Défilé militant, dépôt de gerbe, grand discours place de l’Opéra : pour le Front national, tel fut longtemps le programme du 1er-Mai, jour d’hommage à Jeanne d’Arc. Jusqu’en 2016 : ce dimanche, pour la première fois, ce n’est pas dans le centre parisien que l’on retrouve les militants frontistes, mais sous un grand hangar sans âme, porte de la Villette. Le défilé ? Trop risqué en période d’attentat. Trop exposé aux perturbateurs en tout genre. Trop ringard enfin, glissent honnêtement certains cadres frontistes. En fait de banquet gaulois, le nouveau décor a plutôt des airs de grand poulailler : assis devant leurs assiettes en carton, les deux mille participants picorent poulet confit et mousse au chocolat, dans un grand brouhaha interrompu seulement par les discours des hauts cadres du parti et par les ovations réservées aux plus populaires d’entre eux. À commencer par leur future candidate à la présidentielle, Marine Le Pen.
La présidente du Front national parlera pendant près d’une heure et demie, dissertant sur son nouvel idéal politique : la « France apaisée ». Et après avoir évoqué l’euro, l’immigration ou encore la sécurité, voilà qu’elle aborde à la fin de son discours ce thème inattendu : le Web. « Internet est un moyen phénoménal de convaincre de plus en plus de Français, lance l’oratrice. Je vous vois tous les jours : sur Facebook, sur Twitter, sur les forums, vous faites vivre le débat. Vous êtes intelligents, vous êtes drôles, vous êtes convaincants. Vous ne correspondez pas à l’image que les médias veulent donner de vous. Pour 2017, j’espère que, grâce à Internet, vous serez une redoutable force de frappe démocratique. » Et l’eurodéputée d’annoncer, dans l’enthousiasme général, que sa page Facebook vient de dépasser le million d’« amis ».
Oui, Marine Le Pen aime Internet ; du moins ne manque-t-elle pas une occasion de le proclamer. À l’approche de la campagne présidentielle, la patronne du FN a ouvert un blog, Carnets d’espérance, alimenté de récits à la première personne et de photos la mettant en scène en vacances, entre amis ou câlinant des chatons. Elle dialogue aussi avec ses sympathisants sur Facebook, en direct et en vidéo. On lui a même trouvé un compte Twitter tenu sous pseudonyme : sous le nom d’« Anne Lalanne1 », elle commentait l’actualité, dialoguait avec Pierre Sautarel et se moquait de Bruno Gollnisch, son rival malheureux pour la succession de Jean-Marie Le Pen. Les militants frontistes ne sont pas en reste, surtout les plus jeunes, qui relaient inlassablement les mots d’ordre du mouvement sur les réseaux sociaux.
Cet intérêt pour le Web ne reflète pourtant pas une particulière technophilie frontiste. Plutôt un intérêt bien compris, que Marine Le Pen souligne dans son discours : « Avec les réseaux sociaux, on peut court-circuiter les médias traditionnels », assène la candidate après avoir stigmatisé ces derniers : « gros monopoles, pas rentables, gérés par des idéologues, qui répètent tous la même chose ». Pourquoi le Front aime-t-il Internet ? Parce qu’il lui permet de s’adresser directement à son audience. Parce qu’il contourne le « filtre » de ces médias honnis, réputés hostiles par principe au parti et à ses idées. Parce qu’il permet à Marine Le Pen de dire ce qu’elle veut, et de la façon qu’elle veut, à une audience potentiellement supérieure à celle des médias traditionnels.
Cette ambition n’est pas nouvelle : en ce domaine comme en d’autres, le Front d’aujourd’hui recueille les fruits d’une longue histoire.
Quelques coupures de presse signalent l’information : en avril 1996, le Front national devient le premier parti politique français présent sur Internet. À l’époque, cette prouesse technologique semble laisser les observateurs de marbre. Délégué général du parti, Bruno Mégret relativise lui-même la portée de cette « opération symbolique et publicitaire2 ». Pourtant, loin d’être anecdotiques, ces premiers pas témoignent de l’inventivité du parti en matière de communication : « Notre ostracisme médiatique et notre pauvreté ont contribué à faire de nous des gens hyperimaginatifs, affirme aujourd’hui Marine Le Pen3. Quand on n’a pas de pétrole, il faut avoir des idées. Cela a créé une culture du militantisme, une culture de la créativité à laquelle Jean-Marie Le Pen n’était pas le dernier à apporter son obole. »
Cette créativité ne concerne pas qu’Internet. À la fin des années 1980 déjà, le FN décline sous tous les formats la parole de son champion. En témoigne la fête des Bleu-Blanc-Rouge, ce rassemblement annuel tenu au Bourget, qui se veut l’équivalent « patriote » de la Fête de L’Huma communiste : sur les stands, au milieu des pin’s et des bouteilles de vin estampillés Le Pen, on trouve des disques et des cassettes audio et vidéo reproduisant les discours du président frontiste. « Tout s’est toujours fait de bric et de broc, raconte Martial Bild, ancien secrétaire général adjoint du FN, alors chargé de la communication interne. Comme nous ne disposions pas de moyens de communication et que l’on avait moins accès que les autres partis à la télévision ou à la radio, nous avons été contraints d’innover pour pouvoir nous exprimer4. »
Premier sur le Web, le FN fut aussi, en décembre 1985, l’un des premiers mouvements à se doter d’un site Minitel : 3615 NATIO5, 3615 FN et enfin 3615 LEPEN. « Cela répondait à une urgence, explique Arnaud Soyez, le militant frontiste à l’origine des trois sites, à l’époque secrétaire national aux adhésions. Nous avions lancé 3615 NATIO en pleine campagne électorale, parce que nous cherchions un moyen de relayer un éditorial plus rapidement qu’avec un journal du parti ou un bulletin interne. Notre arrivée sur le Minitel avait surpris, car il n’existait à l’époque que des sites institutionnels ou des sites de cul. Sur 3615 NATIO, vous étiez accueilli par une flamme tricolore réalisée grâce à un jeu de caractères graphiques et un éditorial de Le Pen. C’était basique, il n’y avait que trois ou quatre pages, dont l’une était consacrée à un historique du mouvement et l’autre à une liste de numéros des différents secrétaires départementaux6. »
Le FN sera aussi le premier parti à utiliser la téléphonie au début des années 1990 pour diffuser ses idées politiques : ce sera Radio Le Pen, puis Le Pen infos7 – en fait, une simple boîte vocale, sur laquelle sont enregistrés chaque jour un éditorial politique et des informations sur la vie du parti.
Plus surprenant encore, le Front va même créer un jeu vidéo pour promouvoir son chef. Intitulé « Jean-Marie, jeu national multimédia. Front national 928 », le programme est l’œuvre d’un jeune fils9 de Jean-Yves Le Gallou, haut cadre du mouvement, connu pour avoir théorisé la « préférence nationale » chère au FN. Le jeu se présente comme un Pac-Man à la sauce frontiste. Un mini-Le Pen doit amasser de petites flammes tricolores semées sur son chemin, en prenant bien soin d’éviter « les ennemis de la France qui rôdent » : François Mitterrand, Lionel Jospin, Jacques Chirac, Alain Juppé et Fodé Sylla, le président de SOS Racisme. Sur fond d’opéra wagnérien, le joueur fait progresser le président du FN vers l’Élysée. Distribué à une trentaine d’exemplaires sur un stand du Front national des Hauts-de-Seine à l’occasion de la fête des Bleu-Blanc-Rouge, en 1995, le logiciel utilisable sur Macintosh est rapidement retiré de la vente à la suite d’une plainte de SOS Racisme10.
