Le gamin rigole, rougit, donne du coude à son copain. « J’aimerais bien lui serrer la main », chuchote-t-il, sans oser approcher l’objet de son admiration. Un mur de journalistes l’en sépare : au Palais de justice de Paris, Dieudonné M’Bala M’Bala est l’attraction du jour. L’audience à laquelle vient assister l’humoriste, ce 30 avril 2014, pourrait déboucher sur son expulsion du théâtre de la Main d’Or, où il se produit depuis quinze ans. Les propriétaires, deux hommes d’affaires de confession juive ayant acheté le lieu en 2011, ne veulent plus de cet occupant encombrant, dont la réputation d’antisémite est désormais bien établie. Flanqué d’une petite troupe de fidèles, Dieudonné écarte gentiment quelques admirateurs, telle cette famille qui le soutient « à cent pour cent ». Et n’a que dédain pour les caméras qui l’entourent. « Alors, vous êtes venu ? », lui demande naïvement un reporter. « Non, je ne suis pas là », réplique-t-il, narquois. Et lorsqu’il se résigne à la présence de la presse, c’est pour mieux lui faire la leçon. « Si des milliers de personnes suivent mes vidéos, c’est qu’elles sont sensibles à d’autres points de vue que le vôtre, lâche-t-il. De plus en plus de gens arrêtent de regarder les informations que vous leur servez et vont sur Internet. Elle est là, la révolution. Je ne travaille pas pour vous, je travaille pour Internet. Si j’ai survécu, si je me développe, c’est grâce à Internet1. »
Dieudonné est venu pour rien, car le tribunal reportera sa décision à plus tard2. Au moins a-t-il délivré ce message : qu’importe d’être expulsé d’un théâtre, quand, en plus de remplir les Zénith, on dispose d’un espace virtuel ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la capacité quasi infinie et à l’audience considérable. Il en fera la démonstration deux ans plus tard. Refoulé du Québec le 10 mai 2016 alors qu’il devait y donner un spectacle le lendemain, c’est finalement par vidéo que l’humoriste s’y produira : dans une salle de Montréal, plusieurs personnes ont pu assister à la représentation, exécutée depuis la France et projetée en direct sur grand écran. Dans une vidéo postérieure, Dieudonné affirmera même réfléchir, pour l’avenir, à des projections holographiques de sa personne lui permettant d’apparaître dans n’importe quelle salle sans quitter l’Hexagone.
« J’ai plus de spectateurs que les journaux télévisés », fanfaronnera-t-il dans une autre vidéo. L’affirmation est exagérée, mais moins qu’on l’imaginerait. Sur YouTube, la vidéo Dieudonné rend hommage à Mandela cumulait un million et demi de visionnages en avril 2014. Dieudonné répond à Yann Barthès : trois millions deux. Dieudonné répond à Hollande : trois millions quatre. Dieudonné interdit de tout : quatre millions un3. Un succès qui se décline sur d’autres plates-formes : ils sont cent cinq mille à suivre l’humoriste sur Twitter, et désormais un million deux cent mille à « aimer » sa page Facebook.
« C’est quand même plus que le président de la République4 », constate, dépité, Vincent Feltesse dans son bureau au palais de l’Élysée. Cet ancien coordinateur de la Web-campagne de François Hollande, aujourd’hui conseiller politique du chef de l’État, ajoute : « C’est un phénomène très puissant que nous n’avions pas du tout anticipé et perçu. » Pas plus que le succès en ligne d’Alain Bonnet, dit Soral, jet-setteur raté devenu gourou d’extrême droite : les vidéos de cet acolyte de Dieudonné font, elles aussi, l’objet de centaines de milliers de visionnages.
Autour du duo, enfin, a brièvement prospéré une petite galaxie de sites réunis par leur complotisme maniaque. Autobaptisée « dissidence », cette mouvance se distingue sur bien des points du reste de la fachosphère, le conspirationnisme représentant presque un genre en soi. Tout aussi singulier est le parcours de ses deux protagonistes : ce « système » qu’ils rejettent aujourd’hui, l’un, Dieudonné, en a longtemps vécu ; l’autre, Soral, a aspiré en vain à le rejoindre.
Quoi d’anormal à ce qu’un homme de spectacle ait investi la Toile ? La présence en ligne est aujourd’hui incontournable pour diffuser une œuvre et entretenir un lien direct avec le public, notamment les jeunes générations. Mais voilà : Dieudonné n’est pas un simple humoriste. À la scène ou à l’écran, le Franco-Camerounais distille sur le ton de la blague une vision du monde antisémite et complotiste. Adhérant, selon la définition de l’historien Richard Hofstadter, à l’idée d’un « complot organisé autour d’un vaste réseau international, procédant de façon insidieuse, doté d’une efficacité surnaturelle et visant à perpétrer les actes les plus diaboliques qui soient5 ».
Pour Dieudonné, le centre de ce complot est « le puissant lobby juif international » – assisté, selon les occasions, des États-Unis, des francs-maçons, de l’industrie pharmaceutique ou de la reine d’Angleterre. Un discours qui a valu à son auteur plusieurs condamnations pour injure, diffamation et incitation à la haine, ainsi qu’une fermeture de l’accès aux médias.
Internet demeure donc le seul canal par lequel ces idées puissent être aussi largement diffusées : s’en saisir devient dès lors impératif. Dieudonné, comme il s’en vante, a survécu ainsi. Il a même prospéré.
Son éviction progressive des médias « classiques » a commencé au début des années 2000. Elle a été entretenue de manière délibérée par l’intéressé, homme de spectacle et de médias, qui a retourné les propres armes de ces derniers contre ces milieux.
De manière révélatrice, le point de bascule a eu lieu sur un plateau télévisé, celui de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde, animée par Marc-Olivier Fogiel sur France 3. Le 1er décembre 2003, Dieudonné y apparaît en direct. Il porte une veste militaire, une cagoule et des papillotes à la façon des juifs orthodoxes. Laborieux et décousu, son sketch tourne à la diatribe « antisioniste » et se conclut par l’exclamation « Isra-heil ! ».
« Il avait séché les répétitions en prétextant être bloqué à son théâtre de la Main d’Or, raconte Marc-Olivier Fogiel. Il avait dit au producteur exécutif qu’il interpréterait un sketch de Jamel [Debbouze, autre humoriste présent sur le plateau] mais en réalité, il a kidnappé l’antenne6. » Pour l’animateur, « ce soir-là, Dieudonné s’est créé un nouveau public en se marginalisant et en se victimisant. Il a fait tout cela de manière très consciente et réfléchie ».
Un an plus tard, le trublion est invité dans Tout le monde en parle, émission présentée par Thierry Ardisson sur France 2. Les deux hommes sont seuls sur le plateau. Leur discussion est tout entière consacrée à la trajectoire de Dieudonné depuis son apparition sur France 3. L’échange tourne au procès médiatique : dans le rôle du procureur, Ardisson énumère les charges, réclame à son invité excuses et explications. Ce dernier, sur la défensive, refuse de renier le fond de son propos.
Et s’emporte : « Tout a commencé avec [mon] projet de film sur le code noir, sur la traite négrière. Je vais voir le Centre national du cinéma, pour dire : je voudrais faire ce film. Et là, on m’envoie un courrier pour me dire non7. Pourquoi ? Parce que c’est un sujet extrêmement délicat : 95 % des richesses aux Antilles appartiennent encore aux descendants des esclavagistes, c’est un sujet difficile à ouvrir. Je réponds : vous ne pouvez pas me dire ça, vous avez financé d’autres films sur des crimes contre l’humanité (…) Pourquoi on ne veut pas ouvrir ce dossier ? Qui a profité ? On va comprendre un peu mieux l’histoire, et ça gêne des gens. »
Implicitement, Dieudonné désigne ici les juifs comme principaux organisateurs de la traite négrière – idée soutenue de longue date par l’organisation noire américaine Nation of Islam, dont les thèses lui sont familières. Se dessine en parallèle cet élément central de son discours : le sentiment d’un « deux poids, deux mesures » entre la mémoire de la Shoah, ressentie comme omniprésente, et celle de la traite des Noirs. En témoigne encore l’échange suivant, qui commence par une indignation de Dieudonné :
« — Il y a des sujets sensibles et tabous (…) Pourquoi [est-ce que] sur un sujet, on ne pourrait pas s’exprimer ?
