Louis Kehlweiler n’eut pas la volonté de se lever à dix heures comme il l’avait prévu. Il voulait passer voir Marc Vandoosler avant d’aller chez Marthe, et il allait être en retard. Il imaginait Marthe en train de l’attendre crispée sur son tabouret de cuisine, couvant du regard une espèce de bête meurtrière imbécile. Toute la France recherchait ce type, et Marthe ne trouvait rien de plus malin que de le planquer au nid comme s’il s’agissait d’un bibelot. Louis râla tout seul et se reversa une tasse de café. Tenter d’arracher ce type aux pattes protectrices de la vieille Marthe n’allait pas être une partie de plaisir. Une partie sûrement longue, où il faudrait apporter mille preuves de ses crimes, jusqu’à ce que Marthe en soit aveuglée. Et encore, il n’était même pas sûr qu’elle accepte alors de le lâcher.
Bien sûr, prévenir les flics réglerait tout. Dans dix minutes ils seraient chez Marthe, ils emmèneraient le gars et on n’en parlerait plus.
Ce serait une traîtrise abominable et Marthe en claquerait sur le coup. Non, pas question évidemment d’alerter le moindre flic. Surtout qu’ils boucleraient Marthe avec. Louis poussa un soupir d’exaspération. Il se retrouvait en impasse, à protéger un assassin, à risquer des vies, sans compter celle de Marthe qui pouvait y passer à tout moment, si l’idée l’en prenait, à ce type.
Il passa plusieurs fois la main dans ses cheveux, un peu tendu. La rencontre n’allait pas être facile autour de ce Clément, entre Marthe qui ne voyait en lui que le petit garçon désarmé qu’elle avait tant aimé, et lui qui y voyait un homme à l’enfance déchiquetée, lancé sur l’atroce voie des tueurs de femmes. Marthe n’y voyait que tendresse et lui qu’épouvante. Il faudrait pourtant bien trouver un moyen de lui arracher doucement ce monstrueux enfant.
Louis termina de s’habiller en pensant à tous les types qui avaient tenté d’enlever un ourson à sa mère et qui en étaient morts, même un ourson moche comme tout. Il fouilla dans son tiroir de cuisine, y prit un couteau à cran d’arrêt qu’il fourra dans sa poche. Il n’y avait que Marthe pour ne pas redouter des tueurs à ciseaux.
Il frappa à la porte de la baraque de Marc Vandoosler, rue Chasle, vers midi. Dans le quartier, on l’appelait communément la baraque pourrie1, en dépit des améliorations apportées par Marc et par les deux types qu’il avait recrutés pour l’habiter avec lui. Il semblait n’y avoir personne, pas même le parrain, Vandoosler le Vieux, qui habitait les combles et qui passait la tête par son vasistas dès qu’il entendait approcher. Louis n’y était venu que deux fois et il leva les yeux pour en examiner la façade. Fenêtres bouclées au troisième étage, c’est-à-dire, s’il se rappelait bien, l’étage occupé par Lucien Devernois, l’historien contemporanéiste perpétuellement engouffré dans l’étude des boyaux de la Première Guerre mondiale. Personne non plus au second, où logeait le médiéviste Marc Vandoosler, et personne en dessous, l’étage du préhistorien Mathias Delamarre. Louis secoua la tête en parcourant du regard l’extérieur délabré de cette haute baraque où les trois chercheurs du temps s’étaient soigneusement empilés dans l’ordre chronologique. À défaut de structure sociale et de perspective professionnelle, Marc Vandoosler avait décrété vital de maintenir au moins l’ordre du Temps dans le bon sens. Ils se superposaient ainsi tous trois, pris entre le rez-de-chaussée collectif, qui avait vocation de foutoir originel, et les combles où logeait Vandoosler le Vieux, un ex-flic à la carrière assez confuse, qui se préoccupait essentiellement de son propre temps et de la meilleure manière de l’occuper. Et tout compte fait, constatait Louis, cette espèce de conglomérat de personnalités mal conciliables, hâtivement conçu deux années plus tôt pour parer à la débâcle économique, tenait la route mieux qu’on eût pu l’espérer.
