Sur l’air de « On nous cache tout, on nous dit rien », la cinquième édition des Bobards d’or s’ouvre dans un amphithéâtre du IXe arrondissement parisien, ce 11 mars 2014. Lancée en 2010, cette cérémonie annuelle « récompense », sur le mode de la parodie, « les pires mensonges proférés par les médias au nom du politiquement correct ». Les prix sont de petites statuettes inspirées des oscars, mais dont le long nez évoque Pinocchio, le pantin menteur.
Sur scène, Jean-Yves Le Gallou est au micro : physique sec et crâne dégarni, l’alerte sexagénaire ressemble comme deux gouttes d’eau à l’acteur Patrick Stewart, interprète du professeur Xavier dans la saga X-Men et du capitaine Jean-Luc Picard dans Star Trek. L’homme s’en donne à cœur joie dans son rôle de Monsieur Loyal, prolongement inattendu d’un parcours très politique : ancien cadre du Front national, passé par le MNR mégrétiste, Le Gallou a délaissé la bataille électorale pour le « combat culturel » au début des années 2000. Il fait depuis figure d’intellectuel organique1 pour l’extrême droite identitaire.
Dans la salle, environ trois cents personnes endimanchées sont venues assister à la remise des prix. Officiellement ouverte à tous, la cérémonie est très marquée politiquement : on y croise notamment le journaliste d’extrême droite Emmanuel Ratier2, ou encore Paul-Marie Coûteaux, alors patron du Siel, une petite formation alliée au Front national. Mais l’événement est aussi retransmis en direct sur Internet, via un site dédié ainsi que plusieurs pages de la fachosphère, comme Fdesouche. Les internautes sont d’ailleurs invités à voter en ligne pour distinguer les plus beaux « bobards ».
« C’est très important pour nous, on veut à tout prix de l’interactivité3 », confie Gilles Arnaud. Cet ancien responsable de l’atelier graphique du Front national est désormais à la tête de l’Agence2presse, une société audiovisuelle qui travaille régulièrement sur des événements liés à l’extrême droite, et qui assure ce soir-là la retransmission de la cérémonie.
Sur l’estrade, Le Gallou donne le ton de la soirée : « Les médias sont les troupes d’occupation mentale qui monopolisent notre esprit4. » Le maître de cérémonie fait applaudir la chute des ventes de Libération, et rappelle que, selon un sondage, 72 % des Français jugent les journalistes « coupés des réalités5 ». « Développons l’esprit critique de nos concitoyens, sapons ce qu’il leur reste de confiance dans les médias », poursuit le Gallou. « Les journalistes sont malmenés dans les manifs, c’est malheureux », se gausse-t-il encore devant un public hilare, avant d’adjoindre ses ouailles à s’engager davantage sur le Net : « Semons le doute dans les médias de propagande en postant des commentaires et des tweets. Sans agressivité ni invective, cette fois-ci, mais avec des faits, rien que des faits. »
C’est à main levée ou à l’applaudimètre que sont choisis les lauréats des Bobards d’or. L’ambiance est électrique, Le Gallou encourageant le public à « vociférer » pour mieux distinguer les « gagnants » : Yann Barthès (Canal+), Jean-Jacques Bourdin (RMC), David Pujadas (France 2), Patrick Cohen (France Inter)… Généreux, les membres du jury attribuent même un prix à « l’ensemble de la presse », accusée en bloc d’avoir évoqué à tort la piste de l’extrême droite lors des attentats de Boston, de l’affaire Merah, ou encore lors de l’attaque du journal Libération par l’illuminé Abdelhakim Dekhar6. Acquise d’avance au mot d’ordre de la soirée, l’assistance est renforcée dans sa conviction : avatar d’un « système » honni, les médias mentent.
Légitime en soi, la critique des journalistes n’est pas l’apanage de l’extrême droite7. Pour celle-ci, elle représente toutefois un exercice incontournable dans le cadre d’une dénonciation plus générale des « élites ». En témoigne la charge de Jean-Marie Le Pen à l’encontre de plusieurs journalistes, en octobre 1985 lors de la fête frontiste des Bleu-Blanc-Rouge : « Je dédie votre accueil à Jean-François Kahn, à Jean Daniel, à Yvan Levaï, à Elkabbach, à tous les menteurs de la presse de ce pays, avait lancé le président du FN à ses troupes. Ces gens-là sont la honte de leur profession8. » Au printemps de la même année, alors qu’approchent les élections cantonales, une note interne évoque la « désinformation » dont serait victime le Front national, et prône « tact et discrétion » vis-à-vis des personnes que le parti effraie encore : « Leur asséner brutalement qu’elles sont bernées par les médias pourrait les amener à se vexer9. »
En novembre 1997, lors d’un colloque sur l’information, Le Pen dénonce les « médiacrasseux », soumis « aux ordres des lobbies », de « la finance internationale », des « fortunes vagabondes et anonymes10 ». Le même jour, le numéro deux du parti, Bruno Mégret, évoque lui aussi les médias. « Un pouvoir politique qui ne se préoccuperait pas de l’information est inéluctablement voué à l’impuissance », juge-t-il. Pour Mégret, il appartient au pouvoir politique de « protéger son peuple et son pays contre les effets délétères de l’information en agissant lui-même dans le champ de l’information ». C’est-à-dire en développant « une réinformation qui gomme les stigmates des années de désinformation subies ».
Enfin, aujourd’hui encore, le Front national mariniste ne perd pas une occasion de s’en prendre à la « caste médiatique ». En juin 2015, mécontente du travail de Yann-Antony Noghès, journaliste pour la chaîne d’information BFMTV, Marine Le Pen s’en plaint sur Twitter et appelle ses sympathisants à faire de même : « Le traitement de l’actualité du groupe européen [par M. Noghès] est absolument honteux : faites-lui savoir ! » Dans la foulée, l’intéressé recevra de nombreux messages hostiles, certains franchement injurieux. Un procédé auquel la présidente du FN aura de nouveau recours en décembre 2015, cette fois vis-à-vis de la radio RMC et de son animateur Jean-Jacques Bourdin, à qui elle reproche d’avoir « comparé » le FN à l’organisation État islamique11. Le même mois, aux élections régionales, le parti échoue à conquérir ses premières régions ce que Marine Le Pen explique avant tout par des campagnes de « calomnies et de diffamation » lancées par les médias contre son mouvement, et « décidées dans les palais dorés de la République ». Hors de ces pics de tension, les rapports entre la direction frontiste FN et les journalistes restent ambivalents, entre répulsion et dépendance réciproque. Quant aux militants, les expressions « merdias » et « journalopes » se sont répandues chez les plus radicaux d’entre eux, ou les moins prudents.
On le voit, le discours de Le Gallou vis-à-vis des médias n’est ni nouveau ni singulier. Mais on mesure également la distance entre les propos de Jean-Marie Le Pen et ceux de Bruno Mégret. Le premier livre une diatribe agressive, nourrie d’attaques ad hominem et des poncifs traditionnels de l’extrême droite. Sans diverger sur le fond, le second s’affiche policé, théorisant, incite à l’action (« développer une réinformation ») plutôt qu’à l’imprécation stérile. Entre ces deux approches, le fossé ne fera que croître au cours des années 1990, jusqu’à provoquer l’explosion du Front national.
Le Gallou, alors proche collaborateur de Mégret, est un survivant de cette époque. Des années plus tard, il donne un nouvel élan à cette critique des médias. La chose fait même, désormais, figure de discipline à part entière : systématisée, semi-professionnalisée, et finalement mise au service des arguments de l’extrême droite.
« Je suis un peu gêné, confie Jean-Yves Le Gallou, démenti par son air goguenard. Quand j’étais au FN, j’avais de bonnes relations avec certains de vos confrères. D’ailleurs, si je faisais toujours de la politique électorale, je ne pourrais pas faire cela : dire les pires horreurs contre les médias, organiser des manifestations contre eux12… »
On rencontre l’ex-frontiste en son appartement à une quinzaine de kilomètres au sud de Paris, en bordure d’un parc forestier. Dans sa bibliothèque, les ouvrages de Georges Dumézil tutoient ceux de Jean Delumeau ou bien encore Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, le livre phare du théoricien de la révolution conservatrice allemande. Sur les murs, des photos de famille voisinent avec l’arbre généalogique de Le Gallou, et d’autres images où celui-ci pratique l’une de ses passions, l’alpinisme. Sur un bureau de bois trône son ordinateur Acer et plusieurs piles de feuilles méticuleusement classées. Un volumineux dossier est étiqueté « Immigration ».