« Même si ça peut paraître anecdotique, ça illustre bien notre volonté d’utiliser n’importe quel outil nous permettant d’établir une connexion directe avec notre électorat, assure Martial Bild. On avançait sur toutes ces formes nouvelles de communication avec deux problématiques en tête : la propagande et la rémunération. Sur notre service audiotel, il y avait un numéro gratuit pour ceux qui ne pouvaient pas payer, et un numéro payant pour ceux qui pouvaient nous soutenir financièrement. Pour le Minitel, on a rapidement eu un retour sur investissement assez important qui nous a permis de nous développer. En revanche, pour Internet, ce fut plus compliqué11. »
Été 1995 : le soleil brille sur Saint-Cloud et sur la façade couleur brique du manoir de Montretout. Voilà presque vingt ans que Jean-Marie Le Pen a hérité de cette grande bâtisse12, d’où il surplombe tout l’ouest parisien. C’est d’ici, autant qu’au tout proche siège du FN, qu’il dirige son parti. Ce jour-là, il se prépare à recevoir le fils de Jean-Yves Le Gallou, concepteur du controversé jeu vidéo cité plus haut. Considéré comme un « petit génie de l’informatique », l’adolescent de seize ans passe des heures sur le Macintosh familial en rentrant de l’école. C’est son père qui l’a chargé d’initier Le Pen aux mystères de la Toile, alors que le FN n’a pas encore de site Internet et que la France découvre tout juste les « autoroutes de l’information ».
Le garçon attend patiemment dans une salle d’attente du rez-de-chaussée, où trône un imposant tableau représentant Le Pen en tenue d’officier. Il est finalement autorisé à emprunter le grand escalier de bois de la demeure pour monter au premier étage, où se trouvent les bureaux du président. Devant Jean-Marie Le Pen, le jeune homme sort de son sac à dos un modem, l’installe et offre sa première séance de « surf » au patron du FN. Avec pédagogie, le lycéen lui montre comment fonctionne un moteur de recherche, ou encore comment dénicher des photos. Pris au jeu, Le Pen multiplie les questions. Puis c’est l’incident.
« Tout ceci a beaucoup plu à Bruno Mégret quand je le lui ai montré, il y a trois mois13 », lance avec candeur le fils Le Gallou, ignorant les exécrables relations entre le président frontiste et son numéro deux. Furieux d’avoir été devancé par son lieutenant, Le Pen entre alors dans une colère noire : « Pourquoi Mégret s’intéresse-t-il à cela ? hurle-t-il. Ce n’est pas dans son champ de compétence ! » Le fils Le Gallou est mis à la porte avec fracas. Avant même que le FN ne débarque sur la Toile, Internet est déjà un enjeu politique. Il le restera.
Au milieu des années 1990, la France est à la traîne en matière d’accès et d’usage d’Internet. Fleuron de l’ingénierie nationale, le Minitel reste le support préféré des Français. En 1994, on ne compte que soixante-quinze mille internautes dans l’Hexagone. Deux ans plus tard, alors que la guerre des navigateurs fait rage entre Netscape et Internet Explorer, ce nombre a bondi à quatre cent quatre-vingt mille utilisateurs14, ce qui ne représente toutefois que 0,4 % des foyers français.
Pour la plupart des partis politiques, la Toile est donc loin de représenter un enjeu prioritaire. Au siège des Verts, avenue Parmentier dans le XIe arrondissement de Paris, on tergiverse longuement sur l’opportunité de se lancer dans l’aventure. Alors professeur d’informatique à l’université de Rennes, le futur député Yves Cochet se souvient des réticences des camarades auxquels il soumet alors cette idée : « Sur la quinzaine de membres du bureau exécutif, deux m’ont dit : “Pourquoi pas”, les treize autres m’ont répondu que c’était un “gadget sans intérêt” qui “n’aurait pas d’impact sur la population”. À l’époque, on pensait qu’Internet se limiterait à un échange de fichiers entre universitaires. Même si des geeks et des rêveurs affirmaient que le Web allait révolutionner nos vies, la plupart des médias et des politiques n’y croyaient guère. J’ai finalement réussi à les convaincre, mais dans la douleur15. » Le site des Verts sera en ligne au printemps 1996. Deux semaines après celui du Front national.
« J’ai été surpris, poursuit Cochet. On pouvait légitimement penser qu’un parti d’extrême droite revendiquant des valeurs traditionalistes ne serait pas à la pointe de la modernité, et préférerait le livre ou l’affiche au numérique. On se plantait. »
Au Paquebot, l’imposant siège frontiste situé en bord de Seine à Saint-Cloud, les hésitations ont vite été levées par Martial Bild. Secrétaire général adjoint du FN, ce trentenaire s’est laissé inspirer par la campagne présidentielle américaine opposant Bill Clinton à Bob Dole. « L’idée d’un site m’est venue de là et je me suis empressé de l’appliquer, parce que j’avais eu vent par des amis que les Verts voulaient en faire autant, sourit-il. J’ai réussi à convaincre Jean-Marie Le Pen sans difficulté car il a toujours cherché des moyens de communiquer directement avec le peuple. » Cette petite victoire est vite exploitée par la propagande frontiste : « Trop heureux d’avoir brûlé la politesse aux Verts, on a rapidement mis l’adresse du site Internet sur une affiche16 », ajoute Bild. Cette affiche sera ensuite déclinée en autocollants et même en marque-pages !
Auréolé de ce succès, Martial Bild est pourtant loin d’être un geek. Aux yeux de tous les militants frontistes, il est d’abord le « Monsieur Loyal » des congrès du Front. Avec ses lunettes cerclées et ses costumes bien taillés, ce militant modèle est davantage connu pour ses qualités de chauffeur de salle que pour sa passion des nouvelles technologies.
« C’était notre Michel Drucker en plus jeune, rigole Arnaud Soyez. Lors des défilés de Jeanne d’Arc, il criait : “Je vois arriver le cortège de Normandie, pays du camembert, suivi de celui de Toulouse, pays du cassoulet, etc.”. C’était la voix officielle du parti, il lisait quotidiennement les bulletins du FN pour notre service audiotel et il écrivait tous les éditoriaux du parti. Comme il n’était jamais excessif, Le Pen avait confiance en lui. Il savait que ce n’était pas quelqu’un qui allait pisser à côté de la cuvette17. » Pour Georges Moreau, membre de la cellule communication, « c’était un pur apparatchik. Quelqu’un de très dur sur le fond, mais qui parvenait toujours à rendre son message présentable18 ». Directeur du Front national de la jeunesse (FNJ) de 1984 à 1992, Martial Bild avait marqué les esprits en lançant la campagne « Touche pas à mon peuple », en réaction au slogan « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme.
Lancé dans l’urgence, le site du FN a été « réalisé par de jeunes militants frontistes à titre gratuit ou presque », explique Bild. Parmi eux, son adjoint au sécrétariat national à l’information et à la communication interne, Guillaume, bombardé « chef de projet Internet ». Il raconte : « Le lancement du site a été une véritable course contre la montre. C’était très serré, car nous souhaitions être les premiers, mais nous ne savions pas comment fonctionnait Internet et nous avions peu de moyens. Lorsqu’on allait sur le Web, on comptait les minutes pour éviter de faire exploser notre facture téléphonique. Je me rappelle que nous étions allés à Montretout présenter le premier design du site à Le Pen. Il était très intéressé par cette aventure19. » Guillaume se charge de réaliser l’architecture du site et d’y rentrer les textes. Une société externe, déjà en charge des serveurs Minitel du Front, est sollicitée pour la partie technique.
