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Les morts-vivants étaient si près qu’ils pouvaient sentir leur haleine pourrie. Alex s’en voulait de ne pas avoir pensé à tracer un cercle de protection plus grand. Mais au moins, ça fonctionnait. Les créatures aux yeux gorgés de sang n’osaient pas outrepasser les limites des traits dessinés par terre.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Samuel avec une voix un peu tremblotante.

— Tu vois le papier qu’ils ont chacun sur le front ?

— Il y a quelque chose d’écrit dessus…

— Oui. C’est une formule magique qui anime les morts.

— On doit l’enlever pour annuler le sort ?

— Et sans se faire mordre au passage, ajouta Alex en observant les longues canines des jiangshi.

Ils étirèrent chacun le bras et s’emparèrent des papiers jaunes à leur portée. Heureusement que les créatures n’étaient pas particulièrement brillantes. Même si leurs voisins tombaient un à un après avoir perdu le précieux carré jaune, ils continuaient à s’approcher du cercle de protection. Si bien qu’après un certain temps, il ne restait plus que deux ou trois morts-vivants encore debout.

— On va y arriver, lança Samuel en soupirant pour relâcher la tension qui l’habitait.

Quand le dernier des jiangshi tomba au combat, un sourire illumina le visage d’Alex et Samuel. Mais leur répit fut de courte durée.

Surgissant des profondeurs du mont Hiba, une créature rugissante à l’aspect effrayant, à moitié humain et à moitié animal, jaillit devant Alex et Samuel. Elle avait le visage d’un tigre, tandis qu’un faisceau de plumes surmontait sa tête. Sa peau était tachetée comme celle d’un léopard. Sa longue queue noire ressemblait à celle d’une panthère et s’agitait nerveusement en tapant sur le sol. Sur son épaule se tenait un étrange oiseau bleu à trois pattes.

— Comment avez-vous réussi à vaincre mon armée de jiangshi ! hurla-t-elle d’un cri aussi perçant que celui d’un oiseau de proie.

Elle se précipita à leur rencontre. Heureusement, le cercle de protection résista à la charge de la créature en furie.

— Vous ne pourrez pas rester dans cet espace magique éternellement, siffla-t-elle. Et quand vous en sortirez, je vous retrouverai…

La femme à la tête de tigre quitta les lieux en riant comme une hyène. Alex et Samuel ne la voyaient plus. Mais elle pouvait bien être cachée quelque part, dans l’ombre, à les attendre.

— C’était quoi, ça ? murmura Samuel.

— Je ne sais pas… Mais on dirait que le Yomi est rempli de surprises…

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tentons une expérience…

Alex mit les pieds hors du cercle tracé par terre. Il fit quelques pas, s’éloignant un peu de Samuel. Alex scrutait la pénombre en retenant sa respiration. Samuel avait envie de dire à Alex de ne pas s’aventurer trop loin, mais il se retint, de peur d’attirer d’autres monstres.

Puis, d’un geste de la main, Alex l’invita à le rejoindre.

— Allez, viens, insista Alex.

Samuel soupira. Il ramassa le crâne de cristal et le replaça dans son sac à dos.

— Je n’aime pas ça, chuchota-t-il à Alex une fois rendu à ses côtés.

— Moi non plus, mais on n’a pas vraiment le choix. Il nous faut continuer et trouver Izanami.

— Si seulement nous avions une carte du territoire des ombres, ça nous aiderait.

Ils avancèrent comme ça, à tâtons, pendant un bon moment, sous le faible éclairage du pot de lucioles. Plus ils s’enfonçaient dans le monde des morts, plus l’air devenait nauséabond, quasi irrespirable. Ils se protégèrent de la terrible mauvaise odeur du mieux qu’ils purent en plaquant leur avant-bras contre leur nez.

Soudain, un passage s’ouvrit devant eux. Et au bout, ils eurent l’impression d’apercevoir de la lumière. Sur le coup, ils se demandèrent s’il ne s’agissait pas d’un piège. Ils se sentaient comme des papillons de nuit, appâtés par la clarté. Ils décidèrent néanmoins d’aller jeter un coup d’œil.