Voilà bientôt quinze ans que l’homme, dégagé des contraintes de la politique électorale, se pose en « sage » de l’extrême droite. La base de cet énarque (promotion Simone-Weil, 1974) est la Fondation Polémia, un think tank identitaire qu’il a lancé en 2002. Développant une « conception civilisationnelle et charnelle » de la France, celui-ci vise à fournir des « armes de reconquête intellectuelle, politique et morale » aux « Euro-Français13 », aux « Français de souche ». C’est-à-dire « blancs, de civilisation européenne et de religion ou d’héritage chrétien14 ». La référence ne manque pas de sel, dans la mesure où Le Gallou fut en son temps un représentant de la tendance néopaïenne au sein du Front national. L’opposition à l’islam fournit toutefois un terrain commun à cette famille et aux tenants de la tradition catholique.
Polémia est aussi, pour son président, un moyen de créer des passerelles entre mouvements et personnalités de l’extrême droite. « Il a un côté “casque bleu” dans la mouvance, explique Fabrice Robert, président du Bloc identitaire. Il dénoue les conflits et facilite les contacts. Il m’a par exemple fait rencontrer Zemmour vers 2012 : nous avions dîné tous les trois. Depuis, Zemmour et moi échangeons par mail de temps en temps15. » L’auteur du Suicide français présente lui-même Le Gallou comme un « compagnon de lutte » qu’il aime fréquenter : « C’est quelqu’un d’une extrême intelligence, très cultivé. Nous avons abouti aux mêmes conclusions : aujourd’hui la bataille doit être gramscienne, sémantique et culturelle. Comme lui, j’essaie de combattre la novlangue dans les médias. Je pense qu’il y a des mots comme “sans-papiers” qui se sont imposés, tandis que d’autres nous sont interdits, comme “race”16. »
Mêmes éloges chez Robert Ménard, maire de Béziers soutenu par le FN : « Le Gallou est une passerelle impeccable : si vous avez besoin de rentrer en contact avec tel ou tel, il sait y faire17. » L’ancien président de Reporters sans frontières parle en connaisseur : le 15 octobre 2011, il participait aux « journées de réinformation », une série de tables rondes thématiques organisée annuellement par Polémia. À l’époque, Ménard a déjà manifesté par plusieurs déclarations et publications sa proximité avec l’extrême droite ; sa venue à cet événement, consacré aux « blogs dans la guerre médiatique », manifeste un peu plus le ralliement de l’ex-journaliste. Un an plus tard, Ménard lancera d’ailleurs avec le chroniqueur Dominique Jamet son propre site, Boulevard Voltaire, compilation d’éditoriaux droitiers sur des sujets d’actualité. « Le succès tient en un chiffre : pas de papier de plus de trois mille signes », se targue aujourd’hui le maire de Béziers. « Je pense que c’est notre réunion qui a soufflé l’idée de Boulevard Voltaire à Ménard, juge Le Gallou. À l’époque, il ne connaissait pas trop les blogs. J’ai contribué à son site, et je lui ai donné des noms de blogueurs qui pourraient y contribuer. L’une des choses à quoi je sers, c’est de mettre en contact le maximum de gens de milieux différents. Ma devise : “Dissidents de toutes tendances, unissez-vous”. » Un « compromis nationaliste » qui fut aussi le principe directeur du FN des origines, avant d’être rejeté par une Marine Le Pen soucieuse de « dédiabolisation ».
En décembre 2012, il est même arrivé au président de Polémia de conseiller cette dernière en prévision d’un débat télévisé face à Manuel Valls. Le haut fonctionnaire, qui travaille alors encore au ministère de l’Intérieur, lui fournit des statistiques sur l’immigration. En puisant dans ses archives, Le Gallou déniche un texte peu connu de René Cassin dans lequel l’ancien prix Nobel de la paix, décédé en 1976, se déclarait en faveur de la préférence nationale18. Sur le plateau de l’émission, cette référence inattendue à un homme inhumé au Panthéon ne manque pas de surprendre Manuel Valls. « Le Gallou m’avait donné de bonnes fiches, sourit la présidente du Front national. C’est un intellectuel très organisé, qui a une grosse capacité de travail. Ce qu’il fait me semble nécessaire. Je déjeune avec lui deux fois par an19. »
L’homme a également été proche du vice-président frontiste Florian Philippot, énarque lui aussi. Les deux hauts fonctionnaires se sont connus au sein de l’inspection générale de l’Administration. Même s’il n’est « pas exactement sur sa ligne », Le Gallou a contribué à introduire son jeune collègue auprès de Marine Le Pen, avide d’attirer de tels profils dans l’appareil frontiste.
Enfin, on trouve parmi les lectures de Marion Maréchal-Le Pen, à côté de l’historien maurassien Jacques Bainville, deux ouvrages de Le Gallou, publiés par Polémia : le Nouveau Dictionnaire de novlangue et le Dictionnaire de la réinformation. « Je ne le connais pas personnellement, mais c’est un intellectuel de droite intéressant, juge la jeune députée. Il s’empare de sujets laissés en friche par les autres, notamment la critique des médias. En lisant La Tyrannie médiatique, on comprend mieux les jeux de pouvoir dans les médias, les lignes éditoriales : c’est éclairant20. »
Quoiqu’elle organise régulièrement des événements physiques, Polémia existe d’abord sur Internet, où le site revendique deux mille cinq cents visites par jour. « Le concept de départ, c’est “pas de réunion, pas de papier”, explique Le Gallou confortablement installé dans le canapé beige de son salon. Au départ, nous pensions organiser des opérations activistes que, finalement, on ne fait pas. Pour des raisons de temps et d’argent, on s’est spécialisé sur la production intellectuelle : récupérer de bons textes et en produire. L’idée, c’est que ces textes soient lus et repris ailleurs. »
Outre les médias, les sujets les plus fréquents en sont la dénonciation des élites, de l’islam et de l’immigration, ainsi que les questions géopolitiques. Des thèmes sur lesquels même le Front national se voit parfois reprocher sa tiédeur par les contributeurs du site. Un texte de 2007, republié en février 2015, appelle par exemple à « faire sauter le tabou de l’ethnie et de la religion » : « Débarrasser la nation française de toute référence aux origines et à la religion, c’est la déconstruire complètement, et donc la détruire », écrit l’auteur21. Regrettant qu’une autre conception, « quintessence du politiquement correct, tende à s’imposer à l’ensemble du champ politique… Front national compris ».
En plus de ces textes, Polémia organise également des événements, tels que les Bobards d’or déjà vus ou encore les « journées de réinformation ». La première édition des Bobards se tient en 2010. À cette occasion, Le Gallou prononce un discours pompeusement intitulé « Dix-sept thèses sur le système médiatique français ». Selon l’orateur, les médias, « aux mains de grands oligarques, ne donnent pas le point de vue du peuple : ils défendent les intérêts de la superclasse mondiale ». Ils exercent ainsi une « tyrannie médiatique [qui] empêche tout changement politique réel ».
Le Gallou a de bonnes raisons d’avoir fait des médias l’un de ses thèmes favoris. En janvier 2015, l’institut TNS Sofres publie son « baromètre de confiance des Français dans les médias ». Si une majorité de sondés les jugent crédibles, une partie significative d’entre eux estime qu’il y a « sans doute pas mal de différences entre la façon dont les choses se sont passées et la façon dont [les médias] les racontent » : 31 % pour la presse écrite, 25 % pour la radio, 34 % pour la télévision. De plus, les répondants sont respectivement 58 % et 53 % à penser les journalistes sensibles aux pressions politiques d’une part, financières d’autre part22. Dans une autre enquête, parue au printemps 2014, seuls 23 % des Français déclaraient faire confiance aux médias23. Une part qui chutait même à 17 % parmi les sympathisants du Front national.
