Les personnes trahies par les compteurs Geiger furent poussées sans ménagement à l’intérieur des camionnettes. Les habitants du quartier avaient fui depuis belle lurette, abandonnant sur place canettes de bière et chapeaux de carnaval. Des équipes de spécialistes en combinaisons antiradiations frappaient aux portes, ordonnant l’évacuation des maisons de façon plus ou moins brutale. Les personnes âgées avec leurs déambulateurs, les mères de famille affolées, les enfants en pleurs formaient une longue colonne tragique qui remontait la rue dans le brouhaha des haut-parleurs. Des appels au calme enjoignaient aux habitants d’obtempérer en précisant qu’il s’agissait de simples mesures de précaution. Jamais le mot radiation n’était prononcé.
Gideon, pris dans la mêlée, s’installa tant bien que mal sur un banc de bois à l’arrière d’une camionnette qui démarra, ses portes à peine refermées. Assis en face de lui, Fordyce observait un silence grave au milieu des regards inquiets. Parmi les passagers se trouvait un personnage à la chemise ensanglantée dont Gideon comprit qu’il s’agissait d’Hammersmith, le psychologue avec qui il avait communiqué par le biais de son oreillette. Il reconnut également l’un des commandos qui avaient abattu Chalker à bout portant, sa tenue maculée de sang. Du sang radioactif.
— On est dans la merde, grommela le type des Swat, un grand gaillard dont la voix aiguë tranchait curieusement avec sa carrure imposante et ses bras musclés. On va tous y passer. Les radiations, ça ne pardonne pas.
Gideon préféra ne pas répondre, stupéfait de constater l’ignorance de ses congénères en matière de radioactivité.
— Putain, j’ai mal à la tête, se plaignit le géant. Ça y est, ça commence.
— Ta gueule, gronda Fordyce.
— Va te faire foutre, s’énerva l’autre. Je suis pas entré dans les Swat pour vivre ce genre de merde.
Fordyce serra les mâchoires.
— T’as entendu ? insista le type, de plus en plus énervé. Je suis pas entré dans les Swat pour vivre ce genre de merde !
Gideon le regarda droit dans les yeux.
— Votre tenue est couverte de sang radioactif, déclara-t-il d’une voix calme. Vous feriez mieux de la retirer. Vous aussi, ajouta-t-il à l’intention d’Hammersmith. Tous ceux qui ont sur eux des taches de sang du forcené, enlevez vos vêtements.
Son conseil déclencha une réaction paniquée à l’intérieur du fourgon, alors que tous s’empressaient de se déshabiller et d’essuyer les taches de sang qu’ils avaient sur la peau et les cheveux. Tous, à l’exception du type des Swat.
— À quoi bon ? On est foutus, je vous dis. On va tous pourrir d’un cancer quelconque. On est déjà morts.
— Personne ne va mourir, lui expliqua Gideon. D’autant qu’on ne sait même pas de quel type de radiation était atteint Chalker, ni à quel degré.
Le géant releva la tête et posa sur lui des yeux rouges.
— Qu’est-ce qui t’autorise à jouer les petits génies du nucléaire ?
— Le fait d’être un petit génie du nucléaire, justement.
— Tant mieux pour toi, connard. Dans ce cas, tu sais mieux que personne qu’on est foutus et tu nous racontes des putains de bobards.
Gideon préféra ignorer la remarque.
— Espèce de péquenaud.
Péquenaud ? Au comble de l’agacement, Gideon regarda son interlocuteur en se demandant un instant si les radiations ne l’avaient pas rendu fou, lui aussi. Non, l’autre imbécile réagissait sous l’effet de la panique, rien de plus.
— Je te parle, pauvre connard. Arrête de raconter des bobards.
Gideon chassa d’une main les cheveux rebelles qui masquaient son visage et fixa le sol de la camionnette. Il se sentait las de tout : las de la bêtise humaine, de la vie elle-même. Il ne se sentait pas la force de discuter avec un individu aussi primaire.
Sans crier gare, le type des Swat jaillit de son banc et l’agrippa par le col, l’obligeant à se mettre debout.
— Je t’ai posé une question. Arrête de fuir mon regard.
Gideon regarda son agresseur droit dans les yeux. La lèvre tremblante, il était cramoisi, les veines du cou tendues à craquer, le front trempé de sueur. Il portait si bien sa bêtise sur son visage que Gideon ne put contenir son rire.
— Tu trouves ça marrant ?
Le type des Swat serra le poing, prêt à frapper.