Les premiers pas du FN sur la Toile sont compliqués : le nom de domaine wwww.frontnational.com a été préempté par des cyber-squatteurs. Le parti se rabat donc sur un moins satisfaisant « www.front-nat.fr ». Sur la page d’accueil trône un drapeau bleu blanc rouge, surmonté d’une flamme sur fond azur. Le ton est donné : « Bienvenue au Front national. Loin de la censure et du boycott médiatique, le site officiel du Front national est un outil d’information pour tous ceux qui veulent découvrir, mieux connaître ou simplement communiquer avec le mouvement de Jean-Marie Le Pen. » Minimaliste, le design tricolore a l’aspect d’une page Minitel améliorée plutôt que d’un site Internet.
« Nous marchions à tâtons, confie Guillaume. On se heurtait à des choses que nous n’avions pas du tout connues sur Minitel. Au début, je me battais pour que les sites de l’extrême droite radicale retirent les liens pointant vers le nôtre, avant de réaliser que ce n’était pas gérable, et que nous n’étions pas juridiquement engagés. Sur notre site, il n’y avait rien de plus que sur Minitel, à part des affiches ou des documents de campagne à télécharger. Plus qu’une vitrine, on souhaitait que notre site soit un outil pour les militants20. » Outre des pages programmatiques, dont les premières sont consacrées à l’immigration, Le Pen s’est également aménagé une rubrique consacrée à la Serp, sa maison de disques « spécialisée dans l’édition et la reproduction de musiques militaires et folkloriques ». Sont aussi au menu une hagiographie du président du FN et une rubrique « Qui sommes-nous », réécrivant l’histoire du parti sous un angle éminemment favorable.
Au sujet des origines du FN, on peut ainsi lire : « Alors que le gauchisme est encore virulent et impeccablement structuré, la droite nationale du début des années soixante-dix semble orpheline, sans leader et sans formation d’importance, sans véritable doctrine aussi (…) En octobre 1972, avec quelques nationaux issus des diverses mouvances de la droite, Jean-Marie Le Pen crée le Front national. » En occultant le fait que le Front national est avant tout l’émanation du groupuscule radical Ordre nouveau21, le site du FN réécrit bien la genèse frontiste sous un jour bien plus avantageux.
« Le FN s’est servi d’Internet pour entretenir une fiction partisane, analyse le politologue Alexandre Dézé. L’histoire du parti présentée dans les rubriques “Historique” ou “Actualités” gommait systématiquement les dissensions, les défections, les difficultés ayant ponctué la vie du Front national afin de projeter l’image d’un parti unifié et de légitimer le rôle et l’action de Jean-Marie Le Pen. De telle sorte que le FN a fini par apparaître sur son site comme un parti virtuel au regard de sa réalité historique et politique22. »
À noter : le site s’affiche bilingue. Un simple clic sur un petit drapeau britannique mène sur une page en anglais où l’on peut lire : Le Pen, a Man for the People.
Quelques semaines après le lancement, Martial Bild prend sa plume pour célébrer et informer toutes les fédérations de la « venue du mouvement national sur Internet ». Dans Français d’abord23, le journal officiel du Front national, le grand timonier du Web frontiste justifie cette nouveauté, qui n’allait visiblement pas de soi pour tous les cadres du parti : « Quoi que l’on pense d’Internet (pour les uns, il est un instrument diabolique, cosmopolite et archaïque, pour les autres un moyen de communication, un espace de liberté, le dernier peut-être, non encore soumis, pour le moment, à la police de la pensée et au poids de l’argent), il fallait en être pour deux raisons principales. La première c’est fournir au plus large public (national et international), une information à la source, expliquer le Front national et ses propositions sans le filtre médiatique et briser par là même le mur du silence qui nous entoure (…) Dans le même ordre d’esprit, Internet nous offre aujourd’hui la possibilité de communiquer directement et à moindres frais avec notre public. » Avant d’ajouter, pour vaincre les dernières réticences : « Bientôt les accros du Net pourront avoir en ligne des extraits audio des discours de Jean-Marie Le Pen, voire des séquences vidéo des moments forts du Front… On n’arrête pas le progrès ! »
« Une mauvaise blague ! » : tels sont les mots que Romain24 prononce après l’appel d’une personne se présentant comme « la secrétaire de Jean-Marie Le Pen ». Il faut un second coup de fil et quelques vérifications pour que le jeune homme de vingt-cinq ans comprenne que c’est bien le président du Front national qui réclame ses compétences informatiques – « en urgence ».
Nous sommes en janvier 1999. Un mois plus tôt, à la Maison de la Chimie, le parti a explosé : à l’issue d’un conseil national électrique, les partisans de Jean-Marie Le Pen et ceux de Bruno Mégret n’ont pas été loin d’en venir aux mains. Et en ce début d’année, l’ex-numéro deux du FN a franchi le Rubicon, fondant son propre mouvement et entraînant à sa suite de nombreux cadres et militants frontistes. L’hémorragie est considérable : cent quarante conseillers régionaux sur deux cent soixante-quinze et soixante-deux secrétaires fédéraux sur cent deux rejoignent le « félon ». La crise n’épargne pas le service Internet du FN, qui se trouve décimé. C’est la raison du coup de fil de Jean-Marie Le Pen.
En dehors de son travail au musée du Louvre, Romain est un geek bien connu des milieux d’extrême droite, puisqu’il est militant à l’Action française. La Gazette de France, son site Web, est l’un des blogs les plus soignés de la fachosphère. Bien qu’il ne soit pas membre du Front national, Romain côtoie ses militants lors des grands défilés en l’honneur de Jeanne d’Arc, le 1er-Mai.
À l’issue d’un rendez-vous à Montretout, le jeune homme donne son accord à Jean-Marie Le Pen pour devenir le responsable Web du parti. « J’ai également été contacté par un proche de Mégret, mais j’avais déjà donné mon accord à Le Pen, se souvient-il. À l’époque, les mecs qui maîtrisaient Internet et qui étaient fiables idéologiquement se comptaient sur les doigts d’une main25. » Lorsqu’il arrive au Paquebot, le siège du Front, il constate avec stupeur l’étendue de la saignée : « Dans les grands bureaux du service informatique, nous n’étions plus que deux. Tout le monde s’était barré. Au début, mon boulot a surtout consisté à supprimer, sur les pages du site, les noms des gens qui avaient rejoint Mégret. »
Privé d’une partie de ses ressources financières, le FN marche à l’économie et s’en remet au Web. « Après la scission, nous avons considéré Internet comme une sorte de messie car nous étions pauvres et diabolisés, explique Marine Le Pen. La possibilité de diffuser une pensée de manière quasi gratuite offrait de formidables perspectives. D’autant plus qu’à l’époque, la diabolisation nous poussait à envoyer le journal du Front sous blister noir, comme un magazine porno, car nos adhérents avaient peur de faire l’objet de critiques, de menaces ou de représailles. Le Web contournait enfin ce problème en permettant une consultation anonyme de l’information26. »
Après le départ des troupes mégrétistes, l’atelier de propagande du Front (l’APFN) se dote d’un tout nouvel atelier multimédia entièrement dédié à « l’animation des sites Internet frontistes et au développement de la propagande du FN sur le Web27 ».