On l’a vu, le parti lepéniste dénonce régulièrement son traitement médiatique, qu’il juge partial. Plus largement, dans l’imaginaire d’extrême droite, les journalistes apparaissent comme un avatar de ces « élites » tant décriées, car déconnectées du peuple. Deux souvenirs se voient régulièrement invoqués à l’appui de cette thèse : celui de la présidentielle de 2002, où bien peu d’observateurs avaient anticipé le succès de Jean-Marie Le Pen au premier tour avant de s’engager contre lui au second ; et celui du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. La quasi-totalité des grands médias avaient alors soutenu le « oui », au diapason de la plupart des partis politiques. Avant de se voir déjugés par le résultat du scrutin.
Vus de l’extrême droite, ces événements s’inscrivent dans une grille de lecture politique et sociale : les journalistes formeraient une corporation structurellement de gauche, ou plus exactement de « bobos ». Cette dernière catégorie est un épouvantail idéal, puisqu’elle est censée allier un niveau de vie aisé (qui l’opposerait aux classes populaires) à une idéologie cosmopolite et libertaire (qui la rend odieuse à la droite conservatrice). Cette caste aurait son langage : un « politiquement correct » qui se serait imposé peu à peu à tous les niveaux du débat public.
Robert Ménard s’est aujourd’hui fait l’inattendu porte-parole de ce discours : « Les journalistes sont tellement coupés du pays, souffle-t-il. Plus ils me tapent dessus, plus je suis populaire dans ma ville. La presse de gauche est méprisante par rapport à ce qu’aiment les gens, à la culture populaire… Libé, Le Monde, Télérama, Les Inrocks, c’est la même caricature. Ce mépris de la culture populaire provoque une vraie détestation. » Ignorant délibérément la réalité sociologique du métier, ce discours ne fait que réactiver la vieille tradition anti-intellectualiste de l’extrême droite – le relatif effacement des intellectuels de gauche laissant place à la figure du journaliste comme nouvelle Némésis.
De son côté, Jean-Yves Le Gallou tente de théoriser la « soumission médiatique » : « Un journaliste de Libération, c’est un porte-plume de la banque Rothschild, tranche-t-il24. Un journaliste du Monde, c’est un porte-flingue de la banque Lazard25. Les plumitifs de l’extrême gauche et le grand capital se sont alliés pour détruire les nations et les traditions. » Un jugement sans nuance où le discours d’extrême droite se mâtine d’accents marxistes.
Le Gallou place d’ailleurs plusieurs figures de gauche parmi ses références. Comme l’écrivain britannique George Orwell, figure de l’antitotalitarisme, ou le communiste italien Antonio Gramsci, avec son concept clef d’« hégémonie culturelle ». Intérêt sincère pour les armes culturelles de la gauche, mais aussi façon de brouiller les pistes : ces totems permettent en effet de retourner contre l’adversaire son discours antifasciste, le « politiquement correct » étant assimilé à un « nouveau totalitarisme ».
Il n’est donc pas surprenant que Jean-Yves Le Gallou ait développé ces dernières années un discours plus qu’élogieux vis-à-vis d’Internet. Loin d’être un geek, l’ex-frontiste pianote encore à une main, la gauche, pour écrire ses courriels. Il a pourtant vite vu dans la Toile un moyen de contourner la « censure » des médias traditionnels en touchant directement son public. Qui plus est, le discours antimédias apparaît comme un sujet fédérateur. L’hostilité envers les « journaleux du système » fait consensus parmi les diverses tendances de l’extrême droite, famille historiquement marquée par ses divisions26. Le Gallou lui-même est bien placé pour le savoir.
En 1985, année de son adhésion au Front national, l’énarque est secrétaire général du Club de l’Horloge, l’une des deux organisations phares du label Nouvelle Droite. Forgé quelques années plus tôt, ce dernier désigne une mouvance à la charnière entre droite et extrême droite, qui cherche à rénover la pensée de son camp. Objectif : se donner les moyens de rivaliser avec les présupposés de gauche, jugés hégémoniques dans le débat politique.
Fondé en 1968, le Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) est l’institution phare de cette tendance ; il affiche des accents néopaïens et antilibéraux. Le Gallou, alors étudiant à Sciences-Po, l’a rejoint en mai 1969 – « en réaction à Mai-68, relate-t-il, alors que l’organisation ne compte que quelques centaines d’adhérents ». Le jeune homme entre ensuite à l’ENA. Il y fait notamment la connaissance du vicomte Henry de Lesquen du Plessis-Casso : « De retour d’une semaine de cohésion entre élèves à Font-Romeu, nous étions huit dans un compartiment à couchettes du train. Nous avons passé la nuit à discuter de nos idées, de la peine de mort, des films. Henry et moi étions les deux seuls anti-soixante-huitards. C’est là qu’on s’est trouvés. » En 1974, les deux hommes et quelques autres lanceront le Club de l’Horloge. « Le Grece se concentrait sur le débat d’idées, explique Le Gallou. Quant à nous, nous souhaitions lancer une structure plus directement politique. Le Club de l’Horloge était aussi plus libéral économiquement et plus conservateur que le Grece. »
En dépit de réelles divergences, Grece et Club de l’Horloge partagent plusieurs préoccupations. En matière de doctrine, il s’agit de développer un discours cohérent fondé sur l’antiégalitarisme, d’affirmer l’idée selon laquelle les cultures doivent préserver leur substance ethnique et culturelle, vue comme une valeur en soi. Quant à la méthode, les deux institutions accordent une importance particulière (quasi exclusive dans le cas du Grece) à la bataille des idées, ou « métapolitique ». Soit, selon la définition de Jacques Marlaud, ancien président du Grece, « tout travail de réflexion, d’analyse, de diffusion d’idées et de pratiques culturelles susceptible d’influencer à long terme la société politique. Il ne s’agit plus de prendre le pouvoir, mais de lui fournir un aliment idéologique, philosophique et culturel capable d’orienter (ou de contredire) ses décisions27 ».
Plutôt que de s’impliquer dans la compétition électorale, la métapolitique consiste à agir en amont du débat politicien, pour en déterminer le contenu. C’est ici qu’intervient la pensée d’Antonio Gramsci : s’interrogeant sur l’échec du mouvement ouvrier dans son pays, ce père fondateur du communisme italien y voyait une conséquence de l’« hégémonie culturelle » de la bourgeoisie. Les ravages du capitalisme ne suffiraient pas à provoquer la révolution : il faudrait d’abord en créer les conditions culturelles, gagner les esprits, remporter la bataille des idées et des représentations.
À l’extrême droite, la référence à Gramsci se réduit souvent à ce fragment simplifié de son travail. Toutefois, celui-ci est profondément enraciné dans une partie de la mouvance. Selon cette vision, c’est en occupant des positions stratégiques dans le monde de la culture et des médias que les ex-soixante-huitards auraient réussi à diffuser leur vision du monde parmi le corps social. La droite elle-même, tout en ayant longtemps conservé les leviers politiques du pouvoir, n’aurait pas échappé à cette imprégnation, se laissant gagner par « le cosmopolitisme », « le relâchement des mœurs » et « le délitement des traditions ». Dès lors, la seule démarche véritablement payante pour l’extrême droite serait d’investir à son tour les lieux du pouvoir culturel, préalable obligatoire à une victoire plus complète. Un processus dont la première étape devrait être le réarmement intellectuel d’une mouvance trop acquise, dans les années 1960 et 1970, au seul culte de l’action. Ce raisonnement est au cœur de la démarche de la Nouvelle Droite, et, aujourd’hui, de celle du mouvement Bloc identitaire. Pour Alain de Benoist, fondateur du Grece, la « métapolitique » n’est ainsi rien d’autre qu’un « gramscisme de droite28 ».
