrière, enfantine, celle du mathématicien comme alpiniste, réussissant la conquête de l’Himalaya par une face réputée infranchissable, ou celle de l’exploratrice achevant la conquête du pôle Nord à pied, en bikini, et les mains attachées dans le dos.)
62 Les Grands Courants me fascinent, aujourd’hui, comme esquisse d’un genre littéraire
Les Grands Courants me fascinent, aujourd’hui, comme esquisse d’un genre littéraire. Tels qu’on peut les lire, ils occupent une place un peu à part, entre les livres de vulgarisation de niveau moyen comme celui de Bell, les livres, rares, de mathématiciens comme Polya ou Hardy, qui donnent un point de vue non technique et en même temps non trivial sur l’expérience de la découverte mathématique ; enfin les exposés qui constituent des « états de la question », visant à faire le point sur certaines branches et problèmes ; ceux-là s’adressant à des spécialistes ou à des gens au moins assez bien informés.
Par la force des circonstances cette invention d’un nouveau genre littéraire est restée plus programmatique qu’effectivement réalisée. Mais cela tient évidemment aussi à la personne même de son initiateur et ordonnateur. Le livre publié constitue plus une mise en acte du concept du (de la) disparate qu’il n’illustre un type d’œuvre achevée. Il satisfait à une règle qui serait le contre-axiome de celui d’Irving Goffman : « Un pâtissier peut mélanger des pommes et des oranges pour en faire une mousse, un chercheur devrait l’éviter. »
Mais il s’agit quand même d’une grande réussite, qui contribua d’une manière non négligeable au rayonnement des Cahiers du Sud. Certes la cohérence entre les textes n’est pas parfaite mais le mélange même de proses stylistiquement et conceptuellement aussi inégales est aussi une de ses grandes forces esthétiques (qu’on pourrait comparer à l’esthétique « japonaise » de la coexistence, non dissimulée, dans une tapisserie ou dans un livre de poèmes, de la trame et du dessin).
FLL soulève, ici encore, en apparence désespérément anachronique, une question qui semble à la fois insoluble et oiseuse : la question de la beauté. En dehors de la présentation du livre et de ses différentes parties, découpée donc en tranches, les Grands Courants contiennent un article signé de lui qui s’intitule Mathématiques et beauté. L’auteur du livre Les Prix de beauté aux échecs se devait certes de tenter le même effort paradoxal pour les mathématiques.
On s’aperçoit vite (comme c’est presque toujours le cas chez lui) que l’article en question n’a pas été vraiment conçu, pensé, argumenté ni rédigé et qu’il est fait d’une juxtaposition rapide de notes prises à des époques éloignées et jetées un peu en vrac avec, comme protection, une citation-parapluie de Michaux, puisée dans Au pays de la magie (rappelons que FLL faisait partie de la corporation des magiciens) : « Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce pays, on ne le voit pas. »
C’est un texte remarquablement exaspérant, décevant mais malgré cela fascinant. On se trouve, à sa lecture, ouvrir un herbier d’exemples d’intérêt très variable ; il y a des citations glanées au cours de lectures immenses et hétéroclites ; on voit coexister des pensées frappantes de grands philosophes-mathématiciens comme Leibniz avec des fragments d’introductions tout sauf originales de vieux manuels de classes préparatoires aux grandes écoles, et des jugements esthétiques remontant aux études secondaires du président : « La cycloïde, belle Hélène de la géométrie (!)…»
Mais, parfois, une des ces belles rencontres de hasard, qui n’ajoutent rien au savoir, qui n’ont aucune importance dans l’histoire, ni dans l’histoire des mathématiques ni dans celle de la littérature, mais ont leur place méritée de fragment dans une collection de fragments, et quoique pour des raisons obliques dans ce texte de cet auteur, par les échos démultipliés (largement contingents eux-mêmes, absolument non concertés) qu’ils éveillent.
J’évoque ici une parole du mathématicien et poète français du seizième siècle, Jacques Peletier du Mans, tombée dans les filets de François Le Lionnais lisant les Essais de Montaigne, et restituant une allusion à un pressentiment de la notion d’asymptote, réfractée par cette phrase de non-mathématicien, mais à l’allure inimitable : « Jaques Peletier me disait chez moy qu’il avoit trouvé deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il verifioit ne pouvoir jamais jusques à l’infini, arriver à se toucher. »
(J’ai mentionné des raisons « obliques ». Juste une ici (qui sera reprise dans la branche cinq de mon livre, si elle voit le jour et si elle est ce que je dis ici qu’elle sera) : il y a une parenté d’esprit certaine entre Peletier du Mans et le plus grand ami de FLL, Raymond Queneau.)