— Vous savez bien pourquoi on ne peut pas s’exprimer : parce que, dans ce pays, pendant la guerre, on a envoyé des juifs dans des chambres à gaz et que ça crée un petit problème (…)
— Et dans ce pays, on a envoyé pendant quatre cents ans des centaines de milliers de Noirs [vers l’esclavage] et ça n’a pas empêché Michel Leeb de faire un sketch, qui m’a fait marrer, en parlant d’un Noir et en parlant d’un singe (…) Tout le monde a souffert. Moi aussi, j’ai souffert. »
Toujours courtois, le dialogue s’oriente irrésistiblement vers une impasse. Refusant d’abjurer son « antisionisme » suspect, Dieudonné se présente comme un « chercheur » : « Je dois aller au bout de ma démarche, pour comprendre. » Et son questionnement porte loin : jusqu’à le faire réclamer une « commission d’enquête » sur les origines du sida, pour vérifier si la maladie n’est pas le fruit d’un complot visant à exterminer les Africains. Ardisson, consterné, insiste :
« — Vous êtes conscient que vous êtes sur une route qui vous coupe du reste du monde ?
— Qui me coupe du reste du show-business, mais pas du monde (…)
— Je suis un peu désolé de vous voir vous enfoncer là-dedans (…) parce que c’est peut-être la dernière fois que je vous invite, Dieudo.
— Si je ne suis plus invité, je ne serai plus invité. Mais je ne peux pas aller contre ma conscience, contre ma dignité. »
Dix ans plus tard, Ardisson se souvient bien de cette soirée : « À l’époque, Dieudonné était encore relativement accepté dans les médias. Mais je me disais qu’à un moment, on ne pouvait plus accepter de manger avec le diable, même avec une longue cuillère. J’ai fait justice moi-même : j’ai été le porte-parole de ceux qui n’en pouvaient plus de le voir tenir des propos antisémites sans conséquences médiatiques. À partir de cette émission, il a commencé à être moins invité dans les médias et il s’est réfugié sur Internet. Et il m’a attaqué dans des vidéos en disant que j’étais vendu aux sionistes8. »
L’émission entretient en effet la dynamique qui entraîne Dieudonné – les condamnations morales nourrissant son sentiment de persécution, renforçant sa posture antisystème et entraînant une radicalisation supplémentaire de son discours. Ce dernier devient, du même coup, toujours moins recevable dans les médias « grand public ».
Cette trajectoire connaîtra son point d’orgue lors d’une soirée de décembre 2008, qui le voit inviter sur la scène du Zénith de Paris le négationniste Robert Faurisson. Celui-ci se voit remettre un « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence » par le régisseur de l’humoriste, Jacky Sigaux, affublé d’un costume de déporté. Parmi les spectateurs, une personne ressent particulièrement la portée de l’événement : Jean-Marie Le Pen, dont Dieudonné s’est rapproché après l’avoir longtemps dénoncé. Le président du FN sait d’expérience le coût de telles provocations ; il comprend que la mise en scène, soigneusement planifiée, vaut divorce avec l’establishment. « Et Le Pen est ce qu’il est : s’il a des ennemis communs avec quelqu’un, le quelqu’un est déjà presque un ami », explique, gêné, un proche du « Vieux ».
Après cette soirée, Dieudonné passe définitivement, et délibérément, du côté des parias.
Un chemin similaire est parcouru, à la même époque, par Alain Soral, essayiste provocateur et antisémite achevé.
Né en 1958, originaire de Savoie, ce frère de l’actrice Agnès Soral a grandi sous la coupe d’un père autoritaire et violent. Émancipé, il commence comme Dieudonné par goûter aux délices du « système ». À Paris, le jeune homme brûle la chandelle par les deux bouts et passe ses nuits aux Bains Douches et au Palace, les boîtes incontournables de la jet-set parisienne des années 1980. Soral relate cette expérience dans La Vie d’un vaurien : entre deux aphorismes, cette autobiographie le dépeint en mâle alpha, fasciné par les formes les plus outrancières de la virilité. « Il faisait partie des grands séducteurs de Paris, raconte le cinéaste Gaspar Noé qui le croisait régulièrement aux Bains. Il était accompagné d’une personne différente tous les soirs. Je n’ai jamais vu un mec choper autant de meufs et en parler avec autant de dédain. Il présentait ça comme la chose la plus simple au monde9. »
À l’époque, Soral se vit en Casanova et tire même des leçons de sociologie10 de ses multiples aventures. Chez les libraires, il est surtout connu pour avoir coécrit Les Mouvements de mode expliqués aux parents, véritable best-seller11 jugé « désopilant et un rien cruel » par Le Monde.
En 1993, c’est cette plume subversive que décide de recruter Isabelle Chazot, rédactrice en chef du magazine 20 ans. Dans les bureaux de verre de ce mensuel féminin atypique, la dégaine en blouson noir de Soral détonne. Chazot se souvient d’un personnage « cossard et saturnien » qui « foutait un peu la trouille et attirait en même temps » : « Il avait du mal à accepter les contraintes de la vie de bureau : la hiérarchie, la régularité dans la production, les petites rivalités, sans parler des horaires puisqu’il travaillait la nuit et se réveillait au début de l’après-midi. Il avait une cérébralité hyperdéveloppée, et je pense, un étage affectif un peu atrophié… Ça se ressentait dans ses articles. Il écrivait des textes très découpés, denses, dans un style cinglant, un peu sec12. »
À son bureau, Soral lit Baudrillard et trimballe toujours avec lui L’Être et le Code, le magnum opus du sociologue Michel Clouscard réputé proche du Parti communiste, qu’il a entièrement annoté. « Il était déjà très politisé, poursuit Chazot. À l’époque, il n’était pas question d’un rapprochement avec le Front national, puisqu’il était marxiste. Mais la gauche caviar régnait, le Parti communiste avait tourné casaque. Les distances avec ce gloubi-boulga idéologique étaient maximales. Que ce soit sur les questions sociétales (antiracisme, féminisme), géopolitiques (guerre d’Irak), économiques et sociales (grèves de 1995), il était clairement positionné sur ce qu’on a appelé plus tard “la gauche réac” » : le contraire du libéral-libertaire. Contre l’élite financière et médiatique ; pour le peuple et les valeurs nationales, traditionnelles.
Au fil des années 1980 et 1990, Soral apparaît également comme chroniqueur ou comme invité dans plusieurs émissions télévisées grand public. Pourfendeur aux phrases assassines dans Tout le monde en parle de Thierry Ardisson ou machiste assumé sur le plateau de C’est mon choix d’Évelyne Thomas, Soral est un bon client. Le temps passant, cependant, il se voit de plus en plus cantonné au rôle d’épouvantail cathodique. « Il fréquentait beaucoup de gens de la télé et il se voyait comme le mec brillantissime qui n’avait pas accepté les compromissions des autres, décrit l’écrivain Simon Libérati, alors très proche de lui. Il se voyait comme un pur mais il a toujours cherché à devenir célèbre. C’était une espèce de provocateur solitaire qui aurait pu être artiste ou écrivain s’il en avait eu le don ou le courage. Son talent, ça a toujours été de savoir comment intéresser les gens. Vous le plantiez dans un café et au bout de cinq minutes : cinq personnes puis dix, puis quinze se mettaient à l’écouter. C’était un blablateur de bistrot hors pair. Il aurait pu faire une carrière d’agitateur incroyable. Le problème c’est qu’il s’est radicalisé sous l’influence des gens traînant autour de lui13… »
En 2001, son film Confessions d’un dragueur est un flop critique et commercial – Libération, notamment, le jugeant « foncièrement exécrable ». Cet échec le remplit d’amertume : « J’ai été massacré par les deux cliques qui tiennent ce milieu, les pédés et les juifs14 », juge-t-il.