« Je suis celui qui, dans une autre vie, a exhumé Gramsci29 », revendique ce dernier dans son appartement parisien – un joyeux bazar où les livres s’empilent et les chats somnolent, et qu’imprègne l’odeur des cigarettes fumés à la chaîne par le maître des lieux. « À gauche, on le lisait, pas à droite. Moi, j’ai toujours trouvé intéressant ce marxiste atypique qui expliquait que le pouvoir-culture précédait le pouvoir-politique. Moi-même, j’ai repris cette idée pour détourner les gens de la politique, avec laquelle j’avais rompu vers 1967, 1968. Je voulais me consacrer aux idées, au travail intellectuel, et j’ai un peu instrumentalisé Gramsci à cet effet. Depuis, tout cela a germé. »
Cette stratégie d’influence culturelle implique naturellement un intérêt pour les médias. Et même des pratiques d’infiltration et de cooptation au sein de certaines rédactions : Le Figaro Magazine, dont le néodroitier Louis Pauwels prend la tête en 1977, se voit ainsi largement ouvert aux camarades de celui-ci, comme Alain de Benoist. De manière plus décalée, le Club de l’Horloge décerne depuis 1990 une récompense parodique, le « prix Lyssenko », à une personnalité remarquable par sa « contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique ou historique » : difficile de ne pas voir la filiation entre cette cérémonie et celle des Bobards d’or, lancée vingt ans plus tard par Jean-Yves Le Gallou.
Mais, on l’a dit, le Club de l’Horloge entend aussi s’engager plus directement dans le champ politique. Ses dirigeants rejoignent donc les rangs de différents partis de droite : Henry de Lesquen et Yvan Blot – énarques eux aussi – prennent leur carte au RPR, tandis que Le Gallou se tourne vers le Parti républicain, une petite formation libérale intégrée, avec d’autres, à l’UDF. Sous cette étiquette, il sera adjoint à la culture au maire d’Antony, Patrick Devedjian, entre 1983 et 1985. Cette année-là, Le Gallou rédige pour le compte du Club de l’Horloge un ouvrage intitulé La Préférence nationale, réponse à l’immigration. Il propose de fortes restrictions aux droits sociaux des étrangers, et la suppression du droit du sol. Dans la foulée, il adhère au Front national : en pleine expansion, le parti lepéniste semble être alors un bon véhicule pour les idées du Club. D’autres « horlogers » suivront, dont Bruno Mégret, futur numéro deux du FN.
Au fil des années, les néodroitiers tentent de stimuler la matière grise du Front national30. À leur instigation sont créées des structures de formation militante et de production idéologique. Un « conseil scientifique », un « institut de formation nationale », un « centre d’études et d’argumentaires » voient le jour. Consternés par les dérapages lepénistes, désireux de professionnaliser le parti, Mégret et ses amis en raffinent le discours.
« On a développé une stratégie du vocabulaire considérant que les mots sont porteurs d’un sens idéologique, expose Mégret. Par exemple, quand on parle de “lutte des classes”, même si c’est pour la critiquer, on se place dans la problématique des marxistes : il faut donc éviter. En revanche, on a lancé le mot “identité” dans le débat public, on a théorisé la notion d’“établissement” ou de “préférence nationale”31. » De même, on parlera d’« employeur » plutôt que de patron, de « bureaucratie » plutôt que d’administration, de « communauté » plutôt que de société, etc. Il s’agit, par ces substitutions, d’imposer une nouvelle grille de lecture du monde, dont le programme frontiste serait le débouché naturel. C’est aussi dans cette perspective que Mégret, on l’a vu, s’en prend aux médias et appelle de ses vœux un processus de « réinformation ». « Le pouvoir médiatique, c’est ce qui rentre dans les têtes, soutient Le Gallou. Si une partie des têtes comprend que ce qu’on lui inflige est faux, tout devient possible32. »
L’antagonisme entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen ira croissant, jusqu’à la scission de 1999. L’ex-numéro deux frontiste créera sa propre formation, le Mouvement national républicain (MNR), où Le Gallou fera office de délégué général. Mais le MNR perd son duel électoral contre le FN et sombre bientôt dans l’insignifiance. « Ce furent les trois pires années de ma vie, confesse Le Gallou. On en a bavé comme des fous. Et puis en 2002, un proche collaborateur m’a dit : “C’est mort.” Ça ne fait pas plaisir à entendre, mais il avait raison. »
La Fondation Polémia sera lancée en décembre de la même année. Et s’il jure aujourd’hui en avoir fini avec la politique électorale, Le Gallou n’a rien renié des recettes de la Nouvelle Droite. La « bataille culturelle », il la mène désormais depuis son propre think tank. Mais aussi à l’antenne de Radio Courtoisie, la radio « de toutes les droites », dirigée depuis 2007 par son vieil ami Henry de Lesquen, cofondateur du Club de l’Horloge. Depuis la même année, Le Gallou y anime un « bulletin de réinformation », long éditorial parcourant l’actualité pour en donner une vision patriotiquement correcte. « C’est une très bonne école, témoigne un membre de l’équipe, dont les membres passent par roulement devant le micro. On parle de sujets que personne n’évoque ailleurs. Le Gallou n’intervient pas dans le choix des sujets, mais vérifie que la forme soit respectée, que le propos soit bien anglé33. » Bonne école, et bon tremplin : « Certains anciens du bulletin sont ensuite devenus assistants parlementaires, d’autres journalistes, d’autres encore animateurs radio », poursuit notre interlocuteur, lui-même dans l’un de ces cas.
Le 25 octobre 2008, la Fondation Polémia organise une « journée d’étude sur la réinformation ». À cette occasion, son président prononce un discours intitulé « Douze thèses pour un gramscisme technologique ». De nouveau invoquée, la pensée du communiste se voit cette fois-ci appliquée au cyberactivisme. Pour Le Gallou, en effet, « l’apparition et le développement d’Internet changent la donne dans la bataille des idées ». Le réseau permet en effet « l’extension de la parole privée qui, par nature, est plus libre que la parole publique » – notamment grâce à « l’usage du pseudonyme ». De plus, « les moteurs de recherche n’ont pas (…) de conscience politique, ils sont neutres : un fait ou une analyse non conformes ont une bonne espérance de vie et de développement sur Internet ». Il s’agit en somme d’« accroître le contenu disponible sur Internet en mobilisant toutes les générations et en mettant en ligne davantage d’essais et d’articles de revue » ; de « développer les synergies » numériques entre sites « dissidents » ; ou encore d’« explorer la possibilité d’un site de réinformation professionnel », sorte de « Rue89 de droite ». À ces conditions, la Toile pourrait permettre d’inverser le rapport de force dans la guerre culturelle que se livrent « mondialistes » et « patriotes » – entre les médias du « système » et les petits soldats de la « réinformation ».
L’enthousiasme numérique de Le Gallou ne date pas d’hier. « En 1992, j’étais conseiller régional FN d’Île-de-France et j’ai demandé un abonnement Internet à la région, raconte-t-il. Ils me l’ont refusé, parce qu’ils se sont dit : il va en faire un truc… Alors je l’ai payé moi-même, 300 francs – c’était très cher à l’époque pour la vitesse que ça avait. Et je m’en suis servi pour chercher des informations qui me permettaient de contester les rapports régionaux. Par exemple, on nous expliquait que telle association était formidable, qu’il fallait la subventionner… Alors on allait sur Internet, on cliquait et tac, on ramenait l’information pour dire que l’association, en fait, elle n’est pas du tout formidable. Et comme à l’époque il n’y avait pas de majorité, une fois qu’on avait révélé le truc, le RPR et l’UDF disaient “Ah non, c’est pas possible” et tac, on ne votait pas le dossier. J’ai planté plein de rapports de Huchon34 entre 1998 et 2000 grâce à ça. »
Ce dernier confirme le récit : « Dans chaque commission, à chaque vote, Le Gallou lisait toute la littérature qu’il avait trouvée en ligne. Dès que l’on votait une subvention pour une association, par exemple, il allait à la pêche aux infos. Il notait tous les éléments folkloriques ou critiquables au sujet de l’association en question. Par exemple, s’agissant d’une structure LGBT, il avait imprimé des photos un peu “hardos” publiées sur son site pour la discréditer35. » Et le frontiste n’arrête pas là ses efforts : « Sous son impulsion, on a diminué la masse de papiers et d’archives dans les bureaux de la Région, poursuit Huchon. Il se disait toujours favorable à la numérisation des textes, et avait, avec d’autres, demandé à ce que tout le monde soit équipé d’un ordinateur – une demande à laquelle nous avions accédé. » Quinze ans plus tard, Huchon conserve le souvenir d’un homme « brillant, travailleur et déterminé », mais aussi d’un politique se situant « au-delà des critères républicains classiques » : « Il n’a rien du populiste à la Marine Le Pen, juge-t-il. C’était un racialiste genre Gobineau, qui croyait à la supériorité de la race européenne. Vu sa vision idéologique, il n’aurait pas sa place au FN actuel ni dans aucune formation normale. »
Lorsqu’il ne restitue pas en séance le résultat de ses recherches en ligne, Le Gallou se plaît aux happenings. Comme lors d’un vote budgétaire, tard dans la nuit, sur lequel Huchon joue son siège de président du conseil régional. L’élu FN souhaite associer les votes frontistes à ceux de la « droite classique » pour renverser le socialiste. Mais ni Roger Karoutchi, patron du groupe RPR, ni Bernard Lehideux, de l’UDF, ne l’entendent ainsi. Alors ce soir-là, Le Gallou se dresse dans l’hémicycle et interpelle les deux hommes : « Messieurs, vous êtes des opposants en peau de lapin. » Karoutchi s’étrangle. « M. Huchon est un nuisible à expulser, poursuit l’orateur. Mais vous n’en avez pas le courage, puisque vous ne voterez pas avec nous. » Au milieu d’une assemblée qui retient son souffle, Le Gallou brandit alors un pistolet, qu’il tourne vers Huchon : « Jean-Paul, tu es mort ! » Il appuie sur la gâchette… et un simple bouchon sort de l’arme. « C’est cela que vous faites à M. Huchon », conclut le tireur à l’adresse de Roger Karoutchi. Dans la salle, le rire le dispute au malaise.
