10

OPA HOSTILE

FINLAY CAMPBELL était en retard pour le conseil d’administration du clan. C’était intentionnel : cela incitait d’autant plus son entourage à apprécier sa présence ; en outre, cela donnerait à penser qu’il n’était pas particulièrement pressé d’assister à cette réunion, et il tenait à ce que cela se sache. Tout semblait aller de travers, ces derniers temps, et, pour la première fois de son existence, il ignorait comment réagir. La vie devenait très compliquée : la popularité du Gladiateur masqué croissant, on lui demandait de plus en plus souvent de tenir ce rôle, et conserver son identité secrète se révélait toujours plus difficile ; son double jeu n’était possible que grâce à la connivence du public et des autorités des Arènes, mais leur curiosité l’emportait petit à petit sur le culte qu’ils vouaient à leur héros, et, un de ces jours, on allait commencer à lui en vouloir. La foule finit toujours par s’en prendre à ses grandes figures, pour l’argent, pour un instant de gloire ou simplement pour les voir humiliées. S’il avait une once de bon sens, il se retirerait dès à présent, tant qu’il était encore jeune et indemne, et que cela ne présentait pas de risque. Mais il attachait une grande importance à son personnage du Gladiateur masqué, en tout cas plus qu’à celui de Finlay Campbell, le bellâtre et le dandy bien connu ; celui-là, il l’avait créé à titre de plaisanterie, afin de détourner l’attention de lui, mais la plaisanterie n’avait plus rien d’amusant, ne serait-ce que parce qu’il ne savait plus vraiment quelle était sa véritable identité.

Une heure plus tôt à peine, il se tenait près de son lit, nu comme la main, et il contemplait les deux tenues étalées devant lui ; s’il enfilait l’une, il devenait Finlay, l’autre, le Gladiateur ; mais qui était-il en cet instant, nu et seul, sans un costume pour définir sa personnalité ? Qui était-il quand il se mirait dans une glace et ne reconnaissait pas le visage qu’il voyait ? Il jouait ses deux rôles depuis si longtemps et avec tant de conviction qu’ils paraissaient avoir acquis une existence indépendante, celle d’individus à part entière ; les masques s’étaient fixés sur ses traits et refusaient de se décoller. Naguère, il savait quelle était sa vraie personnalité : c’était celle de l’homme qui aimait Évangéline Shreck ; mais le temps qu’ils pouvaient passer ensemble se réduisait comme peau de chagrin, à proportion des exigences croissantes qui pesaient sur eux et qui appelaient ailleurs tant Finlay que le Gladiateur. Il l’aimait et il avait besoin d’elle, mais, elle, qui aimait-elle vraiment ? Et la ou les facettes de lui-même dont elle était amoureuse coïncidaient-elles avec sa véritable identité ?

Il avait fini par endosser les vêtements de Finlay, parce que c’était lui que sa famille attendait ; il s’agissait d’un nouveau costume aux couleurs éblouissantes, à l’extrême de ce que l’œil supportait. Il s’était maquillé à l’aide d’un bâton fluorescent, avait métallisé ses cheveux à grands coups de pulvérisateur et s’était mis en route pour la réunion, ses pensées bouillonnant comme de grandes vagues soulevées par la tempête. Il avait choisi ses gardes du corps à la porte d’entrée, puis avait suivi le couloir à longues enjambées afin de ne laisser à personne le temps de l’arrêter ; cela ne l’empêchait pas de sourire et de saluer de la tête ceux qu’il croisait, fidèle à son personnage de Finlay, et les gens lui répondaient de même, sans percevoir apparemment le moindre changement en lui – ce qui n’améliorait pas l’opinion qu’il avait d’eux comme de lui-même, car qui est le plus sot, l’homme qui vit un mensonge ou celui qui s’y laisse prendre ?

Il arriva enfin au pied de la tour Campbell et s’arrêta pour la contempler ; immense bloc de marbre luisant, elle le dominait comme un messager du destin, empreinte d’une menace inexprimée. Elle se dressait de tout son haut parmi les tours pastel dans le ciel immaculé, entourée par les bâtiments de moindre taille des clans et des personnages de moindre envergure, monument à la fortune, au pouvoir et à la morgue des Campbell. Là, loin des yeux et des oreilles des étrangers, se traitaient toutes les affaires du clan, y compris certaines dont on ne discutait que dans le cercle restreint de la famille et qui auraient choqué jusqu’au Collège des seigneurs, lequel en avait pourtant vu d’autres. Finlay remarqua des gardes armés sur tout le périmètre et à la porte de la tour, et bien davantage encore à l’intérieur ; tout en traversant l’immense mais élégant vestibule en direction des ascenseurs, il se demanda quel était le problème. Il y en avait sûrement un : un tel déploiement de sécurité était inhabituel, même pour une famille aussi paranoïaque que les Campbell, et Finlay ne l’approuvait pas ; c’était signaler aux autres familles que les Campbell détenaient quelque chose de valeur qu’il fallait protéger à tout prix. Pourquoi leur donner des idées ?