Au début des années 2000, il se lie d’amitié avec le sulfureux écrivain Marc-Édouard Nabe. Antisioniste viscéral, contempteur de l’« Empire américain », tricard des médias pour cause d’outrances répétées, l’homme a tout pour lui plaire. « Soral a commencé à me suivre partout, fulmine Nabe15. Aux vernissages, aux dîners, pour draguer mes copines et faire le beau. Au club de jazz Le Petit Journal, où je jouais avec mon père sur scène16, il mangeait des pâtes tout seul dans un coin en nous regardant. Ensuite, il harponnait tous les gens qui passaient, débitait ses théories provocatrices sur la mort de Lady Di, la Lune17 et les chambres à gaz. Au début c’était drôle, car il faisait cela sur le ton de la blague, il semblait distant vis-à-vis de telles énormités. Ensuite, il en a fait un business. »
La lune de miel tournera court : après avoir fait un bout de chemin avec Soral et Dieudonné, Nabe se déclare aujourd’hui leur adversaire acharné. La raison de la brouille serait, selon l’écrivain, son refus d’adhérer aux conceptions complotistes sur les attentats du 11 septembre 2001. Désormais, l’homme ne perd plus une occasion de faire leur procès. « Ce qui les réunit, c’est la volonté de se venger du show-business, estime-t-il. Ils ont transformé leur exclusion en combat. Je pensais que Dieudonné deviendrait le Coluche de la cause palestinienne. En réalité, ils n’ont rien à foutre de ce qui se passe au Proche-Orient : leur “antisionisme” est dirigé contre les juifs du monde des médias et du spectacle. »
En parallèle à ces mondanités, Soral poursuit un parcours politique hétéroclite, qui le voit adhérer à un obscur « Collectif des travailleurs communistes des médias » qui se revendique du Parti communiste. Secrétaire et trésorier de cette drôle de cellule, Simon Libérati se souvient d’avoir signé la carte du Parti communiste de Soral dans un « mauvais restaurant de couscous » située rue de la Roquette dans le XIe arrondissement de Paris où se tenaient leurs réunions.
« Nous étions une bande de pieds nickelés, s’amuse Libérati. Nous voulions être des communistes à l’ancienne à l’époque où ce n’était plus du tout la mode de l’être. On réclamait le retour du communisme stalinien d’avant la chute du Mur. Nous avions très peur d’une dérive progressiste du PC. Nous n’avons pas eu énormément d’activités militantes, si ce n’est une manif contre l’espace Schengen dans laquelle Alain a chanté : “J’ai crié Staline pour qu’il revienne” sur l’air d’Aline, la chanson de Christophe. »
Soral aime la chanson : une vidéo amateur visible sur Internet le montre micro en main, reprenant Ma gueule de Johnny Halliday en karaoké. La performance a pour cadre la fête des Bleu-Blanc-Rouge, un grand rassemblement alors organisé annuellement par le Front national. Vice-présidente du parti, Marine Le Pen vient quant à elle d’entonner Femme libérée et applaudit le solo soralien. Au micro, elle a salué « l’immense écrivain » et son « talent de plume ».
Nous sommes en 2006 et Soral vient de rejoindre le Front national. L’ex-communiste tente, avec un succès tout relatif, de convertir le parti lepéniste à la « réconciliation nationale » qu’il appelle de ses vœux. Soit la communion patriotique des Français « de souche » et d’origine maghrébine, contre le véritable ennemi : les forces mondialistes incarnées, selon lui, par les « sionistes » et leurs alliés.
En 2007, c’est sur ce programme que Soral fonde sa propre association politique, Égalité et Réconciliation (E&R), censée rendre le vote frontiste acceptable aux jeunes des banlieues. À l’époque, l’idée semble participer à la stratégie de « dédiabolisation » voulue par Marine Le Pen. La même année, c’est une décision de Jean-Marie Le Pen qui propulse Soral au comité central du FN, sorte de parlement du parti. Peut-être déçu de ne pas être désigné tête de liste aux élections européennes de 2009, il quittera pourtant le mouvement avec fracas en 2009 pour se consacrer à sa propre structure.
« Soral ne comprenait pas qu’une pauvre femme telle que moi puisse ne pas être sensible à son influence intellectuelle », soupire Marine Le Pen, vice-présidente du parti à l’époque, qui le qualifie de « gourou »18 : « Par exemple, il m’avait expliqué que mon livre À contre-flots découlait de ses idées, alors que je l’avais écrit avant de le rencontrer. Il est complètement barré. Mais il a l’impression d’avoir un vrai pouvoir, car il peut faire changer d’avis ses adeptes plusieurs fois par jour. »
En 2011, l’intéressé condense sa vision du monde dans les deux cent trente-sept pages de son principal ouvrage, un essai intitulé Comprendre l’Empire : pot-pourri de différentes traditions politiques, où des résidus marxistes cohabitent avec un éloge de la monarchie chrétienne, où les appels à la « réconciliation nationale » voisinent avec une critique de « l’immigration de peuplement », le tout sur fond de complotisme. Dans son livre, Soral prétend éclairer les « desseins maléfiques de l’oligarchie mondialiste », sinistre araignée visant à « l’abolition de la démocratie et [à l’instauration du] pouvoir bancaire intégral ». Un projet derrière lequel il discerne « la toute-puissance du lobby sioniste », mais aussi une franc-maçonnerie vue comme « le nouvel ordre des jésuites de la République mondiale ». Pour Soral, l’espoir est incarné par quelques régimes autoritaires, antiaméricains et mâtinés à l’occasion de préoccupations sociales : Venezuela, Iran, Syrie, Russie.
En France, les jeunes musulmans pourront aussi être d’utiles alliés – du moins ceux qui, « élevés par un patriarcat ayant échappé à la féminisation », adhèrent encore aux valeurs traditionnelles. Aucune considération, en revanche, ne doit être accordée aux « voyous apatrides (…) ultra-violents, cultivant la haine du Blanc ». Cette ligne est ramassée dans le slogan d’Égalité et Réconciliation : « Gauche du travail, droite des valeurs ».
L’organisation est tout entière tournée vers le culte de son chef, censé cumuler les qualités du sage, de l’athlète et du leader politique : « Soral a raison » est l’un des principaux mots d’ordres d’E&R. Hormis les ouvrages du maître, l’intégralité de sa communication passe par Internet, ce qui éclaire les positions libérales du mouvement en la matière. Comme Dieudonné, en effet, Soral disparaît peu à peu des médias traditionnels à mesure que s’affirme le caractère antisémite et complotiste de son discours.
À partir du milieu des années 2000, un rapprochement s’amorce entre les deux hommes sur la base de leurs convictions communes. Aux élections européennes de 2004, Dieudonné est candidat en Île-de-France sur la liste EuroPalestine, que soutient Alain Soral. Aux européennes de 2009, ils figurent ensemble sur une Liste antisioniste pour une Europe libérée présentée dans la région capitale. Soral devient vite un habitué du théâtre de la Main d’Or, qui héberge parfois ses propres événements.
Au duo comique Élie et Dieudonné succède ainsi un duo politique, tant les deux hommes semblent inséparables : Soral s’appuyant sur la popularité de Dieudonné pour diffuser son message, ce dernier trouvant chez Soral une formulation politique de ses propres idées.
Le 27 mars 2011 est ouvert un compte YouTube intitulé Iamdieudo ; une première vidéo y est publiée le jour même. Intitulée Dieudonné version 2.0, elle ne dure qu’une minute. L’humoriste s’y adresse directement à ses fans : « Si je prends la parole aujourd’hui, c’est pour vous dire que je suis sur Internet. Pourquoi ? Parce que c’est le seul espace de liberté aujourd’hui que nous ayons à notre disposition. »
Et le nouveau venu d’annoncer, en outre, la naissance de comptes Facebook et Twitter, ainsi que d’un site officiel : ses nouveaux canaux de diffusion de masse. Depuis, Dieudonné a fait grand usage de cette « liberté ». À l’été 2016, plus de deux cents de ses vidéos étaient visionnables à volonté sur YouTube.
Le format le plus fréquent le voit trôner derrière son bureau, au milieu d’un joyeux fouillis d’affiches et de gadgets. « C’est inimaginable chez lui, tout tient avec un bout de scotch et un élastique », sourit Emmanuel Ratier, chroniqueur d’extrême droite dont Soral et Dieudonné ont promu un ouvrage consacré à Manuel Valls19. « Il tourne ses vidéos dans cette pièce assez vaste, entouré de toutes les conneries que les gens lui envoient : des dessins, des ours en peluche… Devant lui, une mauvaise caméra. C’est fait avec rien, tout repose sur sa présence. »
Durant dix à vingt minutes, l’humoriste disserte librement sur le ton d’un sketch, commentant l’actualité, annonçant ses spectacles ou prenant ses adversaires à partie. Très rythmé, le discours est soutenu par des changements de cadrage ainsi que par des incrustations sonores et visuelles, qui l’illustrent ou renforcent son effet comique. Bref, les codes du genre, observés par de nombreux humoristes amateurs sur YouTube, sont parfaitement respectés.