Depuis son passage au conseil régional, l’ex-« horloger » revendique au sujet d’Internet « une position quasi libertarienne ». Selon l’un de ses proches, « il a vraiment évolué sur la question de la censure. Sa position de départ, c’était qu’il fallait faire taire ceux que l’on n’aime pas. Il a finalement compris que la liberté d’expression était pour tout le monde, et pas seulement quand ça nous arrangeait ».
Paradoxe : s’il a poussé plus loin que d’autres la théorisation de l’Internet politique, Le Gallou n’est pas une star de la Toile, et le site de sa fondation ne bat pas des records d’audience. Avec ses longs papiers sur la disparition des langues antiques dans l’enseignement ou « l’entropie dans l’histoire », celui-ci est fort éloigné des canons actuels du Web. L’un des plus gros succès de Polémia36 reste à cette heure une vidéo intitulée Être Français. Publiée en février 2015, elle consiste en une série de photos patriotiques qui défilent tandis que la voix off de Le Gallou disserte sur la France éternelle – « peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne », selon une citation attribuée au général de Gaulle et reprise à l’envi par toute l’extrême droite. Plutôt que d’éclairer sa propre pratique du Web, les propos de Le Gallou montrent à quel point Internet apparaît comme un outil providentiel pour sa mouvance. La vidéo Être Français a beau être de facture artisanale, « elle est très importante, juge un jeune cadre nationaliste. Parce qu’elle contient des concepts que la moitié des militants ne connaissent pas ». Un proche de Le Gallou abonde : « Aujourd’hui, Jean-Yves n’existe que sur Internet. Le Web a assuré sa survie et son renouveau politique. Tout ce qu’il fait, c’est en ligne, de Polémia aux Bobards d’or. »
Critiquer les médias, telle est aussi la mission que s’est donnée l’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim). Lancé à l’été 2012, le site se veut une vigie dédiée au « monde de l’information, son évolution, son influence, mais aussi ses dérives ». Son ambition : aider le lecteur à « mieux comprendre d’où vient l’information et comment elle peut parfois être filtrée ou biaisée ».
Maquette soignée, production abondante, application mobile en chantier : à première vue, l’Ojim a tout du site professionnel. Qu’y trouve-t-on ? Des articles, des enquêtes, des portraits sur les médias et sur ceux qui les font. Certains de ces contenus sont purement factuels. Ils reprennent des éléments disponibles sur d’autres sites d’information, généralistes ou spécialisés sur les médias : licenciement, en janvier 2015, de la directrice de l’école de journalisme de Sciences-Po ; lancement, en mars, du bimensuel Society ; le même mois, grève prolongée à Radio France. D’autres articles laissent cependant percer les partis pris du site, dénonçant ici la « propagande » de France 2 en faveur du Parti socialiste, là « l’anti-poutinisme primaire » du Monde. Le Gallou, es-tu là ? « C’est totalement indépendant, je ne suis pas du tout dedans », jure l’intéressé, tout en laissant entendre « avoir eu l’idée du truc ».
« Je suis allé à quelques reprises sur ce site et, à chaque fois, je me suis dit que ce n’était pas mal, reconnaît Daniel Schneidermann, patron du site Arrêt sur images. Leur côté militant est moins apparent qu’un site comme Fdesouche. Cela me paraît de bonne guerre qu’ils essayent, comme nous, de critiquer les médias. Mais on ne peut pas dire qu’ils fassent preuve de la même méthodologie. J’ai consulté mon propre portrait, et j’ai trouvé que les citations étaient bizarrement choisies. Et pour le faire, ils ne m’ont pas appelé37. » Les portraits en question sont une spécialité de l’Ojim. Au nombre de cent quatre-vingt-huit à l’été 2016, ils restituent le parcours de certains journalistes, et l’illustrent de nombreuses citations38.
C’est à travers cet exercice que l’orientation du site est la plus manifeste. Chargé du Front national au quotidien Le Monde jusqu’en 2015, le journaliste Abel Mestre se voit ainsi gratifié d’un portrait à charge, le qualifiant de « fourre-tout de l’extrême extrême gauche, allant du stalinisme à l’anarchisme en passant par le trotskisme expérimental et l’action de rue » – ce qui est beaucoup pour un seul homme. Selon sa fiche personnelle, Mestre « est avant tout un militant qui s’est constitué […] une niche écologique au Monde en fantasmant autour de l’extrême droite qui constitue pour lui à la fois une rente et une forme de fascination ».
Ce ton polémique tranche avec la bienveillance d’autres portraits – par exemple ceux des journalistes de droite Yves Thréard (Le Figaro) ou François d’Orcival (Valeurs actuelles). Le parcours de ce dernier, ancien membre du mouvement d’extrême droite Jeune Nation, ne débouche que sur la mention d’une « jeunesse militante très active ». Réactionnaire revendiqué, le polémiste Éric Zemmour est d’emblée qualifié de « brillant journaliste politique » incarnant « une certaine idée du journalisme à la française ». Quant au portrait consacré à Michel Drucker, il laisse une large place à l’histoire de son père Abraham, détenu à Drancy durant la Seconde Guerre mondiale, et dont on apprend que des « zones d’ombre » pèseraient sur son comportement d’alors. Sans que soit précisé en quoi celles-ci, réelles ou non, éclaireraient soixante-dix ans plus tard le travail de son fils.
Finalement évident, le parti pris politique pourrait être revendiqué, au motif que d’autres organes de critique des médias se rangent, eux, à gauche : le site Acrimed, par exemple, met en avant sa filiation avec le « mouvement social de 1995 ». L’Ojim semble pourtant soucieux de camoufler son positionnement politique. Et même l’identité de ses rédacteurs, aucun des articles n’étant signé. Seul apparaît sur le site le nom de son président, Claude Chollet, qui mériterait bien lui-même un long portrait. « L’objectivité n’existe pas, je n’en revendique pas plus que les autres39 », veut bien reconnaître celui-ci.
