Chapitre 4

Point zéro

99 Août commence et il fait chaud

Août 1994 commence, mois des surenchères climatiques. Comme à la fin de juillet, à Paris, il fait chaud. Une chaleur obstinée, sournoise, molle, saturée de pollution automobile, sans vent. La courbe horaire de l’étouffement par excès d’ozone (que ne s’envole-t-il par le trou de l’Antarctique !) varie de « médiocre » à « très médiocre » (avec une pointe ou deux vers la cote d’alerte). Les rues, en dehors des artères symboliques livrées aux appareils photographiques des Japonais (principaux sectateurs modernes de Niepce, Daguerre et Fox Talbot), déroulent des trottoirs vides, sous l’air épais. Je vis derrière des volets fermés, dès neuf heures, ne les rouvrant que la nuit, pour laisser entrer un air frais purement imaginaire. C’est une imitation bête des coutumes méditerranéennes, que j’ai adoptée à mon retour de Roumanie (et il en est de même exactement, un an plus tard, jour pour jour, à mon retour de Londres, au moment où je relis ce chapitre et ajuste ces lignes, laissées immobiles tout ce temps ; j’y ajoute un peu, le moins possible, pour ne pas faire trop d’entorses aux règles que je me suis fixées, marquant seulement les ajouts par une grosseur différente de caractères, sur mon écran) ; un geste réflexe, inscrit génétiquement en moi sans doute (mais je ne secoue pas mes draps par la fenêtre). Son inefficacité est patente. Aucun frisson de brise nocturne ne vient rafraîchir mes membres hébétés de mauvais sommeil aux petites heures du jour.

Volets clos ou pas, mon unique pièce adopte instantanément la température externe dès que le soleil fait son apparition indirecte sur le mur de l’autre côté de la cour et la conserve ensuite jusque très avant dans la nuit avec une ténacité jamais démentie, cédant quelques degrés à peine et à regret vers quatre, cinq heures. À ce moment peut-être, je pourrais dormir vraiment. Mais c’est à ce moment que, fidèle à une compulsion de toute la vie, je me réveille. Je n’ai pas poussé l’hommage à la Provence jusqu’à installer une gargoulette sur le rebord étroit d’une des deux fenêtres. J’ai un frigidaire, disposé comme un placard sous la plaque chauffante de ce qui me tient lieu de cuisine. Agé de plus d’un quart de siècle, il donne des signes évidents d’essoufflement devant les efforts que lui impose la canicule. Il a accumulé pendant mon absence (où j’ai oublié de lui faire subir l’opération dite de « dégivrage », indispensable à son hygiène corporelle (de plus en plus fréquemment nécessaire à mesure qu’il vieillit)) une sorte de manchon neigeux de glace qui, je viens de le constater, s’est mis à fondre goutte à goutte sur les pots de yoghourt (au lait de brebis) situés à l’étage en dessous. Il faudrait que je tourne d’un cran au moins le bouton de réglage du froid intérieur arrêté à la graduation 2 depuis le mois de décembre ; mais cela m’est impossible car la hernie de glace bloque tout mouvement. Il faudrait surtout, bien évidemment, que je débarrasse le cœur-moteur de mon fidèle serviteur de ce cholestérol des frigidaires ; pour cela je devrais l’arrêter assez longtemps pour que fonde la tumeur de gel (une nuit entière au moins), mais cette simple opération m’est interdite pour la même raison que précédemment : je ne peux pas tourner le bouton. La seule solution serait de couper l’électricité : mais si je me livre à cette opération pendant la nuit je me priverai en même temps non seulement de boissons fraîches (Coca light (version « hard » (sans caféine)) ou Badoit au sirop d’anis (qui me tient lieu de « pastis » : toojoors Provence !)) mais de tout éclairage (la nuit n’est jamais vraiment noire à Paris, mais quand même !) ; et si c’est pendant la journée, je paralyserai mon Macintosh LC pour la même durée et je devrai avoir recours au « portable » (le Power-Book « Duo »), en ayant soin de charger convenablement sa batterie. En fait, je ne fais rien de tout cela (je n’ai même pas pensé à cette solution avant de l’écrire) ; j’attends tout simplement mon prochain voyage pour régler la question. J’espère seulement que mon frigidaire tiendra jusque-là sans infarctus. Cela s’appelle vivre dangereusement. Je pourrais en fait parfaitement rester un jour entier sans ordinateur, étant donné la profonde langueur intellectuelle où la chaleur me jette. (Le fait que j’écrive ces lignes semble infliger un démenti partiel à ce qui précède. J’ai été capable, au moins, de cela ; qui ne prouve rien sur l’état moyen de mon cerveau. (Mais c’est tout simplement que, le 6 de ce mois, hier, milieu de l’été, une certaine faiblesse de la chaleur vient de se faire sentir, que la météo annonce des orages, que je me suis pris à la croire.)) Ce n’est qu’ainsi, en ayant recours à une débilitante canicule, que Paris arrive à pénétrer dans ma vie, à m’imposer sa présence, à triompher de l’indifférence absolue que je ne cesse de lui opposer.

Je n’ai jamais aimé Paris. Je n’ai jamais entièrement surmonté l’hostilité viscérale, le rejet violent que j’ai ressenti à son égard en y entrant pour la première fois, pour y vivre, pendant l’hiver de 1944-1945, voici cinquante ans. Paris ne fut qu’une terre d’exil, où se perdit la liberté enfantine qui avait été la mienne pendant les années de la Seconde Guerre mondiale, « la » guerre, pour ma génération : plus d’oliviers, d’amandiers, de thym, de vignes, de tuiles, de pignons, d’écureuils, de ronces, de garrigues ; plus question de marcher pieds nus dans les rues ; plus de jardin, plus d’espace. Paris était une ville ennemie. Avec le temps, quand il est devenu clair que tout retour en arrière était impossible, et surtout quand l’idée même de penser un tel retour s’est trouvée à son tour frappée d’interdiction, j’ai peu à peu remplacé mon hostilité spontanée par de l’indifférence (j’y ajoute, mais indirectement, en quelque sorte par réfraction, grâce au Courir les rues de Queneau, par exemple, une certaine curiosité assez froide, parfois amusée, parfois malveillante, qui n’est pas forcément nuisible à l’exercice de la poésie) ; et j’ai surtout, lentement mais sûrement, arrangé la routine de mon existence de façon à y vivre comme si je n’y vivais pas.

Bien sûr, de temps à autre, souvent dirais-je, je m’imagine être autrement, vivre ailleurs. Et cet ailleurs est, à peu près toujours, l’Angleterre ; ou mieux le Royaume-Uni : Londres le plus souvent ; l’Écosse, une île écossaise parfois (m’y retirer à ma retraite, proche maintenant). Mais je n’ai jamais fait le moindre geste concret pour rendre cet ailleurs possible. « À quoi bon réaliser nos rêves ? Ils sont si beaux » disait Villiers de L’Isle-Adam (→ § 18: j’aime le dandysme pessimiste de cette interrogation). Il y a cependant des semaines maudites où je ne peux éviter que Paris ne se manifeste à moi ; ce sont celles de grande chaleur. Je ne souffre à peu près jamais de ses pluies sales, de ses hivers médiocres, pas même de ses jours de printemps supposés délicieux, fringants, de ses automnes aux marronniers roux. Je me ris de ses tentatives de séduction comme de ses bouderies climatiques. Je ne vénère pas ses bistrots, ses voies-express ; je ne regarde pas Notre-Dame ; ni le Panthéon, autre « joyau de l’art gothique ». Je ferme mes fenêtres ; je suis chez moi ; je l’oublie. Mais je ne peux rien contre ses crises de chaleur excessive, hystérique. Paris ne sait pas avoir chaud. Et il (ou elle) se venge sur moi, vient perturber les heures qui sont de droit les miennes, celles de l’avant-matin. Il tente de m’empêcher de profiter pleinement de son unique vertu rédemptrice : le vide d’août de ses rues, son silence téléphonique, son état de suspension auguste de presque toute activité.

D’année en année cependant je reste à Paris en août, je m’obstine. Après tout, me dis-je plein d’espoir, il y a bien eu dans le dernier demi-siècle des mois d’août merveilleux, efficaces, froids ; je prie en vain depuis longtemps que l’été soit « pourri ». En outre les très grandes chaleurs parisiennes qui m’offusquent, m’indignent, me révoltent, ont ceci de particulier qu’elles restent installées très fermement dans mon souvenir (souvenir du fait qu’il s’agissait de jours et nuits caniculaires pour moi, même si la météo ne le confirme pas numériquement (le mois de juillet de cette année (1995) serait, paraît-il, moins chaud que celui de l’année dernière ; et bien loin des années record ; l’Angleterre, ai-je lu, ne lui accorde que la médaille de bronze dans le siècle)), et s’appellent les unes les autres avec une telle facilité qu’elles ont fini par avoir entre elles comme une relation causale (dont le sens n’est, illogiquement dans mon esprit, pas nécessairement en accord avec la chronologie). Par extension (par ressemblance ou par contraste) je peux, dans l’inconfort insomniaque d’un de ces minuits aux oreillers pêgueux, envisager l’exploration à la lumière de la mémoire de la totalité des états de grande chaleur (ou de moindre chaud ? de grand froid ?) que j’ai vécus, à Paris ou ailleurs : New York 1963, par exemple ; 1976 au long du Mississippi (il y faisait en fait moins férocement chaud qu’en Europe, qui connut cet été-là ses records « historiques », si je ne m’abuse). (La nuit me brûlait sombrement en août 1952, avenue Gabriel, pour ma dernière et rude et dure et irréversible rencontre avec L. Je ne devais la revoir qu’une seule fois, en 1976 précisément, à Saint Louis, dans l’État du Missouri (une heure dans le musée, of all places ! ; et j’avais fait tout ce voyage, je ne dis pas seulement pour cette rencontre ; mais enfin, c’est elle qui m’avait écrit. Quand je l’ai vue, quand elle m’a vu, ce fut exactement comme dans la nouvelle d’Alphonse Allais : ce n’était point lui, ce n’était point elle ! ; car ce n’était plus).

