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Alex et Samuel avaient deux choix : rester dehors avec ces monstres de fumée qui rôdaient, ou entrer dans la maison d’une femme qu’ils ne connaissaient pas afin de se protéger. Ils optèrent pour le deuxième en espérant que ce serait le bon.
Nuwa referma la porte et les invita à passer au salon. Ils traversèrent deux pièces presque vides avant d’y arriver. Dans chacune, il y avait un matelas posé à même le sol. Mais toujours pas de trace de Fuxi… Les pièces étaient séparées par des portes coulissantes en papier de riz blanc. Une fois dans le salon, c’est la quantité de livres qui attira d’abord leur regard. Il y en avait partout. Les murs étaient couverts de bibliothèques dont toutes les étagères étaient garnies de vieux bouquins, mais aussi de rouleaux, de parchemins qu’on devinait très anciens. Au centre se trouvait une table basse sur laquelle trônaient des piles de livres et de papiers, ainsi qu’un service à thé.
— Pardonnez le désordre, lança Nuwa en souriant. Depuis que mon frère est parti, j’ai tendance à négliger de ranger.
— Fuxi est parti ? s’étonna Samuel.
— Oui… En fait, il a été emporté ailleurs, répondit-elle.
— Ailleurs ? dit Alex.
Nuwa prit une grande inspiration et leur demanda de s’asseoir par terre avec elle. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle retira son long manteau. Alex et Samuel découvrirent que son corps était à moitié serpent ! Elle était semblable à la représentation de Fuxi qu’ils avaient vue sur le char allégorique. Devant leur stupéfaction, Nuwa comprit qu’elle devait d’abord expliquer le mystère de son apparence, avant de parler de la disparition de Fuxi.
— Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas tout à fait comme vous.
— C’est le moins qu’on puisse dire, ne put s’empêcher de commenter Samuel.
Nuwa avait des yeux perçants, à la fois doux et durs. Elle avait un regard déterminé. Ses cheveux noirs étaient retenus par un chignon. Son visage était mince et anguleux. Ses mains étaient délicates, son corps semblait fragile, mais il se dégageait d’elle une force considérable. Si sa moitié inférieure n’avait pas été celle d’un serpent, elle aurait été d’une grande beauté. Sa partie reptile lui portait ombrage. Elle était un mélange de splendeur et de laideur repoussante. Alex et Samuel préférèrent s’attarder à sa partie humaine, plus charmante à leurs yeux, et moins inquiétante.
— Sur Terre, mon frère et moi aurions été considérés comme des divinités. Nous avons toujours été ensemble, et ce depuis si longtemps que les gens croient que nous sommes mari et femme. Mais il n’en est rien. La vérité, c’est que nous n’avons jamais connu nos parents. Pas plus qu’on ne peut se remémorer notre enfance. Du plus loin qu’on se souvienne, nous avons toujours été adultes.
— Sous cette forme ? demanda Alex.
— Non. Nous avons d’abord vécu dans la mer. Ce n’est que des centaines d’années plus tard que nous avons gagné le rivage.
— Des centaines d’années ! Dans la mer ! s’exclama Samuel.
— Je sais que ça peut vous paraître incompréhensible, voire impossible, mais ce que je vous raconte est la stricte vérité.
— Je vous crois, mais…
— Elle dit la vérité, intervint alors Amélia.
Nuwa parut étonnée d’entendre la voix d’Amélia sortir de la bouche d’Alex. Mais voyant qu’Alex et Samuel ne semblaient pas s’en formaliser, elle conclut que ce devait être « normal ».
— Êtes-vous un esprit ? questionna Nuwa.
— D’une certaine façon, oui, on peut dire ça, répondit Amélia. Je suis enfermée dans le crâne de cristal, et grâce à Alex, je peux communiquer avec le monde extérieur. Il m’arrive de pouvoir entendre et voir les mêmes choses que lui.
— Tu as donc accès au savoir des crânes, si je comprends bien.
— En effet.
Fascinés, Alex et Samuel encouragèrent Nuwa à poursuivre son récit.
— C’est en gagnant la terre ferme que la partie supérieure de notre corps s’est peu à peu développée. En somme, Fuxi et moi existons depuis le début des temps. Nous avons vu apparaître toutes les formes de vie jusqu’aux humains, qu’ici sur Oshima on nomme ima. On pourrait d’ailleurs traduire Oshima par « la terre des humains ».
— Mais comment se fait-il que vous ne soyez jamais totalement devenus des humains ? demanda Alex.
— Je ne sais pas… J’aimerais vous donner une meilleure réponse, mais nous l’ignorons. Nous sommes ce que nous sommes, voilà tout. Au fil des âges, nous avons aidé les hommes. Nous leur avons enseigné l’agriculture, l’écriture et bon nombre de choses qui rendent l’existence plus agréable.