Quant à l’inspiration initiale, elle est revendiquée par un ex-collaborateur de l’humoriste, désormais sans contacts avec son ancien employeur. « Dieudonné lui-même a toujours eu une utilisation assez basique d’Internet, explique-t-il sous couvert d’anonymat. Je lui ai fortement conseillé de se mettre à la vidéo, parce que c’est ce que les gens préfèrent. Une vidéo sera toujours beaucoup plus vue qu’un article ne sera lu. Surtout que Dieudonné est très fort dans les gimmicks, les imitations… Il fallait s’inspirer d’Alain Soral, qui faisait des vidéos depuis déjà deux ans. J’ai présenté celui-ci comme un modèle : ce qu’avait fait Soral, c’était transposer le discours de bistrot au format vidéo. C’est grâce à ça qu’il est devenu ce qu’il est20. »
Au juste, Dieudonné n’a pas attendu 2011 pour se mettre à Internet. Dans la deuxième partie des années 2000, déjà, un site relaie la parole du polémiste : Les OGRES – pour « Ouverture géographique, religieuse, ethnique et sociale ». Il est animé par des proches de Dieudonné, dont l’un affirme aujourd’hui que le site recevait « en moyenne quinze mille ou vingt mille visites par jour ». Il disparaîtra pourtant de la Toile, miné notamment par des rivalités dans l’entourage de l’humoriste. À la même époque, celui-ci intervient souvent sur un autre site ami : La banlieue s’exprime. Là encore, l’expérience tournera court : l’animateur de la plate-forme, Ahmed Moualek, est désormais un vigoureux contempteur de Soral et Dieudonné. À partir de 2011, ce dernier, assisté de son entourage immédiat, met donc lui-même la main à la pâte. Avec un succès certain : en août 2014, son compte YouTube affichait un total de soixante-quatre millions de vues.
À les regarder, on saisit rapidement ce qui distingue Dieudonné du simple « bouffon », « là pour la rigolade », qu’il prétend être : s’y déploie en effet le discours antisémite et conspirationniste mentionné plus haut. Non pas de manière ouverte, mais à coups de sous-entendus, de plaisanteries et de mots codés. Et surtout, sous couvert d’« antisionisme », c’est-à-dire d’opposition à Israël en tant qu’État de nature coloniale.
Ainsi, à l’été 2014, alors que Tsahal mène une offensive sur la bande de Gaza, le polémiste fustige la « haine puante et pleurnicheuse » des soldats israéliens, « ces rats immondes voleurs de terre et voleurs d’eau, veules, lâches, fourbes et menteurs ». Mais salue « les fiers combattants du Hamas qui sont aux portes de l’enfer ». À de nombreuses reprises, Dieudonné dit aussi son soutien aux régimes autoritaires et anti-israéliens de Bachar al-Assad en Syrie, de feu Mouammar al-Kadhafi en Libye et de Mahmoud Ahmadinejad en Iran.
Pour Dieudonné, cependant, le sionisme ne s’arrête pas aux frontières d’Israël, ni à celles du Moyen-Orient : il s’agit en réalité d’un projet colonisateur global. Commentant une visite de François Hollande en Israël, en novembre 2013, il se gausse : « Vous avez vu notre monarque socialiste se prosterner devant ses maîtres. » Suggérée ou clairement exposée, l’idée revient sans cesse : la démocratie n’est qu’un jeu de dupes, « une vieille prostituée ». La réalité du pouvoir serait ailleurs : dans des réseaux occultes, économiques, politiques et médiatiques tenus par les « sionistes » ou par leurs affidés.
Aux prises avec la presse, Dieudonné pointe ainsi « Jérusalem » comme « la maison mère des médias en France ». En mal d’argent, il ironise : « Je suis allé voir ma banque […]. Ils m’ont dit : “On a eu un coup de téléphone de Jérusalem.” Tu m’as compris… » Le gouvernement est lui aussi pointé comme une succursale « sioniste » : le ministre de l’Économie d’alors, Pierre Moscovici, pourra par exemple « être extradé vers son pays, en Israël ».
Le procédé permet à Dieudonné de se poser en victime d’un système surpuissant : « Je suis encore en vie, mais pour combien de temps ? J’ai toute la fine équipe au cul, le puissant lobby juif international, de Montréal à Bruxelles en passant par Paris. »
Cette vision paranoïaque du monde trouve une forme particulièrement extrême dans ces commentaires d’août 2011 au sujet du meurtre de masse commis en Norvège par Anders Breivik. Celui-ci est alors qualifié de « star montante des productions judéo-maçonniques » : « Regardez-le avec son petit tablier [de maçon21]. Il a les mêmes couleurs que le drapeau israélien, d’ailleurs. »
De même, il feint de s’interroger sur un voyage en Israël de Mohamed Merah, auteur en mars 2012 de sept assassinats dans la région toulousaine, dont ceux de trois enfants juifs, et suggère une complicité du Mossad : « Qu’est-ce qu’il était venu faire [là-bas] ? Il était en vacances ? À Tel-Aviv ? »
Élargi à l’échelle de l’Histoire, ce complotisme peut déboucher sur un négationnisme, outil essentiel de l’antisémitisme contemporain. Relativiser, voire nier le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale permet en effet d’en attaquer les conséquences supposées – création d’Israël et domination matérielle et morale des juifs.
Alain Soral se plaît ainsi à disserter sur la présence supposée de fenêtres dans les chambres à gaz. Dieudonné, lui, est plus elliptique : « On a créé quelque chose d’unique, on a un peuple martyr qui porterait la souffrance de l’univers, que dis-je, de trois galaxies sur ses épaules, explique-t-il en juillet 2012. Ce peuple serait le peuple juif, ce qui n’a absolument aucun sens. […] C’est ce qui s’est passé d’ailleurs lors de la dernière guerre mondiale avec le comportement d’Israël, le comportement obscène, inimaginable, d’aller faire payer l’Allemagne sur des crimes que ses jeunes générations n’ont pas commis. » Moins ouvertement négationniste que Soral, Dieudonné privilégie l’humour ou le sous-entendu : « Je n’ai pas à choisir entre les juifs et les nazis, je suis neutre dans cette affaire, glisse-t-il en janvier 2014. Qui a provoqué qui ? Qui a volé qui ? Bon, j’ai ma petite idée… »
S’insinue ainsi l’idée que l’existence de l’État d’Israël, et la compassion entourant le souvenir du génocide, seraient le produit d’une manipulation. Sur scène ou dans ses vidéos, Dieudonné s’affiche d’ailleurs à plusieurs reprises avec le négationniste Robert Faurisson. En 2010, une autre figure de cette mouvance, Vincent Reynouard, est présente à la Main d’Or pour une représentation du spectacle Mahmoud. Lorsqu’il vient se faire dédicacer une affiche par l’interprète après la séance, l’homme est aussitôt reconnu par Dieudonné et prié de rester dîner.
Le visionnage de ces vidéos postées sur YouTube révèle ainsi un discours syncrétique, empruntant à toutes les traditions de l’antisémitisme : la vieille tendance « de gauche », qui identifie les juifs au système capitaliste ; une lecture complotiste plus ancienne encore, culminant autour des célèbres faux Protocoles des Sages de Sion ; le révisionnisme historique, ou encore un « antisionisme » lié au conflit israélo-palestinien.
Une autre source d’inspiration évidente est l’organisation musulmane américaine Nation of Islam (NOI), déjà citée, dont le discours fait régulièrement appel à la judéophobie : le dénuement de nombreux Noirs américains y est comparé à la puissance supposée des juifs – écho lointain d’une période esclavagiste dont ces derniers, selon la NOI, auraient été les principaux acteurs.
