Le ranch de Ute Creek s’étendait au sud de Santa Fe, au cœur de la chaîne des montagnes Ortiz qui avaient accueilli autrefois les principales mines d’or des États-Unis. Le 4 × 4 du FBI avançait en cahotant sur une route minière sillonnant une longue suite de vallées et de collines peuplées de pins argentés, à l’ombre d’un grand pic rocheux. Le véhicule s’immobilisa enfin devant un double portail solidement cadenassé.
Gideon observa une dernière fois son compagnon en descendant du Suburban.
— Passez devant, je veux vous regarder marcher. N’oubliez pas mes recommandations.
— Arrêtez un peu de me reluquer le cul, grinça Fordyce.
Il se dirigea vers le portail avec la démarche raide d’un représentant de la loi, au grand agacement de Gideon. La tenue de l’agent fédéral était tout à fait crédible, seule son allure générale posait problème. Restait à espérer qu’il ferme sa bouche pour ne pas attirer l’attention sur lui.
— Souvenez-vous, lui rappela Gideon dans un murmure. C’est moi qui parle.
— Qui mens, vous voulez dire. Il faut reconnaître que vous avez de sérieuses prédispositions.
Au-delà du portail se dressait une cabane en rondins. On apercevait une grange et plusieurs autres cabanons un peu plus loin à travers les pins, ainsi que le toit d’un vaste ranch. Dans un enclos, une demi-douzaine de types s’activaient autour d’un troupeau de veaux qu’ils marquaient au fer. Les meuglements se mêlaient au sifflement du vent dans les branches. On apercevait les eaux de l’Ute Creek dans le lointain, au milieu de pâturages.
Gideon secoua le portail.
— Holà ! Y’a quelqu’un ?
Un type sortit de la cabane et s’approcha. Barbu et chevelu comme un montagnard, il détacha nonchalamment la machette accrochée à sa ceinture.
Gideon sentit Fordyce se raidir à côté de lui.
— C’est bon, l’apaisa-t-il. C’est toujours mieux que s’il portait un .45.
L’inconnu s’immobilisa à quelques mètres du portail, la machette bien en évidence contre sa poitrine.
— C’est une propriété privée.
— Ouais, je sais, dit Gideon. On vient en copains, ouvre-nous.
— Vous venez voir qui ?
— Willis Lockhart, répondit Gideon en citant le nom du leader de la communauté.
— Il vous attend ?
— Non, mais on voudrait lui proposer une affaire qui va l’intéresser à tous les coups. Il sera pas content si jamais il apprend que tu nous as pas laissés entrer. Il sera même furax.
Le type considéra le problème dans sa tête.
— Quel genre d’affaire ?
— Désolé, mec, mais ça regarde uniquement Lockhart. Il y a du fric à la clé. Du fric. F-R-I-C.
— Le commandant Will aime pas qu’on lui fasse perdre son temps.
Le commandant Will…
— Bon, tu nous laisses passer, oui ou non ? Nous non plus, on n’est pas là pour rigoler.
L’autre eut une dernière hésitation.
— T’es armé ?
Gideon écarta les bras.
— Non. Tu peux me fouiller si ça te chante.
Les deux enquêteurs avaient pris la précaution de laisser leurs armes dans la voiture. Le badge de Fordyce, le mandat et l’assignation étaient dissimulés sous son pantalon, fixés autour de son mollet à l’aide d’élastiques.
— Et lui ?
— Non plus.
Le type glissa la machette dans son fourreau.
— C’est bon. Mais le commandant sera pas content si vous m’avez raconté des histoires.
Il retira le cadenas de la barrière, laissant passer les deux visiteurs qu’il soumit à une fouille rapide. Gideon grimaça intérieurement en constatant que le cerbère verrouillait le cadenas derrière eux. Par chance, ils n’avaient pas éprouvé trop de difficultés à entrer. C’était déjà ça.
En passant devant l’enclos, Gideon nota intérieurement que les types occupés à marquer le bétail avaient l’air de cow-boys ordinaires. Le ranch principal apparut au détour du chemin : une bâtisse à étage, surmontée d’un toit à pignons, qu’entourait une immense galerie. Des panneaux solaires, d’énormes paraboles et une petite tour hertzienne, protégés par un épais grillage doublé de barbelés, étaient regroupés dans un champ à l’arrière de la maison.
— À quoi leur sert tout ce merdier ? murmura Fordyce.
— Ils ont prévu large, au cas où le câble ne diffuserait plus la chaîne Playboy, plaisanta Gideon, tout aussi surpris de ce qu’il découvrait.
