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Le terrain d’aviation de Santa Fe Ouest paraissait assoupi sous un ciel limpide. Tandis que Fordyce se dirigeait vers le parking, Gideon constata que l’aérodrome se limitait à un simple hangar à l’extrémité duquel avait été ajouté tardivement un bâtiment en parpaings.

— Où est la piste ? s’inquiéta-t-il.

Fordyce lui indiqua d’un geste vague un champ de terre battue au-delà du hangar.

— Derrière ce champ ?

— Non. Le champ.

Gideon ne s’était jamais senti à l’aise en avion. En première classe sur un vol de ligne, son iPod à fond et un casque réducteur de bruit sur les oreilles, une hôtesse prête à remplir son verre à tout instant, il pouvait encore se convaincre qu’il n’était pas emprisonné dans un cigare de mauvais métal à plusieurs kilomètres du sol. Mais à la vue des coucous rangés devant le hangar, il savait que l’autosuggestion ne suffirait pas cette fois.

Fordyce récupéra son attaché-case sur la banquette arrière et descendit du 4 × 4.

— Je file régler les détails de la location. C’est une chance d’avoir pu récupérer ce Cessna 64TE.

— Une vraie chance, maugréa Gideon.

Il regarda son compagnon s’éloigner. Il avait toujours réussi à échapper aux petits avions jusque-là. Le tout était de ne pas se ridiculiser en paniquant devant Fordyce. Quelle poisse ! Il avait fallu qu’il tombe sur un fédéral muni d’une licence de pilote.

Calme-toi donc, espèce d’idiot. Fordyce sait ce qu’il fait. Il n’y a rien à craindre.

Cinq minutes plus tard, le policier ressortait du bâtiment en parpaings et lui faisait signe de venir. Gideon descendit du véhicule, la gorge nouée, en s’efforçant d’afficher une mine sereine. Il rejoignit Fordyce qui l’entraîna en direction d’un bimoteur jaune et blanc. Une vraie boîte à sardines.

— C’est celui-ci ? demanda-t-il.

Fordyce hocha la tête.

— Vous êtes sûr de savoir vous en servir ?

— Vous serez le premier au courant si ce n’est pas le cas.

Gideon grimaça un sourire.

— Vous savez quoi, Fordyce ? Je ne suis pas certain que vous ayez besoin de moi. Je ferais mieux de rester à Santa Fe et d’explorer les pistes que nous avons découvertes ici. La femme de Chalker, par exemple…

— Pas question. On fait équipe ensemble, et vous vous asseyez à la place du mort.

Fordyce ouvrit sa portière, s’installa derrière le palonnier, procéda à quelques réglages et redescendit. Il fit le tour de l’appareil qu’il examina minutieusement.

— Ne me dites pas que vous êtes aussi mécanicien.

— Inspection de vol, répliqua Fordyce en tâtant les ailerons et la queue de l’appareil avant d’ouvrir une trappe et de vérifier le niveau d’huile.

— Vous devriez laver le pare-brise, tant que vous y êtes, le railla Gideon.

Ignorant la remarque, Fordyce passa sous l’une des ailes et sortit de sa poche une grosse seringue équipée d’une canule ressemblant à une paille. Il dévissa un bouchon et introduisit la canule dans le réservoir. Un liquide bleuâtre s’écoula dans la seringue, que Fordyce regarda longuement à la lumière. Une bille bloquait l’entrée de la canule.

— À quoi jouez-vous ? s’enquit Gideon.

— Je m’assure que le carburant ne contient pas d’eau.

L’examen du liquide achevé, Fordyce reversa le liquide dans le réservoir en poussant un grognement.

— C’est fini ?

— Vous plaisantez ? Il y a un réservoir dans chaque aile, et cinq points de contrôle par aile.

Gideon se laissa tomber sur l’herbe, désespéré.

Au terme d’une attente interminable, Fordyce lui fit enfin signe de prendre place à bord de l’appareil et de mettre son casque, mais Gideon n’était pas au bout de ses peines. Son compagnon devait encore réaliser un cockpit check, vérifier les instruments et le bon fonctionnement du moteur avant de faire le point fixe. Gideon feignit de s’y intéresser, mais une bonne demi-heure s’écoula avant que l’avion soit prêt pour le décollage. Engoncé dans son siège, Gideon sentit monter en lui un sentiment de claustrophobie.

— Putain, s’agaça-t-il. On aurait eu le temps d’aller à Santa Cruz à pied.

— N’oubliez pas que ce périple était votre idée, se défendit Fordyce en regardant la manche à air afin de déterminer le sens du vent. Puis il mit les gaz et fit lentement pivoter l’avion.

— Et si…

Fordyce ne laissa pas Gideon achever sa phrase.

— Taisez-vous un peu, lui ordonna-t-il dans ses écouteurs. La piste est courte, je dois me concentrer un minimum si nous voulons éviter ces peupliers, expliqua-t-il en désignant un petit bois à trois cents mètres de là.

