Gideon se hissa péniblement sur un banc de sable. Il était frigorifié, tuméfié sur tout le corps à la suite de sa lutte à mort avec les rapides avant de réussir à regagner la rive.
Il se recroquevilla sur lui-même, les bras serrés autour de ses genoux pour se réchauffer, essoufflé. Le grondement des vagues et le rugissement des tourbillons traversés en amont lui parvenaient encore faiblement. La langue de sable sur laquelle il avait trouvé refuge s’étendait sur plusieurs centaines de mètres de longueur, au creux d’un méandre du fleuve dont les eaux apaisées s’écoulaient paresseusement devant lui, faiblement éclairées par la lune.
Les hélicos poursuivaient leurs recherches, à en juger par les faisceaux des projecteurs trouant l’obscurité. Il lui fallait impérativement trouver un refuge à l’abri des regards.
Il se releva, les jambes flageolantes. Où chercher Alida ? À condition qu’elle ait survécu. Il s’en voulait terriblement, surtout après ce qui était arrivé à Orchidée1 à New York quelques semaines plus tôt. C’était la deuxième fois qu’il faisait payer la note à une innocente. Et maintenant, à cause de lui, Alida était probablement morte.
— Alida ! cria-t-il avec l’énergie du désespoir.
Il parcourut des yeux le banc de sable sur toute sa longueur et crut distinguer une silhouette à moitié enfoncée dans l’eau, un bras désarticulé figé au-dessus de la tête.
— Non ! s’écria-t-il d’une voix rauque en titubant en direction du corps inanimé.
En s’approchant, il s’aperçut qu’il s’agissait d’un tronc de bois flotté.
Il s’effondra sur le sable, soulagé au-delà des mots.
L’hélico le plus proche descendait lentement le cours du fleuve et il s’aperçut que ses empreintes sur le sable risquaient de le trahir. Il se releva en jurant, saisit la branche la plus proche et revint sur ses pas à reculons en effaçant toute trace de son passage. L’exercice eut le mérite de le réchauffer un peu. Il venait tout juste de se réfugier sous des tamaris lorsque l’hélicoptère arriva à sa hauteur en fouillant la nuit à l’aide de son projecteur.
Le danger passé, Gideon prit le temps de réfléchir, tapi dans sa cachette. Pas question de quitter les lieux tant qu’il n’aurait pas retrouvé Alida. À condition d’avoir survécu, il est probable qu’elle aurait regagné la berge à l’endroit où le courant s’apaisait, tout comme lui.
Un autre hélico vola à basse altitude en faisant trembler les buissons sous lesquels il se cachait. Il se protégea les yeux de la tempête de sable provoquée par les pales de l’appareil.
Le danger passé, il sortit en rampant et explora longuement la rive des yeux. En vain. Il crut distinguer une anse légèrement à l’écart. Il s’en approcha en veillant à rester dissimulé dans les broussailles.
Un craquement se fit entendre dans son dos et une main s’abattit sur son épaule. Il se retourna d’un bloc en laissant échapper un cri.
— Silence !
— Alida ! Mon Dieu, j’ai bien cru que…
— Chhhhhhhhhut !
Elle lui prit la main et l’entraîna au milieu des fourrés alors qu’un troisième hélicoptère explorait les alentours en faisant trembler la végétation.
— Il faut absolument filer d’ici, chuchota-t-elle en l’entraînant loin de la rive.
Gideon était surpris de la trouver aussi décidée. Le souffle court, il peinait à la suivre dans le lit de torrent asséché qu’elle escaladait devant lui.
— Là, dit-elle en tendant le doigt.
La lune éclairait faiblement les restes d’une coulée basaltique au pied de laquelle on devinait l’ouverture d’une grotte.
Ils partirent à l’assaut de la pente. Cette fois, c’était Alida qui tirait Gideon chaque fois qu’il glissait sur la roche. L’ascension fut l’affaire de quelques minutes. Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une caverne, plutôt d’un profond repli sous un énorme rocher. L’endroit leur permettrait de se reposer à l’abri des regards.
Alida s’allongea sur le sol de sable fin.
— Dieu, que ça fait du bien ! soupira-t-elle, avant d’enchaîner après un court silence : Il s’est passé un drôle de truc tout à l’heure… J’ai cru que tu étais mort en découvrant au bord de l’eau un tronc désarticulé. Je ne sais pas… ça m’a fait un choc.
Gideon lui répondit par un grognement.
— Je l’ai vu. J’ai cru que c’était toi, moi aussi.
Alida laissa échapper un rire grave. Elle prit la main de son compagnon et la serra dans la sienne.
— Je voulais te dire, Gideon. Quand j’ai aperçu ce tronc, je me suis dit que je n’aurais jamais l’occasion de te l’avouer. Comme tu n’es pas mort, je me lance. Je voudrais te dire que je te crois. Je sais à présent que tu n’es pas un terroriste. J’ai décidé de t’aider à découvrir qui t’a tendu ce piège, et pour quelle raison.
Gideon en resta sans voix. Il aurait voulu trouver la réponse idéale, mais il en était incapable. Après tout ce qu’il avait vécu, les accusations portées contre lui, l’abandon de Fordyce, la chasse à l’homme dans les montagnes, les rapides du Rio Grande, il se sentait brusquement submergé par l’émotion.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? parvint-il à demander.
— Je te connais, à présent. Tu es trop sincère et généreux pour être un terroriste.
Elle serra à nouveau sa main dans la sienne. Sous l’effet conjugué de la fatigue, du stress, de la solitude, les paroles de réconfort d’Alida provoquèrent chez Gideon une réaction inattendue. Il sentit les larmes lui monter aux yeux, sans pouvoir les contrôler. Un instant plus tard, il sanglotait comme un enfant.
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3. Voir R pour Revanche, L’Archipel, 2012.