Chapitre 13

Patrick avait fait sa première tournée du journal La Voix de l’Est. Il y avait vraiment trop de portes à couvrir pour un si maigre salaire et, en plus, il devait se lever beaucoup trop tôt, lui qui était toujours le dernier debout. Sa mauvaise humeur était évidente quand Monique le réveilla ce matin-là.

Réveille-toi, Patrick !

Laisse-moi tranquille !

Allez, debout ! Les journaux t’attendent et ce n’est pas ma décision.

Allez-vous la fermer ? On essaie de dormir ici ! s’écria Yvan d’une voix courroucée.

Ferme ta gueule, l’avorton ! lui répondit Patrick, cette fois bien réveillé et bouillant de colère.

Il se leva en bousculant tout sur son passage et s’habilla rapidement. Il mit ses bottes et son manteau, ramassa l’anneau métallique qui contenait les cartes poinçonnées de chaque client et qui étaient placées en ordre. Il prit les journaux au bas de l’escalier et les fourra dans son sac de livraison. L’air était doux, mais le temps était très venteux.

La livraison lui prit plus d’une heure parce qu’il avait dû chercher les adresses dans la pénombre de l’aube naissante. Quand il eut fini sa tournée pour aboutir de nouveau chez lui, sa colère s’était apaisée et il se dit que le lendemain, il avait congé puisque c’était dimanche.

Le dimanche était jour de braconnage avec Ti-Loup Péloquin. Il espérait rapporter des lièvres grâce aux collets que Ti-Loup et lui avaient posés la veille en finissant l’école. Il se lèverait tôt, mais pour faire quelque chose qu’il aimait. Ce jour-là, il déjeunerait et irait travailler au chantier pour aider son père en brûlant des branches. Heureusement que le temps était encore assez froid pour garder ses captures gelées. Le seul risque qu’il courait, c’était que des prédateurs dévorent ses captures ou que les frères Goyette, en passant par là, relèvent les collets et le dépouillent de ses lièvres.

La situation n’était pas idéale. Il se demandait si Ti-Loup ne pourrait pas finir un peu plus tôt ou commencer un peu plus tard pour faire la tournée des collets. Quand son ami arriva ce matin-là au lieu de rassemblement de l’équipe, Patrick lui exposa son projet.

Salut, Ti-Loup ! J’ai repensé à notre ligne de collets et il y a trop de risques à attendre pour la relever. Il faudrait quasiment que tu y ailles dès ce matin. J’ai peur que les frères Goyette nous jouent un tour en les ramassant avant nous.

J’y avais pensé, moi aussi, Pat ! Ils sont assez traîtres pour nous faire ça, mais je ferais mieux d’y aller avec ma carabine. On ne sait jamais ! Je peux tomber sur eux autres et me faire péter la gueule. Avec ma carabine dans les mains, ils n’oseront jamais.

As-tu le goût de retourner chez vous et de ramasser ta carabine ?

Ton père pourrait peut-être me prêter la sienne ?

Il ne voudra jamais !

Je vais lui demander, je vais lui promettre un lièvre.

Ti-Loup, toujours aussi effronté, s’approcha d’Émile et lui demanda. Il avait le tour de susciter la convoitise. Émile était rentré ivre la veille et s’était couché avant que sa femme revienne de l’hôpital avec Monique. Ce matin-là, tout le monde était debout et Lauretta ne l’avait pas apostrophé devant les enfants, mais il savait qu’elle le ferait à la première occasion. Peut-être qu’avec quelques lièvres pour un civet, la colère de sa femme serait moins virulente, se dit-il. Ainsi, quand Ti-Loup lui demanda de lui prêter sa carabine, il accepta.

Tu vois, Pat, ton père n’est pas si pire que ça !

T’as été bien chanceux, mon Ti-Loup ! Je suis certain qu’il m’aurait dit non à moi.

Il faut avoir le tour avec ton père ! Il n’est pas facile, mais il aime bien les cadeaux, comme un lièvre, par exemple. Je prépare d’autres choses pour lui et tu vas voir qu’il va devenir mon grand chum. Crois-en ma parole, mon Pat !

J’ai bien hâte de voir ça !

Tu vas voir, ce ne sera pas long !

Et Ti-Loup se dirigea vers le logis des Robichaud et demanda la carabine à Monique en prétendant que son père la voulait. Cette dernière lui tendit la carabine avec une boîte de balles et il ressortit aussitôt.