Le passage était étroit, juste assez large pour une personne. Alex prit la tête. Après quelques minutes, des bruits de voix leur parvinrent de chaque côté des parois. Ils se rendirent compte qu’il y avait des trous dans les murs. Alex approcha le pot de lucioles afin de découvrir ce qu’il y avait derrière. Ils virent des gens enchaînés qui râlaient. Dès que ceux-ci remarquèrent la présence de la lumière, ils secouèrent leurs chaînes. Mais pas bien longtemps. Ils semblaient tous faibles et mal portants. En observant mieux, Alex et Samuel notèrent que plusieurs avaient des blessures apparentes qui suintaient. Ces gens souffraient.

Alex eut tout à coup l’idée de tenter de les guérir. Comme il avait réussi à se guérir lui-même, ainsi que son ami, il se pensait capable d’en faire autant avec ces malheureux.

— Ces gens sont morts, non ? lui dit Samuel une fois mis au courant de son projet. Tu ne peux rien pour eux.

— Je ne peux pas les regarder avoir mal comme ça, sans rien faire. C’est insoutenable.

— Je comprends… Mais tu vas te vider de ton énergie.

— Je m’en voudrais de ne pas au moins avoir essayé, trancha Alex.

Alex concentra son pouvoir sur la personne qui était le plus près : un homme d’une quarantaine d’années qui avait le pied gauche ensanglanté. Comme Amélia le lui avait appris, il visualisa la blessure de l’homme et se l’imagina comme un oiseau de proie, un faucon agrippé au pied de l’homme. Il souffla un ordre à l’oreille de l’oiseau et lui commanda de s’envoler.

Tout de suite après, Alex éprouva un léger malaise. Une baisse d’énergie. Mais étant donné que la blessure de l’homme était somme toute mineure, Alex récupéra assez rapidement.

— Merci… leur dit l’homme dans un murmure.

Un sourire illumina son visage un court instant. Il était peut-être guéri, mais toujours enchaîné.

Alex utilisa son pouvoir de télékinésie. Le métal finit par céder. L’homme se libéra de ses entraves. Il se leva et passa une main par le trou du mur pour remercier Alex.

Aussitôt qu’Alex serra la main devant lui, une forte décharge le traversa. Sa main tremblait. Samuel se précipita pour défaire l’emprise, mais il en fut incapable. La main de l’homme et celle d’Alex paraissaient soudées ensemble.

En un éclair, Alex reçut des images dans son esprit. Il vit l’homme en train de pêcher, au bord d’une rivière. Sa femme était derrière lui à regarder leurs trois enfants jouer tout près sur les rochers. Le fil de la canne à pêche de l’homme se tendit tout à coup brusquement, et il crut qu’il avait attrapé un gros poisson. Il demanda à sa femme de lui apporter l’épuisette pour y recueillir le poisson qui se débattait au bout de sa ligne. Mais elle n’eut pas le temps de la lui donner. Et même si elle avait pu, il lui aurait été impossible de capturer ce qui se trouvait accroché à l’hameçon. Dans un bouillon d’écume, Xiwangmu, une femme à la tête de tigre émergea de l’eau. Effrayé, le pêcheur laissa tomber sa canne. Dans un rictus malin, Xiwangmu planta ses crocs dans le pied de l’homme. Du sang en jaillit aussitôt et Xiwangmu s’en pourlécha les lèvres. La femme alla instinctivement auprès de ses enfants, pour les protéger.

— Je te donne le choix, pêcheur, dit Xiwangmu. Je te laisse la vie sauve et je sème la maladie dans ta famille, ou je te tue et peut-être que j’épargnerai tes enfants.

Devant la menace, l’homme n’hésita même pas un instant.

— Prends-moi, déesse Xiwangmu, je t’en supplie.

Les enfants pleuraient. Impuissante, leur mère tentait de les consoler en les tenant contre elle.

Xiwangmu sortit des eaux et mordit encore le pied du pêcheur. Cette fois, la morsure fut si douloureuse qu’elle lui fit perdre connaissance. Sa femme crut qu’il était mort.