La métaphore esclavagiste est d’ailleurs un élément essentiel du discours de Dieudonné. L’ennemi étant désigné, il s’agit en effet de constituer face à lui une communauté de « résistants ». Pour cela, l’humoriste met en scène le martyre d’un « pays réel » aux mains des « sionistes ». « Ce monde est une taule, une prison à ciel ouvert, s’emballe-t-il en septembre 2011. On est tous des détenus. » Ou encore : « Nos maîtres n’ont jamais été aussi puissants qu’aujourd’hui, ils nous dominent, ils nous violent, nous humilient, nous insultent. » Avant la présidentielle de 2012, il juge que « le prochain président sera très certainement un ami d’Israël, pédophile et violeur d’enfant. Mais nous l’accepterons sans broncher car c’est notre lot, amis esclaves ».
Cette métaphore récurrente joue, notamment, sur les blessures identitaires des populations d’origine africaine. « Vous êtes de la merde », « on mérite ce qu’on a »… Le recours intensif au vocabulaire de l’humiliation et de la dépossession fait naître une communauté imaginaire : les « non-juifs de France ». De nouveaux damnés de la terre chez lesquels ce discours est censé provoquer prise de conscience et passage à l’action : « On est des esclaves dans un champ de cannes, alors faut qu’on se tire, c’est tout, exhorte Dieudonné. Soyez subversifs, soyez désobéissants. Faites chier ce système de merde. »
La liberté que Dieudonné dit avoir trouvée sur Internet ne va pas sans limites. Le contenu de certaines vidéos a débouché sur de nombreuses condamnations en justice, sans que « l’humour » invoqué en défense soit retenu par le juge – par exemple dans le cas de la chanson Shoah’nanas, détournement du Chaud Cacao d’Annie Cordy. Mais le polémiste s’est également heurté au règlement des plates-formes vidéo qu’il utilise. Début septembre 2014, il a ainsi vu sa chaîne YouTube supprimée pour des « cas graves ou répétés de non-respect du règlement de la communauté ». Avec elle, c’est l’ensemble des vidéos publiées depuis mars 2011 qui ont disparu du site. L’administration de YouTube n’en dira jamais plus sur les motifs exacts de cette sanction. Deux semblent toutefois vraisemblables. D’abord, une vidéo publiée quelques jours plus tôt et se riant de la décapitation de l’américain James Foley, otage du groupe État islamique en Syrie. Largement jugée offensante, elle a entraîné l’ouverture d’une enquête judiciaire pour « apologie d’actes de terrorisme ». Second motif de sanction de la part de YouTube : l’incrustation de messages publicitaires dans les vidéos de Dieudonné. Un type de prestations interdit sur YouTube, sauf autorisation spéciale de l’hébergeur. Face à cette sanction, Dieudonné a dû se replier vers un compte de secours sur la même plate-forme, et prendre pied sur d’autres hébergeurs, comme la plate-forme russe RuTube. Avant de réapparaître sur YouTube, avec une nouvelle chaîne.
« Dieudonné a très peur qu’on lui supprime ses sites et comptes personnels sur les réseaux sociaux, témoigne Laurent Louis, ex-député belge et compagnon de route de Dieudonné jusqu’à une rupture intervenue en 2015. Il est persuadé que le gouvernement pense à lui tous les jours, et que toutes les lois sont faites pour le toucher personnellement. Si vous lui retirez Internet, il n’existe plus. C’est aussi pour cela qu’il multiplie les sites : il s’agit de limiter les conséquences de la fermeture de l’un d’entre eux, mais aussi de récupérer le plus de données possible sur ses fans22. »
Comme avec le site Dieudonné en tournée, qui propose aux internautes de recevoir toutes les informations sur les déplacements de l’humoriste… à condition de faire connaître leur région de résidence, ainsi que leur e-mail ou leur numéro de téléphone. En décembre 2014, un projet plus ambitieux voit le jour : un nouveau site baptisé Quenel+. Dédié à la « réinformation antisioniste », il est animé notamment par le dessinateur d’inspiration antisémite Noël Gérard, dit « Joe le Corbeau », depuis la résidence de Dieudonné à Saint-Lubin-de-la-Haye (Eure-et-Loir).
Jusqu’à sa fermeture, intervenue début 2016, le site affichera une allure assez professionnelle, mais un contenu hétéroclite, où les lectures conspirationnistes de l’actualité voisinent avec la promotion des vidéos de Dieudonné ou avec de purs clickbaits23, tel cet article sur les bienfaits du concombre. « Il y a plusieurs intérêts à Quenel+, juge Laurent Louis. D’abord, cela donne un organe de presse à Dieudonné, ce qui lui permet de dépasser son statut de simple comique. Il s’agit pour lui de gagner l’opinion dans la bataille qui l’oppose à la justice. À chaque fois qu’un journaliste veut l’interviewer, Dieudonné répond qu’il se réserve pour Quenel+, “le média qui monte”. Ensuite, cela permet de fidéliser sa communauté et de la maintenir en haleine entre deux spectacles. Enfin, l’enjeu est aussi de devenir le seul organe de la dissidence. Dieudonné et Soral s’affichent amis pour la galerie, car ils ont besoin l’un de l’autre. Mais au fond, ils sont avant tout dans une relation de concurrence. »
Éléments de doctrine, pages commerciales, revues de presse : le site d’Égalité et Réconciliation regroupe toute la matière nécessaire aux adeptes d’Alain Soral. Si l’organisation ne comptait que quatre mille deux cents adhérents en 201524, ils sont bien plus nombreux à suivre l’abondante production vidéo du gourou, qui se met régulièrement en scène devant la caméra. Soral, on le sait, a précédé Dieudonné dans cette voie : ses premiers passages devant la caméra sont antérieurs de deux ans à ceux de son acolyte. « Si Dieudonné existe sur Internet, c’est qu’il a tenu à aller sur ce terrain qui avait si bien réussi à Soral », juge même un proche de l’humoriste.
Format le plus populaire, les « vidéos du mois » font apparaître Soral calé dans un canapé rouge. Il y dispense commentaires sur l’actualité et conseils de lecture, sur un ton plus théorisant que celui de Dieudonné – voire franchement pédant.
« La France et l’Europe ont été déchristianisées, assène-t-il dans une vidéo de décembre 2010. (…) La religion qui a exterminé le catholicisme, c’est la franc-maçonnerie (…) C’est une religion en réalité, je le démontre dans mon prochain livre de A à Z (…) Les juifs, je n’en parle pas, c’est pratiquement leur fonds de commerce. Et puis surtout, c’est dans leurs écritures, la destruction du quatrième empire, la destruction de Rome (…) c’est le projet talmudique, et il faut le savoir, c’est revendiqué par les rabbins. » Et Soral de conclure, dans le style péremptoire et confus qui lui est propre : « Je serais plutôt pour le front de la foi [entre catholiques et musulmans] contre la religion satanique qui s’appelle la laïcité, qui est la maçonnerie, derrière laquelle il y a Satan, c’est clair, il suffit d’ouvrir les portes (…) Qui a le pouvoir en France ? Est-ce qu’on a le courage de le dire ? Les [mot « bipé »] et les francs-maçons, on le sait, c’est clair. (…) Ça fait deux mille cinq cents ans qu’ils sont des professionnels de la domination triangulaire (…) Staline ne les a pas niqués. De Gaulle ne les a pas niqués. Churchill ne les a pas niqués. Personne ne les a jamais niqués. Le meilleur moyen de les niquer, c’est de ne jamais rien accepter d’eux. »
Selon l’universitaire Stéphane François, spécialiste de l’extrême droite radicale, « il est difficile de s’y retrouver dans le discours de Soral. C’est d’abord une logorrhée un peu fourre-tout, et qui se contredit facilement elle-même. Un patchwork où se mêlent des éléments monarchistes, catholiques traditionnalistes, nationaux-révolutionnaires… Le tout enrobé d’antisionisme pour mieux “vendre” ce discours à l’extérieur ».