Il se dirigea sur le bord de la rivière Yamaska et retrouva sa piste de collets. Les frères Goyette n’y avaient pas touché, car il ne vit aucune trace de pas récente. Il remonta la piste et vit un premier lièvre mort étranglé par un collet. Il le décrocha et replaça le collet. Il poursuivit la piste et découvrit un autre lièvre pris au piège. Il était ravi ! La récolte promettait d’être bonne. Il fit toute la piste et en récolta quatre autres, c’était bon !

Il avait replacé tous ses collets et se promettait de revenir le lendemain avec Patrick. Ils apporteraient aussi leurs lignes à pêche. C’était hors saison, mais les gardes-chasse ne travaillaient que rarement le dimanche, sauf sur les lacs faciles d’accès avec leurs camions. Il retourna au chantier et retrouva tout le monde en pleine action.

Voyez-vous, monsieur Robichaud ! Une belle cueillette de lièvres prêts à être dégustés.

Ouais, ça valait la peine que tu y ailles !

Deux à vous et deux à moi ! Je suppose que celui de Pat, c’est pour la famille ?

C’est sûr ! Mais demain, j’aimerais qu’on rapporte du doré ou de la perchaude. Il me semble que du poisson, ça serait bon. Qu’en penses-tu papa ? demanda Patrick.

Moi, j’aurai probablement d’autres choses que vous aimerez beaucoup plus, mais il faut que j’en parle avec mon oncle avant. C’est une surprise ! déclara Ti-Loup.

Toi, mon Ti-Loup, t’as le tour de te faire attendre ! J’ai bien hâte de voir ta surprise. Tu m’intrigues pas mal. Prends ta place à côté de Pat, puis ramasse des branches.

L’équipe de travailleurs avait diminué. Hector et son fils n’étaient pas là, mais monsieur Meunier avait attelé son cheval et sortait les arbres ébranchés de la forêt. Gérard et son père coupaient les épinettes, puis Patrick et Ti-Loup ramassaient les branches et les jetaient sur le feu qu’ils avaient aussi à surveiller. Quand l’heure du dîner approcha, Nicole vint porter les sandwiches que Monique avait préparés pour tout le monde.

Émile et monsieur Meunier évaluèrent le tas de billots qui gisaient dans la prairie et pensèrent qu’ils approchaient du but. Il serait bientôt temps de penser à mettre en branle le moulin à scie pour couper les planches.

Je regarde le tas et je pense qu’on devrait les rapprocher du moulin avec ton pick-up, Émile.

Ouais, j’pense que ce serait une bonne idée, parce que là, on est pas mal étendu. J’pense que j’peux en tirer au moins trois à la fois avec mon pick-up comme vous dites.

Oui, je pense que trois arbres à leur pleine longueur, tu devrais être capable. On pourra les couper à la longueur que tu veux une fois qu’on les aura calibrés pour avoir le minimum de pertes. Qu’est-ce que t’en penses ?

De toute façon, même la croûte, c’est bon pour la cuisinière, mais ça ira pas avant l’automne avant qu’il soit assez sec pour chauffer.

T’as bien raison, Émile ! Tout est bon, même le bran de scie. On peut attendre à lundi avant de commencer. On a une bonne équipe aujourd’hui et il ne faudrait pas la briser.

Émile était d’accord avec monsieur Meunier. Lundi arriverait bien assez vite et ça changerait le mal de place. Chaîner les billots, c’était un travail qu’il pouvait faire seul. Ce jour-là, il avait la migraine car il avait trop bu la veille et il craignait la réaction de Lauretta. Il s’organiserait pour ne pas se retrouver seul avec elle. Ce serait facile puisqu’ils ne couchaient plus ensemble.

Il ne savait pas pourquoi il s’était laissé aller à boire autant. Il avait fini sa journée plus tôt à cause de la pénombre qui l’avait empêché de couper un autre arbre. Toutes les excuses étaient bonnes pour se justifier, mais aucune ne tenait la route. Il n’y en avait pas une de valable pour se soûler. Il retombait lentement dans son vice et, cette fois, il avait dépassé les bornes.

La journée se termina enfin. Émile était exténué, car il devait suivre le rythme de son fils Gérard qui, lui, était en pleine forme. Il avait payé cher sa beuverie et il termina sa journée, les yeux injectés de sang. Patrick, au même moment, cherchait un plan pour se débarrasser de ses corvées que son père lui imposait.

Eille, Ti-Loup ! Ramasser des branches et les regarder brûler, je suis bien écœuré de faire ça. Pas toi ?

Moi, je le faisais pour être avec la gang ! C’est sûr que j’aime mieux trapper puis pêcher. En même temps, j’apprends quelque chose de nouveau en regardant l’équipe travailler. Un jour, ça va être notre tour de nous bâtir puis j’aimerais bien ça avoir un coup de main.