« La plupart des jeunes cadres sensibles aux nouvelles technologies étaient partis chez Mégret, explique Romain. Au FN, il ne restait que des vieux, dubitatifs par rapport à Internet. Je me rappelle leurs moqueries et leurs remarques : on me répétait que c’était un “gadget”, “un Minitel qui ne rapporterait jamais de fric”. À part Le Pen, personne ne soutenait la création de ce service. Mais le “Vieux” avait compris que, face à Mégret qui agrégeait autour de lui des jeunes gens intelligents et créatifs, il ne fallait pas apparaître comme un mec archaïque. »
Internet permet au leader frontiste de se montrer moderne et ouvert aux nouvelles technologies.
Tandis que les élections européennes de 1999 se profilent, le MNR de Bruno Mégret et le FN de Jean-Marie Le Pen utilisent tous les moyens possibles pour se mettre des bâtons dans les roues. Alors que les deux mouvements se disputent la paternité du nom « Front national », du logo et du fichier des adhérents, le Web devient à son tour un terrain de guérilla juridique.
Afin de couper l’herbe sous le pied de leur adversaire, les mégrétistes ont, à l’initiative de Jean-Yves Le Gallou, préempté l’adresse « front-national.com ». En réponse, les lepénistes ont déposé les dénominations « mouvement-national.com », « megret.org » ou bien encore « megret.net », au grand désespoir de la cellule Web de Bruno Mégret. « Au moment de lancer notre site Internet, nous nous sommes rendu compte que les lepénistes avaient squatté les noms de domaine les plus évidents, peste un ancien cadre mégrétiste. Nous avons été contraints de lancer un site avec des tirets : m-n-r.fr, car les autres étaient bloqués28. » Devant le tribunal de grande instance de Paris, le Front national sera condamné à payer 8 000 francs au Mouvement national de Bruno Mégret pour ce cyber-squatting29.
Le divorce tournera finalement à l’avantage du Front. Juste avant les élections européennes, c’est à Jean-Marie Le Pen que la justice attribue l’usage exclusif de l’étiquette FN. Au premier tour, le Mouvement national de Bruno Mégret recueille 3,3 % des suffrages et le FN 5,7 %. Deux scores de poche, mais cette simple avance, aussi réduite soit-elle, donne la main au « canal historique » lepéniste. Celui-ci obtient cinq élus contre aucun pour son rival, et surtout le remboursement des frais de campagne.
« La campagne ne s’est pas jouée sur le Web, mais sur le nom de Le Pen, raconte un informaticien ayant participé à la campagne numérique de Bruno Mégret. Je me rappelle qu’il y avait des photomontages porno de Le Pen qu’on faisait tourner pour faire peur aux cathos. Mais c’était des photocopies, nous aurions été incapables de les balancer sur Internet. Le seul moyen technique dont nous disposions, c’était le fax30. » Même constat du côté du Front selon Georges Moreau : « À l’époque, le taux d’équipement des foyers français était encore extrêmement marginal. Et puis nous étions les premières victimes d’une fracture numérique. Notre électorat, majoritairement populaire, n’avait pas forcément les moyens de se doter du Web. On recevait encore énormément de messages par le biais du Minitel au début des années 2000. »
C’est la campagne présidentielle de 2002, parfois qualifiée de « première Web-campagne », qui va permettre au Front national d’utiliser à plein ses outils numériques.
À l’aube des années 2000, le FN reste un parti aux abois. Il est sorti très affaibli de la plus grave crise de son histoire, et la présence de son président au second tour de la présidentielle de 2002 n’a rien d’une évidence. Le duel final, on s’en persuade, opposera le président sortant Jacques Chirac au Premier ministre socialiste Lionel Jospin, dont le mandat a vu la croissance repartir et le chômage baisser. Au début de l’année 2002, un vent de panique souffle d’ailleurs sur le Paquebot : Jean-Marie Le Pen ne dispose pas encore des cinq cents signatures d’élus, indispensables à sa candidature. Le FN se sert alors pleinement d’Internet pour arracher ces précieux sésames.
« Il a été l’un des premiers partis à lancer son site de campagne, six mois avant tous les autres31 », se souvient encore avec étonnement François Fréby, enseignant en communication, fondateur d’un « Observatoire de la Net-campagne32 » qui scrutait au jour le jour les actions des différents candidats sur le Web. Sur son site, le parti lepéniste propose en accès libre des fiches d’argumentaire à télécharger pour convaincre les signataires potentiels. Au sein de la cellule Web, on bombarde de mails les militants et les élus locaux. Dans sa newsletter du 28 mars 2002, le FN menace même d’épingler sur son site le nom des « maires félons » qui se rétracteraient après avoir promis de signer en faveur de Jean-Marie Le Pen.
Le parti frontiste n’aura pas à mettre ces menaces à exécution. Il recueille in extremis son visa pour la présidentielle. Une fois les cinq cents signatures déposées en préfecture, le FN va cependant continuer à investir le Web pour faire campagne. Depuis les années 1980, le mouvement rêve de fonder sa propre chaîne de télévision. Le secrétaire général Bruno Gollnisch et son adjoint Martial Bild évoquent régulièrement le sujet lors de leurs réunions de travail. « Nous caressions ce projet depuis longtemps, se souvient Bruno Gollnisch. On avait même tenté de créer une chaîne de télé régionale hertzienne, puis une chaîne de télévision par satellite et enfin une télé sur le câble33. » Georges Moreau se rappelle que Jean-Marie Le Pen était très attaché à l’idée : « Il en parlait souvent, il me disait : “Il faut passer le filtre médiatique, dépasser tous ces connards des télévisions qui nous crachent à la gueule matin, midi et soir.” »
Trois ans avant le lancement de YouTube, le FN décide donc de se lancer dans le grand bain de la vidéo sur Internet. « Plutôt que d’avoir un site de campagne assez banal, on avait en tête l’idée de créer un site de partage vidéo avant l’heure », raconte Martial Bild. Le nom de ce site frontiste : Lepen.tv. Tv est l’indicatif des îles Tuvalu : plutôt que d’avoir une adresse en « .fr », comme la plupart des autres candidats, le FN joue la carte cathodique. « Cela permettait de montrer assez facilement que ce nouveau site était axé sur la vidéo et l’information, explique Romain, webmaster du site. L’idée était de dire aux gens qui se plaignaient de ne jamais voir Le Pen à la télé qu’ils pouvaient enfin le voir sur Internet, à l’heure de leur choix. » Pour François Fréby, cette « adresse avait le mérite d’être facile à mémoriser, d’évoquer à la fois la télévision et ses attraits populaires, et enfin le message à la nation. Contrairement aux autres candidats, sur notre site, l’année 2002 ne figurait pas dans l’URL. C’est un Le Pen intemporel qui était candidat à la présidentielle ! »
L’idée s’inscrit dans une démarche plus large. Au cours de cette campagne, Le Pen se présente comme un vieux sage connecté à son époque34 : il s’essaye au rap sur Match-TV, pose en fumant le narguilé dans un café de Pigalle et se prend au jeu des chats de discussion sur le Web. Le président du FN accorde plusieurs « interviews exclusives » à des pure players, c’est-à-dire des médias qui n’existent que sur le Web35.
« Internet est un outil qui va prendre de plus en plus de place dans la vie de nos concitoyens, prophétise le candidat frontiste dans un entretien à Professionpolitique.com. Cela représente une chance inespérée de briser les barrières souvent infranchissables entre les citoyens et leurs représentants, entre le pays réel et le pays légal. Gageons qu’Internet permettra à l’avenir au citoyen d’être plus proche de ses représentants. » Le Pen peste aussi contre le référencement du site du FN « par des organisations commerciales qui ne sont donc pas indépendantes ». Et regrette qu’à « l’heure actuelle, Internet ne touche qu’un petit panel de Français, dont l’immense majorité représente surtout les couches les plus aisées de la population ».