Mais ceci ne fait pas partie de mon histoire, telle que je la conçois, telle que je m’efforce d’en poursuivre le récit. Il reste que la chaleur de 1952 est exactement adjacente à celle d’aujourd’hui et il m’est difficile d’en séparer les images. Elles font partie d’une sorte de mois d’août universel, continu. Chaque image de chaque moment nécessaire du passé, nécessaire pour le compte rendu de mon aventure de mémoire, est sans cesse recouverte d’une autre image, le plus souvent « sémantiquement » sans commune mesure avec la première (du moins selon le « sens » que j’impose à ma narration) ; chaque voisinage de chaque point du passé s’accroche à un voisinage de chaque autre ; comme si la topologie de la mémoire était irrépressiblement sans « axiomes de séparation » (→ chap.3).

Il n’échappera pas au lecteur attentif, (il connaît, mieux que moi, les événements marquants du siècle) que le 6 août 1945 la première bombe atomique est tombée sur Hiroshima. (Je regarde, sur une page du Times du 6 août 1995, le visage rougi d’un Japonais octogénaire, un des très rares survivants du massacre ; ayant échappé au feu des « mille soleils » il avait décidé de fuir la ville maudite ; et il se réfugia à Nagasaki ; où il ne mourut pas non plus ; un « doublet » exceptionnel qui lui vaut les attentions de la presse du village mondial, aujourd’hui ; presque un « top model », en somme ; mais dans ses yeux ne se marque aucune satisfaction narcissique.) Cette conflagration, cette illumination horrible ne se rappelle pas seulement à l’attention universelle du fait de la commémoration d’un pénible cinquantenaire, mais parce que l’État français, par la voix de son président fraîchement élu, s’est singularisé en annonçant la reprise des essais de bombe « française » sur l’atoll de Mururoa. Elle sollicite violemment aussi mes propres souvenirs. Il a fallu ce triple déclic, cette triple contingence (l’extrême chaleur, l’accalmie dans l’extrême chaleur, le visage, rouge de papier journal, du double miraculé de la mort atomique) pour m’aider à triompher de l’espèce de paralysie à penser les années 1960 et 1961, qui m’a immobilisé largement une année au beau milieu de l’avancée de ces pages qui n’ont, elles, avec l’énorme circonstance historique, aucun rapport de substance (je n’ai rien vu à Hiroshima). Insignifiant si on l’oppose à l’événement du monde, mais en même temps décisif pour cette espèce de reconstruction argumentée à laquelle je m’acharne, un fait de mon propre passé, incisivement inscrit dans mon souvenir, est, par hasard mais inséparablement, lié à une autre grande expérience de la chaleur, en même temps qu’à une autre explosion atomique. Je ne peux pas revenir jusqu’à lui, réfléchir, depuis et selon son futur, à la signification qu’il me faut lui donner ici, sans du même coup laisser faire irruption à nouveau ces images qui l’accompagnent. Elles n’ont rien en elles-mêmes pour moi d’effrayant. S’il m’a fallu si longtemps pour surmonter une espèce d’interdiction intérieure à les mettre au jour, cela vient sans doute (et c’est l’unique explication que je suis parvenu à me donner) de leur proximité, de leur relation de contiguïté (sentie sans aucune raison comme en relation causale) avec d’autres images, qui se placent plus avant dans le temps mais assez près d’elles selon la chronologie : ces visions-là, que je ne suis pas encore capable de dire, qui sont le vrai « interdit » (pas du tout inconscient, donc) qui pèse sur ma faculté de raconter, parce que je refuse de les laisser s’emparer de mon esprit, se comportent comme un être vindicatif, se prétendent solidaires des autres : « Si tu n’es pas capable de dire ceci, tu ne diras pas cela non plus ! »

Et en effet j’ai le plus grand mal à mettre ne serait-ce qu’un doigt de pied mental dans le sable orange qui m’attend, de l’autre côté de la ligne de silence, si je puis dire. Matin après matin, en fait, je reste coi. Parfois je n’arrive même pas à allumer mon Macintosh. Parfois, je reste une, deux heures assis devant l’écran, arrêté au même point, laissant dix, vingt fois la lumière s’y éteindre, pour laisser place à l’horloge du repose-écran, ironiquement animée. Parfois je vais jusqu’à inscrire quelques phrases torturées, inadéquates, que je laisse non pas s’effacer, puisque leur existence n’est que virtuelle, mais simplement ne pas se conserver, en ne les « enregistrant » pas. Bon.

Que va-t-il se passer ensuite ? Ou bien, brusquement, la difficulté cessera d’être insurmontable. Ou bien, comme tant de fois, en tant de jours, de tant de saisons, je ne réussirai toujours pas à faire le pas en avant narratif nécessaire, et comme tant d’autres fois, je changerai de direction (comme je change, d’ailleurs, sans cesse, même sans avoir affaire à une difficulté, sans avoir l’idée d’une difficulté (qui peut-être existe toujours, en dessous ; bien des démarches digressives ont pour effet d’éviter des pièges invisibles, des dangers obscurs)). Je bifurquerai vers un autre chemin à frayer dans la forêt des événements du passé (gardant toujours l’espoir d’un retour). De telles luttes (fréquentes) ne laissent pas de traces visibles dans la succession, régulièrement morcelée, des moments achevés que j’offre à la lecture. Car tout ce qui y apparaît est ce qui a reçu un droit de durée, en acquérant une place électronique (convertie ensuite en une autre forme matérielle, supportée par du papier). Mais j’ai cette fois décidé d’employer une stratégie différente, afin de forcer la décision. J’écris ceci, j’écris ce qui se passe, ma difficulté extrême à dire, ses modalités ; et je ne le laisse pas disparaître. L’axiomatique rigide qui me gouverne impose alors que ces mêmes lignes fassent partie de ce qui aura été écrit. Je ne pourrai plus m’en débarrasser. Si je vais au-delà du point d’obstacle, tant mieux. Elles ne marqueront que le fait que cet obstacle a eu lieu, et que je l’ai franchi. Et sinon ? Sinon, au fond, la même chose : le fait que cet obstacle était là, et que je ne l’ai pas (encore ou jamais) franchi. Mais j’en aurai au moins dit cela.

100 Le « foyer » des « deuxième classe » de la « base » était un hangar métallique en tôle ondulée,

Le « foyer » des « deuxième classe » de la « base » était un hangar métallique en tôle ondulée, immense, parallélépipédique, posé à même le sable, sans plancher. Pendant la longue pause de midi, et surtout plus tard, après cinq heures, jusqu’à l’heure du couvre-feu (et même, il me semble, beaucoup plus avant dans la nuit (toujours précoce à cette latitude), en vertu de quelque tolérance bonhomme, ou laxisme, de l’autorité militaire), il s’emplissait de « bidasses », en « treillis », en uniformes très variablement réglementaires, attirés là par un liquidotropisme féroce, au moins autant que par un désir d’humaine et bidassoïde compagnie. L’unique entrée était au milieu d’une des longues faces verticales. La topographie du bâtiment était on ne peut plus simple. Le rectangle du sol était un rectangle orienté (pour le regard de ses usagers) selon sa plus grande dimension : une partie avant, une partie arrière. À gauche de la porte on se trouvait dans la partie avant, face à la longue planche du « bar » ; à droite, partie arrière, derrière la cloison de contreplaqué, étaient entreposées les caisses de boisson.

Il n’y avait à choisir qu’entre deux espèces de liquides : soit des bières, en canettes de verre sans indication de contenu, ni de marque, il me semble (je n’en vois aucune) ; soit des sodas, des « verigoud » mandarine uniquement (comme ceux que j’ai bus l’année suivante à Alger), je crois. (Je dis ici « il me semble », puis je dis « je crois », mais il me faudrait le dire à chaque phrase, à chaque souvenir, ou presque. Je me souviens ainsi ; ajoutons : de souvenir à souvenir j’établis des passerelles explicatives, qui donnent de la cohérence au tout ; mes explications sont peut-être entièrement « fantaisistes », même si je m’efforce scrupuleusement de rester au plus près du vraisemblable, ou du possible, ou du vrai ; mais que faire ? comment vérifier ? et pourquoi ? (→ § 23.)) Soldat de « deuxième classe » (c’était mon cas), on était servi au comptoir par d’autres « deuxième classe » du « contingent » affectés au « foyer » (une « planque » très recherchée) (par « contingent » on voulait signifier, je suppose, que ceux qui appartenaient à cette catégorie ne se trouvaient là que par le hasard de leur date de naissance, qui avait fait d’eux des « 59-2 », des « 60-1 », etc., tout à fait indépendamment de leur volonté).