Oublie ça, Ti-Loup ! Quand ça va être notre tour, mon père puis le père Meunier vont être morts ou vieux en sacrament.

Moi, c’est sûr que je ne ferai pas de la planche pour sauver quelques cennes, mais c’est bon à connaître. J’aimerais bien ça être là quand le bonhomme va partir son antiquité de moulin à scie. Ça m’intéresse en maudit !

Crisse que t’es téteux, Ti-Loup ! Tu ne te serviras jamais de ça, qu’est-ce que ça donne ?

On ne sait jamais ! Pour changer de sujet, j’ai vu tout un paquet d’outardes sur le bord de la rivière puis des rats musqués en relevant les collets. Essaye d’avoir la carabine de ton père demain. On pourrait essayer d’en descendre quelques-unes puis je pourrais prendre les pièges à trappe de mon père pour attraper les rats musqués. Ça vaut cher ces fourrures-là.

Ça prend des carottes pour les attirer. As-tu ça chez vous ?

T’inquiète pas ! Je m’occupe de tout. Occupe-toi juste d’avoir la carabine de ton père même si c’est juste une 22, puis amène-toi un lunch parce que la journée peut être longue.

Patrick et Ti-Loup se quittèrent ainsi en pensant à la belle journée du lendemain remplie d’aventures et de braconnage qui les attendait. Ti-Loup avait plus d’expérience que Patrick, mais ce dernier apprenait vite et était naturellement ingénieux. Celui-ci avait d’autres soucis en tête. Il voulait se débarrasser de la tournée de journaux sans se faire réprimander par son père. Il fallait que ce parcours reste dans la famille et il avait pensé à Nicole pour prendre sa place. Il avait la soirée et le lendemain soir pour la convaincre et trouver des arguments assez alléchants pour qu’elle accepte. Il y avait les pourboires qui, selon Daniel, étaient assez importants. Voilà l’argument dont il se servirait pour convaincre Nicole.

Le souper était presque prêt quand il arriva à la maison. Du bas de l’escalier, il pouvait déjà savoir ce que sa mère ou Monique avait préparé. L’arôme de la poule aux légumes réveilla son appétit. Il gravit les marches deux par deux, le sourire aux lèvres. C’était son repas préféré.

Son père, Émile, avait déposé les deux lièvres sur le comptoir de la cuisine sans expliquer comment il les avait obtenus. Sa mère cousait sans relâche comme d’habitude. Les commandes rentraient de tous les côtés. Madame Vézina, sa belle-sœur Georgina et Monique avaient répandu la nouvelle et le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Frontenac 8-3442 se faisait aller pour le plus grand plaisir de Monique et de sa mère Lauretta.

Bonsoir, maman ! As-tu vu ce que notre piste de collets a rapporté ? Deux lièvres à moi et deux à Ti-Loup. On y retourne demain après la messe de six heures. Ti-Loup a vu aussi de belles outardes puis des rats musqués. Je ne sais pas si papa me prêterait sa carabine ?

Pose-lui la question, Patrick. Il ne devrait pas te la refuser puisqu’il l’a prêtée à ton ami Ti-Loup.

Y’ a pas de problème, Pat, mais tu serais peut-être mieux avec mon 16 si tu veux tirer des outardes. Un fusil pour la chasse, c’est toujours mieux qu’une carabine, répondit Émile qui fumait tranquillement sa pipe en se berçant.

Merci, papa, t’es très gentil ! Je vais y faire bien attention.

C’est juste un vieux fusil. L’important, c’est de tenir le canon propre et bien huilé pour ne pas qu’il rouille. Fais-y attention ! Si tu sais pas comment le nettoyer, j’te le montrerai quand tu seras revenu de ta chasse.

Monique annonça que le souper était prêt et elle servit son père en premier avec une poitrine et beaucoup de légumes qu’il écrasa pour faire une purée avec le bouillon de la poule. Elle mit sur la table un pain qu’elle avait fait cuire durant l’après-midi. Elle en avait préparé une douzaine la veille avant de se coucher. Ils avaient bien levé et elle en était fière. C’était important pour elle dêtre une bonne ménagère et de savoir cuisiner, car un jour, elle l’espérait, elle aurait à accomplir ces tâches pour sa propre famille. Elle avait aussi préparé deux gâteaux avec du glaçage au chocolat.

Viens, maman ! Lâche ta couture pour un moment, je t’ai servi une belle assiette. Tu vas te régaler !

Non, vas-y, Monique ! Il faut que je finisse cette robe avant.