— Mais d’où déteniez-vous ce savoir ? questionna Samuel.
— Il n’a rien de divin, si c’est ce que tu crois. Nous avons appris par nous-mêmes, par essais et erreurs, puis nous avons transmis nos connaissances, rien de plus. Seulement, le fait d’être sur cette planète depuis ses débuts ou presque et d’avoir été témoins de l’évolution des espèces nous a donné une compréhension globale qui échappe à ceux dont le passage ici-bas est éphémère.
— Quand même, ça n’explique pas pourquoi vous êtes sur cette planète depuis toujours ! lança Samuel.
— Nous avons aussi séjourné sur Terre. Ceci dit, pour répondre à ta question : non, ça n’explique rien. Cependant, avec les années, nous avons convenu de renoncer à trouver un sens à notre existence. Le vide nous remplit… résuma-t-elle de façon énigmatique.
— Vous ne seriez pas à la base de la philosophie bouddhiste, du Zen, et tout ça, par hasard ? blagua Samuel.
— Nous avons déjà parlé avec Bouddha, sur Terre, répondit Nuwa sans plus de précisions.
Alex et Samuel comprirent qu’ils étaient en présence de quelqu’un qui avait changé le cours de la pensée chez des générations et des générations d’êtres humains, en Orient tout d’abord, mais dont l’influence s’était fait sentir partout dans le monde. La sensation qu’ils éprouvaient était assez vertigineuse. Ils avaient l’impression de parler à un ange, à un dieu… Ce que Nuwa se défendait bien d’être. Alex et Samuel avaient néanmoins affaire à une personne à moitié femme, à moitié serpent, qui prétendait avoir vécu des milliers d’années. C’était difficile pour eux de la considérer autrement que comme une sorte de divinité.
— Et votre frère, Fuxi, le gardien du crâne, où est-il ? demanda Alex.
— Nous y voilà… Fuxi est dans le royaume des ombres, répondit Nuwa.
— Il est mort !
— Non… Enfin, pas tout à fait.
— Il est mort ou pas ? demanda Samuel.
— Fuxi a voulu rendre service à un ami. Sa femme avait joué avec les forces occultes. Elle s’est retrouvée dans le pays des ombres. Mon frère a voulu la secourir, mais il n’a pas réussi.
— Et le crâne de cristal, lui, où est-il ? Je ne le sens pas ici, dit Amélia.
— Fuxi ne se déplace jamais sans lui, répondit Nuwa. C’est d’ailleurs grâce à lui s’il a pu franchir la frontière qui nous sépare des morts.
— On est venus sur cette planète pour rien alors… grinça Samuel.
— Au contraire, répliqua Nuwa. C’est la providence qui vous envoie en plein festival du O-Bon. Car ce n’est qu’à cette période qu’il est possible de communiquer avec les défunts.
— Vous voulez dire que vous n’avez pas parlé avec Fuxi depuis qu’il est là-bas ? questionna Alex.
— Non, en effet… Pas depuis l’an dernier. Et avant que vous arriviez, je ne croyais pas non plus pouvoir entrer en communication avec lui.
— Pourquoi donc ? demanda Samuel.
— À ma connaissance, il n’y a qu’une seule façon d’y parvenir, comme Fuxi l’a fait : en célébrant le Hyakumonogatari Kaidankai.
— Le quoi ?
— Le rassemblement des cent histoires fantastiques, précisa Nuwa.
— C’est-à-dire…
Sans dire un mot, Nuwa se leva et alla dans une autre pièce. Alex et Samuel se regardèrent, intrigués. Elle revint avec quatre bougies, qu’elle disposa sur la petite table basse du salon. Après s’être assise, elle alluma chacune d’elles tout en leur parlant.
— Habituellement, pour faire apparaître un esprit, il faut se réunir autour de cent bougies et les participants doivent raconter une histoire de fantôme. À la fin de chacun des récits, on souffle sur la flamme. Lorsque toutes les bougies sont éteintes, un revenant apporte des nouvelles du monde des morts.
— Vous voulez qu’on raconte cent histoires ! s’impatienta Samuel. Et tout ça pour parler à votre frère… Mais ça va nous prendre des jours !
— Pas si on prend un raccourci… rétorqua Nuwa.
Alex et Samuel sourcillèrent, intrigués.
— Comme vous le voyez, je n’ai allumé que quatre bougies. Le chiffre quatre a une double signification. « Mort » ou « mourir ». Autant que possible, on évite ce chiffre. Dans les hôtels sur Oshima, il n’existe donc pas de chambre numéro quatre. Quand pour des raisons pratiques le chiffre quatre ne peut pas être évité, il est remplacé par le symbole kotobuki, qui veut dire « félicitations ». Pendant la période du O-Bon, utiliser le chiffre quatre revient à évoquer les morts. C’est pourquoi nous n’aurons besoin que de quatre bougies, et donc que de quatre histoires avant d’entrer, je l’espère, en communication avec Fuxi.