On y voyait très rarement un « sous-off » ; jamais un officier ; pas même une de ces « bêtes rares » du zoo militaire, un « caporal-chef de carrière » avec son képi (un deuxième classe « professionnel », tel qu’est le « soldat Bru » dans Le Dimanche de la vie, je n’en ai pour ma part jamais rencontré). On prenait sa bière, ou son soda, et on allait s’asseoir quelque part dans le sable. À plusieurs, on pouvait même prendre une caisse entière, se répartir autour, distribuer à la ronde. Les premières bières, les premiers sodas des premières caisses étaient frais. Mais rien dans cet air, sur ce radeau dans l’océan de sable, ne restait frais très longtemps. Les dernières bières étaient pour le moins tièdes, avant l’arrivage de nouvelles caisses, venues du fond. Et les bières si fraîches elles-mêmes, à peine tenues dans la main, tiédissaient à toute vitesse. On se disputait donc les premières.

Cependant c’étaient les nouveaux venus, les fraîchement arrivés sur la base, les « bleus », qui étaient les plus avides de l’éphémère froideur de ces boissons. Ils se précipitaient, se querellaient enfantinement, comme des scouts, comme des adolescents d’une colonie de vacances. Une fois servis, ils buvaient ; très vite. Mais la fraîcheur s’évaporait instantanément dans la gorge, laissant la soif intacte. Il fallait donc recommencer aussitôt. Seulement les bières suivantes étaient déjà tièdes dans les caisses, dans les mains. Jamais la célèbre « law of diminishing returns », me disais-je, ne pourrait recevoir confirmation plus éclatante.

Aussi les « anciens », ceux qui étaient déjà là depuis au moins cent jours exactement comptés, ou plus, ou qui même ne comptaient plus les jours, ou pas encore (on recommençait à compter quand approchait le dernier, celui du « retour en métropole », ou mieux, celui de la « permission libérable », de la « quille »), évitaient l’effort de la bousculade au comptoir à l’ouverture des caisses neuves ; indifférents à la température du liquide, économes de leurs mouvements ; assis toujours approximativement aux mêmes places (pour eux tacitement réservées, préférablement pas trop loin du comptoir, le dos contre la paroi), les cheveux, les sourcils, les calots, les treillis, les pantalons, les chemises, les souliers, les visages uniformément de la même couleur moyenne, entre sable (orange), bière pâle et soda (orangé), ils restaient là des heures, bougeant à peine, parlant à peine, buvant lentement une, deux, trois, dix canettes selon l’état de leur moral et de leurs finances, puis se relevaient brusquement, seuls, ou par deux, par trois, en bande, et s’en allaient rejoindre à pas plus ou moins assurés leurs sacs de couchage respectifs, ou leurs postes de garde, dans la nuit devenant froide, brusque, brutale, sous les étoiles invraisemblablement distinctes, proches, irritantes, moqueuses.

Il se buvait, selon mes calculs, jusqu’à dix caisses de bière pour une seule caisse de soda. Une proportion surprenante, à première vue. La bière devenue chaude est incontestablement plus inattractive, me disais-je (je n’en buvais pas), qu’un soda de même température, mais elle a, je le vois bien, d’autres vertus : son peu d’alcool finit par faire effet de matraque chimique, assomme pour un long et bienheureux moment toute pensée, toute solitude, toute indignation, tout désespoir. C’est, aurait dit Pierre Lusson, un « euphorisant léger ». On n’en devenait pas ivre vraiment ; ou plutôt on était déjà plus ou moins ivre dès la première gorgée, à cause de l’innommable, insondable chaleur ; on devenait seulement plus incohérent, plus incoordonné, affaissé dans le sable, muet, stupéfié. Plus le soir avançait, plus il y avait de bouteilles à moitié vides, renversées, de cartons éventrés et plus, en entrant, on sentait l’odeur biéreuse, fade, amère, assoiffante et nauséeuse à la fois.

Il y avait presque toujours foule dans le foyer, mais c’était une foule peu agitée, ralentie, morne, hésitante, comme si on pénétrait dans une cour d’hôpital parmi de grands malades résignés, ou dans un hospice de vieillards façon Troisième République. L’éloquence, les rires, les grosses blagues, les discussions, les éclats de voix, les passions, les vantardises, les disputes étaient rares ; sauf, exceptionnellement, dans le tard nuit, après la fermeture, à ce qu’on disait, à ce que la rumeur transmettait, le lendemain ; on parlait d’insultes, de poings, de couteaux. Je n’ai jamais assisté à la moindre éruption incontrôlable et dangereuse d’une fureur. Il est vrai que je venais assez tôt et ne restais pas longtemps. La tonalité sonore dominante était un brouhaha de murmures, une basse continue de voix sourdes, le « Sprechgesang » de la résignation. (Je ne parlerai pas ici des atypiques « jours de colère » qui réveillèrent la base pendant le « putsch des généraux ».)

Ici ou là, son « transistor » collé à l’oreille, quelque nostalgique écoutait les chansons du jour, les musiques des bals de son village, de sa banlieue (« J’ai une jolie femme / dont je suis épris/ mais voilà le drame/ elle se lève la nuit/ fais-moi du couscous chéri/ fais-moi du couscous !/ » (Dario Moreno ?) – ou bien (Bourvil) « Ton père t’a donné comme prénom/ salade de fruit ah quel joli nom… Salade de fruit jolie jolie jolie/ tu plais à ton père tu plais à ta mère/ salade de fruit jolie jolie jolie/ un jour ou l’autre il faudra bien qu’on se marie…/ »). La plupart évitaient ces consolations trompeuses.

Je m’asseyais un moment chaque soir dans le sable, moi aussi, avec un soda ; et je regardais devant moi chaque soir, longuement, une image dont l’incongruité monumentale donnait à tout ce décor une sorte de perfection allégorique, cruelle, ou dérisoire : derrière le comptoir où s’affairaient les serveurs, en effet, une immense photographie, un cliché soigneusement agrandi à l’extrême occupait la totalité du mur avant. En vertu d’on ne sait quelle intention philanthropique ou béhavioriste dévoyée de bureaucrate militaire, d’un sadisme involontaire ou d’un humour un peu spécial, la scène choisie représentait un paysage de forêt en pleine explosion printanière. L’image était entièrement saturée de la plus jeune, de la plus allègre, précise et proliférante végétation. Les feuilles des arbres (chênes ? hêtres ? bouleaux ?) frémissaient de brise et de lumière, baignaient dans une lumière douce, indirecte, née non pas du soleil grossier mais de la lune amoureuse, ou de nulle part, ou des arbres, du sol onctueux même, fait d’une terre grasse et pleine d’escargots, de racines, une lumière sans entraves, généreuse en ombres, produit de quelque génération spontanée, d’une distillation, d’une évaporation ; la clairière médiane était si gorgée de sève et d’oiseaux chanteurs implicites, messiaeniques, que le noir et blanc de l’image semblait gonflé de verdure, de vert, de bleu, tendre ; et au pied des arbres, provocation ultime, d’une cascade moussue à demi voilée d’une poussière de gouttes, d’une brume, d’un halo, d’un rebond d’écumes, un ruisseau joyeux et limpide s’avançait incessamment sur des pierres rondes à la rencontre de nos regards. Derniers jours de 1960. Derniers mois de l’Empire français. Reggane. Sahara. (Sahara « français » : sud de Dunkerque, nord de Tamanrasset.)

101 Le sable était partout. On voyait du sable, on respirait du sable.

À Reggane, le sable était partout. On voyait du sable, on respirait du sable. On mangeait sable, buvait sable. On dormait dans le sable. Il n’y avait aucun moyen de lui échapper. Un sable fin, ostensible, mais aussi insinuant, insecte aux fines antennes, ailé, fluide, orange. Ce sable avait le don d’ubiquité. Il pénétrait dans les bouches, les oreilles, les yeux, les pores de la peau, les culs ; par toutes les portes du corps ; tel Guillaume Apollinaire, il les ouvrait toutes (mais pas du tout amoureusement). Il se glissait sous les ongles ; entre les doigts de pied, entre les dents. Les cheveux, les barbes prenaient sa couleur. Les uniformes, les treillis, les godasses prenaient sa couleur. Orange. Un orange un peu pourri. Et le ciel avait sa couleur. L’air, la lumière étaient couleur sable ; le soleil ; la lune ; les étoiles. Le vent. Les nuits : « Et nous avions des nuits plus orange que nos jours. » Nos ombres orange derrière nous. Il venait, le sable, de partout ; il tombait du ciel en tonnes ; le vent en emportait des tonnes ; mais il y en avait toujours autant ; un équilibre invariable s’établissait entre les entrées de grains et les sorties ; le désert tenait une parfaite comptabilité en partie double.