Viens manger, maman ! La robe peut attendre le temps que tu manges. Tu continueras après, tu n’es pas une servante ici !

C’est toujours ce que j’ai fait en vingt ans ! Ce n’est pas facile de changer d’habitudes.

Mais elle se leva et écouta sa fille pour une fois et s’installa à table pour manger la belle assiette que Monique lui avait préparée. Lauretta trouvait sa fille tellement serviable qu’elle espérait du fond du cœur qu’elle trouve un meilleur mari que le sien. Elle était sa complice et, par le fait même, sa meilleure amie.

Au même moment, Patrick était d’une gentillesse exemplaire avec sa jeune sœur Nicole. Il préparait son approche pour la convaincre des avantages qu’elle pourrait trouver à reprendre la tournée des journaux.

Dis-moi, Nicole ! Est-ce que tu aimerais ça visiter Daniel à l’hôpital ? Je suis certain qu’il serait content de te voir.

Oh oui, j’aimerais ça ! Tu m’amènerais avec toi ?

Bien sûr ! Ça me ferait plaisir.

Elle n’a pas l’âge, Patrick ! Ça prend douze ans et elle n’en a que dix, mentionna Lauretta qui écoutait la conversation.

J’en ai bientôt onze, maman !

Elle peut facilement passer pour douze ans. Elle est très mature, répondit Patrick qui défendait son point de vue.

Et toi, Patrick, tu viens tout juste d’avoir treize ans. Je crois qu’il faut être accompagné d’un adulte, relança Lauretta.

Patrick cherchait une issue. Il voulait embobiner Nicole en se rendant à l’hôpital. C’était à une bonne demi-heure de route. Il aurait amplement de temps pour la convaincre d’accepter le parcours de journaux de son frère Daniel. Si ce dernier avait dit vrai à propos des pourboires, Patrick était sûr que Nicole accepterait.

Écoute, maman ! On peut s’essayer et, si ça ne fonctionne pas, on aura pris une bonne marche de santé.

Tu as quelque chose derrière la tête, Patrick Robichaud ! s’écria sa mère en le regardant d’un air dubitatif.

Laisse-moi y aller, maman ! Je n’ai jamais vu ce coin de la ville. S’il te plaît ! insista Nicole.

Pourquoi penses-tu toujours que j’ai un plan derrière la tête ? répliqua Patrick à son tour.

Parce que je te connais comme si je t’avais tricoté, Patrick. Tu ne fais jamais rien pour rien.

Laisse-les donc faire, maman ! Ça ne peut pas être bien dangereux, en supposant que Pat ait un objectif secret, s’interposa Monique.

Laisse ta mère régler ça, Monique ! Depuis quand que tu t’mêles des décisions de tes parents ? Tu vas m’arrêter ça tout de suite ! intervint Émile qui avait écouté la conversation, lui aussi.

Toi, Émile, n’en rajoute pas ! L’autorité parentale, ça se mérite, répliqua Lauretta.

Émile était outragé dêtre rabroué ainsi devant ses enfants. Ils avaient besoin d’une sérieuse discussion, sa femme et lui, sinon ce ne serait plus vivable. Le chef de famille, c’était lui ! Il sentait que ce pouvoir lui échappait, mais il savait aussi que la boisson le rendrait vulnérable si Lauretta se plaignait au curé. Ce serait la honte si le curé le pointait du doigt du haut de sa chaire. Il connaissait justement quelqu’un à qui Monseigneur Dubuc avait fait vivre ce supplice. Il était hors de question que ça lui arrive ! Il devrait s’amender ou voir son pouvoir lui échapper lentement. Il pourrait toujours se venger en coupant les vivres à Lauretta, mais c’était un jeu très risqué.

Écoute, Patrick, vas-y avec Nicole, mais dis-toi que je te surveille de près. Ne fais pas de bêtises parce que je serais très déçue si tu trahissais ma confiance.

T’inquiète pas, maman, c’est vraiment juste pour permettre à Nicole de voir Daniel.

On y va-tu tout de suite, Patrick ?

C’est presque le temps de partir si on veut être là au début des visites.

Patrick se félicitait d’avoir réussi ce coup-là. Il se dirigeait vers l’hôpital en compagnie de Nicole quand il aborda le sujet de la tournée des journaux. Il commença en lui disant à quel point c’était facile comme travail et surtout lucratif. Elle devrait faire une demande au journal pour obtenir son propre parcours et avoir ensuite de l’argent de poche pour s’acheter toutes les petites gâteries dont elle rêvait. Plus il parlait et plus Nicole était excitée à l’idée d’avoir son propre parcours.

