À l’hôtel de la Vieille-Lanterne, à Nevers, on ne servait plus de petit déjeuner après dix heures. Louis avait l’habitude de cette punition, puisqu’il faisait partie de ces hordes suspectes qui se lèvent après l’heure légale, entre onze heures et midi, l’heure des décalés, des noctambules, des proscrits, des coupables, des fainéants, des célibataires, des mal-rasés, et des immoraux. À la réception, on l’informa qu’il avait deux messages. Louis déplia hâtivement le premier billet et il reconnut l’écriture de Marc, ce qui ne présageait rien de bon.
« Salut, fils du Rhin,
Je suis parti à huit heures rendre une nouvelle visite à la fille aînée que tu sais, et à ses bâtiments alentour que je n’ai pas eu l’occasion de saluer hier. Je serai entre 14 h 30 et 15 h 30 sur le vieux pont. Si je ne te vois pas, je rentre en train. Au cas où ton crapaud envisagerait de rejoindre les berges de la Loire, ne tente pas à tout prix de l’en empêcher,
Marc. »
Louis secoua la tête avec irritation. Comment pouvait-on se lever à l’aube pour aller voir une église qu’on avait déjà vue la veille, cela dépassait son entendement. Marc descendait dans l’oubliette de son foutu Moyen Âge et il n’allait plus être utile à grand-chose. Il déplia le deuxième billet, beaucoup moins prolixe. Il avait reçu ce matin un appel de Jean-Michel Bonnot, prière de passer à la boutique dès que possible.
Louis trouva le magasin du Couard Pâtissier sans difficulté. Sa femme le guida jusqu’aux cuisines étouffantes du sous-sol, qui sentaient le beurre et la farine. Il se rappela qu’il n’avait pas déjeuné, et Bonnot, plus rouge que la veille et visiblement impatient, lui servit deux croissants brûlants.
– Ça vous est revenu ? demanda Louis.
– Exactement, dit Bonnot en frottant ses mains l’une contre l’autre pour les débarrasser de la farine. Impossible de fermer l’œil hier soir, avec la pauvre petite voisine qui me tournait dans la tête comme un fantôme. Je suis claqué.
– Oui, dit Louis, je sais ce que c’est.
– Ma femme disait que c’était la lune, mais moi je savais bien que c’était la voisine. Forcément, avec toutes vos histoires.
– Je suis navré.
– Et tout d’un coup, vers deux heures du matin, je revois tout. Et je sais pourquoi je croyais que c’était une femme.
Louis posa un regard fixe sur le pâtissier.
– Allez-y, dit-il.
– Vous allez être drôlement déçu, mais c’est vous qui m’avez demandé de vous prévenir.
– Allez-y, répéta Louis.
– Si vous y tenez. Quand je suis entré dans la pièce, l’assassin était accroupi dans son gros manteau près du corps de Claire. Il y avait du sang et la panique m’a monté à la gorge. Il m’a entendu, et il n’a pas pris le temps de se retourner, il s’est levé et m’a foncé dessus. Mais juste avant, en un dixième de seconde, il avait ramassé un truc sur le tapis. Et ce truc, c’était un bâton de rouge à lèvres.
Bonnot s’arrêta pour scruter Louis par un regard en dessous.
– Continuez, dit Louis.
– Eh bien c’est tout. Le bâton de rouge, plus le bas qui traînait par terre, ça a fait deux et deux font quatre. Je me suis mis à courir après elle sans penser une seule seconde que ça pouvait être un homme.
– Ça se tient.
– Mais je vous le demande, si c’est bien un homme, qu’est-ce qu’il pouvait bien trafiquer là avec un bâton de rouge ?
Les deux hommes gardèrent le silence quelques instants. Louis, pensif, mangeait son deuxième croissant très lentement.
– Ce tube de rouge, où l’a-t-il ramassé ?
L’homme hésita.
– Près de la tête ? Près du corps ?
Bonnot, le visage penché vers le sol, tripotait ses lunettes.
– Près de la tête, dit-il.
– Sûr ?
– Je le crois.
– De quel côté ?
– À droite de sa figure.
Louis sentit son cœur accélérer légèrement. Bonnot tourna à nouveau ses yeux vers le sol. Avec son pied, il dessinait des ronds dans la poussière de farine.
– Depuis la porte d’entrée, reprit Louis avec insistance, vous avez vraiment vu ce bâton ?
– Vu, non, admit Bonnot. Mais on peut reconnaître des choses de loin. C’était bordeaux et argenté, et ça a fait un petit bruit métallique dans sa main. Comme si ça cognait contre des bagues. Exactement comme ma femme quand elle ramasse son tube. Elle le fait tomber tout le temps, je ne sais pas comment elle s’arrange. Je ne l’ai pas vu réellement, non, mais j’ai aperçu les couleurs et j’ai entendu le cliquetis. Et chez moi, ça s’appelle un rouge à lèvres. En tous les cas, c’est à cause de ce truc que j’ai pensé à une femme.
– Merci, dit Louis d’un air toujours songeur, en lui tendant la main. Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Je vous laisse mon numéro personnel à Paris, en cas de besoin.
– Pas de besoin, dit Bonnot en secouant la tête. Je vous ai dit ce que vous vouliez savoir, je ne peux pas plus. Les visages que vous m’avez montrés hier, ils ne me disent toujours rien.
Louis regagna sa voiture d’un pas traînant. Il n’était que midi, il avait le temps de passer au commissariat rendre visite à Pouchet. Louis estimait juste et nécessaire de le tenir informé de sa progression. Ils discuteraient de la reproduction des équidés et du meurtre de Nevers. Il y avait de fortes chances pour que ce soit lui qui ait interrogé Bonnot, à l’époque.
Louis récupéra Marc à trois heures et quart. Il était penché par-dessus le parapet de pierre du vieux pont, et, la tête basculée dans le vide, il regardait couler la Loire. Louis klaxonna et ouvrit la portière sans bouger de son siège. Marc sursauta, courut à la voiture et Louis redémarra sans commentaire.
Plus pour ébrécher la rêverie de Marc que pour l’informer, Louis lui restitua par le menu sa conversation du matin avec le Pleutre Pâtissier, puis son déjeuner avec Pouchet. C’était bien lui qui avait mené l’interrogatoire du témoin. Mais à aucun moment il n’avait été question à l’époque d’un tube de rouge à lèvres. Louis avait payé quatre bières, et ils avaient bu à la santé de tous les bébés mulets à venir.
– Pardon ? dit Marc.
– C’était un pari sur le grand mystère de la conception des mulets. Tu sais, les gros ânes costauds.
– Où est le mystère ? dit Marc innocemment. Les mulets sont les rejetons des ânes et des juments. Dans le cas inverse, c’est un bardot. Sur quoi vous avez parié ?
– Sur rien, dit Louis en fixant la route.