5
Alex, Samuel et Amélia avaient les yeux fixés sur Nuwa, la maîtresse de ce jeu si particulier. Selon les règles qu’elle avait mentionnées, il restait deux autres histoires à raconter avant de voir apparaître, en principe, l’esprit de Fuxi, le gardien du crâne prisonnier du royaume des morts. Mais de la façon dont se déroulait cette soirée jusqu’à présent, ils ne savaient plus s’ils pouvaient faire entièrement confiance à Nuwa.
— À qui le tour ? demanda Alex sur un ton qui laissait paraître les soupçons qu’il entretenait à l’égard de Nuwa.
— Je comprends.
— Vous comprenez quoi ? Que nous voyons clair dans votre jeu et que le prochain à raconter une histoire sera pris au piège ? martela-t-il.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, dit-elle en tentant de se défendre.
— C’est quoi, alors ? J’ai très hâte d’entendre votre raisonnement.
— Alex, calme-toi, dit doucement Samuel. Laissons-la au moins s’expliquer.
Alex et Samuel se regardèrent dans les yeux. Sans que cela paraisse, Samuel avait tourné le dos à Nuwa. C’est ainsi qu’il put faire comprendre par de petits
gestes rapides à Alex que la femme derrière lui avait déjà démontré qu’elle possédait des pouvoirs. Ce n’était pas le temps de la mettre en colère.
— Je ne suis pas en colère, fit remarquer Nuwa.
Samuel figea. Avait-elle la capacité de…
— Lire dans les pensées ? Entre autres choses, oui, déclara Nuwa sur un ton un brin amusé.
La partie devenait franchement inégale, songea Samuel.
— Bon… C’est peut-être divertissant pour vous, dit Amélia, mais pas pour nous.
— Pardonnez-moi, mais ce n’était pas mon intention de me moquer. Ton ami me fait rire. Il a des réactions si spontanées. Sur Oshima, les gens sont plus réservés, plus sérieux. Ça m’a rappelé mon séjour sur Terre, et c’est pour cela que je souriais. J’en garde de bons souvenirs…
— Admettons, dit Alex. N’empêche que jusqu’ici, vous nous avez caché la vérité.
— Je ne vous ai pas menti. Je ne vous ai simplement pas tout révélé. Ce jeu peut être effectivement très dangereux. Je vous l’ai pourtant dit plus tôt, mais votre esprit ne semble pas en avoir tenu compte.
— De quoi parlez-vous ? s’étonna Samuel.
— Je vous ai informé que Fuxi avait disparu dans le royaume des morts au cours d’une séance de ce jeu.
En effet, les paroles de Nuwa leur revinrent en mémoire. Elle leur avait spécifié qu’à sa connaissance, il n’y avait qu’une seule façon d’entrer en communication avec le royaume des morts, comme Fuxi l’avait fait : en célébrant le Hyakumonogatari Kaidankai, le rassemblement des cent histoires fantastiques. Ce détail au sujet de Fuxi avait été noyé dans l’avalanche d’informations qui avait suivi. Bref, non, Nuwa ne leur avait pas menti. Ils n’avaient tout simplement pas été assez attentifs. C’était assez mince comme excuse.
— Donc, sachant que votre frère avait été « enlevé » en se prêtant à ce jeu, vous nous avez quand même invités à y participer à notre tour. En pleine connaissance des risques et périls que nous pourrions encourir, exposa Alex. C’est ça ?
Nuwa ne répondit rien.
— Et comme c’est le seul moyen que vous aviez pour parler à votre frère, vous nous avez utilisés ? ajouta Samuel. Très touchant…
Nuwa transperça tour à tour Alex et Samuel du regard.
— Comment osez-vous ? répliqua-t-elle sèchement.
Furieuse, elle se leva d’un bond et sortit du salon. Alex, Samuel et Amélia se regardèrent en ne sachant pas trop comment réagir devant cet accès de colère. Nuwa revint quelques instants après avec un coffret dans les mains qu’elle déposa sur la table. Sans un mot, elle l’ouvrit et en extirpa plusieurs dessins. Il s’agissait de différentes scènes la montrant avec Fuxi, à diverses époques de leur vie. Certains paraissaient très anciens, tracés sur du papier qui menaçait de s’effriter. Elle prit une grande respiration avant de s’adresser à eux.
— Je ne vous ai pas menti. Vous avez devant vous un échantillon des milliers d’années que Fuxi et moi avons partagées. Il a toujours été doué pour le dessin…
Nuwa se mordit les lèvres avant de poursuivre avec une voix plus tremblante.