Es-tu sûr qu’ils me prendraient comme camelot au journal ?

Pourquoi pas ? Tu sais lire les adresses et tu es très débrouillarde. Ils vont être très contents de te recruter puisqu’ils sont toujours à court de camelots.

Je pense que je vais tenter ma chance, Patrick !

Si tu veux, je peux te laisser le parcours de Daniel. Tu pourrais te pratiquer et je pourrais même faire le parcours avec toi la première fois. Même mieux ! Si tu trouves les journaux trop lourds, je pourrais emprunter la voiturette de Ti-Loup pour mettre les journaux dedans. Je suis sûr qu’il te la prêterait et peut-être même qu’il te la donnerait !

Tu crois ?

Je suis presque certain !

Nicole était conquise : elle rêvait de devenir camelot et d’avoir plein de sous à dépenser ou à économiser, car elle ne ferait pas de folies avec son argent. Elle s’offrirait seulement les choses auxquelles elle rêvait depuis longtemps. Une belle poupée, par exemple, pour remplacer celle qui avait brûlé dans l’incendie. Celle-là n’était qu’en chiffon, mais la prochaine aurait des robes du dimanche, des robes de bal comme une princesse. Patrick n’en rajouta plus et la laissa rêver à voix haute. Daniel finirait le travail en lui parlant des pourboires et ce serait dans la poche.

En arrivant près de l’hôpital, Patrick lui expliqua l’attitude à avoir pour ne pas être importunée. Le mieux, c’était de passer devant la réception comme si de rien n’était, devant lui, pendant qu’il tenterait une diversion de son côté. Puis, il lui expliqua le chemin à prendre pour trouver la cage d’escalier qui menait à la chambre de Daniel. Arrivés à la porte de l’hôpital, Patrick la retint pendant que les visiteurs affluaient.

Vas-y, Nicole, et ne t’arrête pas ! Fais comme si tu étais très habituée de venir à l’hôpital et marche d’un pas rapide mais sans courir.

Patrick la suivit dix secondes plus tard alors que des visiteurs occupaient la réceptionniste en lui demandant la direction à suivre pour trouver la chambre d’un patient. Il rejoignit Nicole dans la cage d’escalier.

Tu vois, Nicole ! C’est facile. Il suffit d’attendre le bon moment. Suis-moi maintenant parce qu’il faut encore faire attention aux Capines qui se promènent sans arrêt dans les corridors.

Je te suis, Patrick, mais j’ai un peu peur. C’est excitant !

Ils grimpèrent l’escalier pour se rendre à la chambre de Daniel. Patrick ouvrit la porte et jeta un coup d’œil pour s’assurer que la voie était libre.

Viens-t-en ! La voie est libre.

Je te suis, Patrick ! Hi !hi !

Ne ris pas ! En entrant dans la chambre, on va fermer le rideau autour du lit de Daniel.

J’ai l’impression de faire un mauvais coup ! C’est épeurant, mais en même temps, j’aime ça déjouer les sœurs. Si on se fait prendre, on va se faire chicaner.

Ce n’est pas bien grave, elles vont nous mettre dehors et c’est tout.

Ils atteignirent leur but et Nicole put voir Daniel étendu sur son lit en train de lire un livre de bandes dessinées que Gérard lui avait apporté. Daniel fut le premier à les remarquer quand ils fermèrent le rideau qui les isolait des autres patients.

Nicole ! Comment as-tu fait pour te rendre ici ?

C’est Patrick ! Il a plein de trucs. J’ai suivi ses conseils et me voilà. Comment vas-tu ?

Je crois qu’ils vont m’enlever le drain dans ma plaie demain et j’espère qu’ils vont me plâtrer le même jour. J’ai hâte de sortir d’ici ! Je n’en peux plus d’entendre les lamentations de certains patients. Il y en a un qui est mort hier durant la nuit. Il avait tellement peur qu’il pleurait et criait entre deux râlements. J’avais hâte qu’il meure, il me faisait peur.

J’aurais eu peur, moi aussi, répondit Nicole.

Tu vas sûrement sortir demain ! répliqua Patrick. J’ai fait ta run de journaux et je n’ai pas eu de problème. Tu avais raison à propos des pourboires. C’est payant et je n’en ai pas glissé un mot à papa.

Ouais ! J’aimais bien ça faire la collecte et compter mes pourboires. C’était plus intéressant que ma paye. Surtout que papa ne me laissait que dix pour cent de ce que je gagnais. Ce n’est pas juste de nous laisser seulement dix pour cent. La plupart des autres gars que je connais ont au moins vingt pour cent, et certains chanceux, leurs parents leur laissent vingt-cinq pour cent de leur paye. Je faisais au moins cinq piastres de pourboires par semaine.