Il vit la silhouette immobile près des portes des ascenseurs et son malaise s’accrut. Il lui avait toujours déplu que le clan possède son propre investigateur comme symbole de son statut, et surtout un tueur au regard glacé comme Rasoir. Cela revenait à se promener avec un requin au bout d’une laisse. Depuis que le Service l’avait laissé partir, l’investigateur Rasoir travaillait pour les Campbell, d’une part pour le salaire mirifique qu’ils lui versaient, d’autre part, et c’était le plus important, parce qu’ils lui donnaient l’occasion de tuer de façon légale. On racontait qu’il avait été démis de ses fonctions chez les investigateurs parce que c’était un parfait psychopathe, ce qui, la première fois qu’il avait entendu cette rumeur, avait prodigieusement amusé Finlay : il avait toujours cru que c’était la condition première pour entrer dans le Service, non pour en sortir. Mais il côtoyait Rasoir depuis un certain temps, à présent, et l’humour de la situation s’était amplement érodé.

L’homme était impressionnant à voir, avec sa carrure massive et ses muscles surdéveloppés, articles premier choix des magasins de fournitures corporelles, mais son âge transparaissait dans sa tignasse d’un blanc agressif sur son teint sombre, et la vieillesse ralentissait les réflexes, même ceux d’un investigateur. Il était rare de croiser des hommes de sa profession et de son âge, pour la simple raison que, dans leur grande majorité, ils ne vivaient pas assez vieux pour prendre leur retraite. Naturellement, Rasoirrestait quand même plus rapide, plus fort et plus dangereux que dix hommes normaux, et les Campbell n’avaient été que trop heureux de l’engager quand l’occasion leur en avait été donnée ; s’ils préféraient ne pas poser de questions sur les motifs de sa disponibilité, cela ne regardait qu’eux : il présentait très bien à la cour et il était en train de se forger une solide réputation aux Arènes. Pour sa part, Finlay se sentait plus en sécurité quand l’investigateur ne se trouvait pas dans les environs ; pour l’instant, cependant, il ne pouvait s’empêcher de se demander quelle menace avait bien pu pousser la famille à sortir Rasoir de l’ombre pour lui faire monter la garde. En attendant l’ascenseur, il adressa un salut courtois à l’homme, qui ne le lui rendit pas.

« Tout va bien ? demanda Finlay d’un ton dégagé. Tout le monde est sage ? Ce n’est pas souvent qu’on vous voit en plein jour, investigateur.

— Votre père a jugé ma présence nécessaire », répondit Rasoir sans se tourner vers son interlocuteur. Il balayait le vestibule de ses yeux verts, et sa voix était aussi calme et inexpressive que son regard. « La sécurité a été relevée d’un niveau et placée sous mon commandement direct. Il y a des hommes à tous les étages pour garder les escaliers et les ascenseurs ; je dois vous escorter personnellement à la réunion. Suivez-moi. »

Les portes de la cabine s’ouvrirent comme si elles attendaient son autorisation, et il les franchit sans vérifier si l’homme sous sa protection l’imitait. Finlay fit la moue et entra dans l’ascenseur ; d’ordinaire, il n’aurait jamais toléré pareille attitude, mais Rasoir était un investigateur et, en tant que tel, exonéré de détails comme la politesse ou la courtoisie. Il n’avait rien contre Finlay en particulier : il méprisait toute personne qui n’était pas investigateur, rien de plus. Les Campbell supportaient sa conduite parce qu’ils avaient besoin de lui ; dès qu’il ne leur serait plus nécessaire, ils le flanqueraient à la porte avec pertes et fracas. Nul ne marchait impunément sur les pieds d’un Campbell.

Souriant à cette idée, Finlay se désintéressa ostensiblement de l’investigateur tandis que la cabine montait vers la résidence en terrasse. Le trajet fut calme et sans incident, malgré l’intense vigilance de Rasoir, qui obligea Finlay à demeurer dans l’ascenseur pendant qu’il vérifiait auprès de ses hommes que l’étage était sûr ; il l’accompagna ensuite jusqu’à la salle de réunion, puis il prit place devant la porte alors que Finlay l’ouvrait et entrait. Bon chien, songea le jeune homme.