— Je ne vous en veux pas, mais vous n’avez aucune idée de ce que ça peut représenter que de passer toute son existence avec la même personne, avec le seul être au monde qui vous connaît depuis toujours. Alors, oui, peut-être ai-je été ravie de savoir que j’avais une petite chance, aujourd’hui, d’au moins lui parler… grâce à vous. Et même de le revoir, aussi.
Nuwa s’essuya les yeux.
— Mais croyez-moi, si vous réussissez à me le ramener du royaume des morts, vous l’aurez son crâne de cristal, et nous vous serons éternellement reconnaissants de nous avoir réunis à nouveau. Sans lui…
Nuwa ne termina pas sa phrase.
Alex, Samuel et Amélia se sentaient un peu idiots.
Ils savaient aussi ce que ça voulait dire si Fuxi leur remettait son crâne. Il lui arriverait sans doute la même chose qu’à Sibylle : il perdrait son immortalité. Et qui sait si Nuwa ne subirait pas le même sort. Mais cela semblait peu importer à celle-ci. Du moment qu’elle revoyait Fuxi.
— Nuwa, commença Alex, est-ce que je peux parler à mes amis en privé ?
Elle hocha la tête et se retira, les laissant seuls dans le salon.
Alex présenta son plan à Samuel et Amélia. Il restait encore deux personnes qui devaient raconter une histoire. Étant donné ce qui était arrivé les deux premières fois, il proposa que Samuel et Nuwa inventent ensemble le prochain récit. Comme ça, ils risquaient moins de voir l’un d’eux demeurer prisonnier dans ce monde de fables enchantées.
— Mais Nuwa a parlé de quatre histoires, opposa Amélia, pas de quatre personnes, non ?
— On n’a qu’à lui demander si c’est possible, suggéra Samuel.
Alex appela Nuwa qui mit un certain temps avant de les rejoindre. Il lui résuma ensuite l’entretien qu’il venait d’avoir avec Samuel et Amélia.
— J’ai indiqué le chiffre quatre comme étant un raccourci aux cent histoires habituellement nécessaires. Et à mon sens, quatre personnes font autant d’histoires. On peut essayer. Si ça ne fonctionne pas, on saura qu’il en faut une dernière.
Cette ouverture d’esprit leur plut et les rassura un peu. Si Nuwa était prête à suivre leur proposition, c’est qu’au fond, comme eux, elle ne désirait que le succès de l’entreprise. À moins qu’elle leur cache autre chose…
Samuel et Nuwa raconteraient donc ensemble la prochaine et, espéraient-ils, ultime histoire. Ils fixèrent les balises de leurs interventions, de façon à ce que ce soit équitable. Ce serait un récit à relais où chacun compléterait la dernière phrase de l’autre. Nuwa s’offrit pour commencer.
***
— Il y a de cela très longtemps, dans une province appelée Mugenyama, un prêtre a demandé aux femmes de lui donner leur miroir en bronze. Son temple désirait se doter d’une cloche et on voulait faire fondre les miroirs pour la construire. Une jeune femme, mariée à un fermier, remit donc le miroir que sa famille possédait depuis des générations.
Samuel poursuivit.
— Mais après avoir donné l’objet, la femme eut des regrets. Ce miroir avait appartenu à sa mère, qui le tenait de sa mère, qui, elle, l’avait obtenu de sa propre mère, et ainsi de suite. Elle se souvint des nombreux sourires qui avaient été réfléchis par ce miroir. Elle aurait pu donner de l’argent au prêtre au lieu de cet héritage familial, mais son mari et elle n’étaient pas riches. Pas assez pour racheter son miroir.
— Chaque fois qu’elle allait au temple, elle observait les miroirs qui s’empilaient dans la cour, derrière l’édifice. Elle ne manquait pas de remarquer le sien, parmi la centaine d’autres. Il était facile à reconnaître avec ses ornements aux images de pin, de bambou et de fleur de prunier, qui avaient ravi ses yeux lorsque sa mère lui avait montré le miroir pour la première fois, alors qu’elle n’était encore qu’une toute petite enfant.
— Elle avait songé à se rendre au temple pour y reprendre son bien, la nuit, quand il n’y aurait plus personne. Mais les rumeurs de monstres nocturnes rôdant dans les environs l’avaient vite découragée. Elle ne voyait pas comment elle pourrait le récupérer. Et cela lui causait bien du chagrin. Elle avait l’impression d’avoir donné une partie de sa vie. Elle trouvait que c’était trop cher payé pour une cloche.