Nicole calculait dans sa tête l’argent qu’elle pourrait amasser très rapidement et tout ce qu’elle pourrait faire avec.

Penses-tu que Nicole pourrait avoir une run, elle aussi ?

Pourquoi pas ? Si elle peut traîner le sac de journaux, il n’y a pas de problème.

Et que dirais-tu si je lui refilais ta run et que je faisais le parcours avec elle une première fois ? Et si jamais elle n’aime pas ça, je pourrais toujours la reprendre.

Est-ce que ça t’intéresse, Nicole ? N’oublie pas que je vais la reprendre dès que je le pourrai, mais ce n’est sûrement pas avant quelques mois selon le docteur.

Oh oui, j’aimerais ça faire un peu d’argent ! Et je te jure que je te la redonnerai quand tu voudras.

Je t’aiderai à obtenir ta propre run aussitôt que je le pourrai, mais il ne faut pas que tu te vantes des pourboires à personne, même pas à tes frères, sinon papa voudra s’en emparer.

Croix de fer, croix de bois, Daniel ! Je te le jure.

L’affaire était conclue et Patrick était très heureux de la situation, mais ce n’était pas terminé pour lui. Il avait encore à convaincre ses parents. Il faudrait qu’il compense d’une manière ou d’une autre. Pour sa mère, le gibier et le poisson qu’il rapporterait devraient la satisfaire en partie. Il faudrait aussi qu’il soit particulièrement serviable. Il consulterait Monique pour qu’elle lui suggère des façons de faire plaisir à sa mère. Quant à son père, il se réjouirait de l’économie d’argent sur la nourriture. De plus, Patrick avait encore une arme secrète grâce à Ti-Loup.

Ce dernier lui avait confié que son oncle, qui travaillait à l’Imperial Tobacco, jetait une poche de jute dans le cimetière anglophone situé juste à côté de l’usine. La poche était remplie de cigarettes, de cigares, de tabacs à pipe et de chiques qu’il chapardait dans les différents départements. Son oncle avait beau jeu puisqu’il était peintre permanent pour la compagnie. Ti-Loup avait proposé à Patrick d’être son partenaire et de ramasser la poche à l’heure dite pendant que l’autre ferait le guet.

Patrick avait poussé sa réflexion un peu plus loin en faisant de son père un complice. Émile ramasserait un tiers de la cagnotte, l’oncle de Ti-Loup, un autre tiers, et le dernier tiers serait pour Ti-Loup et lui. Pour convaincre son ami, il lui dirait que son père serait mieux placé, en tant qu’adulte, pour en tirer un meilleur prix. Ti-Loup pourrait même vérifier avec son oncle s’il n’y aurait pas moyen d’augmenter la quantité ou la fréquence des envois dans le cimetière. Il était impatient d’être le lendemain pour en parler à Ti-Loup.

Que faites-vous là, vous deux ? Vous n’êtes pas en âge dêtre ici sans vos parents ! s’écria une sœur à l’air sévère.

Nous sommes venus voir notre jeune frère qui est malade, ma sœur.

Toi, ça peut toujours aller. Tu as seize ans ?

Oui, ma sœur !

Mais sûrement pas cette gamine ! dit-elle en pointant Nicole qui se faisait toute petite.

Elle a douze ans, ma sœur !

Allez ouste ! Vous reviendrez avec vos parents. Tu peux embrasser ton frère si tu le désires, petite, et par la suite, vous partez.

Ils s’en étaient bien tirés tous les deux et ils éclatèrent de rire une fois sortis de l’hôpital. Nicole se mit à imiter le ton emprunté par la sœur. Plus Nicole l’imitait et plus ils se tordaient de rire. Le retour au logis fut joyeux et Patrick conseilla à sa sœur de patienter avant d’en parler aux parents. Nicole comprit l’importance d’attendre le bon moment, car elle tenait à son poste de camelot. En arrivant à la maison, elle s’empressa de raconter l’aventure qu’ils avaient vécue pour se glisser à l’intérieur de l’hôpital. Par la suite, elle expliqua aussi la façon dont ils furent expulsés.

Je reconnais bien mon Patrick ! Incapable d’accepter un refus de qui que ce soit, mentionna Lauretta qui ne pouvait s’empêcher de rire des mimiques de sa fille Nicole.

On y est arrivé quand même, n’est-ce pas, Nicole ?