L’enseignant, dont certains élèves sont eux-mêmes des soraliens déclarés, lie le phénomène à deux facteurs : « D’abord le caractère simpliste de son discours : il aborde des questions qui pourraient être très complexes, mais qui, dans sa bouche, deviennent un “digest” réglé à coups de “y a qu’à”. En même temps, l’apparente sophistication de ses raisonnements est gratifiante pour ceux qui les écoutent. Ensuite, il y a l’utilisation d’Internet : un choix très efficace auprès de jeunes qui ne lisent plus, mais font tout de même la critique du système et sont à la recherche d’une grille de lecture du monde25. »
Pour Abdel et Lucas26, Internet a bien été le canal de la révélation. Originaires de région parisienne, les deux jeunes gens sont amis et approchent de la trentaine lorsque nous les rencontrons. Ils ont chacun développé un grand intérêt pour le discours d’Alain Soral, dont ils reprennent tranquillement les principales idées.
On les voit un soir de décembre 2013, dans un café de la place de la République. Lucas a vingt-huit ans, le teint pâle et des manières modestes ; cet informaticien se présente comme un « fils de petits-bourgeois », ayant grandi en banlieue nord-est de Paris. Selon un ami de lycée, il faisait partie du groupe « des petits Blancs qui n’ont pas de copines, qui font de la randonnée-roller le vendredi et du jeu de rôle le samedi soir ». À ses camarades, Lucas apparaît comme un garçon « intelligent », mais « rétif à l’ordre » ; avide de comprendre la marche du monde, mais n’ayant jamais voté de sa vie et n’hésitant pas à contredire avec virulence ses enseignants en cas de désaccord. Son parcours scolaire honorable, mais chaotique, débouche sur plusieurs mois d’oisiveté, puis sur un poste insatisfaisant. « Je ne faisais rien de mes journées, raconte-t-il, sauf regarder des vidéos sur Internet. Je connaissais toutes les têtes politiques, même les troisièmes couteaux. »
Les premières vidéos de Soral sur lesquelles il tombe commencent par le rebuter. « C’est progressivement que j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas un obsédé de l’antisémitisme, qu’il avait un véritable système de pensée. » Le garçon, qui professe un laïcisme intransigeant, connaît une épiphanie : « Je me suis rendu compte que mon athéisme était très affirmé vis-à-vis du catholicisme et de l’islam, mais que je n’en faisais pas autant vis-à-vis de la religion juive. » Son questionnement dépasse pourtant vite les questions religieuses : lors d’une soirée entre amis, il surprend l’assistance par un coming out impromptu, avec des déclarations très tranchées sur la communauté juive. « De tradition, c’est quand même un “peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur27”, c’est une vérité qu’on peut difficilement contester, assure-t-il encore aujourd’hui. Les gens qui appartiennent à la communauté juive veulent imposer la défense inconditionnelle d’Israël, et dans les faits il se trouve que la France est alliée à Israël, qu’elle cautionne cet État d’apartheid raciste, colonial. Et moi en tant qu’athée et en tant que Français, ça doit me choquer ».
À ses côtés, Abdel approuve la plupart de ses propos.
Ce jeune homme au ton posé arbore une barbe fournie : un symbole de sa foi musulmane, vis-à-vis de laquelle il est passé, ces dernières années, de la désinvolture à une pratique sourcilleuse. Informaticien, il se définit comme issu de « l’immigration heureuse » : tout s’est « toujours bien passé » pour son père, un journaliste tunisien ; et lui-même n’a « jamais vu, jamais ressenti le racisme ».
Comme Lucas, il raconte un parcours scolaire prometteur, mais haché et conclu en queue de poisson. Et comme Lucas, c’est par la vidéo qu’il s’est familiarisé avec le discours de Soral : « Dans ce qu’il disait, il y avait soit des idées que j’avais déjà, soit d’autres que je sentais vaguement sans les avoir formalisées. » Le tournant, ce furent « les différentes affaires liées au voile [islamique], où j’ai remarqué que les intellectuels et les politiciens qui y étaient les plus opposés étaient liés à Israël. Statistiquement, il y avait un problème ».
Dès lors, « le site Égalité et Réconciliation, c’est un peu devenu la chaîne de télé que j’aimerais avoir », résume Abdel. Le discours soralien l’a aussi conduit vers d’autres figures de la « dissidence ». Tel François Asselineau, leader de l’Union populaire républicaine, modeste formation ultrasouverainiste et complotiste ; ou le politologue Pierre Hillard, contempteur du « nouvel ordre mondial ». Seule cause de désaccord entre le jeune homme et Soral : la religion. « Par exemple, il attaque parfois la Torah elle-même, et ça, ça me gêne parce qu’il y a des aspects de l’islam qui sont proches du judaïsme. Mais tant qu’il reste sur des sujets politiques et ne parle pas de ma religion, je reste d’accord. »
D’autres profils que ceux d’Abdel et Lucas sont représentés parmi les soraliens. Les deux garçons affichent cependant certains traits courants dans ce public – ou tout du moins, chez les autres sympathisants que nous avons rencontrés : un parcours générateur de frustrations (comme c’est ici le cas pour Lucas) ; la recherche d’une grille de lecture globale, éclairant un ordre perçu comme vicié ; l’idée que cet ordre est le produit d’un complot, ou au moins que ses véritables fondements sont occultes ; une valorisation du savoir et de la recherche personnelle (le plus souvent sur Internet), afin de comprendre les rouages du « système » et d’en déjouer les pièges. In fine, cependant, les affirmations péremptoires, et parfois contradictoires, prennent le pas sur cette dernière attitude.
Face à un journaliste, les deux jeunes hommes s’efforcent de garder un ton mesuré. Qu’en est-il dans l’entre-soi des réunions militantes ? Pour le constater, on se rend le 27 juin 2015 au théâtre de la Main d’Or, quartier général de Dieudonné à Paris, pour un événement intitulé Je ne suis pas Charlie. La réunion est patronnée par l’humoriste et par Alain Soral ; avec eux, l’écrivain franco-marocain Jacob Cohen et le jazzman Britannique Gilad Atzmon, cautions israélites du duo, dont ils partagent l’« antisionisme » virulent.
Les deux hommes chauffent l’assistance rassemblée dans le théâtre : une centaine de personnes, jeunes, masculines, bigarrées. « La situation du monde est terriblement simple, explique Atzmon en traçant deux cercles sur une feuille de papier muni d’un feutre. Tous les événements de l’Histoire reviennent à une lutte interne entre juifs. Il suffit de regarder l’affrontement entre bolchévisme et capitalisme : c’est un affrontement entre deux rabbins. Le bolchevisme et la banque sont deux synagogues. Vous pensiez que la bataille pour la Palestine appartient aux Palestiniens ? C’est encore un affrontement entre deux synagogues. Et quand on surprend les juifs en train de fabriquer ce conflit interne, ils brandissent l’Holocauste. » La salle applaudit à tout rompre. Atzmon reprend la parole : « Vous connaissez le secret du pouvoir juif ? C’est très simple. C’est le pouvoir de vous faire arrêter de parler du pouvoir juif. »
Porté par le public, Atzmon poursuit : « J’ai sorti un livre récemment qui vous permet de comprendre le vocabulaire juif. Je vais vous donner quelques exemples. Vous savez ce qu’on appelle l’antisémitisme ? Des gens honnêtes qui ont eu le malheur de s’attaquer aux juifs. » Un membre du public lève la main : « Et vous savez comment on dit porte-monnaie en hébreu ? “Arnak”. »
Éclats de rire, applaudissements : « Bravo », « Putain, pas mal ! », gueule la foule.
« J’en ai une autre, ajoute le spectateur. Vous vous étiez déjà rendus compte que dans jewish, vous avez jew, “bijou” en anglais ? » Applaudissements redoublés.
La séance touche à sa fin. Jacob Cohen demande si quelqu’un a une question. Au centre du public, un homme lève la main : « J’ai beaucoup aimé le discours de Gilad Atzmon, braille-t-il. Mais je me pose une question : ce comportement des juifs, est-ce que c’est quelque chose qui est structuré mentalement chez eux ? Est-ce biologique ? Naissent-ils comme cela, ou bien est-ce le fruit d’une concertation globale ? »
Atzmon se marre : « C’est une question à six millions d’euros28. » Avant de répliquer : « Je ne pense pas que cela soit un complot. »
Soudée par sa « conscience », la grande famille soralo-dieudonniste l’est aussi par de nombreux signes de ralliement. Le plus emblématique est la fameuse « quenelle29 ».