Sexagénaire à la fine barbe poivre et sel, Chollet a fondé l’Ojim en 2012. Un très sérieux loisir à côté de la société de « conseil dans le bien-être » qu’il dirige, et après trente ans passés comme cadre dirigeant dans l’industrie pharmaceutique. Chollet assure n’avoir rencontré Le Gallou que récemment, dans « une réunion sur la critique des médias ». En réalité, les deux hommes se connaissent de longue date : « On a fait connaissance à Sciences-Po, raconte Le Gallou. À l’époque, il s’occupait de la Fédération nationale des étudiants de France, une scission [de droite] de l’Unef. Il était en section “politique et sociale” à Sciences-Po, qui était alors considérée comme une voie un peu dilettante, celle des gonzesses et des futurs journalistes. C’est un type assez détaché, pas très intéressé par la politique proprement dite. » Autre connaissance de Chollet, Fabrice Robert, le président du Bloc identitaire : « Je le connais depuis dix ans, c’est quelqu’un qui apprécie beaucoup notre travail. Il est venu à la convention identitaire de 2012 pour présenter l’Ojim. Pour moi, c’est un compagnon de route du Bloc. »
Confessant une vocation avortée de journaliste, Chollet s’affiche en grand consommateur de presse : « Je lis tous les jours Le Monde, au moins un quotidien italien pratiquement chaque jour, et les sites de Libération et de La Croix. » C’est le traitement médiatique de Dominique Strauss-Kahn, ou plutôt son « non-traitement » initial, qui l’aurait décidé à monter l’Ojim. « Tout le monde savait, même moi, les problèmes de comportement qu’il avait, prétend Chollet. Le seul à en avoir parlé, c’est le journaliste de Libération Jean Quatremer sur son blog, sans être repris par son propre journal. Puis une fois que l’affaire s’est déclenchée, le balancier est revenu à fond de l’autre côté. On est passé du silence à l’acharnement. »
Au printemps 2012, il rassemble « une petite vingtaine de personnes, dont une douzaine de journalistes ». Pigistes pour la plupart, « ils travaillaient dans la presse quotidienne nationale ou régionale, ou encore dans des titres spécialisés. La majorité n’habite pas Paris ». Chollet investit 10 000 euros personnels dans le lancement du site, et fait appel à des contributions privées. Selon son président, l’Ojim aurait ainsi recueilli 100 000 euros de dons dans ses dix-huit premiers mois d’existence. « L’essentiel provient de personnes âgées qui en ont marre de la désinformation », selon un collaborateur.
À la différence de Le Gallou, Chollet n’a jamais été membre du Front national. Mais comme lui, il est issu de la Nouvelle Droite. Et plus précisément du Grece, dont on a vu qu’il fut, avec le Club de l’Horloge, une institution centrale de la mouvance. « En 1979, il y a eu une grande campagne de presse sur le Grece, sur la Nouvelle Droite, se remémore Chollet. Plusieurs centaines d’articles en quelques mois. Du coup, cela m’a intéressé et j’ai pris contact avec eux. Ce qui m’attirait, c’était le côté gramsciste. Je m’intéressais à l’idée européenne, à l’idée que la politique ce n’est pas seulement les partis, mais aussi un substrat culturel. Et qu’avant de faire de la politique, il fallait peut-être commencer par réfléchir. » On retrouve ici la « bataille culturelle » chère à la Nouvelle Droite, et que l’on sait aussi importante pour Le Gallou. En 1984, Chollet prend même la tête du Grece : « On m’a demandé de devenir président, parce qu’il n’y avait personne d’autre, assure-t-il modestement40. Je ne suis même pas sûr que cela ait été notifié en préfecture. Le Grece n’avait pas digéré sa surexposition médiatique, et se trouvait dans un état de joyeux bordel. J’ai remis de l’ordre et réduit les dépenses. Puis, au bout de quelques mois, il y a eu un vague conseil d’administration au cours duquel j’ai été mis en minorité. Mais j’ai toujours continué à m’intéresser à la vie des idées, à lire Alain de Benoist. »
Depuis le lancement de l’Ojim, et en dépit de son parti pris, Chollet a tenté d’intégrer sa créature à de très officielles institutions journalistiques. En 2012, il a ainsi postulé auprès de l’Observatoire de la déontologie de l’information (Odi), structure créée la même année et réunissant de nombreux acteurs de la profession (de l’AFP au Monde en passant par des syndicats et des écoles). En vain : « Nous ne connaissions pas l’Ojim, mais notre conseil d’administration a refusé l’adhésion sitôt qu’il s’est aperçu que ce site était profondément lié à l’extrême droite41 », explique Patrick Eveno, président de l’Odi. Ce dernier se souvient également d’avoir croisé Chollet lors du salon professionnel La presse au futur ainsi qu’aux Assises du journalisme, un événement organisé chaque année depuis 2007. Alors directeur des Assises, Jérôme Bouvier accorde même une interview vidéo aux représentants de l’Ojim. « Je n’ai découvert que par la suite les orientations de ce site, assure celui-ci. Cela dit, rien dans l’entretien n’aurait pu me les laisser deviner : on est restés sur des sujets très concrets, comme le travail des médiateurs. Tout au plus l’homme avait-il un vague côté anar de droite, prétendant ignorer les tabous, se référant à Frédéric Taddeï42. »
À l’image de son président, l’Ojim semble ainsi chercher sa voie, entre organe militant et observateur détaché… à moins que cette confusion ne soit délibérément entretenue. Elle permet en effet à certains contenus du site d’être relayés par des internautes intéressés à l’actualité des médias. Telle cette intervenante au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), relayant une infographie de l’Ojim (tout à fait factuelle) sur le financement du quotidien L’Humanité. Telle aussi cette ancienne journaliste du site d’information Rue89 diffusant sur Twitter une « enquête Ojim sur l’indépendance et la pluralité des médias », pourtant bien peu rigoureuse, puisque fondée sur un échantillon non représentatif de « plus de cinq mille internautes » ayant répondu à un questionnaire mis en ligne sur le site de l’Ojim.
Derrière l’ancien président du Grece, une petite équipe travaille à alimenter le site de l’Ojim. Y figure par exemple Olivier Maulin, également contributeur au magazine « néoréac » Causeur. Parmi les contributeurs on trouve aussi un collaborateur de Fdesouche, auteur entre autres du portrait de la journaliste Nathalie Balsan-Duverneuil, signataire pour le Midi libre d’articles sur la fachosphère : « Cette pseudo-journaliste avait balancé des insanités sur Fdesouche, je me suis donc mis sur sa piste et j’ai fait un portrait pas piqué des vers sur l’Ojim, pour montrer son engagement politique de gauche, nous raconte-t-il. Elle a fermé sa gueule après43. »
Pendant quelques mois, Jamel a lui aussi fait partie de ces contributeurs. « J’ai toujours été intéressé par la critique, soit culturelle, soit des médias44 », raconte cet étudiant en philosophie de vingt-six ans, issu d’un milieu populaire, à la terrasse d’un café du XIe arrondissement de Paris. Sans engagement politique déclaré, le jeune homme revendique un « goût pour les trucs hétérodoxes » : « Dans les médias, je retrouve des biais idéologiques qui me déplaisent, un manque de controverse, explique-t-il. J’aimerais bien voir dans Le Monde des gens infréquentables débattre avec d’autres. »
Après un stage à Arrêt sur images, Jamel adresse une candidature spontanée à l’Ojim. « Je les connaissais par les réseaux sociaux, parce qu’ils ont une forte présence là-dessus. D’ailleurs, ils font tout par télétravail. J’ai rencontré seulement Chollet trois ou quatre fois. Je communique avec les autres par mail, notamment avec le webmaster et le rédacteur en chef. » Il a rédigé trois portraits, dont chacun lui a rapporté cent euros – « presque trop pour deux après-midi passés à regarder des vidéos et lire des articles », reconnaît-il. Il assure avoir « toujours pu écrire » ce qu’il voulait. « Sauf une fois : dans un portrait, j’avais repris une citation sévère sur Laurent Obertone45. Chollet m’a dit qu’il préférait ne pas la mettre. »
Pour Jamel, « l’Ojim, c’est du populisme éclairé – même si je sais qu’il y a beaucoup d’Identitaires chez eux. Leur but, c’est d’investir la fracture entre les gens et les journalistes. Pas de l’expliquer, pas de l’apaiser, mais plutôt de l’exacerber. Je pense que ce sont des gens qui veulent contribuer à l’effondrement du système médiatique. »
Si Polemia et l’Ojim se consacrent à dénigrer les médias, d’autres tentent de les imiter. Dès 2002 apparaît une antenne française du site américain Altermedia : une sorte de reflet droitier d’Indymedia, célèbre plate-forme d’information liée, elle, aux altermondialistes. « Nous étions le premier média nationaliste en ligne, se flatte Fabrice Robert, le président du Bloc identitaire, qui figure alors parmi les contributeurs. C’était l’un des premiers sites à s’attaquer à l’islam aussi frontalement. »
Altermedia se présente comme une « agence de presse alternative avec des correspondants issus de milieux et d’organisations politiques de sensibilité différente et qui vous tiendront au courant des informations que vous n’êtes pas supposé connaître ». Surtout animé par des nationalistes-révolutionnaires le site se veut œcuménique, s’adressant aux « patriotes ou nationalistes, radicaux ou militants de droite, nationaux-révolutionnaires ou identitaires, catholiques traditionalistes ou païens, agnostiques ou libres-penseurs, combattants du Liban chrétien ou sympathisants de la cause palestinienne, nationaux-écologistes ou fans du rock identitaire français, de la Oi !, du Hardcore ou encore du Hard Rock, mégretistes ou lepénistes, militants du VB46 qui comprennent le français ou probelges, intellectuels ou activistes, révolutionnaires sociaux ou antiglobalistes ». Car, au-delà des différences de doctrine, « vous avez tous un point commun : on vous prive de parole et d’accès aux médias ».