Oui, et Daniel était très content de nous voir. Il croit qu’ils vont lui poser son plâtre demain.

J’en doute ! Il oublie que demain, c’est dimanche. Je serais très surprise que le docteur fasse des plâtres un dimanche. Ce n’est pas une urgence, indiqua Lauretta.

Leur as-tu laissé notre numéro de téléphone, maman ? demanda Monique.

Non ! Tu as raison, je vais le faire dès demain matin. Merci de m’y avoir fait penser. Je ne me suis pas encore faite à l’idée qu’on avait le téléphone.

Ouais ! Encore une maudite dépense inutile, rétorqua Émile.

À ma connaissance, on ne t’a pas demandé cinq cennes pour le téléphone. C’est Monique qui l’a payé avec le maigre salaire que tu lui laisses sur sa paye. Elle est pas mal moins grippe-sou que toi, Émile Robichaud !

Émile n’en croyait pas ses oreilles que sa femme continue à l’invectiver ainsi devant ses enfants. Si c’était la guerre qu’elle voulait, elle l’aurait. Ça ne pouvait plus durer.

Il va falloir qu’on se parle, Lauretta !

Ça fait longtemps que j’attends ce moment-là, Émile !

Il se leva de sa chaise berceuse et se dirigea vers sa chambre d’un air furieux. Il toisa sa femme du regard en passant et claqua la porte.

Tous les enfants, sauf Monique, restèrent stupéfaits que leur mère ose parler ainsi à leur père. Si un seul d’entre eux avait osé lui parler ainsi, il aurait reçu une fessée ou à tout le moins, une sérieuse claque pour les plus vieux.

Ne vous en faites pas, les enfants ! C’est entre votre père et moi. Tout va bien aller, je vous le promets. Nicole ! Voudrais-tu t’occuper de coucher Jacques et jeter un œil sur Jean-Pierre qu’il soit bien abrié ? Tu serais bien gentille ma grande. Et toi, Patrick, j’aimerais que tu ailles dans ta chambre aussi, j’ai à parler à Monique en particulier.

Tout le monde s’exécuta à la demande de Lauretta. Il manquait encore Yvan qui travaillait jusqu’à neuf heures, ce soir-là. Elle ne savait pas où se trouvait Marcel et Gérard était au cinéma. Leur mère n’était pas inquiète. Elle alluma la radio usagée que Marcel avait rapportée à la maison. Elle monta le volume suffisamment fort pour couvrir la conversation qu’elle voulait avoir avec sa fille aînée.

Assieds-toi, Monique, tu seras plus confortable pour ce que j’ai à te dire. Comme tu as pu le constater, ça ne va plus entre ton père et moi. On en a déjà parlé, mais là, je sens qu’on a atteint un point culminant comme jamais en vingt ans de vie commune.

Calme-toi, maman ! Tu n’es pas toute seule. Marcel et moi te supporterons quelle que soit ta décision.

Je pense bien qu’Yvan m’appuierait aussi. Je pense que ton père va me menacer de me couper les vivres si je ne change pas d’attitude et si je ne rejoins pas son lit. Je n’ai pas l’intention de me laisser faire et d’adoucir mes positions tant qu’il boira et quelques autres choses qui me dérangent dans la gestion du budget familial.

Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Monique.

Il me donne moins d’argent que la pension que vous lui donnez. Il s’enrichit sur votre dos et me critique à la moindre demande d’argent pour des achats essentiels comme des draps, des serviettes, n’importe quoi, des bas, des sous-vêtements, des camisoles.

Il fait ça ?

Jette un coup d’œil aux sous-vêtements des garçons et tu comprendras. Ils sont finis, comme leurs camisoles toutes trouées. Puis, la pauvre Nicole qui ne se plaint pas, mais ses bottes prennent l’eau. On a vraiment l’air d’une famille de pauvres.

Qu’est-ce que tu veux faire, maman ?

Je ne le sais pas, ma pauvre fille. Je suis pas mal découragée, mais en même temps, ce n’est pas vrai que je vais me laisser abattre. J’ai même pensé à la séparation ou au divorce, mais ça ne se fait pas dans une famille catholique. Je vais le laisser bâtir la maison parce que c’est autant à nous qu’à lui.

Il a des devoirs envers sa famille ! s’écria Monique malgré elle.

Oui, il a des devoirs et je vais m’arranger pour qu’il les respecte. J’ai pensé que si vous me remettiez vos pensions, je prendrais le strict nécessaire. Probablement qu’au début ça ne changerait pas grand-chose pour vous, mais mon commerce de couture grossit rapidement. Je rêve du jour où vous garderez au moins vingt-cinq pour cent de votre revenu pour vous bâtir un futur.