Un bras tendu vers le bas, l’autre replié entre le coude et l’épaule : le geste est passé à la célébrité sans avoir rien perdu de son ambiguïté. Il symbolise sans doute plus la sodomie que le « signe nazi inversé » qu’y ont vu certains adversaires de Dieudonné ; il n’en est pas moins devenu le symbole de la « dissidence » antisioniste30. Et même, au-delà de cette sphère, un petit phénomène de société. Se photographier en train de l’effectuer, puis poster l’image sur Twitter, Facebook ou Instagram, est devenu, pour un moment, le passe-temps favori d’une partie de la jeunesse31.
Certains ont conservé le sens militant du geste en posant devant des hauts lieux du judaïsme – synagogues, mémoriaux de la Shoah… D’autres n’y ont vu qu’un signe « pop », subversif et décontracté, synonyme d’insoumission ou de simple déconnade32. Tels ces étudiants du lycée Chopin de Nancy qui, en 2012, prennent la pose bras tendus pour leur photo de classe. Le professeur lui-même se laisse prendre au jeu et les imite. La photo, non floutée, sera relayée à tour de bras sur les réseaux sociaux. Alerté, le proviseur rencontre les étudiants un par un : tous disent ne pas connaître le sens originel de la quenelle. L’instigateur de la pose parle d’une simple « posture scénique », sans aucune implication politique. Quant à l’enseignant, « il est tombé des nues et a été très blessé », raconte le proviseur. L’incident n’entraîna aucune sanction, mais tous les élèves de l’établissement durent s’engager à ne pas diffuser ni reproduire l’image en question.
La valeur d’une quenelle tient en effet autant à sa réalisation qu’à sa diffusion. Le geste semble taillé pour être publié en ligne, tant il fait écho à des pratiques et des attitudes courantes sur Internet. Simple à effectuer, il participe de cet humour ironique et décontracté très populaire sur les réseaux sociaux. Il rejoint aussi la mode du selfie, ces autoportraits pris avec un smartphone.
La quenelle peut surtout être reliée au trolling : ce terme désigne une attitude volontairement polémique, agressive et non constructive, destinée à semer le trouble dans une communauté virtuelle – et, par extension, réelle. Or, on l’a vu, c’est le contexte du geste qui lui donne sa valeur subversive. Pour les « quenelliers », le mieux est ainsi de l’effectuer dans un lieu symbolique (tel Alain Soral prenant la pose au Mémorial de la Shoah à Berlin), aux côtés d’une personnalité ou encore devant les caméras de télévision. Ces performances suscitent la jubilation des fans de Dieudonné, heureux d’avoir « glissé une quenelle aux médias » – c’est-à-dire aux « vieux » médias si décriés par l’humoriste.
La diffusion de la quenelle doit aussi beaucoup à sa récupération par certaines personnalités, notamment sportives. Les footballeurs Nicolas Anelka et Mathieu Deplagne, les coureurs Pierre-Ambroise Bosse et Pascal Mancini, entre autres, ont, en 2013 et 2014, célébré leurs buts ou leurs victoires par le fameux geste. Une performance qui a valu à Mathieu Deplagne une « quenelle d’or » remise par Dieudonné, que le sportif affichait fièrement sur son profil Twitter : « J’aime l’humoriste, la partie politique ne m’intéresse pas33 », assure-t-il à l’époque.
Certes, ces exemples sont restés relativement isolés, et ont d’emblée suscité une forte réprobation, voire des sanctions de la part des fédérations sportives concernées. Mais pour Dieudonné, l’avantage de ces quelques quenelles sportives est triple. Elles semblent d’abord démentir la connotation antisémite du geste, pour en faire un simple clin d’œil festif et populaire. Effectuées par des célébrités, elles sont valorisantes pour les sympathisants de l’humoriste, dont on a vu que celui-ci exploite le sentiment de relégation. Enfin, elles sont pour lui de formidables instruments de marketing.
Au-delà de sa portée politique, en effet, la quenelle est aussi un business juteux : en témoignent ses déclinaisons sur sweats (39 euros), T-shirts (20 euros), ou mugs (10 euros) en vente sur le site Dieudosphere.com, parmi de nombreux autres produits dérivés. Les paiements s’y font à l’ordre de la société E-Quenelle, dirigée par l’épouse de l’humoriste, Noémie Montagne. En 2012, l’entreprise déclarait un chiffre d’affaires de 88 100 euros. La même Noémie Montagne est aussi à la tête des Productions de la Plume, qui gère les spectacles de Dieudonné, et dont le chiffre d’affaires se montait à 4,2 millions d’euros en 2014.
Le marché de la quenelle est si juteux qu’il suscite des tensions au sein du duo Dieudonné-Soral. En septembre 2013, le site JSS News, proche de la droite israélienne, publie un virulent échange de mails opposant Noémie Montagne à Alain Soral. « Tu prétends que ma société [les Productions de la Plume, qui gèrent les affaires du clan] est mal gérée et bordélique, alors que j’ai quadruplé le chiffre d’affaires en quatre ans », écrit la première. Soral rétorque : « Vous nous reprochez quoi ? De profiter un peu de la dynamique de la quenelle ?! Il ne manquerait plus que ça que nous n’en profitions pas à Égalité et Réconciliation, alors que nous mouillons le maillot avec vous depuis bientôt dix ans ! » Avant d’ajouter : « J’espère que demain il ne faudra pas aussi vous payer des droits pour être antisémite ? »
En 2015, enfin, était lancée l’« Ananassurance ». Un nom potache pour une entreprise bien réelle, annoncée de longue date par Dieudonné dans ses vidéos : celui-ci promet alors à ses fans une véritable assurance « antisystème », alternative aux grandes compagnies. Le résultat final est assez loin de ce projet : l’« Ananassurance » est un simple courtier en ligne, négociant des remises auprès des compagnies traditionnelles, proposant à ses utilisateurs de dénicher pour eux les contrats les plus avantageux, et prélevant 30 % de l’économie réalisée. De quoi grossir encore le bas de laine de l’humoriste.
En mai 2016 a été lancé l’« ananacrédit », projet dont Dieudonné assure qu’il va « mettre à genoux les banques ». L’organisme se contente en fait de jouer sur certaines erreurs de la part des banques pour obtenir la renégociation de crédits immobiliers. Là encore, le discours subversif recouvre une peu révolutionnaire entreprise commerciale.
De son côté, Alain Soral témoigne d’un sens tout aussi aigu du commerce. Depuis le site d’Égalité et Réconciliation, des liens emmènent l’internaute vers un réseau de plates-formes commerciales. Il y a Kontre Kulture, la maison d’édition de l’essayiste, où ses ouvrages côtoient notamment ceux du pamphlétaire antisémite Hervé Ryssen ; mais aussi Au Bon Sens, une boutique de produits biologiques « sains et enracinés » ; Sanguisterrae, qui propose des vins bourguignons ; et Prenons le maquis, où l’on trouve du matériel de survie pour subsister en cas de « crise grave ». Sur tous ces sites, les paiements sont établis à l’ordre de « Culture pour Tous », une société basée à Saint-Denis (93) et dont le gérant est Julien Limes, membre d’Égalité et Réconciliation. Ce dernier dispose de 20 % des parts de l’entreprise, les 80 % restant étant au nom d’Alain Bonnet – le véritable patronyme de Soral. En 2012, dernière année pour laquelle ses comptes sont disponibles, Culture pour Tous dégageait un chiffre d’affaires de plus de 640 000 euros. Enfin, depuis l’été 2014, il en coûte 2 euros à l’internaute pour visionner les « vidéos du mois » de Soral : une nouvelle possibilité offerte par la plate-forme Dailymotion, et rapidement exploitée par le « dissident » en chef34.
Chez Soral comme chez Dieudonné, le supermarché n’est jamais loin de la tribune. Et l’antisémitisme, de discours politique, devient presque un produit culturel, remplissant des salles de spectacle et vendant des T-shirts. « Cet été, ayez le geste militant et marquez votre différence en portant les maillots irrévérencieux de Kontre Kulture », pouvait-on lire en juillet 2016 sur le site d’Égalité et Réconciliation pour inciter à l’achat de T-shirts « dissidents » à 25 euros.