Les visages qui se tournèrent vers lui reflétaient divers degrés d’agacement quand il salua brièvement les membres de sa famille installés autour de la table pluriséculaire, vaste plaque de bois de fer plus ancienne, disait-on, que le clan lui-même, ce qui n’était pas rien : la tradition voulait que les Campbell fassent partie des familles fondatrices de l’Empire, et ils ne laissaient personne l’ignorer. La salle où ils se trouvaient ce jour-là était beaucoup trop grande pour eux, et la table se dressait au milieu de cet immense espace.

Crawford Campbell présidait, petit, robuste et râblé, chef de la famille par force d’ancienneté et de personnalité, et aussi parce qu’il avait éliminé ou intimidé tous ceux qui avaient préséance sur lui, même si on n’en parlait jamais, naturellement ; c’était le modus operandi habituel de la plupart des familles. À sa gauche était assis son fils William, le comptable ; c’était surtout lui qui s’occupait de gérer les affaires du clan. À la droite de Crawford, son fils cadet, Gérald, la catastrophe ambulante ; il se disait dans la famille qu’il existait une dizaine de façons de gaspiller sa salive, et que cinq d’entre elles consistaient à s’adresser à lui. À côté de lui se trouvait l’épouse de Finlay, la redoutable Adrienne ; elle n’avait pas vraiment le droit d’être présente, n’étant qu’une branche rapportée, mais, comme d’habitude, nul n’avait le courage de la jeter dehors, et Finlay se demandait si Rasoir lui-même n’y aurait pas eu quelques difficultés. Il prit place en face d’elle, afin de pouvoir échanger plus facilement des regards meurtriers, puis il parcourut la salle des yeux et le regretta aussitôt : étant donné le haut niveau de sécurité imposé, le vaste espace désert qui entourait la table le mettait mal à l’aise et lui donnait même une impression de danger. La réunion aurait aussi bien pu se tenir dans les appartements privés de l’un ou l’autre des participants, mais le Campbell avait exigé qu’elle ait lieu dans la grande salle : il attachait beaucoup d’importance aux apparences, même quand elles ne profitaient qu’aux seuls membres de la famille.

« Un nouveau costume ? demanda Adrienne à Finlay d’un ton doucereux. Je suis prête à parier que tu as davantage de vêtements dans ta garde-robe que moi.

— Et de plus élégants, répondit Finlay. Je devrais peut-être te donner le nom de mon tailleur, et celui de mon coiffeur aussi : le tien doit avoir une dent contre toi, vu ce qu’il a fait de tes cheveux.

— Pour une fois, intervint William d’une voix ferme, pourrions-nous mettre de côté nos querelles privées et nous intéresser à l’ordre du jour ? Nous devons discuter d’un problème important.

— C’est ce que tu dis toujours, répliqua Adrienne, et il se révèle toujours qu’il ne s’agit que d’impôts ou d’investissements.

— Ça, c’est vrai », fit Gérald. Comme d’habitude, pour l’amener à la réunion, on l’avait arraché à ses amis de beuverie, et il boudait. « Tu n’as pas besoin de nous ; c’est père et toi qui prendrez toutes les décisions, et nous autres allons donner notre accord pour avoir la paix ; d’ailleurs, même quand nous votons contre, vous n’en tenez pas compte.

— Tais-toi, Gérald, dit le Campbell, et l’intéressé se renfonça un peu plus dans son fauteuil avec une moue coléreuse.

— À la vérité, ce n’est pas très compliqué… » commença William.

Finlay l’interrompit par un gémissement. « Par pitié, William, n’essaye pas de nous donner d’explications ; je ne le supporte pas. J’en ai la migraine toute la journée.

— Ah, oui ! s’exclama soudain Adrienne. Robert vous fait parvenir ses excuses ; il ne se sent pas encore en état d’assister à une réunion familiale, le pauvre agneau !

— Je ne le lui reprocherai pas, dit Finlay, mais il va bien falloir qu’il se remette dans le bain un jour ou l’autre. Comment progressent les recherches d’une nouvelle promise Shreck ?

— Lentement, répondit William. Étant donné les conditions tragiques dans lesquelles se sont terminées les dernières fiançailles, nous prenons toutes nos précautions : un nouveau scandale est hors de question. Il faut dire que Robert n’arrange rien en se retranchant de la famille ; il a refusé de jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil à la courte liste de noms que nous avons établie. Mais il a recommencé à manger ; c’est déjà ça.

— Je n’aime pas les Shreck, fit Gérald. Grégor est un porc, et les autres encore pires.

— Tais-toi, Gérald, dit Crawford.

— Il ne faut pas tous les fourrer dans le même sac », intervint Finlay, et le ton de sa voix lui attira tous les regards. Il jura intérieurement : il mettait d’habitude plus d’adresse à maintenir ses identités séparées. Avec un vague sourire, il poursuivit : « Chaque famille a ses brebis galeuses, même la nôtre.