Gideon ne se le fit pas dire deux fois.

— Tour de contrôle de Santa Fe Ouest, dit Fordyce dans son micro. Ici Cessna 1-4-9-6-9, prêt pour le décollage sur la piste 3-4.

Il ajusta son casque, s’assura que sa ceinture était bien attachée, vérifia le verrouillage de la portière, relâcha les freins et mit pleins gaz.

— Tour de contrôle de Santa Fe Ouest à Cessna 1-4-9-6-9, bon pour piste 3-4, décollage nord-ouest.

L’appareil cahota dangereusement sur la terre battue en prenant de la vitesse.

— Jusque-là, tout va bien, l’informa Fordyce.

Gideon serra les dents.

Quand je pense que ce salaud trouve ça marrant…

Les secousses s’arrêtèrent brusquement, signalant le décollage. Les champs s’éloignèrent rapidement et ils se retrouvèrent perdus dans le bleu du ciel. Le Cessna cessa d’un seul coup de paraître aussi étriqué aux yeux de Gideon. L’appareil était même infiniment plus agile et léger qu’un avion de ligne. Gideon, pris par une sensation comparable à celle qu’il avait pu connaître dans un manège de foire, éprouva une vague euphorique.

— Montée au meilleur angle, reprit Fordyce dans son casque. Cent soixante-quinze nœuds.

— Le meilleur angle ? s’étonna Gideon.

— Ce n’est pas à vous que je parle, mais à l’enregistreur de vol. Taisez-vous donc un peu.

L’appareil poursuivait son ascension sous la poussée de ses moteurs. Arrivé à quatre mille pieds, Fordyce sortit les flaps et prit son allure de croisière tandis que le Cessna se redressait.

— C’est bon, dit-il. Le commandant de bord vient d’éteindre le voyant « Interdiction de parler ».

Gideon, bercé par le ronronnement des moteurs, en arrivait à se demander s’il n’allait pas ressentir un certain plaisir à voyager de la sorte.

— Doit-on survoler des secteurs intéressants ?

Il achevait à peine de poser la question que l’appareil faisait une embardée. Gideon s’agrippa désespérément aux accoudoirs, terrorisé. Ça y est, l’avion allait s’écraser… Le paysage tressautait de l’autre côté du pare-brise, au gré des soubresauts du Cessna.

— Il y a souvent des turbulences à cette altitude, le rassura Fordyce. Je vais monter de mille pieds.

Il jeta un coup d’œil en coin à son passager.

— Ça va ?

— Super, mentit Gideon avec un sourire forcé, en essayant de relâcher les muscles de ses doigts tétanisés par la peur.

— Pour répondre à votre question, nous allons survoler le parc national de la Forêt pétrifiée, le Grand Canyon et la Vallée de la Mort. Nous referons le plein à Bakersfield, pour ne pas risquer de tomber à court de carburant.

— J’aurais dû emporter mon appareil photo.

L’appareil se stabilisa à cinq mille pieds. Gideon, soulagé, constata que les turbulences avaient cessé.

Fordyce sortit de son attaché-case une série de cartes d’aviation qu’il déplia sur ses genoux. Il se tourna vers son passager.

— Vous avez réfléchi plus précisément à ce qui nous attend à Santa Cruz ?

— Chalker voulait devenir écrivain. Le fait de s’être inscrit à cet atelier après sa conversion montre bien qu’il n’avait pas renoncé à ce projet. Peut-être souhaitait-il raconter sa conversion, justement. Souvenez-vous que cet atelier était consacré au récit autobiographique. Il suffirait qu’il ait confié un exemplaire de son manuscrit à l’un des participants de cet atelier, ou bien qu’il ait lu des extraits de ses écrits lors du séminaire, pour qu’on glane quelques détails intéressants.

— Intéressants ? Ce serait de l’or en barre, vous voulez dire. Si le manuscrit en question existe bel et bien, il se trouvait très certainement sur le disque dur de son ordinateur, et des milliers de personnes à Washington l’ont déjà dévoré.

— Peut-être. Sauf que les auteurs n’écrivent pas tous sur ordinateur. Il peut aussi avoir décidé d’effacer le fichier en question s’il contenait des passages compromettants. Et quand bien même son texte se trouverait sur son ordinateur, je me demande si on nous le montrera jamais.

Fordyce approuva d’un mouvement de tête.

— La remarque est pertinente.

Gideon s’enfonça sur son siège, hypnotisé par le paysage qui défilait sous les ailes de l’appareil. L’enquête trouvait enfin sa vitesse de croisière. D’abord l’interrogatoire de l’ex-femme de Chalker, puis la visite de la mosquée, et maintenant ce périple à Santa Cruz. Son intuition lui soufflait que l’une de ces pistes leur permettrait de décrocher le jackpot.