C’est en évaluant le sable, j’en suis sûr, grain par grain, que les savants alexandrins ptolémaïques ont conçu et surtout été conduits à désigner, en mots et symboles, les premiers très grands nombres de l’histoire mathématique grecque (plus grands que le mystérieux « nombre nuptial » de leurs ancêtres pythagoriciens). Il leur avait fallu une forte maîtrise de soi arithmétique pour ne pas conclure à son infinité. Archimède au Roi Gelon : « Ils sont certains, ô Roi, qui pensent que le nombre du sable est l’infini ; et je ne parle pas seulement du sable de Syracuse et de la Sicile mais aussi de celui qui se trouve dans toutes les régions du monde, habitées ou inhabitées. Et il en est d’autres, ô Roi, qui, sans prétendre à l’infinité du sable, pensent qu’il n’est pas possible de nommer un nombre qui excède celui de sa multitude. » Prenant un grain de sable dans la paume, pensant, mesurée en « stades », à la dimension maximale de toutes les étendues possibles de plages et de dunes couvrant la surface immense mais finie du globe terraqué, il n’était pas difficile de concevoir qu’il y avait nécessairement une borne à l’énumération, grain à grain, de tout le sable du monde. Nommer, noter de tels nombres, c’était bien autre chose. Les mots, les signes n’existaient pas. Archimède dut en inventer.

Réticent à me quitter après m’avoir investi, le sable de Reggane revint en force avec moi en avion jusqu’en France, imbibant mon uniforme, mon linge, mon « paquetage », mes pensées. Des mois, des années après, il en tombait encore rue Notre-Dame-de-Lorette, d’un haut de placard, d’une chaussette, d’une enveloppe, d’un sommeil. Le sable avait le temps pour lui. Et l’espace. Il était fort de toute son étendue. Il effaçait toutes les traces, animales, humaines : les squelettes des chameaux, des aventuriers morts de soif, les pistes des caravanes. Souverain, indifférent, il ne pressentait certainement pas qu’on allait lui faire l’insulte de le vitrifier.

Il est manifeste qu’il y avait trois espèces d’humains sur la base (pour m’exprimer comme saint Benoît, dans sa règle, séparant et jugeant les différentes espèces de moines) : les officiers, les sous-officiers et les « hommes de troupe » (dont j’étais). Les officiers n’étaient pas logés sur place mais dans une oasis, à vingt, trente kilomètres (du luxe de laquelle on disait les choses les plus énormes, comme : il y avait pour eux des palmiers pleins de dattes, de l’eau à volonté ; et de la « climatisation » permanente). Les sous-officiers étaient sur place, mais dans des sortes de boîtes, « en dur », à température moyennement protégée. Les « hommes » étaient, eux, sous les tentes ; par vingtaine, environ (une moitié de mesure de wagon militaire : hommes : 40 ; chevaux (en long) : 8 ; mais il n’y avait pas de tentes à quatre chevaux).

Allongé sur mon lit de camp pendant les brefs crépuscules, sous le poids de la chaleur solide, je voyais le dôme de toile s’emplir d’ombres, je voyais des ombres presque substantielles, de la couleur du sable, les ombres orangées des passants, des véhicules, s’insinuer par les interstices de la toile, plaquées contre elle, remuant, avançant, glissant avec silence, disparaissant, et parfois comme descendant vers moi en visions quasi hallucinatoires, suscitées par l’étourdissement, le vide des pensées, par une chaude stupeur. Il était difficile alors de ne pas imaginer, comme autrefois le firent les épicuriens, et Lucrèce, que ces ombres qui se précipitaient ainsi vers moi, ces images impalpables, étaient des émanations matérielles des corps extérieurs en mouvement, comme des mues de serpent, comme des odeurs, des fumées, détachées de leur surface. Difficile de ne pas penser que tous ces objets émettaient en abondance non seulement de leur substance intime mais même de leur couleur. Il ne fallait pas se laisser engourdir trop longtemps au sein de ces visions, paralyser. Je me relevais la tête lourde, et je me forçais à aller au « foyer », jusqu’à la pleine nuit.

Les « bidasses » qui partageaient avec moi cette idyllique existence étaient le plus souvent arrivés là comme recrues, dès leurs « classes » terminées. Une disposition réglementaire de ces années de guerre d’Algérie avancée (comme on dirait d’une viande, d’un cadavre, de son état de décomposition), la règle dite des « dix-huit mois » (dans un « service » qui n’en comportait plus, « seulement », que vingt-huit (certains, au début, étaient restés plus longtemps)), interdisait de les plonger immédiatement dans le bain de la « pacification » en Grande-Kabylie ou dans les Aurès, lieux charmants mais sans aucun attrait pour la quasi-totalité des appelés. Cependant Reggane se trouvait largement hors de la zone des combats, et rien n’empêchait (astuce administrative) d’embarquer quelques recrues dans des « Nord 2000 » et de les déposer dans le sable pour y remplir certaines des tâches ancillaires que le bon fonctionnement de l’entreprise regannienne nécessitait. (Il y avait aussi quelques « post-dix-huit mois », des « pré-quilles » qui se trouvaient là en vertu de différents hasards que nous ne démêlerons pas.) À quelques exceptions près, ils appartenaient tous à des secteurs de la population peu favorisés, économiquement ou culturellement. Eux-mêmes ni leurs familles n’avaient vu « venir le coup », imaginé même un instant ce qui leur pendait au nez en se présentant dans une caserne, pour l’examen préalable à leur incorporation, leurs « trois jours ». Ils n’avaient donc pas « préparé » leur destin militaire, fait jouer des relations (qu’ils n’avaient pas), des influences familiales ou politiques. Ils n’avaient pas non plus voulu ou pu devenir sous-officiers.

Ceux que je rencontrai (ceux qui étaient par exemple logés dans la même tente que moi) étaient des ruraux du Morbihan intérieur (ceux du bord de mer pouvaient acquérir le statut béni, jalousé, de « conscrit maritime ») et j’eus plusieurs fois l’occasion (comme cela avait déjà été le cas pendant mes classes, à Montluçon) de servir d’« écrivain public » pour la composition des lettres à la mère, à la fiancée, ou à la « petite amie » (réelle ou putative ; je voyais toutes les photos ; je connaissais bien des détails ; intimes, mais chastes ; la présentation réciproque de photos était un cérémonial obligé de la transaction : dans mon portefeuille j’en avais une de Sylvia, une de Laurence, minuscule (Laurence, pas la photo) ; ensuite, on pouvait parler, en confiance). (C’est pour cette raison aussi que je devais aller au « foyer », pour rencontrer d’autres « clients » que ceux de mon entourage (l’information, très vite, circulait) ; on me payait (on y tenait ; il s’agissait d’un échange, pas d’une faveur) en sodas, puisque je ne buvais pas de bière (boisson interdite à un mathématicien, avais-je dit pour ne pas compliquer les explications).)

Contemplant, à l’arrivée, l’horizon ininterrompu du sable, ils avaient d’abord été soulagés de se trouver à mille lieues des bombes et embuscades (dont l’horreur, bien réelle, était encore amplifiée dans les chaumières par les récits des « revenants » de la sale guerre : un voisin, un frère, un cousin, quelqu’un du village à côté) (quand on les avait fourrés, quasiment sans préavis, avec leur paquetage, dans les soutes des avions, ils avaient été intimement persuadés, contre tout démenti, qu’en dépit de toute légalité affichée on allait immédiatement les larguer sur quelque piton entouré de « fellaghas » avec des mitraillettes dont ils ne sauraient pas se servir (leur méfiance à l’égard de la France officielle était radicale, entière, ancestrale, absolue)). Quand ils se rendaient compte, et les « anciens » ne se faisaient pas faute de les mettre au courant très vite, qu’il n’y avait aucune permission en perspective pour des raisons de distance, d’économies et de « sécurité » (des fois qu’ils auraient vendu nos secrets aux Russes (ou aux Amerloques)), qu’il n’y avait ni ville, ni village, ni dancing, ni bistrot dans les environs, quand ils avaient pris (vingt-quatre heures, que dis-je ? deux minutes suffisaient pour un avant-goût) la mesure du soleil, de la chaleur, de la soif et du sable, quand ils comprenaient qu’ils étaient là pour longtemps, sans espoir de délivrance, le choc moral était extrêmement violent. Certains déprimaient, maigrissaient, certains « déraillaient » ; certains « pétaient les boulons » (j’ai bien peur que cette expression ne soit anachronique, mais je ne trouve plus la bonne), devenaient hargneux, insultaient les copains, le soleil, le sable, les sous-offs même (dangereux). Il y eut des suicides (selon la rumeur), des tentatives de suicide certainement (il y en eut une à quatre lits de camp de moi, le lendemain de mon arrivée, au couteau, assez sale). La plupart, après deux, trois mois, ne disaient mot, buvaient bière après bière, caisse après caisse, soir après soir, les yeux obstinément fixés sur les arbres de la grande et moqueuse image murale, sur l’eau de la cascade tombant et ruisselant sans cesse vers eux, sans jamais les rafraîchir.