En 2005, Fabrice Robert et les Identitaires lanceront une nouvelle plate-forme, Novopress, plus proche dans sa forme d’un site d’information traditionnel.
Dix ans plus tard, la « réinformation » fait figure de martingale à l’extrême droite. Nombre de sites proposent désormais une actualité relue au prisme de leurs convictions droitières. Comme Le Salon Beige pour les catholiques conservateurs, ou Boulevard Voltaire, conçu par son créateur Robert Ménard en « Médiapart de droite ». En 2012 et 2013 fut aussi active ProRussia TV, télévision en ligne créée par Gilles Arnaud – le patron de l’Agence2presse, que nous avons rencontré plus tôt, retransmettant les Bobards d’or sur Internet –, sorte d’antenne française de la Voix de la Russie, radio d’État russe émettant à l’international. Celle-ci a assuré le financement du projet (150 000 euros annuels selon Gilles Arnaud) jusqu’à ce que Moscou décide de privilégier le développement de Russia Today, un canal international censé rivaliser avec CNN ou France24.
Ces sites militants se posent en alternative, ou en indispensables compléments, aux « médias du système ». Le paradoxe étant qu’ils fournissent l’essentiel de leur contenu moyennant un remâchage qui les met au goût du public ciblé. S’y mêlent, plus rarement, des contenus « maison », de qualité très inégale. « Beaucoup de groupes possèdent désormais leur outil, mais peu produisent de la création originale47 », résume Philippe Milliau.
C’est dans un bistrot près de la gare Montparnasse que l’on rencontre cet homme au ton et à l’allure de professeur. Vieux routier de l’extrême droite, Milliau a roulé sa bosse au Grece, au FN et au Bloc identitaire, avant de prendre la tête de TV Libertés. Lancée en janvier 2014, cette télévision en ligne résume aussi bien l’ambition que les limites de certains projets de « réinformation ».
« Madame, monsieur, bonsoir. À la une de notre édition, international : après la révélation des écoutes américaines sur les présidents français… ». Lorsque le jeune Olivier Frèrejacques ouvre le journal de TV Libertés avec sa collègue Élise Blaise, le spectateur peut se croire sur une authentique chaîne d’information. Jingle, plateau, lumières, costume, diction, déroulé des sujets… Tous les codes d’une « vraie » télévision sont scrupuleusement respectés, jusqu’aux incontournables interviews politiques, faisant intervenir des figures de l’extrême droite (Jean-Marie Le Pen, le secrétaire général du FN Nicolas Bay) ainsi que des figures secondaires de la droite « classique », telles que Nicolas Dupont-Aignan, Christine Boutin ou encore Thierry Mariani. Tournés dans de spacieux locaux au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), les différents programmes de TVL sont hébergés sur YouTube. Outre le JT, les internautes peuvent y visionner des émissions telles que Les Idées à l’endroit, animée par Alain de Benoist ; Livre libre, présenté par le député Bleu Marine Gilbert Collard ; ou I Média, une séquence d’analyse du discours médiatique, par l’inévitable Jean-Yves Le Gallou.
On le devine : ces productions ne jouent la carte du mimétisme que sur la forme. Car au fond, les sujets liés à l’identité, à l’immigration ou à l’islam se taillent ici la part du lion. Les caméras et les micros de TV Libertés sortent également sur le terrain : on les aperçoit dans les cortèges de la Manif pour tous, dans certains événements du Front national, aux alentours de la « Jungle » de Calais. Mais aussi sur des sujets plus inattendus, comme les festivités du nouvel an chinois, en février 2015, pour lesquelles le site dépêche un envoyé spécial « au cœur du XIIIe arrondissement » de la capitale. Titre du reportage : « Les Parisiens rient jaune ». Car « tout est fait pour que le passant se croie en plein Pékin, rapporte l’intrépide reporter face à la caméra. Que les habitants le veuillent ou non, ils vivent quatre journées de festivités intenses avec leur lot de nuisances sonores et de prolifération d’ordures sur la voie publique ». Avec la bénédiction d’autorités soucieuses de « flatter une clientèle électorale grandissante sans se soucier de la fracture communautariste ».
Comme Philippe Milliau, la plupart des cadres de TV Libertés sont liés à l’extrême droite. Présent à l’origine du projet, le patron de l’Agence2presse Gilles Arnaud l’a rapidement quitté pour se consacrer à ProRussia. On y retrouve en revanche Martial Bild, cinquante-quatre ans : cet ancien directeur de la communication du FN anime notamment Bistrot Libertés, un talk-show inspiré de Droit de réponse48 où l’invité trône dans un décor de brasserie, entre guéridons et amuse-gueules. Quant au directeur de la production de TV Libertés, Arnaud Soyez, il est depuis 1986 membre du FN, dont il a dirigé le journal Français d’abord avant de devenir délégué national à la propagande et d’animer un « atelier multimédia » lors de la campagne présidentielle de 2002. « À cette époque, je voulais déjà créer une télévision sur Internet, raconte-t-il. Par satellite, ce n’était pas possible, sauf à passer par des satellites russes ou indiens. Mais il faut alors que toute la logistique au sol y réponde, donc réorienter les paraboles, etc.49 » Douze ans plus tard, Internet rend le projet possible.
L’ambition de TV Libertés est d’être le point de contact entre « toutes les droites », à l’image de la Manif pour tous, qui bat alors son plein. « À ce moment, la droite nationale50 et la droite classique se sont retrouvées sur des valeurs communes, juge Arnaud Soyez. Cette conjonction nous est apparue comme une lame de fond qu’il est possible de récupérer et d’encadrer. En d’autres termes, d’un point de vue marketing, il y avait une fenêtre de tir sur laquelle on pouvait surfer. Notre objectif était que la “génération Manif pour tous” se retrouve chez nous. »
Cet ambitieux projet connaît même, depuis 2016, de nouveaux développements. Le 30 janvier 2016, TV Libertés fête ses deux ans : devant un public où figurent notamment les frontistes Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, Philippe Milliau annonce le prochain lancement d’un site Euro Libertés (effectivement en ligne quelques semaines plus tard), dédié à l’actualité des droites du Vieux Continent. Mais aussi d’une Radio Libertés, ou encore d’une société de production baptisée Bouledogue médias. À quoi doivent s’ajouter un nouveau studio pour les locaux du Kremlin-Bicêtre ainsi qu’un réseau de correspondants en France et en Europe. Ces projets sont servis par un budget conséquent : pas moins de 100 000 euros mensuels, selon Milliau, pour le couple TV Libertés/Radio Libertés. De quoi financer, entre autres, l’emploi d’une grosse « vingtaine de personnes en équivalent temps plein » et un loyer de 5 000 euros mensuels.
De tels moyens peuvent surprendre, pour une « chaîne » dont les vidéos dépassent rarement quinze mille visionnages sur YouTube. Afin de les rassembler, TV Libertés recourt intensivement à la levée de fonds. « Au départ, nous sommes adossés à un réseau de structures et d’individus, membres fondateurs ayant chacun investi un minimum initial de 6 000 euros », explique Milliau, pour un total de « plusieurs centaines de milliers d’euros51 ». Par la suite, TV Libertés n’a jamais manqué une occasion d’appeler ses spectateurs à la générosité, sur Internet ou par courrier.