Les adversaires des deux hommes ne manquent d’ailleurs jamais d’exploiter cet aspect mercantile de leurs activités. Dieudonné lui-même semble assez touché par l’argument pour s’en défendre, quoique de manière assez légère, dans certaines de ses vidéos. Le point paraît toutefois inopérant auprès de ses sympathisants, où l’on vante plutôt son talent à faire de l’argent en dehors du « système ».
Tel Djamel35, croisé dans la commune des Mureaux (Yvelines), qui défend l’humoriste avec flamme : « Le mec avait un succès pas possible et d’un coup on l’empêche de travailler. Pourquoi il se laisserait faire ? Comment tu te développes sans thunes ? Comment tu pèses ? Les gens qui lui donnent de l’argent le font en connaissance de cause, il ne les vole pas. » S’il dit ne voir en Dieudonné qu’un « humoriste », Djamel reconnaît toutefois que celui-ci « a la haine ». « Mais c’est logique, vu ce qu’il a subi. Et ça ne va pas s’arrêter, vu que ce sont les juifs qui ont le pouvoir dans les médias. »
Dans un contexte social et géopolitique volatile, le succès du duo Soral-Dieudonné n’a pas manqué d’attirer l’attention des pouvoirs publics. Avec un climax de plusieurs mois à partir de la fin 2013, lorsque le Premier ministre Manuel Valls annonce son intention de faire interdire les représentations du dernier spectacle de Dieudonné pour « trouble à l’ordre public ». Ce qui se produira effectivement, jusqu’à la rédaction d’un nouveau texte par l’humoriste.
Sous couvert d’anonymat, un membre de l’équipe présidentielle témoigne de l’intérêt inquiet suscité chez l’exécutif par le phénomène Soral-Dieudonné : « En 2012, je vois qu’ils ont tous les deux franchi un cap. Le plus étonnant, c’est que leur offre n’a a priori rien pour plaire : de longues vidéos, face caméra, avec peu d’effets de montage… Pourtant, ça marche. Le discours de Soral, notamment, a la force d’un catéchisme politique. C’est une pensée systémique qui t’enseigne le Bien et le Mal avec un débit frénétique, presque musical. J’ai produit plusieurs notes pour l’Élysée à ce sujet, où je compare notamment le nombre de vues d’une vidéo de Soral et celui d’une vidéo de Valls. Par la suite, Hollande, qui est toujours avide d’information, a été demandeur de plus d’éléments sur ce phénomène. Je ne sais pas si lui-même a jeté un œil à ces vidéos, mais il était anormalement renseigné pour quelqu’un qui ne serait informé que par des intermédiaires. »
Cet intérêt présidentiel est confirmé par le socialiste Julien Dray, qui a lui aussi évoqué le sujet avec François Hollande. « Nous en avions déjà parlé avant 2012, raconte le cofondateur de SOS Racisme. Après cette date, lors de nouvelles discussions, le président m’a dit être inquiet de l’ampleur du phénomène. Il se demandait ce que cette popularité de Dieudonné sur Internet révélait de la société française, et s’interrogeait : “Sur le nombre de personnes qui regardent ses vidéos, combien adhèrent à son discours ?”36»
La même année, Dray et d’autres anciens de SOS Racisme se réunissent pour élaborer une réponse au discours de Dieudonné. Le socialiste Jean-Louis Bianco, ex-secrétaire général de l’Élysée et ministre sous François Mitterrand, est de la partie : « Nous voulions constituer un mouvement qui se serait appelé le mouvement de MAI, pour “Mobiliser, animer, imaginer”37 », raconte-t-il. Dray explique : « L’idée était de mettre des forces en commun pour alimenter la vigilance à l’égard de ce personnage et d’Alain Soral sur Internet. Concrètement, nous souhaitions mettre à disposition des blogueurs et des citoyens de gauche une sorte de plate-forme numérique avec des outils pour agir et mener la riposte contre cet antisémitisme débridé. Cette initiative n’a pas encore abouti parce qu’elle a été récupérée par le Parti socialiste. Je pensais pour ma part qu’il fallait que cela dépasse les partis. » Pour un autre participant, « il s’agissait de réhabiliter ce que la fachosphère appelle la “bien-pensance”. Mais les acteurs autour de la table avaient des idées trop divergentes : défendre Hollande, ou au contraire ne pas parler de lui, mais seulement des valeurs progressistes. »
Malgré cet échec, Dieudonné et Alain Soral restent, durant une grande partie de l’année 2014, l’objet de charges récurrentes de la part de Manuel Valls. Une stratégie dont les effets apparaissent, en 2016, ambivalents : elle a, pour ses partisans, mis en lumière le « vrai visage » de Dieudonné, rendant impossible d’ignorer la nature de ses propos ; elle a également coûté cher à l’humoriste, en raison des nombreuses procédures engagées contre lui au fil des mois. Procédures relatives à ses propos, mais aussi à son patrimoine : en octobre 2014, il était mis en examen pour fraude fiscale, blanchiment et abus de biens sociaux à Paris. Des chefs auxquels s’ajoutait, quelques mois plus tard, celui d’organisation frauduleuse d’insolvabilité.
Dans le même temps, toutefois, cette guerre ouverte offrait à l’intéressé une exposition inédite, lui permettant en outre de se poser en victime d’une « persécution d’État ». Le conseiller présidentiel Vincent Feltesse ne cache pas ses doutes : « Je me demande à quel point le fait de taper à ce point-là sur Dieudonné n’a pas renforcé sa posture victimaire, et les convictions d’un public qui a le sentiment d’être marginalisé et déconsidéré. Si des anticorps spontanés qui se forment avec des associations ou des internautes militants, si une bataille idéologique ne se met pas en place sur Internet, il sera très compliqué pour l’État de faire reculer la fachosphère38. »
À la même époque, d’autres coups sont portés à la « dissidence ». Et ceux-là viennent de l’intérieur : à la stupéfaction de ses partisans, au grand plaisir de ses adversaires, une série de querelles opposent à partir de 2014 plusieurs figures secondaires de la mouvance à Alain Soral et à Dieudonné.
Il serait fastidieux d’entrer dans le détail de ces conflits tenant au caporalisme soralien, à des rivalités d’ego, à des questions commerciales et financières – ainsi, osera-t-on, qu’à la personnalité quasi pathologique de certains protagonistes. Jusque-là arme commune contre un « système » honni, Internet devient alors l’instrument de tous les règlements de compte : messages vengeurs, vidéos assassines, et jusqu’à l’autoportrait photographique d’un Soral nu comme un ver devant un miroir, que diffusent complaisamment ses anciens amis. L’image aurait été adressée par le patron d’Égalité et Réconciliation à Binti Bangoura, jeune mannequin d’origine camerounaise. Refusant ses avances, celle-ci aurait alors été la cible d’injures racistes et de menaces de la part de l’entourage de Soral. Fin 2015 s’ouvrait à ce sujet une procédure judiciaire, plus embarrassante pour Soral, qui conteste les faits, que ses habituelles affaires d’incitation à la haine.
En janvier 2016, c’est le site Quenel+ qui se volatilise, peu après que son animateur « Joe le Corbeau » eut lui aussi annoncé son retrait. Disparaît ainsi, sans qu’aucune explication ne soit donnée à son public, ce qui devait être le point de convergence de toute la « dieudosphère ». Quant à Dieudonné, accablé de procédures judiciaires remettant en cause son activité, il tentait en 2016 un changement de stratégie : intitulé En paix, son nouveau spectacle évitait tous les sujets polémiques abordés dans les précédentes créations. La « paix », tel est même devenu le nouveau mot d’ordre de l’humoriste, préoccupé avant tout de remplir les salles et de préparer, assurent d’anciens proches, un futur exil camerounais.
La « dissidence » s’effondrera-t-elle sur elle-même, victime de ses propres turpitudes ? L’attelage Dieudonné-Soral, lui, survivait tant bien que mal au moment de la rédaction de ce livre. Le parti politique Réconciliation nationale, annoncé par les deux hommes à l’automne 2014, restait toutefois à l’état de projet. De quoi s’interroger : que proposent au juste Dieudonné et Soral à leurs partisans ? Quel horizon, au-delà de la consommation de vidéos, de produits dérivés et d’attitudes « dissidentes » ? Des photos de « quenelles » sur les réseaux sociaux : tel risque, pour l’heure, de demeurer le principal horizon des soralo-dieudonnistes.