Qu’est-ce qu’ils faisaient là ? Ils construisaient les bâtiments, démontaient et remontaient les tentes, recensaient et contrôlaient les matériels, constituaient la main-d’œuvre corvéable indéfiniment des préparatifs de l’opération pour la convenable exécution de laquelle leur présence était nécessaire et dont ils étaient censés ne rien savoir, ne rien vouloir savoir et ne rien dire et dont ils savaient, grosso modo, comme tout le monde, l’essentiel. Ils étaient jeunes. Dieu ! qu’ils étaient jeunes. « Young and innocent » ! (J’avais maintenant, moi, vingt-huit ans ; et un an d’armée ! ; je l’étais moins.) Et ils montaient la garde. À mille lieues de tout commando FLN concevable, de toute population hostile ; mais c’était une base militaire, donc il fallait monter la garde. Gardes de nuit (excellentes), de jour (redoutables. Les postes de garde n’étaient pas climatisés). Mais ils ne balayaient pas la cour. Nul d’entre nous, nul d’entre eux n’aurait pu réciter, avec sincérité, le poème militaire de Poiret et Serrault : « Je balayais la cour / Tu balayais la cour/ …» Vous me direz qu’il n’y avait pas de cour à balayer. Je vous l’accorde. Des tours de garde on aurait pu chanter, avec Roger Lanzac : « Il vaut mieux faire ça que peigner la girafe/ que de balayer l’désert du Sahara/ Il vaut mieux faire ça que rester en carafe/ il vaut mieux faire ça que se croiser les bras » (pour ce qui est du quatrième vers de la chanson, cependant, personne (aucun deuxième classe en tout cas) n’aurait été d’accord. D’abord, on ne disait pas « se croiser les bras » mais « coincer la bulle ». Et puis, l’activité de ne pas en avoir une était plutôt idéale pour le « troufion » ; certainement plus estimable que n’importe quelle activité dite militaire, garde ou autre).

102 La chaleur, très tôt dans la journée, était intense.

La chaleur, très tôt dans la journée, devenait intense. Je n’ai jamais connu de soleil plus chaud. Même pas agressif, même pas insolent. Chaud. Le vent, il y avait du vent parfois, était peut-être plus chaud encore. Il mettait le sable en émoi et on n’y voyait pas plus que dans la purée de pois londonienne de la légende, dissimulant Mr Hyde au tournant d’une rue proche de la Tamise. Un matin, j’aperçus, levant les yeux parce que le jour était voilé, mais il n’y avait que peu de vent, et presque pas d’agitation sablonneuse, des nuages. Je fus surpris. Ce n’étaient pas des nuages de sable, ni des nuages de criquets. Cela ressemblait bel et bien à des nuages d’eau. Je regardai de nouveau. Il n’y avait pas de doute. C’étaient des nuages à pluie ; gris, ordinaires ; ils semblaient gonflés, impatients de pleuvoir. Il allait pleuvoir.

Et bientôt il plut. Mais je ne reçus pas une goutte sur mes vêtements, sur mon visage, sur mes bras. Pas une goutte, même brûlante, ne vint mouiller le sable. Et pourtant il pleuvait. Sur le mur du bâtiment métallique où je me rendais, jusqu’à la hauteur d’un premier étage on voyait distinctement les flèches de la pluie frapper obliquement. Mais elles ne parvenaient pas à descendre plus bas sans s’évaporer. Cela dura dix minutes, un quart d’heure peut-être. Le soleil revint. Les nuages avaient disparu. La pluie avait disparu. Rien, pas une goutte, pas une trace sur le métal luisant du mur. Sinon, peut-être, un moment, une odeur survécut, un parfum fantôme d’humidité, bientôt recouvert, oblitéré, par l’odeur habituelle, tenace, veule, épaisse, des poubelles pas encore enlevées derrière les cuisines du camp (connaissez-vous cette odeur ? non ? c’est dommage ; elle vaut le déplacement).

Je ne souffrais pas excessivement de la chaleur. J’avais la chance de passer de bonnes longues heures, les plus redoutables parmi les vingt-quatre quotidiennes, dans un bâtiment solide et parfaitement climatisé. J’y aurais volontiers couché, mais il était fermé le soir, et pour toute la nuit, après le départ du dernier officier, « pour des raisons de sécurité », of course. J’attendais devant la porte, les jours ordinaires (je ne parle pas de ceux, d’hystérie pré-opérationnelle, où il fallait être sur pied dès quatre heures) ; le matin, le plus tôt possible ; heureusement, un des trois lieutenants de l’armée de l’air arrivait (comme j’eusse aimé qu’ils fussent quatre ! ; cela m’aurait évité des « corvées de bridge » ; mais on ne peut pas tout avoir ; d’ailleurs c’étaient plutôt de braves bougres, ces aviateurs (« J’aime les aviateurs, ma mère, / j’aime les aviateurs, / ils ont, etc. » (pas une chanson de cette guerre-là)) qui avaient eu le bon réflexe, pendant le « putsch » (une rareté chez les professionnels, disons-le tout crûment)); un lieutenant possesseur de clé s’amenait fort allègrement et matin de son oasis, ouvrait la porte avant que le soleil ne soit devenu franchement infréquentable.

Aussitôt, d’ailleurs, venu je ne sais d’où avec la discrétion d’un passe-murailles, apparaissait le balayeur de service et nous allions tous trois rejoindre nos postes de travail : le lieutenant pour baîller, triturant son poste de radio en attendant ses deux collègues ; le balayeur pour balayer avec son balai ou aspirer avec son aspirateur ; moi pour comme je vais dire. Mais avant, deux mots du balayage-aspirage. Outre quelques gerboises, il y avait, ai-je dit (si je n’ai pas parlé des gerboises, de leurs grands yeux effrayés à la lumière du jour, je répare cette omission), essentiellement trois catégories d’êtres sur la base, officiers, sous-officiers et hommes de troupe, les spécimens de chaque catégorie logés selon leurs rangs respectifs et appliqués, selon leurs rangs respectifs, à leurs tâches respectives et réglementairement réglées.

Comme on pourrait s’en douter, si j’ai écrit trois, il fallait lire quatre (la leçon d’Alexandre Dumas (lu dès neuf ans) n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd). Parmi les tâches ancillaires, certaines, plus ancillaires sans doute encore que les autres, comme le balayage-aspiratage (un labeur de tous les instants, étant donné le don d’ubiquité du sable), étaient réservées à une quatrième espèce d’hommes (pas de femmes ! je ne m’étendrai pas sur cet aspect de la vie saharienne, sinon pour signaler, en passant, que le sable était extrêmement peu propice, de l’avis général sur la base, au soulagement solitaire des états de solitude saharienne), des PLBTs, personnels civils « réquisitionnés » sur place (place étant pris en un sens géographiquement large), ainsi siglés à partir du nom de « tribu » qui leur avait été unilatéralement attribué : Populations Laborieuses du Bas Touareg.

Les PLBTs étaient plutôt des « intouchables ». Les deuxième classe n’étaient pas censés parler aux PLBTs ; et réciproquement. Personne, d’ailleurs, à ma connaissance, ne s’y essayait. Ni dans un sens (le sens deuxième classe → PLBT) ; ni, à plus forte raison, dans l’autre (deuxième classe ← PLBT) ; les obstacles à la communication n’étaient pas seulement sécuritaires, disciplinaires, mais linguistiques. Les PLBTs étaient donc parfois « seen », jamais « heard ». La traduction du mot phonétique <péèlbété>, quand j’en eus la pleine et entière révélation, m’ouvrit de vastes horizons, jeta une passionnante lumière sur les mentalités primitives si vivaces en plein vingtième siècle (et par « mentalité primitive » je veux parler de l’ensemble de croyances et superstitions, de la veltanchaooung générale régnant dans les cervelles des hautes sphères militaires et politiques de la République française (Cinquième autant que Quatrième)).

PLBT était une sorte de merveilleux artefact linguistique, et j’en discutai quelquefois avec les deux, trois « collègues » qui étaient, comme moi, sensibles à son originalité. On disposait là d’un moyen, indirect mais efficace, de parler d’autre chose, dont il ne fallait pas trop parler clairement ; ça faisait du bien. Un peu.

Une question se posait, par exemple, qui animait spécialement Albert, un gars de Ploërmel, plutôt anar, dont la propension aux idées subversives avait échappé à l’enquête des gendarmes préalable à son envoi dans ce lieu éminemment « sensible » : Les PLBTs doivent-ils être considérés comme des êtres encore inférieurs, dans l’échelle humaine, aux deuxième classe ? Il y avait du pour, et il y avait du contre. « Il se font encore plus engueuler que nous. – Oui, mais ils n’ont pas de tour de garde. – Ni d’uniforme. – Mais ils sont même pas français ! – D’après toi, c’est une infériorité ou une supériorité ? (disait Bébert). – Nous, on ne sera pas toujours deuxième classe ; on sera démobilisés, on rentrera chez nous ; eux, ils seront toujours des PLBTs. – Tu crois ? (disait Bébert). – Non, mais tu as vu ce pays, ce climat ? – Peut-être qu’ils s’y plaisent. – On sait pas ce qu’ils pensent. – Et eux, ils savent ce que tu penses ? » Et cetera, et cetera.