On accédait au ranch en traversant une ancienne ville minière superbement restaurée, avec ses cabanons, ses enclos, et même le poteau traditionnel auquel étaient attachés quelques chevaux sellés. Le charme du lieu se trouvait gâché par la présence d’un parking sur lequel étaient garées toute une flotte de jeep identiques, ainsi que plusieurs camions et des engins de terrassement.
Ils traversèrent la galerie du ranch et leur guide frappa à la porte avant d’entrer. Ils découvrirent avec étonnement un salon aménagé en salle de conférences, équipé d’une grande table de bois rouge, de sièges de direction, et même d’un écran plasma. Sur les paperboards s’affichaient de longues séquences d’équations différentielles dont la complexité prit Gideon de court. Le salon s’ouvrait à son extrémité sur une salle de classe dans laquelle une enseignante en robe vichy faisait cours à des enfants. Il régnait dans la maison une atmosphère étrange, à la fois rétro et futuriste.
— On monte au premier, marmonna leur guide.
Tout en grimpant les marches, Gideon tendit l’oreille et entendit clairement l’enseignante expliquer à ses élèves que le virus du sida avait été mis au point par les gouvernants de la planète à des fins génocidaires.
Il lança un coup d’œil en coin à Fordyce.
À l’étage, l’homme à la machette les entraîna dans un long couloir. En passant devant l’une des portes ouvertes, ils aperçurent, allongée sur un lit de satin violet, une femme très déshabillée aux formes généreuses. Elle les regarda passer d’un air indifférent.
— Il s’agit peut-être de la vice-commandante, suggéra Gideon avec humour. Décidément, le pouvoir a ses attraits !
— Fermez-la, marmonna Fordyce en voyant leur guide frapper à une porte.
Une voix les pria d’entrer.
La pièce dans laquelle ils pénétrèrent avait tout d’un bordel de l’époque victorienne, avec son papier peint floqué de couleur rouge, ses canapés et ses fauteuils moelleux, ses tapis persans et ses lampes en cuivre aux abat-jour verts. Un personnage musclé d’une cinquantaine d’années était installé derrière un bureau. Chevelu et barbu comme l’homme à la machette qu’il avait manifestement inspiré, il posa sur ses visiteurs un regard à la Raspoutine. Vêtu d’une redingote bleue ouverte sur un gilet brodé auquel était fixée une chaîne de montre, il ressemblait à un dandy de maison de jeu.
Le tout composait un tableau ridicule et Gideon se sentit brusquement soulagé. Équations ou pas, ces gens étaient de simples rigolos à côté de la secte de Charles Manson ou des illuminés de Waco.
— Que voulez-vous ? fit sèchement Lockhart en s’adressant à l’homme à la machette.
— Ces gars-là ont une affaire à vous proposer, commandant.
Lockhart posa un regard aigu sur les visiteurs qu’il détailla l’un après l’autre. Gideon sentit sa gorge se nouer en voyant les yeux de leur hôte s’attarder sur Fordyce.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix soupçonneuse.
— C’est un fédéral, rétorqua Gideon, pris d’une inspiration subite.
Lockhart se leva d’un bond tandis que Fordyce tournait vivement la tête en direction de son compagnon.
Gideon laissa échapper un petit rire.
— Un ancien fédéral, plus exactement.
Lockhart conservait une attitude menaçante.
— C’est un ancien de l’ATF, précisa Gideon. Figurez-vous que ces abrutis ont le droit de prendre leur retraite à quarante-cinq ans. Mon pote a changé de crémerie depuis. Il ne s’occupe plus de lutte contre le trafic de tabac et d’alcool.
Long silence.
— Et de quoi s’occupe-t-il à présent ?
— De cannabis thérapeutique.
Le commandant haussa deux sourcils broussailleux, puis se laissa lentement retomber dans son fauteuil.
— Je m’appelle Gideon Crew. Avec mon collègue, on cherche un endroit peinard pour faire pousser de l’herbe en grande quantité. En montagne de préférence, sur des terres bien irriguées et bien protégées, à l’abri des regards indiscrets et des voleurs de cannabis. On a également besoin de main-d’œuvre fiable.
Il s’autorisa un léger sourire.
— C’est nettement plus lucratif que la luzerne et c’est légal, sans parler de certains avantages.
Lockhart observa Gideon en silence.
— Qui vous dit que nous ne disposons pas déjà de champs de cannabis « thérapeutique » ? En quoi pourriez-vous nous être utiles ?
— C’est simple : vous n’êtes pas en mesure de vendre votre récolte, faute d’opérer légalement. Je dispose de toutes les autorisations nécessaires, j’ai même un dispensaire qui doit prochainement ouvrir ses portes à Santa Fe, le premier du genre. Je table sur un volume considérable. Et je le répète : en toute légalité.