— Et c’est moi qu’il regarde ! s’exclama Gérald. Père, dites-lui d’arrêter de me regarder !

— Tais-toi, Gérald, fit Crawford.

— Si tu apprécies tant les Shreck, observa William, peut-être pourrais-tu trouver un parti convenable chez eux ; moi, je suis à court de ressources.

— Il y a toujours Évangéline, dit Adrienne.

— Non, répliqua Finlay. Tu oublies que c’est l’héritière.

— Ah, c’est vrai. » Finlay étudia l’expression de son épouse, mais elle n’avait rien à ajouter.

« Tout cela peut attendre, déclara Crawford d’un ton ferme. Nous avons des problèmes plus immédiats ; à toi la parole, William. »

L’intéressé toussota d’un air gêné. « Malgré des recherches poussées, nous ne savons toujours pas quel clan a découvert nos liens avec les IA de Shub ; si elles n’étaient pas aussi affirmatives sur ce point, je serais tenté d’y voir de la paranoïa, si tant est que des intelligences artificielles puissent être paranoïaques. Quoi qu’il en soit, même si quelqu’un a levé ce lièvre, il n’a rien fait pour en profiter, du moins jusqu’à présent.

— Je tiens à souligner que cette collaboration avec Shub me contrarie toujours, dit Finlay. Ce sont quand même les ennemis de l’humanité, et je ne leur fais pas confiance.

— Nous avons besoin d’elles, répondit Crawford Campbell d’un ton catégorique. Tant que nous aurons des intérêts communs, elles joueront franc jeu ; le tout sera de quitter le navire avant qu’elles abattent le mât sur nous. Ce ne sera pas facile, mais je n’ai pas bâti notre maison en choisissant les voies les plus aisées. Maintiens la pression, William ; quelqu’un finira bien par parler ; il y a toujours un maillon faible.

— J’aimerais que nous en discutions un peu plus, insistaFinlay.

— Ce chapitre est clos, répliqua le Campbell d’un ton cassant accompagné d’un regard menaçant à toute la tablée.

— Que faisons-nous ici, dans ce cas ? demanda Finlay. Si nos avis ne vous intéressent pas et que nous n’avons le droit de discuter de rien, à quoi bon nous avoir fait venir ?

— Je l’avais bien dit, intervint Gérald.

— Tais-toi, Gérald, fit William.

— Vous êtes ici pour que je vous informe de la situation, dit Crawford, alors fermez-la et ouvrez les oreilles. Qu’as-tu donc, Finlay ? Je te trouve bizarre.

— C’est vrai, renchérit Adrienne, ça ne te ressemble pas, ce genre de réaction. C’est un progrès, mais ça ne te ressemble pas. »

Faisant un effort sur lui-même, Finlay se détendit et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil avec un geste élégant et vague de la main. « Poursuivez, père ; loin de moi l’envie de faire des embarras. Tâchez seulement de ne pas perdre de temps : j’ai un essayage dans une heure pour un nouveau manteau d’un style très provocant. Vous allez le détester.

— Le point suivant, dit William sans se laisser distraire, concerne les difficultés que rencontre notre enchère sur les contrats de production de masse de la nouvelle propulsion stellaire. Les Wolfe nous talonnent malgré l’avantage que nous donne la technologie de Shub.

— Les Wolfe, c’est de la gnognote, gronda le Campbell ; nous pouvons leur rabattre leur caquet.

— Ce qui me gêne, c’est la coïncidence, insista William : quelqu’un découvre nos contacts avec Shub, et au même moment les Wolfe entrent dans la course. »

Le Campbell émit un grognement puis se pencha. « Horus, je t’écoute. »

Des écrans incrustés dans le bois de la table s’allumèrent devant tous les membres de la famille. L’IA des Campbell tenait à jour tous les documents du clan, y compris ceux qui n’avaient pas d’existence officielle. Le visage d’Horus était une simulation informatique, parfaite en ce qui concernait la forme mais sans aucune personnalité ; Crawford ne s’intéressait pas aux machines capables d’imiter les émotions humaines, voire de faire preuve d’insolence. Finlay étudia pensivement les traits de l’IA ; il avait déjà observé qu’elle affichait une physionomie légèrement différente selon la personne à qui elle s’adressait : une image adaptée sur mesure, en somme. Finlay ne pouvait s’empêcher de se demander si elle donnait aussi ses renseignements sur mesure suivant l’identité de celui ou celle qui lui posait des questions ; chacun savait que le Campbell dissimulait des informations à ceux de la famille, mais, après tout, chacun en faisait autant. Il s’agissait d’un simple système de survie : on ne savait jamais quand on pouvait avoir besoin d’un ou de plusieurs atouts dans sa manche. Finlay se surprit aussi à se demander ce que l’IA montrait au malheureux Gérald qui se morfondait d’ennui ; peut-être faisait-elle seulement défiler de jolies images pour le distraire et l’empêcher d’ouvrir la bouche.