Ils avaient, en tout cas, un avantage considérable sur nous : une plus grande liberté de mouvement relative, mais réelle (une « laisse » plus longue sur le cou). S’ils avaient été moines, ils auraient été, s’ils avaient été vraiment libres, de ceux que saint Benoît nomme des gyrovagues.

103 Une fois installé dans le bureau, j’avais devant moi une journée entière confortable,

Une fois installé dans le bureau, j’avais devant moi une journée d’heures ouvrables entière, confortable, dans une position privilégiée. Les corvées de calcul qui constituaient la justification de ma présence en cet endroit précis ne me prenaient pas un temps excessif. On me laissait plutôt tranquille (en dehors du bridge et de quelques passages d’autorités supérieures ; d’ailleurs la corvée de bridge n’était pas trop fréquente car, formé à ce jeu par mon grand-père qui était de la génération de la manille coinchée, j’étais d’une modération, d’une prudence sans doute excessive dans les annonces (jamais plus haut que « deux sans atout » sauf circonstances exceptionnelles), qui ne manquait pas d’énerver mes partenaires ; on ne faisait appel à moi qu’en dernier ressort ; en plus, je ne jouais pas à la belote (le jeu « deuxième classe » par excellence)). Il faisait frais.

Il y avait aussi sur place, merveille des merveilles, à chaque étage, de ces distributeurs d’eau inépuisable, de ces bornes à eau potable inventées par les militaires des États-Unis, et adoptées heureusement par les nôtres, de véritables « fontaines Wallace » sahariennes (ornement aujourd’hui caduc des places parisiennes), qui vous rafraîchissaient les intérieurs (glotte et « vestibules ») à intervalles réguliers et permettaient de penser sans trop d’appréhension aux heures non climatiquement protégées de la soirée et de la nuit. Certains de mes collègues calculateurs s’ennuyaient. Pas moi. Je lisais. Je n’avais pour lire qu’un seul livre ; mais je n’étais pas prêt de l’épuiser en quelques semaines (au plus) de séjour. C’était un livre de mathématiques. Il venait de paraître. Il était de grand format, à couverture bleue. Son titre était Éléments de géométrie algébrique (abréviation affectueuse et familière : Égéas). Son auteur : Alexandre Grothendieck. Alexandre Grothendieck n’avait pas, en fait, écrit le livre. Il en avait fourni la substance conceptuelle, mais la rédaction était due à l’un des papes de Bourbaki, l’un des fondateurs, le plus grand (en taille), le plus lourd, le plus péremptoire : Jean Dieudonné (→ § 61).

L’Institut des hautes études scientifiques, récemment créé à Gif-sur-Yvette, avait financé la publication de ce premier fascicule (ce n’était que le tout début d’une prévue très longue série) d’une entreprise colossale, le déploiement de la Grande Théorie Grothendieckienne des Schémas. Horizon : les fameuses « conjectures de Weil ». Horizon plus lointain encore, plus élevé encore, Everest de la mathématique : l’hyperfameuse « Conjecture de Riemann ». Du moins c’est ce « bruit » qui accompagnait le livre, transporté jusqu’à moi par divers relais, qui m’avait incité à cet achat, à cette lecture. Je la savourais lentement, posément. J’avais le temps. J’avais le temps et elle venait, en quelque sorte, pour moi, en son temps.

Car je m’étais tellement imbibé de bourbakisme qu’un tel texte, fruit de sa floraison ultime, l’œuvre monumentale de celui qui peut être en un sens considéré comme le Monstre du Dr Frankenstein-Bourbaki, et rédigé selon les normes stylistiques inimitables du groupe, appliquées par le rédacteur de manière exacerbée, frénétique (par exemple dans la notation des paragraphes et alinéas, devenue quasi aussi chargée que celle du Tractatus), coulait dans ma cervelle comme un miel, que dis-je ? un nectar, une ambroisie intellectuelle. Je ne peux m’en souvenir aujourd’hui sans stupéfaction. J’ai été quelqu’un qui a pu lire les « Égéas » avec plaisir, pis, avec délectation. Pour un mathématicien normalement constitué, une affirmation de ce genre, aujourd’hui, paraîtra aussi perverse que l’amour de telle boisson américaine, mon « soft drink » favori, nommé « Root Beer ».

Sans doute les circonstances du désert s’y prêtaient-elles. Mais j’ai continué la lecture à mon retour, et celle des fascicules suivants, avec le même plaisir. C’est qu’en fait toute mon « histoire mathématique », depuis mon entrée dans l’amphi de l’institut Henri-Poincaré que j’ai décrite au chapitre premier m’avait préparé, conditionné à être un lecteur de cette espèce.

La locomotive Dieudonné, telle une de ces grandes et vertigineuses machines lancées autrefois par les ingénieurs victoriens sur le réseau ferré britannique, à l’âge d’or de la propulsion vapeur, progressait sur les rails de la déduction avec une maîtrise éblouissante (à mes yeux), avec un dédain souverain pour les fanfreluches de l’illustration imagée, de la métaphore, du rappel des origines historiques des problèmes, des longs tâtonnements qui avaient, au moins depuis Descartes (sinon depuis les Grecs), préparé l’éclosion de la théorie. L’idée de Schéma paraissait être sortie tout armée du cerveau de son créateur, Alexandre Grothendieck. On admirait (j’admirais) au passage le fait que Dieudonné, avec une modestie touchante chez un mathématicien de cette taille et de ce poids, s’était mis sans hésiter au service de son cadet d’au moins vingt ans, était devenu le scribe sourcilleux, pointilleux, consciencieux de cette nouvelle manière de constituer la géométrie algébrique.

Le point de vue des Schémas, avertissait-il dans sa préface, de par sa nouveauté, sa puissance, sa complexité, son ampleur, représentait un pas en avant considérable ; pour cette même raison, il nécessitait du géomètre, habitué à un autre langage, un gros effort d’adaptation, d’abstraction. Mais l’effort, assurait-il, en valait la peine. Et après tout, ajoutait-il en substance, il n’était certainement pas plus redoutable que celui accompli autrefois par nos pères (il parlait de ses pères à lui), s’initiant à la théorie des groupes, puis au vocabulaire de la théorie des ensembles. Comme je n’étais en aucune façon un géomètre algébrique traditionnel, comme je n’avais des problèmes de cette branche de la Mathématique qu’une idée assez vague, cette difficulté n’en était pas une pour moi. D’ailleurs, convenablement éclairées (selon un mode d’exposition assez différent de celui adopté par Dieudonné), la continuité et, en un sens, la naturalité de l’évolution dans la discipline, depuis ses premiers problèmes, qui se peuvent formuler élémentairement, jusqu’aux « Schémas », sont maintenant assez aisément compréhensibles à un étudiant de bon niveau. Le fossé, si fossé il y avait, a été comblé, pour la communauté des géomètres, en moins d’une génération.

Mais la difficulté, en fait, n’était pas du tout de même nature que celle qu’avaient affrontée les « pères » de Dieudonné, au début du siècle. Il s’agissait alors d’un bouleversement radical dans la manière de dire et d’écrire la mathématique. Et si la lecture des Égéas était pour moi si « naturelle » (indépendamment de la compréhension réelle des problèmes qui y étaient posés), c’est tout simplement que le texte qui m’était offert était écrit et conçu selon cette manière, devenue universelle, de voir les objets mathématiques depuis David Hilbert. Et c’est d’ailleurs celle qui domine encore aujourd’hui l’« ethos » du « working mathematician ». À ce point je devrais écrire, m’écrier, n’est-ce pas ? : « Alors et soudain, en un éclair aussi violent que celui d’une explosion atomique (ah ! ah !), j’ai compris que… » Il y aurait là, narrativement, place pour un coup de théâtre, pour une révélation intérieure. J’aurais, brusquement, là, en plein désert immense, « sous le soleil exactement », en ce moment historique (même si ce n’était, en somme, qu’un tout « petit » moment historique), compris qu’il existait une autre manière de concevoir la mathématique, entièrement neuve ; que je me devais de me mettre à l’explorer ; et que je tenais là mon salut.

J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne vois pas une telle illumination, à un tel moment. C’est dommage. Pourtant, une bifurcation s’est effectivement produite, environ cette année-là, dans mon parcours de modeste mathématicien, avec des conséquences considérables (pour moi), dans la voie poétique elle-même. Petit à petit, à mon retour de Reggane, j’ai senti de plus en plus nettement que la voie que j’avais suivie jusqu’alors allait devenir, et donc était devenue, une impasse. Je pouvais accumuler les lectures, pénétrer plus ou moins profondément les innombrables et fascinantes théories qui proliféraient, explosivement, dans toutes les directions de l’algèbre. Mais pour quoi faire ? Trouver, dans une de ces branches ? À mesure que les choses que je lisais, les séminaires que je suivais se rapprochaient de l’état contemporain des théories, je voyais clairement que la compréhension, qui avait été mon but, devait passer outre le seul déchiffrement des résultats acquis, par l’affrontement à l’inconnu, au non-pensé, au non-démontré, au non-trouvé. Devenir un « chercheur », alors ? Mais je n’étais même pas certain d’en être capable ; et si oui, au mieux, j’enfoncerais un coin étroit dans un coin étroit de l’algèbre, commutative ou pas ; ce faisant je perdrais la vision vaste, quasi galactique, que m’avait offerte Bourbaki ; pourquoi ? Parce que je ne pourrais faire tout en même temps ; parce que, de toute façon, je m’y étais mis beaucoup trop tard, j’étais trop tard venu, je ne rattraperais jamais mon retard. Or, il existait une vision alternative, un angle de vue entièrement différent sur la mathématique. Je ne vais pas en parler maintenant. Là était la voie. Sans elle je n’aurais pas pu concevoir le Projet. (Sans son existence, je n’y aurais pas engagé, et perdu, ma vie (qu’elle soit maudite ! que ses inventeurs, MM. Eilenberg et Mac Lane, en soient maudits !).) Remontant en arrière dans le temps, comme je fais, depuis son effondrement, en arrière même de sa conception, dans ses pré-commencements, la bifurcation hors de Bourbaki fut bien un événement décisif. Il y eut une autre, une nouvelle voie. Qu’est-ce qui m’empêche de fixer ici le point zéro de cette voie ? Rien.

