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— Qui vous a parlé de notre ennemi juré ? demanda le plus âgé des Abatwas.

— Kahindo, la fille de…

— Muisa, c’est ça ? le coupa Pipiin. Et vous lui faites confiance ?

— Nous cherchons un homme qui, selon elle, se serait caché chez ce Natumba.

— On a vu passer un homme récemment, pas vrai Sénégrine ?

— Nous l’avons même attaqué, confia le vieil homme.

— Hein ? Et vous l’avez… tué ? s’enquit Alex.

— Non, je ne crois pas. Nos flèches empoisonnées ne contiennent pas assez de poison pour endormir des géants. Mais suffisamment pour le ralentir, sinon le rendre malade.

— Quand on l’a laissé, il rampait, pas vrai Sénégrine ?

— Oui, oui, Pipiin… Pardonnez l’enthousiasme de la jeunesse, dit le vieil homme, qui semblait le chef des Abatwas, à voir l’importance que les autres lui accordaient.

Cette nouvelle ravit Alex et Samuel. Cela voulait dire que Shewindo, si c’était bien de lui qu’on parlait, serait alors plus facile à maîtriser s’il était sous l’effet du poison des Abatwas. À moins que ce ne soit que vantardise…

— Et vous savez où il est maintenant, cet homme ? demanda Samuel.

— Il est tombé ici même. Et dans sa chute, il a détruit une partie de la fourmilière. Nous étions en train d’aider nos amies à la reconstruire quand vous êtes arrivés, répondit Sénégrine.

Manifestement, les Abatwas ignoraient jusqu’où Shewindo avait rampé.

— Pouvez-vous nous indiquer où se trouve le terrier de Natumba ?

Des murmures parcoururent la petite foule.

— Le fourmilier géant, comme je vous l’ai dit, est notre ennemi. Il mange nos montures, et parfois ne se gêne pour nous avaler avec. Vous comprendrez que nous n’avons aucune envie de nous en approcher volontairement. Cependant, si vous vous engagez à détruire son terrier, nous vous conduirons à Natumba.

Les Abatwas acclamèrent sa proposition ! Ils étaient fiers de l’avoir pour chef. Son idée de faire démolir l’habitat du fourmilier les séduisait. Ainsi, Natumba serait obligé d’aller s’établir ailleurs, et ils ne seraient plus importunés par lui.

— Très bien, j’accepte, dit Alex.

Les Abatwas poussèrent des cris de joie ! N’eût été l’empressement d’Alex et de Samuel, ils les auraient sans doute invités à festoyer avec eux. Mais comme les Abatwas étaient aussi renommés pour ne pas aimer partager leur bière de banane, c’était probablement mieux ainsi.

***

Alex et Samuel marchaient derrière une dizaine d’Abatwas assis à califourchon sur autant de fourmis dociles. Le minuscule bataillon défilait devant eux au son d’un chant guerrier de leur cru.

Les fourmis avançaient assez rapidement dans le sentier au milieu de cette forêt dense. Alex et Samuel eurent le temps d’observer un peu les environs. Ils virent passer des oiseaux au plumage coloré à travers les feuilles de grands arbres. Ils crurent aussi entendre le cri de singes s’ébattant dans des arbres plus loin, mais sans jamais les apercevoir. La végétation tout autour avait une morphologie particulière. Toutes les feuilles des arbres et des plantes étaient tournées vers le haut. Sans doute afin de leur permettre de capturer le plus de lumière possible.

Soudain, le bataillon des Abatwas s’arrêta devant eux. Sénégrine les avait prévenus que ses hommes ne s’aventureraient pas trop près du terrier de Natumba.

— C’est là-bas, derrière cet arbuste, leur indiqua le vieux guerrier. Bonne chance.

— Vous pouvez vous en aller, si vous voulez, leur dit Alex.

— Mes amis sont inquiets… Mais j’ai confiance en vous. Et j’aimerais bien assister, avant de mourir, à la destruction du terrier de ce vaurien de Natumba.

Cette perspective redonna un peu d’énergie aux autres Abatwas. Eux aussi rêvaient d’être les témoins d’un tel spectacle, au moins une fois dans leur vie.

— Très bien, c’est comme vous voulez.

Alex et Samuel partirent donc seuls en direction du repaire du fourmilier géant qui terrorisait le peuple des dompteurs de fourmis depuis si longtemps.

— Tu as une idée de comment on va s’y prendre ?

— On verra sur place, répondit Alex.

Une fois qu’ils eurent dépassé l’arbuste, ils découvrirent un monticule d’environ deux mètres de haut, doté d’une ouverture assez grande pour laisser passer un gros chien.

— Je ne vois pas comment Shewindo pourrait se cacher là-dedans. Ce n’est pas si grand que ça.

— Mais c’est peut-être profond, rétorqua Alex.

— Ouais… Possible.

— De toute façon, on le saura bien assez tôt.