— Tu es chanceuse, femme, lança Xiwangmu en agitant sa longue queue noire. Habituellement, les hommes préfèrent voir mourir les autres plutôt que de sacrifier leur vie. Mais ta chance s’arrête là. J’emporte ton mari avec moi dans le Yomi. Il ira rejoindre mes esclaves.

Un oiseau bleu à trois pattes vint alors voleter autour des enfants, comme s’il attendait de se poser. Fascinés par l’apparition de l’étrange volatile, le plus jeune des trois petits tendit la main pour le toucher. L’oiseau le griffa avec sa troisième patte et l’enfant poussa un cri. La plaie devint rouge, et très vite des boutons surgirent autour pour ensuite gagner tout son bras.

— Maintenant, femme, toi aussi tu as un choix. Ton enfant vient de se faire donner la peste. Si tu ne veux pas que tes autres enfants en soient aussi victimes, tu devras le laisser mourir ou me jurer fidélité.

— Fidélité ? demanda la mère qui ne comprenait pas ce que ça pouvait impliquer.

— Fidélité, oui. Tu me le prouveras en allant de village en village avec ton fils, et tu sèmeras la peste partout sur ton passage. En échange, ton enfant vivra. Quel est ton choix ?

Les images de la scène s’évanouirent et Alex put enfin retirer sa main de celle de l’homme. Il comprenait maintenant ce que ces gens faisaient ici. Ils étaient la source de la puissance de Xiwangmu qui répandait les maladies sur la planète Oshima. Elle puisait sa force dans leur souffrance. Ils étaient, malgré eux, une sorte d’usine à fléaux. Xiwangmu se servait d’eux pour fabriquer des maladies.

— Délivrez les autres de leurs chaînes, dit Alex. Nous reviendrons.

L’homme saisit une clé qui était accrochée à un mur et commença son travail. Ces gens avaient fixé des yeux cette clé depuis si longtemps sans pouvoir l’atteindre. Enfin, l’un des leurs l’avait dans ses mains.

***

Arrivés au bout du couloir, Alex et Samuel découvrirent l’origine de la lumière qu’ils avaient aperçue en pénétrant dans le long passage. Ils la reconnurent tout de suite. Il s’agissait d’Izanami. Elle était assise au bord d’un petit feu. Cependant, ils ne voyaient pas tout à fait la même personne. Alors que Samuel était séduit par son apparence, c’était tout le contraire pour Alex. Le premier avait devant lui une belle femme en robe blanche quasi immaculée dont les longs cheveux noirs cascadaient sur ses épaules. Son visage était souriant. Mais pour le second, les yeux d’Izanami grouillaient de vers blancs ! Sa peau lui paraissait en lambeaux, laissant poindre des fragments de son squelette par endroits. Alex voyait un cadavre en décomposition, tandis que Samuel était sous le charme.

La femme les invita à s’asseoir auprès d’elle.

— Ne t’approche pas ! s’écria Alex.

— Hein ? Mais pourquoi ? s’étonna Samuel.

— Ce n’est pas Izanami.

— Mais voyons…

— Ton ami a raison, dit-elle. Il a aussi tort…

Alex et Samuel n’étaient pas sûrs de comprendre.

— En tant que gardien de crâne, poursuivit-elle, il semble avoir acquis le don de voir les gens tels qu’ils sont réellement.

— C’est-à-dire ? demanda Samuel de plus en plus confus.

— Je suis morte depuis trop longtemps, même si j’aimerais que ce ne soit pas le cas. Je projette l’image de celle que j’ai toujours été avant de passer dans le territoire des ombres. Ton camarade a de moi une vision différente…

— Elle est pleine de vers blancs, souligna Alex.

— Mais cela ne change pas qui je suis, affirma-t-elle.

— Nous avons vu suffisamment de créatures étranges depuis que nous sommes dans le Yomi.
Qui nous dit que vous n’en êtes pas une autre, une qui essaie de nous berner ?

— C’est à vous de décider… répondit-elle mystérieusement.