104 La France avait décidé d’« avoir la bombe »

La France (sa volonté discernée, interprétée et exprimée par son président élu au suffrage universel direct (n’est-ce pas une preuve ?), Charles de Gaulle, qui était depuis toujours en communication personnelle et directe avec elle), la France avait décidé d’« avoir la bombe ». L’arme atomique était nécessaire à son indépendance. Pour « avoir » la bombe, la fabriquer en exemplaires suffisamment nombreux, fiables, dissuasifs et opérationnels, il fallait expérimenter. Il fallait faire exploser quelques prototypes à titre d’essai. Il n’était pas question de se livrer à ces petites expériences sur le plateau des Mille-Vaches. Mais la France d’alors était vaste. Elle s’étendait très bas vers le sud et possédait de vastes secteurs du Sahara. On choisit donc un « site », après mûre réflexion (une analysis situ d’un genre spécial) ; le « site » élu fut Reggane, quelque part là-bas, dans le désert. (Nous n’étions pas supposés savoir , exactement, était Reggane, « pour des raisons », ô surprise !, « de sécurité »). Les physiciens et ingénieurs civils et militaires travaillant pour les militaires firent leur travail. La « base » fut bâtie et peuplée. La bombe fut amenée sur place. Un général commanda. Une date putative pour le jour J fut décidée.

Plus exactement, une certaine « fenêtre de lancement » fut établie. Mais il était difficile de dire à l’avance : ce sera tel jour. Pourquoi ? C’est simple. Un large rectangle de Sahara, appelé périmètre, déjà désert de nature, avait été désertifié plus radicalement encore, était devenu zone interdite, sinon aux gerboises, du moins aux voyageurs et aux PLBTs. En ce temps-là, il n’était pas question d’expériences souterraines. On choisissait un lieu inhabité convenable, on faisait ce qu’il fallait faire et bouf ! la bombe explosait à l’air libre, comme un pétard du 14 juillet (cocorico !). Un superbe champignon s’élevait en l’air ; et voilà le travail ! Oui mais. Mais ce champignon plein de poussières sévèrement radioactives de différentes espèces (éléments chimiques pris dans des régions exotiques de la Table de Mendeleïev) ne restait pas immobile. Une grande partie retombait sur ses pieds, sans doute. Mais les vents de la haute atmosphère (et de la basse, for that matter) en entraînaient une notable partie. Le but du voyage de ces particules et leur lieu ultime de chute étaient, il faut bien le dire, le cadet des soucis des autorités. Elles auraient largement le temps de se dissiper et diluer avant d’atteindre l’Algérie et la Méditerranée, Tombouctou, le Tchad ou le sud du Maroc, l’Atlantique.

Seulement voilà, selon la direction des vents, il y avait un destinataire possible aux retombées du nuage atomique : nous. Nous, nous n’étions pas loin. On ne pouvait pas faire exploser la bombe si elle se mettait, dans l’heure qui suivait, à nous cracher des saloperies radioactives, peut-être mortelles, sur le coin de la figure. Il s’ensuivait que toute l’opération était soumise aux caprices de la rose des vents. Il fallait donc, selon les données météorologiques, quelques heures avant le moment supposé de l’explosion (juste avant l’aube, pour ne pas avoir à rivaliser, question illumination, avec notre bon vieux soleil), prévoir le trajet suivi par le nuage post-champignon. S’il s’en allait vers l’est, le nord ou le sud, parfait. Dans ces directions-là, il ne risquait de s’épancher, et faiblement, que sur des régions désertes (ou peuplées de populations si dispersées et si négligeables que ce n’était même pas la peine d’y penser). On demandait le feu vert à Paris, on préparait le communiqué officiel, le général donnait l’ordre. Et pan ! boum ! boum ! scratch ! scratch ! (mettons). Mais si par malheur le champignon tournait la tête vers l’ouest, vers nous (je dis « ouest » plutôt que nord, est ou sud, pour fixer les idées ; je n’ai pas l’intention, même après plus de trente ans, de violer le « secret défense »), il fallait remettre au lendemain ; au mieux (le lendemain, on était ramené au problème précédent ; ce qui était reposant pour les polytechniciens qui pullulaient sur la base ; avec cette chaleur !).

Mais le résultat ne dépendait pas seulement de la météo. Il fallait tenir compte aussi de la nature physico-chimique du nuage. On pouvait certes plus ou moins prévoir ce qu’il serait, mais on aurait été plus à l’aise si, ce qui n’était malheureusement pas possible, il y avait eu des précédents. Mais en fait, il y avait eu des précédents. Les grands cousins, les Amerloques, avaient fait déjà de très nombreuses expériences de ce genre (y compris deux en grandeur nature, avec les résultats que l’on sait). L’armée américaine avait produit toute une bibliothèque de rapports et analyses sur les circonstances et effets des explosions. Et l’armée française s’était procurée (honnêtement ? on peut se poser la question étant donné le peu d’enthousiasme des États-Unis pour les désirs de bombe du général de Gaulle ; mais je ne m’engagerai pas dans d’oisives spéculations à ce sujet), on s’était donc procuré quelques manuels yankees sur toutes ces questions. J’en avais un dans le tiroir de mon bureau. (J’eus un instant la tentation de le subtiliser, mais j’y renonçai prudemment.)

Un détachement tout à fait particulier de notre glorieuse armée, commandé par un colonel (polytechnicien) et composé de quelques officiers et de quelques appellés non officiers du contingent (des scientifiques), était chargé de la tâche modeste mais importante de prévision : prévision de la position du nuage à H+1, H+2… H+n (n < 24), puis J+1, J+2… c’est-à-dire une heure, deux heures… puis un jour, deux jours… après l’explosion. Plus précisément, il fallait tracer sur une carte de la région des courbes de niveau de la radiation estimée au sol. Pour ce faire, on disposait d’une formule, cadeau (?) donc des Américains, qu’il n’y avait qu’à appliquer et à transformer en données géographiques, visuellement lisibles, même par le général et son état-major. (Cette formule comportait des approximations stupides et des inexactitudes évidentes, aurait pu être assez aisément améliorée, comme notre colonel, à la suite de nos observations, n’avait pas manqué de le signaler en haut lieu ; mais en vain ; nous espérions seulement que les conséquences de ces défauts seraient limitées.)

Dès l’entrée dans l’intervalle de lancement selon le calendrier (après la période obligatoire d’exercices de préparation) un rituel immuable se mit en place : réveillés très, très tôt, nous arrivions endormis et fébriles dans le bâtiment X, enregistrions toutes les données de température et de vents, effectuions à toute vitesse tous les calculs, reportions les résultats en couleurs succulentes sur la grande carte dans la salle de réunion. Le général, arrivé une heure environ avant l’heure H potentielle, jetait un coup d’œil exercé sur la carte. Et repartait. Cela dura longtemps. Les premiers jours, la météo était favorable et nous nous voyions déjà de retour en France ; mais le général ne venait même pas, car Paris ne donnait pas le feu vert.

Puis les vents se mirent contre nous. Ils se mirent à diriger invariablement le nuage mortel droit sur nous, avec une précision qui témoignait d’une intention de nuire presque affichée. C’est pourquoi l’œil du général était devenu si aigu, si exercé. Chaque jour, il était clair que la carte affichait la même distribution catastrophique d’unités « y » à un niveau beaucoup, beaucoup trop élevé (nous n’aurions pas survécu longtemps) (il n’était pas question de désigner les unités de mesure de la radioactivité par leur nom propre, des fois que les PLBTs, en balayant la salle…). Et cela durait.

Je n’avais aucune sympathie pour l’arme atomique, aucun enthousiasme pour l’ambition gaulliste de la posséder. La machine bureaucratique, au bout de quatre mois d’armée, quand j’avais échoué (par des procédés à la soldat « Schweik ») successivement dans mes tentatives (au volontariat obligé) de devenir officier, puis d’être, deuxième « chance », sous-officier, m’avait, au vu de mes fonctions d’assistant de mathématiques à la faculté des Sciences de Rennes (et semble-t-il, d’après ce que je pus voir de mon « dossier » (en toute illégalité bien entendu, grâce à un « deuxième classe » bureaucrate bien placé, selon les meilleures traditions militaires)), parce que j’y dirigeais les travaux pratiques d’un certificat dit de Calcul automatique, m’avait affecté au fort d’Aubervilliers pour faire partie du détachement des calculateurs de nuages. Je n’avais pas ignoré longtemps à quoi j’allais (dans un rôle fort modeste) servir. Mais je ne pouvais, cette fois, prétendre à l’incompétence pour me dispenser de Sahara.