« Horus en ligne, annonça poliment l’IA. Toutes fonctions disponibles. En quoi puis-je vous être utile, monseigneur ?

— Tes fichiers sont-ils toujours protégés ? demanda le Campbell. A-t-on tenté de s’y introduire par effraction ?

— Il y a toujours des tentatives, monsieur, mais en vain jusqu’à présent. Je crois cependant devoir vous prévenir que la situation est un peu étrange dans la matrice en ce moment, et que plus rien n’est aussi à l’abri que naguère. »

Le Campbell fronça les sourcils. « Sois plus précis.

— Il y a dans la matrice des formes inconnues qui vont et viennent, des forces nouvelles qui s’exercent de façon imprévisible, des signes, des présages et des visages dans le ciel. Les suzerains s’approchent. Des paramètres flous, une logique limitée, des allégeances versatiles dans les banques de données… Monseigneur, je ne me sens pas bien, je… »

Soudain l’IA se mit à hurler alors que sa bouche s’ouvrait démesurément, et chacun se rejeta en arrière. Le cri dément s’enfla monstrueusement, puis cessa brusquement. Le visage se tordit sur lui-même et se désintégra en taches de couleur changeantes ; il essaya de se reformer, puis disparut complètement pour être remplacé, après quelques secondes de neige, par un masque métallique à l’expression moqueuse.

« Sale coup, les Campbell ! Votre IA vient de se faire brouiller par les bons soins des cyber-rats. Vos affaires sont coulées, votre sécurité est dans les choux et votre crédit actuellement à peine supérieur à celui d’un clone claqué de la lèpre ; et, si vous croyez que c’est le pire, attendez la suite ! »

Le masque disparut des écrans, mais son rire continua de se faire entendre tant que Crawford n’eut pas éteint les moniteurs. Tout le monde se mit à parler en même temps jusqu’à ce que le Campbell parvînt à dominer les autres de la voix par simple effet de puissance et de personnalité.

« Taisez-vous tous, vérole de Dieu ! Vous agissez précisément comme le souhaite l’adversaire : en perdant la tête ! Nous ne risquons rien, il y a des gardes partout dans la tour et il faudrait une armée pour les déloger avant d’arriver jusqu’à nous ! Il faut réfléchir ! Qui se cache derrière cette agression ? Quel en est le but ? »

Il se tut en jetant des regards tout autour de lui, et, dans le silence soudain, les autres entendirent eux aussi le sifflement aigu d’engins en approche. Adrienne se dressa d’un bond, le doigt tendu vers la fenêtre, et tous se tournèrent dans la direction indiquée, juste à temps pour voir une armada de traîneaux antigravitationnels en train de foncer sur le dernier étage de la tour, suspendus dans le ciel éclatant comme des rapaces brillants. Crawford ordonna d’une voix forte la fermeture des volets de protection avant de se rappeler que l’informatique ne fonctionnait plus ; il dégaina son disrupteur et déclencha son bouclier de force qui fit entendre son vrombissement rassurant. Les autres occupants de la salle portaient la main à leurs armes quand le premier traîneau entra en fracassant la fenêtre-écran.

Des éclats de verre volèrent en tous sens, et les Campbell se baissèrent en s’abritant derrière leurs boucliers. Épées et pistolets à la main, des hommes en armure sautèrent des traîneaux à l’arrêt qui flottaient au-dessus du sol, tandis que de nouveaux appareils ne cessaient d’arriver. La porte s’ouvrit brutalement, et Rasoir la franchit au pas de course, accompagné de ses troupes. La vaste salle parut soudain trop petite, remplie d’hommes en armes des deux camps. Posément, Finlay mit un assaillant en joue et lui fit sauter le crâne ; du sang et des morceaux de cervelle jaillirent, et, un instant plus tard, tout le monde tirait sur tout le monde. Les rayons d’énergie zébraient la salle, ricochaient de bouclier en bouclier, traversaient les membres et les têtes sans protection, l’espace résonnait de cris et empestait la chair brûlée, et puis le feu d’artifice se calma presque aussi vite qu’il avait commencé. Les combattants rengainèrent vivement leurs pistolets et portèrent toute leur attention à leurs épées : deux bonnes minutes allaient s’écouler avant que les cristaux d’énergie des disrupteurs se soient rechargés, et il pouvait se passer bien des choses en deux minutes.