Au Paquebot, Le Pen met désormais personnellement les mains dans le moteur. Avec autorité, le président du FN choisit les photos de son site, détermine sa couleur jaune solaire, et râle lorsque ses discours ne sont pas rapidement mis en ligne.
Malgré la volonté affichée de faire un YouTube avant l’heure, le FN n’y consacre que peu de moyens et arrive en queue de peloton des budgets numériques de cette présidentielle36. Âgé de vingt-huit ans, le webmaster Romain doit se démultiplier : « J’étais seul pour gérer l’ensemble du site. On a payé un hébergement, un nom de domaine et c’est tout. Le reste, c’étaient des étudiants qui gravitaient autour du FN et qui étaient dépêchés pour donner un coup de main, pour répondre aux questions que l’on recevait par e-mail au sujet du programme37. »
Chaque semaine durant la campagne, une vidéo est diffusée sur le site du FN. Pour réussir ce tour de force, Romain a hérité, au sein du Paquebot, d’une petite pièce sans fenêtres et au papier peint bleu foncé, qui fait office de studio vidéo. Du matériel poussiéreux et de vieilles VHS de reportages frontistes traînent encore sur les étagères. C’est l’héritage de National Vidéo, une société qui produisait les cassettes vidéo du parti et que dirigeait Marie-Caroline Le Pen, l’une des filles du patriarche, avant de suivre Bruno Mégret lors de la scission. Dans cette salle exiguë, décorée seulement d’une affichette « Ici j’hack Chirac » et de deux ordinateurs, le responsable Web filme et enregistre une fois par semaine les cadres frontistes dans de courtes interviews, où l’actualité politique est passée en revue. « Faute de moyens, je devais tout faire moi-même, raconte Romain. J’avais une télé dans mon bureau. J’enregistrais puis mettais sur le site toutes les interventions médiatiques des dirigeants du FN. Toutes les semaines, on produisait une vidéo. C’était un vrai merdier, je devais filmer puis faire le montage. Nous avions une nana, la plus jolie que l’on avait sous la main, pour jouer les speakerines. »
La « nana » en question se nomme Catherine Griset. C’est une amie de Marine Le Pen, qu’elle assiste encore aujourd’hui au Parlement européen. « Sa plastique permettait au Front d’exploser ses records de vues, certaines vidéos dépasseront même la barre des dix mille : Catherine faisait du 95D, ça jouait, commente, grivois, Georges Moreau. On faisait avec ce qu’on avait. Pour vendre du savon, vous mettez une fille mignonne, là c’était pareil. Sur chaque vidéo, beaucoup de commentaires étaient consacrés à sa beauté38. »
Alors que le PS ou le RPR revendiquent mille à deux mille visites par jour sur leur site, le FN claironne dans la presse que ses audiences oscillent entre dix mille et vingt mille visiteurs quotidiens39. Des chiffres qui vont être démultipliés au soir du premier tour. Mais la charge est souvent trop lourde pour le portail frontiste. « Nous étions sans cesse emmerdés par des coupures de serveurs, se souvient Martial Bild. Nous avions trop de monde sur le site et l’on subissait sans cesse des attaques de hackers. C’était assez sportif40. »
« Coup de tonnerre », « séisme », « choc » : le 21 avril, ces expressions tournent en boucle lors de la soirée électorale à la télévision. Avec 16,9 % des suffrages exprimés, Jean-Marie Le Pen est au second tour. Il talonne le président de la République Jacques Chirac (19,9 %) et devance d’une courte tête Lionel Jospin (16,18 %). Le standard téléphonique est rapidement saturé. Quant au site Web frontiste, il est littéralement pris d’assaut. Le FN revendique alors plus de soixante mille connexions par jour sur Lepen.tv et la réception de plus de dix mille mails quotidiens.
Dans l’entre-deux-tours, des serveurs supplémentaires sont loués en urgence pour faire face au pic de trafic tandis que des militants sont réquisitionnés pour renforcer la cellule Internet. Les frontistes se démultiplient sur la Toile pour influencer les internautes et critiquer le refus de Jacques Chirac de participer à un débat télévisé avec Jean-Marie Le Pen. Avant l’émergence des réseaux sociaux et de ce que l’on appellera le Web 2.0, c’est sur les forums de discussion, tels que ceux de Wanadoo ou Yahoo, que les débats font rage.
« Nous infiltrions ces forums ainsi que ceux des grands sites de journaux de gauche ou de droite en ligne, raconte le webmaster frontiste, Romain. On postait des questions orientées sur des sujets d’actualité et puis l’on y répondait avec des propositions du Front. L’objectif c’était que les gens en viennent à se dire que le programme de Le Pen était le plus en accord avec les problèmes de la société. » Cet activisme en ligne ne suffira cependant pas à faire pencher la balance face à la multiplication des initiatives anti-Le Pen sur le même terrain.
« Une seconde campagne numérique a commencé le 21 avril au soir, raconte le fondateur de l’Observatoire de la Net-campagne François Fréby. Les forums ployaient sous les contributions, les sites anti-Chirac se sont reconvertis illico en pro-Chirac. Comme à la télévision où des leaders d’opinion de la société civile ont pris exceptionnellement position, des newsletters scientifiques, sans aucun rapport avec la politique, appelaient à « bien » voter le 5 mai. Cette mobilisation anti-Le Pen a pris sur le Net, comme dans la rue, la tournure d’une manifestation géante, festive, pour laquelle ont été mis à contribution des messages viraux, des jeux satiriques et même des sites perso41. »
Le 5 mai, au soir du second tour, Le Pen est défait, et largement : avec moins de 18 % des voix, il ne gagne que sept cent mille suffrages par rapport au premier tour. Non seulement le Menhir a manqué le train présidentiel, mais le désaveu à son égard a largement dépassé ses prévisions. Après tant de semaines d’effervescence, le carrosse redevient citrouille et le FN a la gueule de bois : hier aux portes du pouvoir, aujourd’hui affaibli, réprouvé et ne pouvant plus fuir longtemps la question de la succession de son chef. Des péripéties qui ne freinent pourtant pas la créativité du mouvement sur Internet.
Cinq ans plus tard, des explosions multicolores et des coups de feu retentissent devant la permanence du Front national, surmontée de l’inscription « Le Pen président 2007 » et d’une flamme tricolore stylisée. Ce mercredi 10 janvier 2007, en pleine campagne présidentielle, le QG frontiste est pris d’assaut par une trentaine de manifestants déterminés à en découdre. Au bout des bras, des pancartes montrent le visage de Jean-Marie Le Pen grimé avec une moustache d’Adolf Hitler. Derrière une immense baie vitrée, d’imposants militants frontistes en T-shirts blancs moulants leur font face. Malgré les coups de feu tirés, aucune goutte de sang ne sera versée. Seulement quelques pixels. Le siège de cette permanence frontiste n’est pas situé à Saint-Cloud, mais sur l’île paradisiaque de Porcupine, sur Second Life.
Lancé en 2003, Second Life est un monde virtuel dans lequel chaque internaute peut mener une seconde vie, via un avatar en 3D. Avec ses deux millions quatre utilisateurs, « SL » est alors promis à un bel avenir. De grandes marques (IBM, Adidas, Toyota, American Apparel) et de prestigieux organes de presse (Reuters, la BBC ou Wired) ont choisi d’y ouvrir des bureaux. Avant même le lancement d’une version française, le FN décide d’installer une permanence le 5 décembre 2006, et devient ainsi le premier parti politique européen à y installer ses pénates.