Or je tenais fermement à ne pas attirer sur moi les regards par l’expression d’une mauvaise volonté patente. La guerre d’Algérie était pour moi un mal infiniment plus proche, plus immédiat que le mal atomique (que ce qu’on appelait l’« équilibre de la terreur » paraissait devoir écarter). Je voulais éviter sinon entièrement du moins le plus longtemps possible de m’y trouver directement mêlé. D’ailleurs, j’étais curieux. Je ne l’ai jamais regretté.

105 Outre les calculs plutôt rudimentaires qui servaient à notre tâche de prévision des retombées,

Outre les calculs plutôt rudimentaires qui servaient à notre tâche de prévision des retombées, le manuel américain mis à notre disposition explorait, avec un attachement aux détails presque maniaque, tous les aspects de l’après-explosion. Il s’appuyait visiblement sur de nombreuses expériences, mais donnait la vedette (si je puis dire) aux deux expériences les plus satisfaisantes du point de vue qui était celui des militaires américains en temps de guerre froide, le cas Hiroshima et le cas Nagasaki ; et il était rédigé dans un esprit plutôt offensif que défensif.

Chaque série de données, chaque graphique étaient accompagnés d’illustrations photographiques commentées, sans aucune concession, même rhétorique, à d’éventuelles sensibleries héritées de la vie civile. La prose en était contrôlée (quoique pâteuse), « matter of fact ». Tout un chapitre était consacré à l’examen de l’état des « personnels » (supposés des soldats en cas de guerre, mais dont les exemples disponibles se trouvaient avoir été des non-combattants), aussi près que possible du moment initial ; les données recueillies (par les Japonais, puis par les armées d’occupation) étaient réparties selon plusieurs critères : distance au point d’explosion ; nature des obstacles rencontrés par l’onde de choc, par l’onde de chaleur, par la pluie de particules radioactives virulentes, entre autres.

Cela donnait quelques séquences d’images d’un pré-post-modernisme impressionnant. Les auteurs du manuel semblaient avoir été défavorablement impressionnés par le fait qu’il y avait eu, au moins pendant les premières heures, tant de survivants. Ils en étaient offusqués. Ils s’efforçaient de comprendre pourquoi et avaient préparé (en utilisant des mannequins) quelques tests.

Je me souviens d’un passage qui me frappa particulièrement (ne pouvant garantir l’exactitude des données numériques, je les omets) : si une masse de terre de hauteur x et d’épaissseur y, s’interpose à la distance z, il y a risque (c’était le terme employé) de tel pourcentage (trop élevé) de survivants. Je me souviens d’une autre séquence d’anthologie : une demi-douzaine de Japonais d’Hiroshima, photographiés de dos (peut-être vivants) ; sur un dos, profondément brûlé, apparaissait le dessin, en négatif, d’une fenêtre ; sur un autre l’ombre d’un quadrillage de barreaux métalliques : cette image-là faisait penser à un four à micro-ondes d’un genre spécial (ou à saint Laurent sur son gril traditionnel (comme chacun sait, la légende provient d’une erreur de scribe médiéval qui, recopiant un manuscrit, a sauté distraitement une page et est ainsi passé, sans transition, d’une vie de saint à une recette de cuisine)); sur un autre encore, nouveau suaire de Turin, une silhouette noire, comme sur une étoffe imprimée.

Un de ces petits matins-là, le colonel emmena quelques membres de son équipe inspecter les lieux. Les concepteurs de ce spectacle d’un genre nouveau avaient bien fait les choses. Un peu partout, dans un rayon d’un bon kilomètre (autour d’un centre d’ailleurs inaccessible), on avait réparti, comme pour la reconstitution d’une bataille historique avec « soldats de plomb », mais « grandeur nature », quantité de matériels de toute sorte, des tanks, des automitrailleuses, des jeeps, des avions… dans des positions variées, à découvert sur de petites hauteurs de sable ou à l’abri (?) dans des tranchées derrière des dunes ; et chaque engin militaire avait son équipage de mannequins, revêtus d’uniformes neufs de la meilleure qualité ; il y avait des fantassins, des artilleurs, des aviateurs, des marins même ; et tous les grades étaient représentés (voulait-on examiner la variation des effets de la bombe en fonction de la position sur l’échelle hiérarchique ?). On n’avait pas mégoté sur les dépenses. Nous restâmes rêveurs.

Le colonel ne fit aucun commentaire. C’était un officier taciturne, plutôt placide et distrait, préoccupé seulement de ses tentatives constamment renouvelées mais toujours déçues de démontrer le grand théorème de Fermat. Il avait toujours à sa disposition quelque appelé du contingent mathématicien, dont la tâche était de vérifier le dernier état de ses tentatives et, avec le plus de tact et de discrétion possible, de lui en indiquer les défauts ; le colonel, de nouveau désappointé par un verdict toujours négatif, rangeait son manuscrit dans un tiroir après l’avoir dûment tamponné du sceau du secret le plus draconien et n’y pensait plus ; jusqu’à une nouvelle crise de fermatite aiguë. On m’avait prévenu. Ses « démonstrations » étaient toujours élémentaires, arithmétiques strictement, et heureusement assez facilement réfutables. Mais je n’eus heureusement pas l’occasion de me casser la tête sur un de ces spécimens ; car ou bien le colonel était en période de « latence » ; ou bien l’agitation ambiante l’empêchait de se concentrer sur les véritables problèmes.

Enfin, le grand jour arriva ; les augures parisiens et les vents se déclarèrent favorables simultanément. Les personnels furent consignés dans leurs tentes, dans leurs bâtiments respectifs ; avec interdiction absolue de mettre le nez dehors. C’était la nuit encore. Le camp semblait mort. La pâle lueur d’avant l’aube s’insinuait. Dans le bureau où j’étais depuis des heures, des lunettes pour « mille soleils » furent distribuées. Nous attendîmes. Le colonel consultait sa montre. Nous nous mîmes à la fenêtre, les yeux obstinément dirigés dans la direction adéquate, que nous connaissions, et pour cause, après des jours et des jours de calculs, à la seconde d’arc près sur le cercle de l’horizon. Quelqu’un bougea, se déplaça de quelques centimètres devant moi, devant mes yeux, à l’instant fatal. Je n’ai rien vu.

Dans sa biographie du physicien et prix Nobel, Le Génial Pr Feynman, James Gleick décrit l’effet de la première de toutes les explosions, celle de Los Alamos en 1945, sur quelques-uns des scientifiques qui avaient contribué à la mise au point de la bombe : « L’essai nucléaire imprima au fer rouge des images dans leurs souvenirs : pour Bethe, la teinte parfaite du violet ionisé ; pour Weisskopf, une valse de Tchaïkovski aux échos surnaturels ; … pour Feynman, son “cerveau scientifique” s’efforçant de calmer son “cerveau civil”, puis le son qu’il ressentit dans ses os ; pour beaucoup d’entre eux la silhouette, bien droite, de Fermi jetant dans le vent de petits bouts de papier. » Et il ajoute : « Deux jours plus tard, jugeant que les radiations au sol avaient suffisamment perdu de leur virulence, Fermi, Bethe et Weisskopf s’en allèrent en voiture observer la zone de l’explosion, que Feynman, quant à lui, put voir d’un avion. La tour (où était placée la bombe) avait disparu, le sable s’était vitrifié. » Le démon de la curiosité avait été irrésistible. Et ces physiciens avaient été les premiers à succomber à la Tentation du Point Zéro.

Dans la matinée du jour J, à Reggane, j’eus la chance d’assister, auditivement, à travers la cloison qui nous séparait du bureau de notre chef, à une scène mémorable. Moins d’une heure après l’éclair dévastateur qui avait annoncé au monde l’existence d’une bombe atomique bien « française », un capitaine des paras, qui avait échoué je ne sais comment sur la base, prit une jeep et se dirigea sans hésiter vers le lieu de l’explosion. Intercepté au moment de pénétrer dans le périmètre interdit par une patrouille de surveillance, il fut ramené sans cérémonie en dépit de ses protestations virulentes et invité à s’expliquer sur le sens de cet acte incompréhensible au commun des mortels. Les voix étaient parfaitement audibles dans la pièce à côté. Le colonel était hors de lui. Il voulait savoir si le capitaine était ivre, fou, ou suicidaire. Mais celui-ci ne se démonta pas. Il ne comprenait pas ce qu’on pouvait lui reprocher. Il apparut alors qu’il se représentait les particules radioactives comme des projectiles hostiles d’un calibre un peu plus petit que celui des armes ordinaires. Il était parti planter le drapeau tricolore au point zéro. Il avait échappé aux balles des Viets en Indochine et ce n’était pas une misérable fusillade d’atomes qui pouvait lui faire peur.