« Principe général : il n’y a pas pénurie d’argent, mais de savoir-faire pour aller le chercher », poursuit doctement Milliau, qui sait de quoi il parle : spécialiste de la levée de fonds, l’homme a notamment rodé sa technique au Bloc identitaire, jusqu’à son départ de ce mouvement en 2012. En 2011, sa dernière année complète au sein du Bloc, la formation recueillait 430 000 euros de dons, contre seulement 260 000 pour le Front national52. À l’époque comme aujourd’hui, Milliau s’était attaché les services d’un autre ancien du Grece, Tristan Mordrelle, formé à la levée de fonds par l’organisation conservatrice américaine Leadership Institute et œuvrant désormais au sein de la société spécialisée Synonymes. « La levée de fonds, cela marche par saisons, conclut Milliau. Au “printemps”, toutes les opérations majeures rencontrent un certain succès. À l’été, les choses se structurent. Puis viendra l’automne, le temps pour les donateurs d’arbitrer entre différents projets. Je dirais que nous sommes en ce moment à la fin du printemps », c’est-à-dire d’un bouillonnement droitier ayant soutenu l’émergence de nombreuses initiatives en matière de « réinformation ».
Est-ce bien tout ? Dans un salon du Royal Cambronne, bistrot chic du XVe arrondissement, Richard Haddad, animateur d’une émission de géopolitique, se montre plus disert. « Les dirigeants n’en parlent pas, mais en interne, le soutien financier de la Russie est un secret de polichinelle, confie-t-il. On se doute bien que les nouveaux moyens ne viennent pas du ciel53. » Comme le Front national et beaucoup de sites de la fachosphère, TV Libertés affiche une ligne farouchement prorusse. Sur Moscou, l’extrême droite projette son rêve d’une grande nation blanche autoritaire et conservatrice, appuyée sur une religion vernaculaire, dressée contre la ploutocratie américaine et combattant l’islamisme chez elle comme à l’étranger.
Les productions de TV Libertés témoignent de cette passion russe. Fin 2014, les caméras de la chaîne suivent ainsi l’eurodéputé FN Jean-Luc Schaffhauser dans un déplacement en Ukraine, alors en pleine guerre civile : « On a passé trente-six heures sans dormir, à franchir des checkpoints où les mecs avaient des kalachnikovs », raconte Arnaud Soyez, envoyé spécial de TV Libertés, qui en rapportera un reportage favorable aux indépendantistes du Donbass soutenus par la Russie. « Nous avions des appuis officiels, tu ne rentres pas comme ça », glisse un autre participant au voyage. Le déplacement a-t-il mis ses acteurs en contact avec de potentiels partenaires financiers ? « Cela, ça me dépasse, murmure notre homme. Tout le monde avait son intérêt, voilà. » De son côté, Philippe Milliau dément catégoriquement tout financement étranger : « Nous touchons absolument zéro centime, zéro rouble d’origine russe, assure-t-il. Nous fonctionnons à cent pour cent avec de la levée de fonds. Même [la chaîne russe] Russia Today a refusé de nous fournir gratuitement ses images. »
Deux ans et demi après le lancement de TV Libertés, le bilan n’est peut-être pas tout à fait à la hauteur des moyens investis. La plupart des vidéos ne réalisent que quelques milliers de visionnages sur YouTube. Les plus populaires d’entre elles attirent quelques dizaines de milliers de spectateurs, un score honorable mais encore loin, par exemple, des standards soraliens. Pour stimuler ses audiences, la chaîne a conclu un partenariat avec le site Fdesouche54. « Autrefois, Fdesouche relayait les vidéos du site ProRussia, mais celui-ci a disparu, explique-t-on à TV Libertés. Il a accepté de diffuser désormais les nôtres, ce qui a dopé les chiffres de fréquentation : une vidéo qui, seule, ferait cinq mille vues fera le double si elle passe chez Sautarel. Et dix mille de plus si elle passe chez Soral, bien que nous n’ayons officiellement pas de contacts avec celui-ci. »
Ces scores encore modestes questionnent-ils l’offre de TV Libertés ? Tel est l’avis d’Arnaud, vingt-deux ans, qui y a travaillé trois mois comme monteur, deux jours par semaine. Pour le jeune homme, l’imitation des codes traditionnels de la télévision se révèle contre-productive. « Les dirigeants n’ont pas compris que ce qu’ils font est anachronique, juge-t-il aujourd’hui. Moi, j’avais proposé de s’inspirer plutôt de Vice et de produire de petits reportages, mais ils n’ont rien voulu entendre. Ils n’ont pas saisi que les codes de consommation d’Internet ne sont pas ceux de la télévision. De nos jours, une vidéo sur Internet, soit elle vient à toi parce que quelqu’un l’a bien aimée et l’a partagée, soit tu la cherches de toi-même parce que tu sais que la source est bonne. Mais mettre des journaux télévisés sur YouTube, faire de longues émissions en plateau avec des acteurs politiques ringards ou de second rang, cela ne peut pas marcher. Sauf, à la limite, auprès de ceux qui font des dons : les retraités55. »
Un sentiment résumé par le site Euro-Reconquista, peu suspect de gauchisme primaire56: « Il faut avouer que c’est un peu soporifique : c’est de la radio filmée, mais une radio sans dynamisme. » Une autre limite, inhérente au média Internet, est résumée par Marion Maréchal-Le Pen, spectatrice occasionnelle de TV Libertés : « C’est une bonne initiative, mais son grand défaut est que ce sont des gens qui viennent chercher ses programmes en se connectant, au lieu que celui-ci leur soit “imposé” comme sur une télé traditionnelle. Quand vous allez visionner une vidéo de TV Libertés, c’est que vous êtes déjà convaincu : cela limite sérieusement son influence57. »
À défaut d’innovations formelles, TV Libertés aurait-elle réussi son pari de devenir la maison commune de toutes les « dissidences » ? C’est à voir, car les responsables du site ont eux aussi leurs tabous. Alain Soral et Dieudonné, par exemple, ont peu de chance d’apparaître un jour sur TV Libertés : « Nous avons réfléchi à les inviter, assure Philippe Milliau. Mais je crains fort qu’ils posent un problème de personnalité. Ils ont fait en sorte de se marginaliser, ils ne peuvent pas s’adresser au grand public. Chez nous, c’est très libre, jusqu’à ce que quelqu’un se marque au fer rouge par de telles obsessions. »
Ce n’est pas tout : « À un moment, au début de TV Libertés, toutes nos opérations passaient à la trappe », se plaint un membre du Bloc identitaire, dont Philippe Millliau fut autrefois un cadre important. Évincé du mouvement en mars 201258, celui-ci en aurait-il gardé rancune ? Toujours est-il qu’en 2013, Jean-Yves Le Gallou reçoit un coup de fil furibard de la part d’un cadre identitaire : « Tu soutiens TV Libertés, mais j’espère que tu as prévu de leur décerner un Bobard d’or du camouflage. » Et l’homme de citer deux opérations récentes du mouvement n’ayant fait l’objet d’aucune mention sur TV Libertés. « C’est insupportable, poursuit-il. Si Milliau se sert de ce média contre les Identitaires, ça va être la guerre. » Le Gallou y trouvera une nouvelle occasion de jouer les diplomates, promettant d’expliquer au patron de TV Libertés qu’il fait fausse route. Un autre conflit oppose ces derniers temps Philippe Milliau à Radio Courtoisie, antenne des droites extrêmes et radicales, dont le président Henry de Lesquen voit TV Libertés comme une insupportable concurrence – en termes d’audience, mais aussi (surtout ?) d’appels aux dons.
Des « réinformateurs » accusés de jouer contre leur camp ? C’est bien le comble. Pas si simple de s’improviser journaliste : en dépit de moyens parfois conséquents et d’une allure professionnelle, la « réinformation » dissimule mal son véritable objet. Non pas l’information « telle qu’elle devrait être » dans l’idéal, mais telle qu’on la rêve à l’extrême droite.