L’initiative revient au Front national de la Jeunesse de Moselle. Sur son site, le FNJ mosellan assure que ce bureau virtuel a pour but de « promouvoir la candidature de JMLP en 2007 », « constituer une représentation permanente du FN sur Second Life » et, plus étonnant encore, « promouvoir la présence des organisations et entreprises françaises dans les mondes virtuels, jusqu’à présent monopolisés par les Anglo-Saxons ».
Le bureau virtuel frontiste est situé dans un mall, ces énormes centres commerciaux à l’américaine. Ce qui le distingue des autres échoppes de l’île, ce sont ses affiches : « Pour les patriotes, voter est un devoir », « Jean-Marie Le Pen politiquement non modifié », ou bien encore une photo géante d’Alain Soral – alors membre du comité central du FN et conseiller de Jean-Marie Le Pen. Derrière un comptoir d’accueil en verre, on trouve le kit parfait du militant frontiste : des tracts, un lien vers le discours de Valmy prononcé au cours de la campagne par Jean-Marie Le Pen, des livres dont celui de Marine Le Pen, À contre-flots, ou encore des T-shirts siglés d’une oriflamme.
« Je me suis inscrit sur Second Life après l’implantation du FN, raconte Nicolas Mircovich, un graphiste Web à l’initiative de la manifestation virtuelle anti-Front national. Comme le FN a toujours eu un coup d’avance sur le Web, j’étais préoccupé de les voir mener leur propagande sur Second Life sans être inquiétés. J’avais créé une pancarte sur laquelle j’avais inscrit “Ban the FN from Second Life”. Je l’ai mis en anglais tout de suite car l’environnement était particulièrement anglophone. Ce n’était pas forcément du meilleur goût mais ça allait à l’essentiel. La plupart des gens n’étaient pas au courant de la présence du FN sur Second Life42. »
Très vite la pancarte est répliquée par des centaines d’internautes. « Les manifestations anti-FN duraient parfois une dizaine d’heures, les gens se relayaient comme pour un piquet de grève dans la vie réelle, témoigne Nicolas Mircovich, dont le personnage virtuel ressemblait trait pour trait à Peter Pan. Nous avions même organisé une rave party devant leur bureau virtuel. J’avais créé un son qui reprenait le refrain des Béruriers noirs et il était régulièrement scandé. »
Un mois plus tard, le 13 janvier 2007, Ségolène Royal s’installera également sur Second Life dans un climat beaucoup plus apaisé. Mais malgré l’abondante couverture médiatique au sujet de Second Life43, ce n’est pas sur ce terrain que la campagne numérique battra son plein.
La présidentielle de 2007 a vu la plupart des partis politiques plonger dans le bain numérique. Deux ans plus tôt, la campagne contre le traité constitutionnel européen a souligné l’influence d’Internet dans le débat public : une partie de la victoire du « non » s’était alors jouée sur la blogosphère, contre de grands médias majoritairement acquis au « oui ». Il faut dire que depuis cinq ans, le nombre d’internautes a bondi, passant de seize à trente millions44.
Autrefois prescripteur en la matière, le FN l’est moins lors de cette élection où deux « jeunes » candidats, Nicolas Sarkozy, cinquante-deux ans, et Ségolène Royal, cinquante-trois ans, caracolent en tête des sondages. À l’instar de Le Pen en 2002, le premier possède sa propre Web TV. Tandis que la seconde a largement eu recours à l’outil numérique, et notamment à un réseau de blogueurs, pour s’imposer face aux « Éléphants » du PS lors de la primaire du parti.
Sur le bandeau de son site Internet, lepen2007.fr, un Jean-Marie Le Pen souriant pose devant l’Élysée. Mais la dynamique n’est plus là. Avec ses photos de couchers de soleil bretons et ses témoignages de partisans, le design du site est à l’image de son candidat âgé de soixante-dix-huit ans : désuet.
Au premier tour, Jean-Marie Le Pen est balayé avec 10,44 % des voix, soit près d’un million de moins qu’en 2002, malgré une participation en forte hausse. En 2007, Jean-Marie Le Pen entre dans son crépusule.
Après la calamiteuse présidentielle de 2007, les élections législatives se révèlent tout aussi décevantes pour le FN. Son score de 4,3 % au premier tour, le pire résultat du mouvement dans une élection nationale depuis le début des années 1980, annonce de très douloureux lendemains. Croulant sous les dettes, le président frontiste doit se résoudre à vendre le Paquebot, son siège de Saint-Cloud, mais également à réduire son personnel. Durant le chaud été 2007, Jean-Marie Le Pen convoque le personnel du parti dans une grande salle de réunion. « Il nous a fait un grand numéro, se souvient Pierre Sautarel, alors prestataire technique au sein de la cellule Web frontiste45. Prenant une voix de stentor, il nous a dit : “Vous êtes des chevaliers, des militants exceptionnels. Nous venons de subir un grand revers mais grâce à votre sacrifice professionnel, vous allez pouvoir sauver notre cause.” Il a réussi à déguiser le licenciement d’une grande partie des salariés en un geste militant46. » Dans les semaines qui suivent, les bureaux se vident : « Tout avait été abandonné, on se croyait dans Walking Dead47, poursuit Sautarel. Dans certains bureaux, il y avait encore des tasses de café avec de la poussière, c’était surréaliste. »
Aucun service n’est épargné : même les journaux frontistes Français d’abord et National Hebdo48, tirant respectivement à cinquante mille et quarante mille exemplaires, sont contraints au dépôt de bilan. Ces disparitions vont encore renforcer le rôle d’Internet comme moyen de propagande auprès des électeurs, mais aussi comme lien entre le parti et ses militants. « Après 2007 et la perte de visibilité médiatique consécutive à ses revers électoraux, le Web devient le principal levier de communication du parti, analyse le politologue Alexandre Dézé. Internet a eu un rôle analogue à celui de l’affiche dans les années 1970 ou 1980, quand le FN n’avait pas encore percé médiatiquement. Il devient un support majeur d’autopromotion puisque, en 2007, le site frontiste enregistre près de cent mille visites quotidiennes49. » Un essor qui doit pourtant s’accommoder de moyens minimaux. « En raison de nos problèmes financiers, c’est un jeune militant, Julien Sanchez, qui a été obligé de gérer seul le pôle Internet50 », explique Marine Le Pen.
Julien Sanchez : ce nom est aujourd’hui bien connu des militants du FN, ainsi que des habitants de Beaucaire. En 2014, cette commune gardoise de seize mille habitants a élu maire ce trentenaire aux allures de gendre idéal. Comme David Rachline à Fréjus ou Steeve Briois à Hénin-Beaumont, Sanchez représente cette jeune génération frontiste avide de responsabilités, décidée à enraciner localement le parti d’extrême droite. Mais dix ans plus tôt, c’est au titre de « Monsieur Web » que Sanchez s’est taillé une première notoriété au sein du mouvement : gérant de son site officiel, il anime également le Journal de bord de Jean-Marie Le Pen, une émission vidéo hebdomadaire où le président du FN commente l’actualité, complaisamment interrogé par son jeune partenaire.
Né en 1984, Julien Sanchez est tombé dans la marmite frontiste dès son plus jeune âge au grand dam de ses parents (un père plombier et une mère aide-soignante) qui votent communiste et militent à la CGT. « À partir de dix ans, j’ai commencé à suivre toutes les soirées électorales et ce sont les idées défendues par Jean-Marie Le Pen, Marie-France Stirbois ou bien encore Jean-Claude Martinez qui m’ont tout de suite convaincu51 », explique-t-il. « Sous son côté jeune, doux et très urbain, c’est un frontiste old school très ancré sur les vieux fondamentaux du parti52 », prévient Georges Moreau, ancien salarié de la cellule com du Front national.
