Chapitre 8

Émile devait retourner à Standbridge-East pour finaliser la vente de son fonds de terre et recevoir le dernier acompte de la vente de ses vaches. C’était une belle journée ensoleillée et il se sentait le cœur léger. Il toucherait enfin son magot. Il était excité à l’idée d’avoir autant d’argent liquide, car il n’accepterait aucun chèque ou traite bancaire. Il ne faisait pas confiance aux banques depuis la crise de 1929. Il avait vu trop de gens perdre tous leurs biens parce qu’ils devaient de l’argent aux banques sous forme d’hypothèque. Quand arriva la crise et que l’argent liquide se fit rare, les banques avaient tout simplement saisi les propriétés. Beaucoup de malheureux s’étaient retrouvés à la rue.

Il s’arrêta d’abord chez son frère Aimé, car il était en avance. Il avait rendez-vous chez Adrien Brodeur à neuf heures trente pour le paiement final de ses vaches, et à dix heures et quart chez le notaire avec Martin Courchesne pour le paiement de sa terre. Il avait déjà averti les deux parties qu’il ne voulait que de l’argent comptant.

Salut, Aimé ! Comment vas-tu ?

Salut, Émile, c’est aujourd’hui que tu règles tes affaires ?

Oui, mais je suis un peu en avance sur mon temps. Penses-tu que tu pourrais me prêter ton godendard et une hache si tu ne t’en sers pas ? Je vais m’en acheter, mais si j’ai de l’aide, ils auront besoin d’outils eux autres aussi, tu comprends ?

Ça ne me cause pas de problème s’ils me reviennent en bon état.

C’est moi qui me servirai de tes outils, n’aie crainte, je vais en prendre grand soin. J’aimerais jeter un coup d’œil à mes lapins et à mes poules sans oublier ma Caillette.

Allons-y ! Tu verras que j’en ai pris soin et tu me feras penser à sortir les outils dont tu as besoin.

Émile regarda ses poules et ses lapins avec nostalgie. Il était impatient de voir arriver le jour où ils seraient tous de retour chez lui, y compris sa Caillette. Le temps filait et il était lheure de se rendre chez Adrien Brodeur. Il fut chez lui en dix minutes et ce dernier le reçut avec un grand sourire.

Salut, Émile ! Le trajet s’est bien passé ?

Salut, Adrien, ça s’est bien passé. Les routes sont belles et le soleil est chaud. Je pense qu’on va avoir le printemps de bonne heure cette année.

J’ai ton argent ! Tu signes ma quittance ?

Aucun problème ! C’est une bonne affaire de réglée. T’as pas eu de misère avec mes vaches ?

Non ! Tout va bien. Ce sont de bonnes productrices de lait. Je suis très satisfait.

Si c’est comme ça, je ne te retiendrai pas plus longtemps. J’ai rendez-vous avec Martin chez le notaire Désourdy à Bedford. J’voudrais pas être en retard.

Ils se serrèrent la main, satisfaits tous les deux de leur transaction. Émile prit la direction de Bedford en souhaitant que tout se passe aussi bien chez le notaire. Il arriva avec cinq minutes d’avance et reconnut Martin qui attendait dans la salle d’attente.

Salut, Émile ! Comment vas-tu ? Pas de regret ?

Salut, Martin ! Non, j’ai aucun regret. Je suppose que j’vais m’habituer à vivre en ville, mais c’est donc pas pareil…

Le notaire ne devrait pas tarder à nous recevoir. Sais-tu que ça fait un joli paquet d’argent en liquide ? J’ai pris des coupures de cent piastres et de cinquante. Est-ce que c’est correct pour toi ?

C’est parfait !

Sur ces entrefaites, le notaire sortit de son étude. En apercevant son client, il supposa que l’homme qui l’accompagnait devait être Émile Robichaud. Il les approcha en se présentant et les invita à le suivre dans son bureau. Émile était un peu intimidé, car il n’avait pas mis les pieds chez un notaire depuis plus de vingt ans.

Bonjour, monsieur Courchesne, et je suppose que vous êtes monsieur Robichaud. Assoyez-vous, je vous en prie. Tous les papiers sont prêts, il n’y manque que vos signatures, mais auparavant, je vous en ferai la lecture…

Émile ne comprit rien à tout le charabia qui sortait de la bouche du notaire, mais fit comme s’il comprenait. Il détestait ces lettrés qui compliquaient les choses les plus simples. Quand le notaire eut terminé sa lecture, il leur demanda de parapher chacune des pages du document et d’apposer leurs signatures sur la dernière. Finalement, il leur serra la main et les deux hommes purent partir après que Martin Courchesne eut remis la totalité de la somme à Émile.

Eh bien, Émile ! Bonne chance dans ta nouvelle vie de citadin et au plaisir de te revoir si jamais tu reviens dans la région de Standbridge-East.

Merci bien, Martin ! J’te rends la pareille ! Si jamais tu viens à Granby, je serai installé au 635 de la rue Sainte-Rose. Ça me fera vraiment plaisir de te revoir.

Émile était dans un état d’euphorie qu’il n’avait jamais ressenti jusqu’à ce jour. Il avait enroulé un gros élastique autour de sa liasse. Ça faisait une grosse bosse dans la poche de son pantalon comme il en avait vu dans la poche de certains marchands d’animaux. Mais dans la sienne, il n’y avait que des grosses coupures… Sur la route du retour, il sifflota en pensant à tout ce qu’il pourrait faire avec cet argent. Puis, il s’arrêta soudainement quand il se demanda comment il allait faire pour cacher une partie de cet argent à sa femme.

Il voulait garder cinq mille dollars pour lui. Le reste suffirait amplement pour construire la maison, la remise et payer le terrain. Il n’était pas question de gaspiller cet argent qu’il avait durement gagné. Tout le monde devrait faire un effort pour mériter cette maison. Les cinq mille dollars qu’il se réservait, c’était pour ses vieux jours qui viendraient bien assez vite. Il aurait bientôt cinquante-deux ans. Même s’il se sentait en pleine forme, il n’était plus tout jeune.

Émile s’arrêta sur le bord du chemin pour sortir sa liasse, puis il entreprit d’en retirer cinq mille dollars et de les cacher. Le problème était de trouver un endroit où son magot serait en sécurité. Il se creusa la tête, mais sans succès. Il s’arrêta de nouveau pour retirer mille dollars de la balance qui devait servir à payer le terrain de monsieur Meunier. Il n’avait pas pensé qu’il y aurait des frais de notaire à payer pour légaliser l’achat du terrain. Cette pensée le mit en colère. Finalement, c’étaient tous des voleurs ces notaires, se dit-il.