Finlay activa son bouclier personnel à son bras et s’avança d’un pas assuré, l’épée au clair. Une part de lui-même admirait l’organisation et le professionnalisme de l’attaque : les cyber-rats avaient anéanti les systèmes de sécurité qui auraient averti les Campbell de l’arrivée des traîneaux, lesquels avaient eux-mêmes court-circuité les forces de Rasoir postées à l’intérieur de la tour. Un espsi aurait pu les prévenir de l’assaut, mais le Campbell avait exigé au contraire la présence d’un psi-bloquant pour assurer le secret sur les affaires familiales. Finlay entendit le bruit de renforts qui martelaient le plancher, et il forma le vœu qu’il s’agisse d’hommes de Rasoir. Il engagea le fer avec le premier assaillant qu’il rencontra et le tua pratiquement sans y faire attention ; c’est sans surprise qu’il observa l’emblème des Wolfe sur sa poitrine.

Dans une seconde d’agacement, il songea que, quoi qu’il arrive, son personnage soigneusement cultivé de dandy touchait à son terme ; il y avait investi beaucoup de travail, mais c’était du Gladiateur masqué qu’il avait besoin pour survivre à présent ; il se préoccuperait des conséquences à un moment ultérieur, s’il devait connaître ce moment. Les chances n’étaient pas en sa faveur : la grande salle n’était plus qu’une masse de corps en mouvement où on n’avait qu’à peine la place de manier une épée, et de nouveaux traîneaux ne cessaient d’entrer par la baie fracassée, porteurs de nouveaux combattants ennemis.

Et avec eux leurs maîtres, les Wolfe eux-mêmes.

Jacob Wolfe bondit dans la mêlée, l’air d’un taureau avec ses larges épaules et son poitrail massif. Maniant son épée avec une brutale efficacité, il se fraya un chemin dans la bousculade en direction des Campbell ; derrière lui venaient Valentin, le visage maquillé et les lèvres écarlates, et Daniel, jeune, plein d’ardeur, une épée dans chaque main ; ils étaient suivis de Kit Estivîle, le Petit Tueur, l’assassin souriant, en compagnie de son nouvel ami, le jeune Traquemort, qui se déplaçait déjà si vite en mode turbo qu’on ne voyait de lui guère plus qu’une tache floue. Nous sommes mal partis, se dit Finlay. Du bouclier, il para un coup, et il chercha vivement des yeux la sortie la plus proche.

La salle était désormais pleine à craquer de combattants qui s’agitaient en tous sens. Les troupes des Wolfe luttaient avec les gardes des Campbell, et les deux clans se démenaient pour se rapprocher l’un de l’autre. Crawford Campbell se précipita sur Kit Estivîle avec un rugissement de rage : il revoyait le tueur souriant pourfendre son propre grand-père, Roderick Estivîle, et, jusqu’à sa disparition, il n’avait jamais eu conscience de la profondeur de l’amitié qui le liait au vieux seigneur. Il avait perdu bien des choses et des gens auxquels il tenait dans sa vie, et la mort du vieil Estivîle avait été la goutte qui avait fait déborder le vase ; à présent, il allait prendre sa revanche, même s’il devait y laisser la vie. Sous la violence de son assaut, Kit se replia en défense, mais il ne recula pas d’un pouce ; puis, patiemment, son éternel sourire aux lèvres, il attendit que le bras du Campbell se fatigue.

Valentin Wolfe avait activé ses drogues de combat dès que la tour Campbell avait été en vue, et elles couraient maintenant dans son organisme comme un éclair incessant. Tous ceux qui l’entouraient lui paraissaient lents et maladroits, chacun de leurs coups évident et prévisible. Son épée lui tailla un chemin de sang dans la mêlée, et il se jeta sur Finlay Campbell, qui para ses bottes foudroyantes avec une rapidité et une efficacité déconcertantes. Valentin éclata de rire, le souffle court, les yeux écarquillés, et accentua sa pression, le tonnerre roulant dans ses bras.

Daniel Wolfe s’en prit à Gérald Campbell, croyant trouver une proie facile en celui qui, de notoriété publique, était l’idiot de la famille, et il découvrit avec étonnement un combattant vif et rusé : ce n’était peut-être pas un génie, mais il restait tout de même un Campbell. Avec un grognement, Daniel se ramassa en préparation d’une bataille acharnée : c’était un Wolfe. Ils se ruèrent l’un sur l’autre à plusieurs reprises, leurs épées s’abattant sur le bouclier adverse dans des gerbes d’étincelles. La place manquait pour se battre commodément et, pour finir, ce fut autant la chance que l’adresse qui l’emporta : Gérald mit une fraction de seconde de trop à reprendre son équilibre après une botte, l’épée de Daniel franchit sa défense et s’enfonça entre ses côtes. Gérald eut l’air plus surpris que touché, puis tout à coup il cracha du sang et tomba un genou en terre ; Daniel lui retira sa lame du corps et lui trancha la gorge d’un coup propre et net. Une fontaine écarlate jaillit, et Gérald s’effondra sous les pieds des autres combattants inattentifs. William Campbell poussa un cri d’horreur et se précipita sur Daniel qui affronta ce nouveau défi avec un large sourire et une calme efficacité : c’était un Wolfe, et il allait en faire la preuve ce jour-là dans le sang et le massacre.