S’il adhère au FN à l’âge de quinze ans, Sanchez hésitera longtemps entre la politique et le journalisme. « Mon rêve c’était de présenter le 20 heures de TF1 », confie-t-il. En 2000, il crée d’ailleurs son premier site, votants.com. Se voulant une « encyclopédie politique en ligne », la page commence par rassembler tous les résultats des élections cantonales. « J’avais contacté toutes les préfectures de France pour obtenir les résultats électoraux, commune par commune, se vante Sanchez. Je recevais des pavés entiers chez moi. Il y avait des milliers de pages. Je passais mes soirées, mes nuits à les inscrire sur mon site. Mes parents étaient désespérés de voir autant de courrier arriver. Ils pensaient que j’étais un peu fou. J’étais tout le temps sur mon ordinateur. » En 2003, le jeune homme lance un autre site, dédié aux élections régionales : il y publiera des entretiens avec Jean-Marie Le Pen mais aussi avec Ségolène Royal ou Georges Frêche. Pour son ami Pierre Sautarel, qui l’a longuement côtoyé dans les couloirs du Paquebot, Julien Sanchez a un « rapport de fan » à la politique : « Il était incollable sur l’organigramme de n’importe quel parti, comme un fan de foot qui collectionne les albums Panini et serait capable de ressortir le nom du buteur d’une finale de Coupe du monde dans les années 1970. »
Après ces élections, Sanchez abandonne définitivement ses études d’économie pour se consacrer à la politique. En 2004 est créé le « pôle de communication » du FN, regroupant le service de presse et le service Internet. C’est Alain Vizier, cinquante ans, l’attaché de presse historique du Front, qui est mis à la tête de la nouvelle entité. Familier du monde des médias, l’homme est en revanche moins à l’aise pour jouer de la souris : il délègue donc au jeune Sanchez, devenu « chef de projet Internet », la responsabilité de dynamiser le service.
Créé l’année suivante, le Journal de bord de Jean-Marie Le Pen va devenir un rendez-vous incontournable des militants frontistes. « Le dispositif du Journal de bord est calqué sur celui des journaux télévisés des chaînes hertziennes, observe le chercheur Alexandre Dézé. Il y a un présentateur, un rituel de présentation (“Nouveau numéro du Journal de bord, Jean-Marie Le Pen, bonjour”) et une scénographie qui ressemblent très nettement aux principes de réalisation des JT. Au point que des néophytes peuvent tomber dessus sur YouTube en ayant le sentiment d’assister à une véritable interview53. »
Avec Sanchez, jamais présenté comme un militant FN, dans le rôle du passeur de plat. « Il prenait du plaisir à présenter ces émissions, sourit Pierre Sautarel, qui en a assuré le montage de 2006 à 2009. Julien me faisait penser à un animateur de radio crochet, il connaissait toutes les mimiques du métier. Il était presque dans l’imitation avec sa petite phrase pour rebondir, son regard fixant constamment la caméra et ses formules de salutation. »
D’abord dubitatif, Jean-Marie Le Pen se prend rapidement au jeu. « C’est la causerie au coin du feu de Roosevelt, décrit-il. On lui reproche son côté ringard, mais c’est dû à la médiocrité des moyens que nous avons54. » Un salarié du Front observe : « Au fur et à mesure de son effacement des médias, c’est devenu son principal vecteur de communication. » Au grand dam de Marine Le Pen.
Début juillet 2014, Jean-Marie Le Pen nous reçoit dans son bureau, au manoir de Montretout, sur la colline de Saint-Cloud. Vêtu d’un costume rayé bleu et d’une cravate club, le président frontiste consulte avec anxiété son iPhone avant de le déposer dans le creux de son veston. Quelques jours plus tôt, son traditionnel Journal de bord vidéo a été retiré du site du Front national. Motif de cette suspension ? Jean-Marie le Pen s’est laissé aller à une nouvelle provocation à connotation antisémite. Évoquant plusieurs artistes ayant pris position contre le FN – tels Guy Bedos, Madonna, Yannick Noah et Patrick Bruel – Jean-Marie le Pen a répondu : « On fera une fournée la prochaine fois. » « Fournée » : aussitôt relié à la confession juive du dernier cité, Patrick Bruel, le mot fait scandale.
Cadre de la saillie litigieuse, voilà le Journal de bord de nouveau sur la sellette. Depuis 2007, Marine Le Pen scrute cet objet qui lui échappe. Et, chaque fois qu’elle le peut, en inspecte le contenu avant sa mise en ligne sur le site du FN. « Elle voulait souvent visionner le Journal de bord avant que nous le publiions sur le site, confirme Pierre Sautarel. Il y avait parfois des passages qui la scandalisaient. C’était alors un exercice d’équilibriste, car elle souhaitait qu’on les retire sans que Le Pen, encore au faîte de sa puissance, s’en rende compte55. »
Animatrice du programme aux côtés de Julien Sanchez, Marie d’Herbais abonde : « Il y avait des sujets polémiques que Marine Le Pen m’interdisait d’aborder, comme la Syrie de Bachar al-Assad ou la Seconde Guerre mondiale. Chaque soir après le tournage, je regardais l’émission sur le Web et je me rendais compte que certains passages de notre interview avaient disparu. Jean-Marie Le Pen s’en apercevait parfois et nous engueulait, sans savoir que c’était sa fille qui était responsable de ces coupes56. »
Furieuse de l’épisode de la fournée, et désormais seule patronne du Front national, Marine Le Pen veut mettre un terme au Journal de bord. « Cela fait des années qu’elle cherche une excuse pour l’arrêter, souffle un dirigeant frontiste au plus fort de la polémique. La “fournée” lui en a fourni l’opportunité. » Première décision : le site du FN n’hébergera plus le Journal de bord. Charge à Jean-Marie Le Pen de l’accueillir sur sa page personnelle, étant ainsi seul responsable devant la loi des propos tenus.
Mais ce n’est pas fini. Le conflit s’approfondit en avril 2015, lorsque l’ex-président du FN accorde un entretien explosif au journal Rivarol. Dirigé par le très radical Jérôme Bourbon, cet hebdomadaire historique de l’extrême droite affiche une ligne antisémite et négationniste ; et on y vomit chaque semaine le « néo-FN » de Marine Le Pen, coupable des pires compromissions avec le « système ». Voilà pourtant que Jean-Marie Le Pen y parle, et longuement ! Prenant la défense du maréchal Pétain, l’eurodéputé s’interroge sur les moyens de sauver « l’Europe boréale et le monde blanc » et dit comprendre « tout à fait » que l’on conteste la démocratie. Pour Marine Le Pen, c’est l’écart de trop : réuni en urgence, le bureau exécutif du FN suspend son ancien président.
Conséquence de cette décision : le lien vers le blog de Jean-Marie Le Pen figurant sur le site officiel du Front est retiré. Le « Vieux » perd en outre le personnel qui s’occupait jusqu’alors de produire son émission. « Nous n’avions plus de monteur pour filmer et diffuser ses vidéos. Tous les accès à son blog étaient coupés », s’émeut Marie d’Herbais. Restée fidèle à Jean-Marie Le Pen, cette dernière claque la porte du FN en signe de solidarité57, et cherche alors le moyen d’organiser le retour en ligne du Journal de bord.