Louis poussa la vieille grille qui n’était jamais fermée et traversa une sorte de petit jardin en friche qui entourait la baraque. À travers les carreaux, il examina la grande pièce du rez-de-chaussée, que Marc appelait le réfectoire. Tout était vide, et la porte d’entrée bouclée.
– Salut l’Allemand. Tu cherches les évangélistes ?
Kehlweiler se retourna et salua Vandoosler le Vieux qui arrivait en souriant, tirant d’une main un chariot plein de bouffe. Vandoosler avait pris l’habitude d’appeler ses cohabitants Saint Marc, Saint Matthieu et Saint Luc, ou encore « les évangélistes », pour aller plus vite, et tout le monde avait dû s’y faire, vu que le Vieux, de toute façon, ne voulait pas en démordre.
– Salut, Vandoosler.
– Ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vu, dit Vandoosler le Vieux en cherchant ses clefs. Tu déjeunes ? Je fais du poulet à midi et du gratin pour ce soir.
– Non, je dois filer vite. Je cherche Marc.
– T’es sur quelque chose ? On raconte que t’as dételé.
Décidément, pensa Louis irrité, pas moyen de s’intéresser aux boîtes à chaussures sans que ça fasse le tour de Paris et que tout le monde s’en mêle. Il y avait de la réprobation dans la voix du vieux flic.
– Écoute, Vandoosler, fais pas le flic, tu veux ? Tu es bien placé pour savoir qu’on ne peut pas se vautrer dans le crime la vie entière.
– Tu ne te vautrais pas, tu enquêtais.
– C’est la même chose.
– C’est possible, dit le Vieux en poussant la porte. Tu fais quoi à la place ?
– Je pense à ranger mes chaussures, dit Louis sèchement.
– Ah oui ? C’est moins vaste comme domaine.
– C’est très certainement moins vaste. Et après ? Tu t’occupes bien de faire du gratin, toi.
– Mais sais-tu au moins pourquoi je fais du gratin ? dit Vandoosler le Vieux en le regardant fixement. Tu balayes le sujet d’un coup de main, sans savoir, sans prêter attention, sans même te demander : « Pourquoi Armand Vandoosler fait-il du gratin ? »
– Je m’en fous de ton foutu gratin, dit Louis un peu excédé. Je cherche Marc.
– Je fais le gratin, continua Armand Vandoosler en ouvrant la porte du réfectoire, parce que j’excelle dans la confection du gratin. Je suis donc acculé par mon talent, que dis-je, mon génie, à gratiner. Et toi, l’Allemand, tu aurais dû rester sur tes enquêtes, chargé de mission ou pas chargé de mission.
– Nul n’est tenu d’accomplir ce qu’il sait faire.
– Je n’ai pas parlé de ce qu’on sait faire, mais de ce qu’on excelle à faire.
– C’est bien au deuxième ? demanda Louis en se dirigeant vers l’escalier. Ça n’a pas changé, leurs histoires de chronologie de l’escalier ? Magma au rez-de-chaussée, Préhistoire au premier étage, Moyen Âge au second et Grande Guerre au troisième ?
– C’est cela. Et moi dans les combles.
– Tu symbolises quoi, là-haut ?
– La décadence, dit Vandoosler en souriant.
– C’est vrai, murmura Louis, j’avais oublié.
Louis entra dans la chambre de Marc et ouvrit la porte de l’armoire.
– Pourquoi es-tu sur mes talons ? demanda-t-il à Vandoosler qui le regardait faire.
– Ça me plaît de savoir pourquoi tu viens fouiller dans les affaires de mon neveu.
– Il est où ton neveu ? Je ne l’ai pas vu depuis des semaines.
– Il travaille.
– Ah bon ? dit Louis en se retournant. Il fait quoi ?
– Il t’expliquera.
Louis choisit deux tee-shirts, un pantalon noir, un pull, une veste et un sweat-shirt. Il étala le tout sur le lit, examina l’effet d’ensemble, ajouta une ceinture à boucle d’argent et hocha la tête.