Alex planta le sceptre de Shewindo devant lui.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— D’après toi…

— Tu ne vas quand même pas lancer un éclair contre le terrier ?

— Tu veux le démolir à coups de pied ?

— Mais si Shewindo est là-dedans, tu risques de le tuer, voyons !

— C’est vrai… Je n’avais pas songé à ça.

— Je pense que ce bâton a une mauvaise influence sur toi… dit Samuel.

Alex se rendit compte que Samuel n’avait pas tout à fait tort. Quand les Abatwas lui avaient parlé de destruction, il avait senti une certaine énergie, quelque chose comme de la vengeance ou de la rage avait coulé dans ses veines un bref moment.

— Allons voir ce terrier de plus près, proposa Alex en contenant son envie d’appeler la foudre.

Ils n’avaient pas fait deux pas que le fourmilier géant sortit de sa tanière. Ils n’en avaient jamais vu un pour vrai. Il était de la taille d’un saint-bernard, couvert de longs poils raides et gris. Son pelage était orné de rayures noires, bordées de blanc sur le dessus. Sa queue était impressionnante : elle était aussi longue que son corps ; ses poils, qui devaient mesurer plus de quarante centimètres, raclaient le sol. Ses pattes avaient de grosses griffes.

— Est-ce toi qu’on appelle Natumba ? demanda Alex.

L’animal dressa son long museau effilé pour regarder qui osait lui adresser la parole.

— En effet, c’est moi. Et à qui ai-je l’honneur ? siffla-t-il en laissant sortir sa longue langue gluante.

— Nous sommes à la recherche d’un homme et on nous a dit qu’il aurait été vu se cachant chez toi.

— Un homme, chez moi ? On vous a mal informés, vraiment. Mon terrier est à peine assez grand pour que je puisse y dormir les pattes dépliées. Jetez-y un coup d’œil si vous ne me croyez pas.

La façon de s’exprimer de cet animal avait quelque chose de familier… Alex n’aurait su dire en quoi. Répondant à l’invitation de Natumba, Samuel s’avança pour glisser la tête à travers l’ouverture du terrier.

— Tu vois quelque chose ? lui demanda Alex.

— Il fait assez noir… Tu avais raison, ça semble plutôt profond.

— Laissez-moi vous aider, lança le fourmilier.

D’un formidable coup de queue, il fit basculer Samuel complètement à l’intérieur du refuge de l’animal.

— À nous deux, maintenant ! Voyons voir ce que tes pouvoirs peuvent contre moi.

Cette fois, Alex le reconnut, même si cela lui parut impensable. Le fourmilier qu’il avait devant lui n’en était pas vraiment un. C’était Shewindo.

Shewindo se dirigeait vers lui, lentement mais sûrement. Comme s’il avait pleinement confiance en ses moyens ou qu’il n’avait rien à perdre, pas même la vie. C’est ce détail qui fit tiquer Alex. Shewindo ne l’aurait pas affronté directement, sachant qu’Alex avait des pouvoirs plus grands que les siens.

Les fourmiliers ne sont pas spécialement reconnus pour leur agilité, mais celui-là était plutôt preste. Il étira sa patte avant d’un geste vif, et griffa Alex, heureusement protégé par l’armure des hommes-chauves-souris. Shewindo se dressa sur ses pattes arrière et se plaça en position de combat, tel un spécialiste des arts martiaux. Alex avait déjà eu quelques cours de boxe, mais ses compétences en matière de combat rapproché s’arrêtaient là. Il s’attendait à devoir parer un coup de patte quand il fut surpris par un mouvement brusque de la queue. Les longs poils vinrent se planter dans son visage et Alex ne vit plus rien. La bête en profita pour se jeter sur lui. Alex tomba à la renverse sous le poids du fourmilier. Ce dernier plaqua ses griffes acérées sur la gorge de son adversaire.

— Je crois que c’est le moment de nous dire adieu, ricana Shewindo.

Soudain, Shewindo parut éprouver des difficultés à respirer, comme si on l’étranglait. Ses yeux se révulsèrent, il allait perdre conscience. Et c’est effectivement ce qui arriva. L’animal s’effondra en basculant sur
le côté.

Alex entendit alors le cri de guerre des Abatwas. Et c’est là qu’il aperçut plusieurs fléchettes empoisonnées fichées dans le flanc de la bête.

Les Abatwas s’approchèrent avec l’idée de célébrer leur victoire sur leur ennemi mortel. Les occasions de réjouissances étaient rares, du moins pas assez fréquentes pour satisfaire leur tempérament festif. Les Abatwas descendirent de leur monture, quand un hurlement de détresse parvint à leurs oreilles.

— Alex ! Viens m’aider ! s’égosillait Samuel.

Alex se releva et fonça tête première dans l’ouverture du terrier, là où Samuel était tombé. Cela prit deux ou trois secondes à ses yeux pour s’ajuster à la pénombre avant de voir Samuel en train de lutter avec Shewindo, quelques mètres plus bas.