J’embarque avec toi et je m’occupe de convaincre mes frères de te supporter. Il aura ce qu’il mérite, le vieil avaricieux. Va te reposer et ne pense plus à ça.

Patrick, qui écoutait sur le pas de sa porte de chambre, n’avait pas imaginé que la situation familiale était à ce point désastreuse. Il était enclin à se rallier à sa mère et à sa sœur, mais il faudrait qu’il trouve une façon plus concrète d’aider sa mère financièrement. Il faudrait que, lui aussi, se trouve un emploi. Il essaierait de se trouver du travail à la fin des classes chez un entrepreneur en construction. Mais il savait que son père le réquisitionnerait pour la construction de la maison familiale. Il demanderait conseil à sa mère et il ne lâcherait pas son braconnage qui apportait au moins de la nourriture à la maison.

Patrick était très perturbé par ce qu’il venait d’entendre. Il s’étendit sur son lit et repensa aux paroles de sa mère. Elle avait même pensé au divorce, elle qui était une fervente catholique. Il savait que jamais elle ne passerait à lacte, mais tout de même, elle y avait pensé. La situation était-elle à ce point désespérée ? Il se surprit à détester son père. Il ne voulait pas devenir comme Émile, un être égoïste. Il serait solidaire de la famille, même s’il devait se sacrifier. Il s’endormit et fit des cauchemars une bonne partie de la nuit.

Le lendemain matin, il partit à l’aube rejoindre Ti-Loup pour l’aider à relever ses collets et pêcher. Assis sur une bûche à pêcher, il se confia à son ami.

Ça va pas bien chez-nous, Ti-Loup !

Comment ça ?

Mon père puis ma mère, ça ne marche plus pantoute. Ils ne couchent même plus ensemble depuis un bon bout de temps. C’est à cause de mon père qui prend un coup pas mal solide, puis il est gratteux en plus. Ma mère ne peut plus le supporter, c’est bien de valeur, mais c’est comme ça. Elle a même parlé de divorce, t’imagines ? C’est rendu loin !

Qu’est-ce que tu peux faire là-dedans ?

Pas grand-chose, mais j’ai choisi mon camp et c’est ma mère que je vais aider le plus possible. C’est la seule qui peut tenir la famille unie, puis c’est mon père qui est fautif.

Patrick continua à pêcher sans cesser de penser au problème familial qu’il vivait. Il réfléchissait aussi à ce que Ti-Loup lui avait proposé concernant le tabac volé à l’Imperial Tobacco. Son oncle voulait un tiers de la valeur. C’était beaucoup plus que ce qu’il aurait obtenu d’un receleur, mais cela restait quand même une opportunité intéressante pour Ti-Loup et lui.

Que dirais-tu, Ti-Loup, si pour notre histoire de tabac, on offrait à mon père de le revendre en lui proposant quinze pour cent sur le prix de vente ? En augmentant la quantité, on pourrait en vendre nous-mêmes, ce serait plus payant. Est-ce que c’est faisable ?

Quand je pensais à une petite surprise pour ton père, je voulais justement lui donner du tabac. J’ai moins le goût maintenant. Je n’aurais jamais pensé ça de lui. C’est un vrai visage à deux faces, le bonhomme !

Fais attention à tes paroles, Ti-Loup ! C’est quand même mon père.

Excuse-moi, Pat, mais je suis vraiment surpris ! Il est tellement gentil avec moi, c’est pour ça que je parle de visage à deux faces.

N’en rajoute pas, Ti-Loup ! Qu’est-ce que tu penses plutôt de ma proposition ?

Il faudrait que j’en parle avec mon oncle. C’est un vieux voleur et, en plus, il vole même son neveu en me chargeant un tiers du prix de vente. Je vais essayer de le négocier à la baisse. Il avait dix pour cent avant, quand il transigeait avec le receleur. Je te reviens là-dessus…

Ti-Loup dut interrompre sa conversation, car il venait de ferrer un poisson. À en juger par le combat qu’il livrait avec le poisson, ce devait être un gros achigan. C’était effectivement un achigan de dix-huit pouces, le plus gros de la matinée. Il était ravi d’avoir réussi une telle prise. Ils n’avaient pas eu la chance de capturer des rats musqués, mais ils avaient attrapé cinq lièvres et abattu deux perdrix. Patrick retourna chez lui avec une chaudière pleine de poissons, deux perdrix et deux lièvres. Ti-Loup garda le reste, mais il n’aimait pas le poisson même s’il était un excellent pêcheur.