– Ça ira, murmura-t-il. C’est un bon échantillon de la préciosité immature de Marc. Tu as une valise ?
– En bas, dans le magma, dit Vandoosler le Vieux en montrant le plancher.
Louis choisit une vieille valise, rangée dans l’arrière-cuisine, y plia proprement les habits et salua le Vieux. Il croisa Marc Vandoosler dans la rue.
– Je préfère ça, dit Louis. Je suis en train d’embarquer tes affaires.
Il cala la valise sur son genou, et l’ouvrit.
– Tu vois, dit-il. Tu peux faire l’inventaire si tu veux. Je te les rends dès que possible.
– Qu’est-ce que tu fous avec mes fringues ? dit Marc plutôt contrarié. Et où tu vas ? Tu viens boire ?
– Pas le temps. J’ai un rendez-vous désagréable. Tu veux venir voir où vont tes fringues ?
– C’est intéressant ? Parce qu’il paraît que tu as dételé.
Louis soupira.
– Oui, dit-il. Oui, j’ai dételé.
– Tu t’occupes de quoi ?
– De boîtes pour ranger les chaussures.
– Ah bon ? dit Marc sincèrement étonné. Et tu vas ranger mes habits ?
– Tes habits, c’est pour habiller une brute qui a massacré deux femmes, dit durement Louis.
– Deux femmes ? Tu veux parler de qui ? Du type aux ciseaux ?
– Oui, du type aux ciseaux, dit Louis en refermant la vieille valise. Et après ? Ça te gêne que je lui passe tes fringues ?
– Tu m’emmerdes, Louis ! Je ne t’ai pas vu depuis des semaines, tu me piques ma meilleure veste pour emmitoufler un meurtrier et ensuite tu m’engueules !
– Ta gueule, Marc ! Tu ne veux pas que toute la rue t’entende, non ?
– Je m’en fous. Je ne comprends rien. Je rentre, j’ai du repassage à faire en urgence. Pique mes fringues si ça t’amuse.
Louis l’attrapa par l’épaule.
– Ça ne m’amuse pas, Marc. On n’a pas le choix et cette histoire me donne le vertige. On n’a pas le choix, je te dis. Faut qu’on planque ce type, qu’on le protège, qu’on l’habille, qu’on le coiffe, qu’on le lave.
– Comme une poupée ?
– Tu ne crois pas si bien dire.
Il était presque une heure. La chaleur montait.
– Tu n’es pas clair, dit Marc en baissant le ton.
– Je sais. Il semble que ce type sème la confusion dans tous les esprits qu’il approche.
– Qui ? Lui ?
– Lui, la poupée.
– Pourquoi dois-tu t’occuper de cette poupée ? continua Marc calmement. Je croyais que tu avais dételé.
Louis posa la valise d’habits sur le trottoir, mit lentement ses mains dans ses poches et regarda le sol.
– Ce type, scanda-t-il à voix lente, ce type aux ciseaux, ce tueur de femmes, c’est la poupée de la vieille Marthe. Si tu ne me crois pas, viens. Viens avec moi, mon vieux. Il est venu se mettre sous son édredon.
– Le gros rouge ?
– De quoi tu parles ?
– De l’édredon.
– On s’en fout, Marc. Ce qui compte, c’est que c’est là qu’il habite. On dirait que tu fais exprès de ne rien comprendre ! ajouta Louis en élevant à nouveau la voix.
– Ce que je ne comprends pas, dit Marc sèchement, c’est pourquoi ce type est la poupée de Marthe, merde !
– Tu as quelle heure ?
Louis n’avait jamais de montre, il se débrouillait avec la sensation du temps.
– Une heure moins dix.
– On sera en retard, mais viens au café, je vais t’expliquer pourquoi Marthe a une poupée. Moi-même, je ne le sais que depuis cette nuit. Et je t’assure qu’il n’y a pas de quoi rigoler.
1 Cf. du même auteur, Debout les morts (éd. Viviane Hamy, coll. Chemins Nocturnes, 1995).