Le coup de main providentiel finit par arriver : il vient des catholiques intégristes de l’Institut Civitas, trop heureux de nuire à une Marine Le Pen dont eux aussi ne pensent aucun bien. L’accord est conclu au cours du mois de mai 2015, par une rencontre entre Jean-Marie Le Pen et Alain Escada, président de Civitas. « Nous avons tout fait pour remettre à flot son Journal de bord58 », s’enorgueillit celui-ci. On en a la preuve lors du quatre cent unième numéro de l’émission, diffusé le 3 juin. Près de Jean-Marie Le Pen, un miroir reflète Escada : l’homme se tient derrière la caméra et rit à une plaisanterie du patriarche.
Devenu par ses outrances la coqueluche de l’extrême droite radicale, Le Pen pourra également compter sur l’appui de l’antisémite Alain Soral et du site de son mouvement Égalité et Réconciliation, qui relaie désormais toutes les éditions du Journal de bord.
Autrefois pays de cocagne pour le FN, voilà qu’Internet prend des allures de champ de bataille.
En dépit de ces péripéties, le grand amour du FN pour Internet se poursuit de nos jours. Il trouve d’ailleurs une traduction politique, puisque le programme du parti contient une série de propositions dignes du Parti pirate59 : instauration d’une licence globale, sanctuarisation dans la constitution des libertés numériques, abrogation d’Hadopi60… Ce discours désarçonne même certains critiques du mouvement, tels que Guillaume Champeau, rédacteur en chef de Numérama : « Alors que nous considérons que les valeurs du Front national sont à l’opposé de l’universalisme et de l’humanisme que nous souhaitons défendre, le discours de Marine Le Pen sur la question de la liberté sur Internet est tout simplement… parfait61 », jugeait-il en 2011.
Cinq ans plus tard, la philosophie frontiste n’a pas changé. Elle rejoint la stratégie générale du mouvement : se poser en garant des libertés publiques et individuelles, dans une France à « libérer » de la technocratie bruxelloise et du « totalitarisme » islamique. Les mots d’ordre du FN restent efficacement relayés par une petite armée de sympathisants en ligne. Et on a vu comment Marine Le Pen elle-même se prête au jeu, via son blog ou ses interventions en direct sur Facebook. « Là au moins, on peut dire ce qu’on veut », se réjouit un responsable frontiste. Car s’il a désormais accès aux plus grands médias, le Front se plaint toujours d’y être maltraité. Et continue donc de poursuivre ce vieux rêve : escamoter grâce à Internet tout intermédiaire entre sa parole et le public.
Ce tableau admet quelques limites. D’une part, le FN n’est plus ce parti radicalement innovant en matière d’Internet, toujours un pas devant ses concurrents. Aucun grand mouvement ne peut désormais faire l’économie d’une stratégie Web, à laquelle sont consacrés des moyens parfois considérables. Outre ce phénomène de rattrapage, la traditionnelle inventivité du Front sur ce terrain semble s’émousser. Le site officiel du FN ne relaie que des communiqués de presse ou les interventions médiatiques de ses dirigeants. Tandis que Nations Presse Info, le site fondé en 2008 par Louis Aliot, n’a pas réussi à devenir le grand site d’information frontiste qu’il devait être62. Quant au réseau social Les Patriotes63, lancé en 2014, il ne fut que la pâle copie d’initiatives similaires lancées par le PS et l’UMP. Membres et sympathisants du parti y étaient incités à échanger entre eux, à préparer des actions militantes ou à propager la bonne parole lepéniste sur les réseaux sociaux. L’échec fut criant : déserté par les militants, qui continuent de lui préférer les réseaux sociaux traditionnels, Les Patriotes a fermé ses portes au printemps 2016. Au fond, c’est désormais à ces petites mains que le Front semble sous-traiter une bonne partie de la guerre du Web : nul besoin de s’y épuiser quand une myriade de sympathisants autonomes répand d’elle-même la vulgate frontiste.
D’autre part, Internet s’est aussi révélé un instrument potentiellement destructeur pour le Front national. L’affaire du Journal de bord l’a mis en évidence : si Internet « libère » la parole de Marine Le Pen, il a le même effet auprès de ses détracteurs, mais aussi de militants moins présentables que leur présidente. Sur Twitter ou Facebook, des propos autrefois tenus dans un cercle privé s’affichent à la vue de tous, et reflètent les opinions racistes, homophobes ou complotistes d’une partie de la base frontiste. Loin de refléter un parti rassembleur et « apaisé », la Toile devient alors le gênant miroir du « FN profond ». Ce phénomène s’est notamment manifesté lors des élections départementales de 201564 : de nombreux médias n’ont alors qu’à consulter les réseaux sociaux pour recenser des dizaines de « dérapages » aux quatre coins de la France. Tel ce candidat de l’Ain s’en prenant sur Facebook à « ces juifs qui déconstruisent le pays » avant d’attaquer les musulmans, « ces fils de Satan ! Comment a-t-on pu faire rentrer ces porcs attardés dans nos pays civilisés ? ».
Face à ces outrances, le parti est mal à l’aise : voilà que se retourne contre lui cette liberté du Web dont il a fait l’éloge. L’idée de canaliser cette parole sur un réseau social « maison » fera long feu, avec l’échec cuisant des Patriotes. Le FN se trouve donc forcé à une méthode moins innovante : identifier et punir les auteurs de ces dérapages. En mai 2013, le secrétaire général frontiste Steeve Briois adresse cette consigne aux responsables locaux du mouvement : « Je vous demande de manière solennelle de vérifier, ou de faire vérifier immédiatement par une personne de votre choix, le contenu des pages Facebook, des tweets et des blogs des candidats de votre fédération. (…) Chaque candidat ne doit pas [sic] se laisser aller à des délires personnels ou idéologiques. » Lors des municipales de 2014, le FN propose en outre à ses représentants un modèle unique de site Internet : les contenus en sont soit suggérés par le parti, soit produits par le candidat mais validés en amont par sa hiérarchie.
Ce n’est pas tout : basée au siège du mouvement, et placée sous l’autorité du vice-président Florian Philippot, une petite cellule est chargée de passer au peigne fin les propos tenus par les représentants du FN sur les réseaux sociaux. « Pendant notre temps libre, au jour le jour, on regarde ce que font les autres sur Twitter : les liens postés, qui s’entend avec qui, etc., reconnaît sous couvert d’anonymat un jeune collaborateur de Florian Philippot. La plupart des gens ne sont pas très prudents : ce qu’on lit nous permet de les “classer”. On garde toutes ces infos dans un coin de la tête. Ensuite, un travail plus formel se fait à l’approche des élections. Là, on travaille depuis le siège du FN et on note les infos dans des tableurs Excel65. » Les plus flagrants dérapages peuvent valoir à leurs auteurs une non-investiture, une sanction, voire l’exclusion du parti. « Parmi nos candidats, il peut y avoir des divergences majeures et même, oui, des racistes, justifie David Rachline, jeune sénateur-maire de Fréjus, et autre ancien responsable Web du FN. Ceux-là, il faut qu’ils s’en aillent. Donc oui, il y a des gens qui surveillent cela, et ça peut valoir une déchéance d’investiture. C’est une structure de quelques personnes qui vérifient les déclarations. Et c’est à amplifier dans les prochaines campagnes locales66. »
Qu’importe si les propos interdits sont largement répandus à la base du parti : c’est leur expression publique que pourchasse un FN obnubilé par son image. Lancée par Marine Le Pen, la « dédiabolisation » est un combat sans fin du parti contre lui-même. Et dans ce combat, Internet est-il vraiment un allié ?