Jacob Wolfe vit l’investigateur Rasoir se frayer un chemin parmi les combattants dans sa direction et chercha aussitôt des yeux un adversaire moins formidable : qu’un autre fou engage le combat avec l’investigateur, quelqu’un qui en ait assez de la vie. Il observa que les mouvements de la foule avaient séparé Finlay de Valentin, et il se dirigea vers le jeune dandy : s’il le tuait, le moral des Campbell s’effondrerait. Il commença de croiser le fer avec lui, s’attendant à une victoire facile, et s’aperçut avec ébahissement que Finlay Campbell était en réalité un maître bretteur. Aucun rapport de ses espions n’en faisait mention, mais il était trop tard pour reculer ; il s’était enferré lui-même, et un mauvais pressentiment lui glaça les entrailles : si un petit mondain comme Finlay se révélait une si fine lame, quels autres éléments des rapports allaient apparaître tout aussi erronés ?

La presse se déplaça de nouveau, les écartant irrésistiblement l’un de l’autre, et Jacob vit avec soulagement Finlay s’éloigner de lui. Il parcourut la salle des yeux et vit Crawford semblablement séparé du Petit Tueur ; avec l’impression brûlante d’incarner le destin en marche, Jacob traversa la foule avec force coups pour engager le combat contre le Campbell. Quand leurs épées s’entrechoquèrent, tous deux éprouvèrent un sentiment de soulagement : les préliminaires étaient enfin terminés. Le Wolfe combattait le Campbell, les yeux dans les yeux, frappant de taille et d’estoc, comme s’ils étaient seuls au monde. Leurs lames se heurtèrent, rebondirent, et, l’espace d’un moment, ils parurent de force égale ; mais Jacob prit bientôt le dessus : à mener une vie trop confortable, Crawford s’était alourdi et amolli, tandis que Jacob s’était toujours enorgueilli d’entretenir ses talents guerriers. Le Campbell se mit à battre en retraite, mais son adversaire le suivit, refusant de laisser la foule le séparer de son ennemi, et, le martelant sans cesse, il finit par ouvrir une brèche dans sa garde et lui passa l’épée à travers le corps. Crawford s’écroula, et Jacob lui donna un coup de pied au visage alors qu’il agonisait à terre.

Le Wolfe ne vit pas son fils Valentin s’approcher discrètement dans son dos et lui planter une dague entre les côtes. La lame ne fit qu’entrer et sortir, personne ne remarqua le geste, et Valentin s’était déjà éloigné quand Jacob Wolfe s’abattit à côté du cadavre de son rival, le Campbell.

David Traquemort, dans l’excitation du turbo, affrontait l’investigateur Rasoir ; leurs épées dansaient à une vitesse surhumaine, mais ni l’un ni l’autre ne cédait le moindre pouce de terrain. Le Petit Tueur se rapprocha de William Campbell et lui enfonça dans l’entrejambe une dague dissimulée ; son adversaire poussa un cri de douleur et d’horreur tandis que le sang ruisselait le long de ses jambes, et Kit Estivîle le transperça de son épée. Adrienne, profitant de ce que son arme était encore plantée dans le corps de William, lui enfonça un poignard dans le dos, juste au-dessus des reins. Kit se retourna brutalement en arrachant sa lame à la poitrine de William et éventra Adrienne ; elle fléchit les genoux et tomba à terre, un torrent de sang jaillissant de son abdomen. Le Petit Tueur s’apprêtait à porter le coup de grâce quand Finlay s’interposa soudain et bloqua l’épée de son bouclier. Un mouvement de la foule les sépara, et Kit, à contrecœur, partit aider le Traquemort à lutter contre l’investigateur.

Moitié portant, moitié traînant Adrienne, Finlay emmena son épouse à l’écart du plus fort des combats et l’assit contre un mur. Elle se tenait le ventre à deux mains et le sang giclait entre ses doigts ; elle était blanche comme la mort ; les lèvres étirées en une grimace qui évoquait un sourire hideux, elle respirait à petits coups rapides, en gémissant, et ses paupières closes étaient serrées. Finlay jeta des regards éperdus alentour, puis ses yeux se fixèrent sur la fenêtre proche ; il saisit Adrienne par les bras, l’obligeant à se redresser, et elle poussa un cri de douleur.