Ils acceptèrent ses explications sans poser plus de questions. Cependant, ils ne purent s’empêcher
de constater qu’ils n’étaient que trois autour de la table…
— Je devine que je serai la quatrième personne, dit Amélia.
Nuwa leur expliqua les règles. À tour de rôle, chacun raconterait une histoire de fantôme impliquant un des participants. Et à la fin de chacun des récits, on soufflerait une bougie.
Comme Alex aimait écrire ce genre d’histoire, il crut d’abord que cet exercice serait une partie de plaisir. Il se proposa pour commencer.
***
« Il était une fois un gars appelé Samuel. Il avait invité des amis chez lui pour sa fête. À un moment de la soirée, il fut décidé de jouer à la cachette. Pour rigoler, mais surtout pour se faire peur. C’était une très vieille maison. On savait que toutes sortes de rumeurs planaient au sujet de cette ancienne demeure. Certains prétendaient qu’elle était hantée. D’autres disaient qu’elle avait été le refuge d’une société de sorcières en des temps reculés. Le fait que la résidence se trouvait à proximité d’un cimetière contribuait sans doute à la propagation de ces histoires terrifiantes.
Au hasard, on détermina qui allait compter jusqu’à cent avant de partir à la recherche des autres. Claudia, une fille que peu d’entre eux connaissaient, fut choisie. Pendant qu’elle se masquait les yeux et qu’elle comptait, elle entendit autour d’elle toutes sortes de bruits. Mais rendue autour de quatre-vingts dans son décompte, le silence le plus total régnait dans la vieille maison. Même que les derniers nombres qu’elle prononça à haute voix lui parurent lugubres tant sa voix résonnait dans le vide. Lorsqu’elle prononça le fameux « prêts, pas prêts, j’y vais ! », elle ouvrit les yeux et se sentit tout à coup très seule.
Plus tôt, alors que le salon était rempli de monde, elle n’avait pas vraiment remarqué la décoration. Les parents de Samuel, chez qui la fête se déroulait, étaient des explorateurs. Sur les murs, on pouvait observer entre autres des masques africains et japonais. Leurs figures témoignaient d’expressions allant de la grimace à la colère en passant par le lubrique. Claudia aurait juré que ces masques l’épiaient…
Elle chassa ces pensées de son esprit et entreprit de chercher ses camarades. Elle ne tarda pas à en découvrir plusieurs qui s’étaient cachés dans des placards ou sous les lits. Après quelques minutes, tout le monde ou presque avait été découvert. En y regardant bien, il ne manquait plus que Samuel. C’est en rigolant que des amis aidèrent Claudia à trouver ce dernier. Mais après une demi-heure de recherche, ils durent s’avouer vaincus. Ils avaient eu beau fouiller partout où ils le pouvaient, aucune trace de Samuel nulle part.
Ce n’était plus drôle.
En petits groupes, ils explorèrent la maison de fond en comble en criant le nom de Samuel. Une certaine panique commençait à les envahir. Ils espéraient à tout moment le voir surgir en se moquant d’eux. Mais Samuel n’avait pas la réputation d’être un farceur.
Vers deux heures du matin, après avoir fait le tour de la maison nombre de fois, et même cherché à l’extérieur, tous les invités se rassemblèrent dans la cuisine devant le gâteau de fête. Ils devaient se rendre à l’évidence : Samuel ne soufflerait pas ses bougies cette année.
Le lendemain matin, les parents du garçon apprirent la nouvelle de la disparition de leur fils dans un mélange de colère et de dévastation. Peu de temps après, ils mirent la maison en vente et quittèrent la ville. La maison resta inhabitée durant des années.
Des amitiés se rompirent. On chercha des coupables. Des soupçons pesèrent…
Le temps passa et plus personne ne parla de la tragédie. Elle devint un souvenir enfoui.
Puis, un beau jour, une famille d’un autre pays fit l’acquisition de la demeure. C’est en voulant accéder au grenier, dont l’entrée avait toujours été fermée, que la femme ouvrit une vieille malle et découvrit un corps en décomposition avancée. »
***
Lorsqu’Alex eut fini, Nuwa souffla une première bougie.
Samuel n’avait pas dit un mot durant le récit. Alex le devinait suspendu à ses lèvres. Mais lorsqu’il constata que Samuel fixait le vide, il commença à s’inquiéter…
— Ça va ? lui demanda-t-il.
Pas de réponse.
— Sam, c’est beau, tu peux arrêter. Mon histoire n’était quand même pas si horrifiante, blagua-t-il.
Samuel ne broncha pas.
Alex se leva et le secoua. Aucune réaction de sa part. On aurait dit qu’il était ailleurs.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’affola-t-il.
— Samuel est toujours dans la malle… répondit Nuwa.