Fordyce en profita pour intervenir, un sourire complice aux lèvres.
— J’ai gardé un excellent carnet d’adresses de mon passage à l’ATF.
— Je vois. Pourquoi avoir jeté votre dévolu sur nous ?
— J’ai repensé à ma vieille copine Connie Rust, expliqua Gideon.
— Comment connaissez-vous Connie ?
— J’étais son fournisseur de cannabis avant qu’elle rejoigne votre communauté.
— Où vous fournissiez-vous ?
— À votre avis ? rétorqua Gideon en montrant Fordyce du menton.
— Vous étiez encore à l’ATF ?
— Je ne prétends pas être un saint.
Lockhart médita longuement l’explication, la jugeant plausible. Il s’empara du talkie-walkie posé devant lui.
— Amenez-moi Connie. Tout de suite.
Il reposa l’appareil. Gideon craignit un instant que les battements de son cœur ne troublent le silence de la pièce. Jusque-là, tout allait bien.
Après une attente de quelques minutes, on frappa à la porte et une femme fit son entrée.
— Connie, je te présente une vieille connaissance, fit Lockhart.
Gideon et son compagnon découvrirent un personnage décati, le visage ravagé par l’alcool et l’herbe, la bouche molle et humide. Les racines des cheveux blond décoloré de la femme étaient noires sur plusieurs centimètres. Sa robe vichy pendait lamentablement au-dessus d’une silhouette émaciée.
— Qui ça ? s’étonna-t-elle en posant deux yeux chassieux sur les inconnus.
Lockhart désigna Gideon.
— Lui.
— Je ne l’ai jamais…
C’était le moment qu’attendait Fordyce pour agir. D’un geste souple, il détacha le badge et le mandat de son mollet tandis que Gideon saisissait brutalement le bras de Connie.
— Stone Fordyce, se présenta celui-ci en arrachant sa perruque. FBI. Nous avons un mandat et une assignation à témoigner au nom de Connie Rust, que nous emmenons en garde à vue.
Il jeta les papiers sur le bureau de Lockhart.
— Toute atteinte à notre action sera considérée comme un délit d’entrave à la justice.
Sans laisser à Lockhart le temps de revenir de sa surprise, ils quittèrent la pièce en entraînant avec eux une Connie Rust hébétée.
— Bordel de merde ! hurla une voix dans leur dos. Empêchez-les de repartir !
Ils dévalèrent les marches tandis que Lockhart hurlait des ordres dans son talkie.
Ils sortirent précipitamment de la maison et remontèrent le petit chemin de terre au pas de course. Un hurlement de terreur suraigu, presque animal, jaillit au même moment de la gorge de Connie Rust qui, loin de se rebeller, semblait s’être vidée de ses forces.
— Vite, vite ! pressa Fordyce. On y est presque.
L’optimisme de l’agent fédéral se trouva brusquement tempéré par la vision des sept cow-boys, pour certains armés d’aiguillons électriques, qui leur bloquaient la route au niveau de la grange.
— Nous sommes des agents fédéraux en mission ! les avertit Fordyce d’une voix ferme. Laissez-nous passer.
Loin d’obéir, ils avancèrent d’un air menaçant, les aiguillons électriques en avant.
— Et merde, marmonna Gideon en ralentissant.
— On continue. C’est peut-être du bluff, l’encouragea Fordyce, qui ouvrait la voie. FBI, mission officielle ! cria-t-il en exhibant son badge.
Sa détermination fit fléchir la résolution des cow-boys, qui hésitèrent. Les hurlements aigus de Connie se chargèrent de les galvaniser.
Les deux groupes se faisaient face à présent.
— Écartez-vous si vous ne voulez pas être arrêtés pour entrave à la justice ! ordonna Fordyce.
Loin de se démonter, l’un des cow-boys agita son aiguillon sous le nez de l’agent fédéral, qui s’écarta juste à temps. Un autre aiguillon l’atteignit au flanc dans une gerbe d’électricité et il s’effondra en poussant un grognement.
Avisant une pelle posée contre le mur de la grange, Gideon lâcha Connie, qui s’écroula par terre en sanglotant. Il s’empara prestement de la pelle et désarma le cow-boy, qui venait de toucher Fordyce avant de lui assener un coup dans les côtes. Le cow-boy s’affaissa en se tenant le ventre. Gideon lâcha la pelle et ramassa l’aiguillon électrique de son adversaire au moment où les autres cow-boys se jetaient sur lui.