Chapitre VIII

Pratyhara, l'abstraction des sens

« Pour le non-dualisme cachemirien,
L'aspect intérieur est ressenti comme un flot libre
D'individualisation, de pratiques ou de volonté.
Pratyhara n'est plus résorption des sens mais présence attentive.
Quand la compréhension de la non-séparation se fait jour,
La perception ne crée plus une stimulation de la sensorialité
Mais, au contraire, attention totale.
Quand on ne cherche plus dans l'activité,
Cette tranquillité devient réceptivité. »²⁶

Éric Baret

8.1 : Généralités

Pratyhara se traduit littéralement par " recueillement ", " ramasser dans la direction de ". Comme la tortue rentre les pattes dans sa carapace, faire pratyhara, c'est se ramasser à l'intérieur de soi-même, au centre du cœur ou sur le sujet de la méditation. Tout ce qui peut sortir l'adepte de sa pratique méditative, que ce soient un son, une odeur, une personne ou un mouvement extérieur quelconque, l'adepte qui médite perçoit mais il n'accorde aucune importance aux objets de la perception, la conscience ne retient rien, comme un oiseau ou un nuage passe dans le ciel bleu, on le regarde passer sans faire de commentaires, le mental reste silencieux, paisible et bien concentré. Avec pratyhara, la perception des sens n'a plus de prise sur la personne. Pratyhara s'installe dans une présence attentive, concentrée mais détendue et dans une tranquillité paisible.

8.2 : Les cinq sens

Il arrive qu'une certaine forme d'abstraction des sens s'installe automatiquement et il est bon de voir cela pour faire pressentir à l'adepte ce qu'est pratyhara :

• L'ouïe : une personne est concentrée sur un travail important et en même temps, elle entend le bruit du réfrigérateur ou du lave-vaisselle ou un klaxon dans la rue mais l'état particulier d'attention dans lequel elle est plongée fait que tout cela ne l'interpelle pas, elle entend mais reste concentrée. Le cerveau enregistre les bruits sans que la conscience s'y arrête.
• La vue : on est assis sur la véranda et on observe la beauté d'un lac quand une idée géniale traverse notre esprit. Le lac est toujours là mais la conscience ne s'y attarde plus : un bateau peut passer sans qu'il fasse surgir de commentaires dans l'esprit. On reste centré sur l'idée qui a capté notre attention.
• Le goût  : deux personnes font la conversation en savourant un bon thé. On peut se concentrer sur le goût exquis du thé ou se concentrer sur la relation avec l'autre en faisant momentanément abstraction du goût, le goût est là mais il ne dérange pas la relation.
• L'odorat : une activité quelconque demande toute notre attention en même temps que le repas du souper cuit au four. On est conscient des odeurs, on les hume, ça sent bon puis, on poursuit notre tâche sans être dérangé par l'odorat.
• Le toucher : on prend notre marche quotidienne et on sent l'air sur notre figure, on sent sa chaleur ou sa fraîcheur douce comme une caresse et on vit intensément l'instant. Puis, on croise un copain ou une copine : l'air nous caresse toujours le visage mais on n'y porte plus attention, on s'occupe de l'heureuse rencontre.

Quand on s'installe en méditation, on peut avoir besoin de faire pratyhara consciemment s'il ne s'installe pas automatiquement en intensifiant notre attention sur le respire ou sur la posture. Les sens restent en éveil, on peut entendre une personne entrer dans la pièce mais cela ne dérange en rien notre concentration, les bruits ne captivent plus le champ de la conscience, ils ne font que passer. D'autre part, rien ne sert de lutter contre les sens, ils sont là, ils livrent leur message puis on retourne au silence. Prendre conscience de pratyhara quand il s'installe spontanément pour la première fois peut surprendre, on sait qu'on y est et c'est un état merveilleux à vivre. Avec la pratique, on reconnaît facilement cet état.

Pratiques de perception

Eckhart Tolle enseigne quelques pratiques spirituelles intéressantes qui peu - vent se faire en tout temps et qui ouvrent à une nouvelle façon de percevoir tout ce qui nous entoure. Ces exercices, très simples d'application, augmentent les temps de présence de qualité tout en favorisant le déconditionnement du cerveau :

• La dimension du temps : Il y a le temps horloge, ce temps concret est nécessaire par exemples pour organiser une journée de travail ou pour planifier un rendez-vous et il y a le temps psychologique que nous créons nous-mêmes en nous promenant entre le passé et le futur et qui ajoute à notre vie un fardeau souvent bien lourd à porter. L'exercice consiste à prendre conscience que rien ne se produit dans notre vie que dans le moment présent. Ce qui est arrivé hier s'est produit dans le présent d'alors et ce qui arrivera demain sera notre présent du moment. Quand on ramène un événement passé pour l'observer, c'est dans le présent qu'on le fait. Rien n'existe ni ne se produit que dans le champ du moment présent. Cette nouvelle façon de vivre dans l'instant change notre rapport avec soi-même et avec notre environnement.
• L'espace et les objets : Ce qui est fascinant est le processus de la perception lui-même. On perçoit les objets mais on ne prend généralement pas conscience de l'espace qui existe entre ceux-ci. Pourtant, sans espace, pas d'objets. L'espace est la toile de fond, le théâtre dans lequel se déploie tout ce qui nous entoure. La pratique consiste à prendre conscience de l'espace entre les objets et plus finement, de l'espace qui existe entre l'observateur conscient et les différents fonctionnements de l'esprit quels qu'ils soient.
• Le silence et les sons : De la même façon, les sens perçoivent les bruits mais peu de gens se soucient du silence dans lequel se produisent les bruits, les mots d'une conversation ou la musique. Le silence est le champ dans lequel se révèle tout ce qu'on entend. S'arrêter pour prendre conscience du silence qui sous-tend les sons est une pratique qui favorise aussi le déconditionnement.

Ces exercices donnent un recul bénéfique entre les sens et la perception en installant une nouvelle sensibilité. Ils aident à relativiser l'illusion des perceptions et ainsi, cheminer plus profondément en pratyhara. Finalement, ces trois pratiques peuvent devenir elles-mêmes sujets de méditation ainsi, toutes les conditions sont réunies pour l'ouverture à l'inconditionné.

Un koan

« Avec le temps, ce terme a fini par désigner tout précepte zen sur lequel on peut méditer et s'appuyer pour approfondir sa connaissance de la vie.

Ce genre de question apparemment illogique oblige le novice en méditation à aller au-delà de ses modes habituels de réflexion et à faire appel à son intuition.

Il arrive que l'étudiant bascule dans un autre état de conscience (...) il aura répondu non pas avec son cerveau mais avec tout son être. »²⁷

Appliqués à l'abstraction des sens, certains koans aident au déconditionnement du mental et pointent vers notre essentielle liberté. Dans l'état de pratyhara, nous avons vu que les manifestations extérieures sont perçues sans toutefois déranger notre concentration, mais si nous ne sommes pas là, on peut se poser la question si les bruits, les sons, les couleurs existent vraiment, voilà la question posée avec ce célèbre koan rapporté ici de mémoire :

Dans une forêt et sur des kilomètres à la ronde,
il n'y a aucun être humain, aucun animal, aucun oiseau.
Un arbre tombe. Est-ce qu'il fait du bruit ?

La lave en fusion
Force et puissance à jamais
Figées dans la roche³⁷