63 À de tels moments on ne regrette pas sa lecture.
À de tels moments on ne regrette pas sa lecture. On oublie, ou on néglige, l’irritation croissante qui vous a saisi devant les imperfections, les inexactitudes, les regrets que l’on éprouve devant les occasions manquées de mettre en lumière des idées fortes et nettes qui n’apparaissent là qu’épisodiquement, et comme de manière honteuse, etc.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une incapacité ou d’une négligence (les deux se soupçonnent). Reflet de l’anarchisme invisible et refoulé du président-fondateur de l’Oulipo, une position réellement esthétique tente de s’y exprimer, que l’insuffisante capacité au maniement de la prose de FLL (qui est très apparente) empêche de se dégager.
Bien plus profonde que la beauté des beautés banales des gravures de mode de la mathématique, ses « créatures de rêve », ses « stars », que ce soient les courbes découvertes par l’analyse du dix-huitième telle la spirale logarithmique chère à Euler, ou leurs « descendantes » difficilement imaginables comme les courbes elliptiques (ce sont elles que son texte affiche) (remplacées aujourd’hui par les « fractales » comme « top models » de la mathématique), une tout autre beauté, obscure, l’attire, pour la qualification de laquelle il trouve cette elliptique, surprenante, inattendue pour le profane, citation détournée de Hegel : « la représentation mathématique est une représentation torturée ».
Dans sa maison de Boulogne, route de la Reine, en ses dernières années, François Le Lionnais vivait entouré de sa bibliothèque, bâtie à l’image des « grands courants », sorte de réservoir et monument pour des gr.c. généralisés, dans plusieurs directions du savoir, disparate, désordonnée, entrelacée, labyrinthique de labyrinthe sans théorie, longues séquences sur rayonnages en agencements torturés mais nécessaires, riche potentiellement de résonances subites, de l’éclair d’imprévisibles rapprochements (bibliothèque qui, hélas, ne lui a pas survécu).
Elle reflétait son théâtre de mémoire, ses rêves de faire tenir tout le savoir du monde, du macrocosme dans le microcosme d’une seule tête (armée de ses antennes de livres), de mener à son terme un projet encyclopédique individuel, qui pourrait servir à d’autres têtes, n’importe quelle tête, toutes (il ne s’agissait pas de le garder secret).
Bien évidemment un tel projet est irréalisable. Dans les limites d’un corps on ne peut jamais l’atteindre. Il reste à jamais potentiel, virtuel (c’est aussi pourquoi on ne peut pas « posséder la vérité, dans une âme et dans un corps »). Je n’irai pas, ayant peu de capacités pour les injonctions prescriptives, à dire, comme Jean-Claude Milner (je reconnais la justesse, l’inévitabilité du diagnostic) : « l’intellectuel de métier a un devoir d’encyclopédie : il doit tout savoir, les seules limites lui venant du corps. Un spécialiste qui ne sait que ce qui relève de sa spécialité, un érudit qui ne sait pas raisonner, un raisonneur qui ne connaît pas les faits, ce sont des ignorants », mais il est indéniable que le désir de tout savoir habitait François Le Lionnais.
J’ai dit que sa maison, qui abritait avec son chat cet être quasi vivant qu’était sa bibliothèque, était son théâtre de mémoire. Plutôt que théâtre il faudrait dire boutique obscure.
Lors d’un de nos voyages à Londres nous sommes allés, Marie et moi, dans une boutique presque invisible de Drury Lane, tenue par Mr Poole, His Nibs. C’était un magazin de plumes, de toutes les sortes de plumes pour porte-plumes à encre, à toutes encres, des plus communes aux plus étranges, de toutes tailles et de toutes formes, enfermées et révélées dans des boîtes de tous formats, aux dessins irrésistiblement évocateurs d’écritures anciennes, et Mr Poole lui-même, un vieil homme à cheveux blancs, jovial et bienveillant, un peu pickwickien d’allure, aux joues rouges de la fréquentation du pub voisin, était le seul à s’y reconnaître. (Des plumes achetées ce jour-là s’en allèrent jusqu’à Pékin sur le bureau d’Anne Thiollier, pour servir à ses illustrations.)
La tête de François Le Lionnais, alourdie, comme le cerf de ses bois, de ces organes périphériques qu’étaient les rayons de sa bibliothèque, était ainsi une boutique obscure : où, à la fin de sa vie, il était seul à se reconnaître ; où il fut seul à se reconnaître, à ne plus très bien se reconnaître, à ne plus se reconnaître.