Le coup dans l’estomac, assené par Fordyce à la vitesse de l’éclair, le prit par surprise et il s’effondra en poussant un grand wouuuuf ! L’instant d’après, Fordyce l’immobilisait d’une clé et lui murmurait quelques mots à l’oreille, trop faiblement pour que Gideon puisse entendre. Fordyce relâcha le bras du géant qui s’écroula sur le sol, tête en avant. Le temps de reprendre sa respiration, il se mit péniblement à genoux.
— Reprends ta place et reste tranquille, lui ordonna Fordyce.
L’autre ne se fit pas prier, les yeux remplis de larmes.
Gideon ajusta sa chemise.
— Merci, dit-il.
Fordyce ne répondit rien.
— Maintenant, on sait, reprit Gideon après un battement.
— On sait quoi ?
— Que Chalker n’était pas fou. Il avait bien été gravement irradié. Sans doute par des rayons gamma. Ce genre d’irradiation à haute dose provoque des troubles du cerveau.
Hammersmith releva la tête.
— Comment le savez-vous ?
— Tous ceux qui manipulent des radionucléides à Los Alamos sont au courant des accidents de criticité survenus au début de l’histoire du centre à des gens comme Cecil Kelley, Harry Daghlian, Louis Slotin. Le « cœur du démon ».
— Le cœur du démon ? répéta Fordyce, perplexe.
— Le surnom donné au cœur de plutonium sur lequel travaillaient ces chercheurs. Les responsables des deux erreurs de manipulation survenues successivement à l’époque sont morts très rapidement, et plusieurs de leurs collègues ont été gravement irradiés. Le même cœur de plutonium a finalement servi à la fabrication de la bombe Able, testée sur l’atoll de Bikini en 1946. Les accidents survenus au cœur du démon nous ont montré qu’une dose élevée de rayons gamma rend fou. Les symptômes que présentait Chalker sont caractéristiques : confusion mentale, divagations, maux de tête, vomissements, douleurs intestinales aiguës.
— Voilà qui éclaire l’affaire d’un jour nouveau, remarqua Hammersmith.
Gideon hocha la tête.
— Les déclarations délirantes de Chalker posent un certain nombre de questions. Pourquoi affirmait-il qu’on lui irradiait le crâne ? De quelles expériences parlait-il ?
— J’ai bien peur qu’il s’agisse d’une forme courante de schizophrénie, suggéra Hammersmith.
— Peut-être, à ceci près qu’il n’était pas schizophrène. Pour quelle raison prenait-il ses propriétaires pour des agents du gouvernement ?
Fordyce releva la tête et fixa Gideon.
— Ne me dites pas que vous croyez vraiment que ce malheureux père de famille était un agent à la solde de l’État ?
— Bien sûr que non. En revanche, j’avoue être intrigué par les allusions de Chalker à toutes ces expériences dont il prétendait avoir été victime. Je trouve également étrange qu’il ait nié avoir vécu dans cet appartement. Cette histoire n’a aucun sens.
Fordyce secoua la tête.
— Je ne suis pas d’accord.
— Expliquez-vous, rétorqua Gideon.
— Reprenons les éléments dont nous disposons. Ce type travaille au centre de Los Alamos où il contribue à la conception d’engins nucléaires. À peine converti à l’islam, il disparaît des radars. On le retrouve quelques mois plus tard à New York, gravement irradié.
— Et alors ?
— Alors ce salopard a rejoint le djihad ! Grâce à lui, ils ont pu mettre la main sur un cœur de réacteur nucléaire. Suite à une erreur de manipulation comparable à celle du cœur du démon dont vous parliez, Chalker aura été irradié.
— Chalker n’avait rien d’un extrémiste, le contredit Gideon. C’était un garçon très discret, qui gardait pour lui ses opinions religieuses.
Fordyce laissa échapper un rire amer.
— Les gens discrets sont toujours les plus dangereux.
Un silence pesant s’installa dans le fourgon. Pas une des paroles échangées n’avait échappé aux autres passagers. En y réfléchissant, Gideon s’apercevait avec horreur que la théorie de Fordyce était plausible. Chalker était la proie rêvée pour un groupe terroriste. Un paumé qui redonnait un sens à son existence en rejoignant le djihad. Comment expliquer autrement l’énorme dose de rayons gamma à laquelle il avait été exposé ?
— Autant en prendre notre parti, reprit Fordyce alors que la camionnette ralentissait. Notre pire cauchemar est devenu réalité : les djihadistes ont réussi à mettre la main sur une bombe atomique.