— Elle pensa à ce dicton populaire qui dit qu’un miroir est l’âme d’une femme. Ce dicton était d’ailleurs souvent représenté par le symbole de l’âme gravé derrière les miroirs de bronze. Elle craignait que cet adage soit vrai. Ce sentiment était plus profond que la peur… Elle avait vraiment l’impression que son âme l’avait quittée depuis qu’elle s’était séparée de son miroir.
— Mais lorsque vint le jour où le prêtre fit fondre les miroirs de bronze, il constata qu’il y en avait un seul qui avait résisté à l’épreuve du feu. Les ouvriers eurent beau essayer à plusieurs reprises, rien à faire : le miroir ne fondait pas. Et quand le prêtre sut à qui appartenait l’objet, il conclut que la femme ne devait pas l’avoir donné de tout son cœur.
— Le bruit courut alors que l’âme égoïste de la femme était restée attachée au miroir, que celle-ci devait être si froide que le feu n’était pas venu à bout du bronze. Partout où la femme allait, on chuchotait sur son passage… Ce qui la mettait en colère et la faisait se sentir très honteuse à la fois. N’en pouvant plus des ragots sur son compte, sa vie devint un tel enfer qu’elle décida de mettre fin à ses jours.
Samuel se demanda comment il allait poursuivre, mais il eut une idée.
— La femme avait laissé une lettre, dans laquelle elle avait écrit : Quand je serai morte, vous pourrez faire fondre mon miroir de bronze et ajouter son métal afin de fabriquer la cloche du temple. Mais si un jour quelqu’un devait la briser pendant qu’il la fait sonner, mon fantôme viendrait lui remettre en personne une grande fortune. Elle avait trouvé là le moyen de se venger.
Nuwa sourit et s’élança à son tour.
— Vous devez savoir que les dernières volontés d’une personne qui meurt en colère sont souvent chargées de pouvoirs surnaturels. Quand le miroir de la femme décédée fut enfin fondu, et la cloche construite, les mots de la défunte circulèrent. Bientôt, tout le monde voulut la faire sonner, en espérant la casser pour récolter le trésor promis. Si bien que la cloche se mit à résonner jour et nuit pendant des jours et des jours ! Le prêtre, n’en pouvant plus de ce bruit infernal, décida de la décrocher et de la jeter dans un marais.
Samuel prit le relais.
— Plus personne ne put sonner la cloche. Elle s’enfonça profondément dans les eaux du marais. Ainsi est née la légende de la cloche de Mugenyama. Le temps passa, mais personne ne l’oublia. Même si les gens ne savaient plus où trouver la cloche, plusieurs essayèrent de faire plaisir à l’esprit de la femme au miroir de bronze avec des offrandes. Ils croyaient qu’en agissant de la sorte, ils récolteraient peut-être quand même les faveurs du fantôme de la femme.
Nuwa leva la main, elle avait envie de conclure.
— Un jour, une femme, Amélia, voyageait dans les environs avec un ami, Alex. Elle avait entendu parler de la légende de la cloche et avait grand besoin d’argent. Alors, Alex lui apporta un plat en bronze. Amélia ferma les yeux. Elle s’imagina qu’il s’agissait de la cloche et frappa contre le plat jusqu’à le fendre, en invoquant l’esprit de la femme décédée. Trois cents pièces d’or tombèrent du ciel devant elle ! Voyant cela, Alex décida d’en faire tout autant. Il réussit à trouver une coupe en bronze. Dans un endroit isolé, il répéta le même stratagème qu’avait employé sa compagne. Il visualisa une cloche tandis qu’il matraquait de coups la coupe. Aussitôt qu’il l’entendit craquer, il ouvrit les yeux : le fantôme de la femme se tenait devant lui, tenant un pot fermé. « Je suis venue répondre à ton souhait… » lui dit-elle. Mais personne ne sut jamais ce que contenait le pot, car Alex n’en parla jamais
***
Nuwa souffla la dernière bougie.
Dès que la flamme fut éteinte, les quatre conteurs virent émerger du plancher une femme. Ses cheveux voletaient autour de son visage blême. Et dans ses mains, elle tenait un pot fermé. Se déplaçant lentement, la femme vint se placer devant Alex.
— Vous avez joué au jeu du Hyakumonogatari Kaidankai. Voici votre récompense… lui dit l’esprit en lui remettant le pot.
Sur ces mots, l’apparition s’évanouit.
Alex avait encore les yeux écarquillés. Il avait de la difficulté à concevoir ce qui venait de se produire. Ahuri, il soupesa le pot un instant. Il était un peu lourd.
— Il est… comment dire… « réel », parvint-il à articuler, toujours un peu sous le choc.
— Qu’est-ce qu’on fait avec ? demanda Samuel.
— Je crois qu’il faut l’ouvrir, proposa Nuwa.