« Accroche-toi, Addie, murmura Finlay. On s’en va. »

Elle n’avait pas assez de souffle pour répondre. Finlay la conduisit jusqu’aux décombres de la fenêtre en l’invectivant et en l’encourageant tour à tour. Quelques instants plus tôt, la croyant morte, il s’était d’abord réjoui d’être enfin débarrassé d’elle, mais, s’apercevant qu’elle était toujours vivante, il n’avait pas pu rester les bras croisés à la regarder mourir, ne fût-ce qu’à cause des remords qui n’auraient pas manqué de le ronger par la suite. Deux soldats Wolfe lui barrèrent le passage, et il les tailla en pièces sans presque y songer ; il réfléchissait à toute allure, remettant sa sécurité entre les mains de la machine de combat aux réglages parfaits qu’était son corps, celui du Gladiateur masqué. Il conduisit Adrienne jusqu’à la fenêtre béante, jeta un coup d’œil par-dessus le rebord puis sauta dans le vide en entraînant son épouse ; leur chute parut durer une éternité, et elle fut brutalement interrompue par le traîneau qui flottait sous la fenêtre, abandonné par ses occupants.

Finlay avait pivoté en l’air afin de protéger Adrienne du plus dur de l’impact, mais elle eut tout de même le souffle coupé. Il chercha aussitôt son pouls, grogna en constatant sa faiblesse, puis il se rendit à quatre pattes aux commandes de l’appareil. Il fallait trouver d’urgence un médecin, mais il ne savait plus à qui se fier : les territoires dominés par les Campbell étaient certainement passés sous le contrôle des Wolfe. Ne restait donc que la clandestinité. Finlay mit le traîneau en route et s’éloigna de la tour à pleine puissance. Il avait vu son père mourir, et il était désormais le Campbell, mais il s’en moquait éperdument. Gérald et William étaient morts eux aussi, mais il les pleurerait plus tard. Il se retourna brièvement vers Adrienne, mais elle était perdue dans son traumatisme et sa souffrance ; il était seul, dernier des Campbell, face à un monde uniformément hostile ; aucun autre clan ne lui apporterait son soutien : les familles n’avaient pas de temps à perdre avec les vaincus. Eh bien, que Finlay meure à son tour ; cette existence-là était finie. Il ne subsistait que le Gladiateur, la clandestinité… et Évangéline Shreck. À cette idée, il se rasséréna et fit prendre un nouveau cap au traîneau : Évangéline les aiderait, Adrienne et lui, il le fallait.

Dans la tour Campbell, Valentin Wolfe continuait à se battre, éliminant un adversaire après l’autre au rythme des drogues de combat qui chantaient dans ses veines. Il lui semblait que les opposants étaient moins nombreux qu’au début, mais il poursuivait le massacre avec une désinvolture meurtrière, sa bouche vermillon étirée en un sourire de tête de mort. Soudain, on le saisit par les bras, on l’immobilisa malgré tous ses efforts, et un visage familier apparut devant lui. Il poussa un soupir rauque, sa vision s’éclaircit et il reconnut Daniel, qui se tenait à distance respectueuse et le regardait d’un œil noir.

« Ça y est, tu es revenu sur terre, Valentin ? Sais-tu ce que tu as fait ? »

L’intéressé se concentra et de nouveaux produits se déversèrent dans son sang, l’épurant des drogues de guerre ; son esprit retrouva toute sa clarté, et il jeta un regard circonspect à Daniel. Que savait son frère sur lui ? Il prit lentement conscience que les combats avaient cessé dans la salle et que les gardes qui le tenaient portaient l’emblème des Wolfe.

« Ça va, fit-il calmement, je suis là. Quelle est la situation, Daniel ? Nous avons gagné, si je comprends bien ?

— Oui, il y a déjà un moment, répondit son frère. Les Campbell sont morts ou en fuite et leurs hommes se sont rendus, mais tu étais tellement parti que tu ne t’es aperçu de rien. Tu as passé les dernières minutes à massacrer nos propres soldats !

— Ah ! dit Valentin. Toutes mes excuses ; je me suis laissé un peu emporter. Quelles sont nos pertes ?

— À part les hommes que tu viens de charcuter ?

— J’ai déjà dit que je m’excusais. Où est père ? »

Le visage de Daniel se décomposa soudain et la colère y fit place à un chagrin qui parut sincère à Valentin. D’un geste brusque, il fit signe aux soldats qui tenaient son frère de le lâcher ; ils obéirent avec prudence et demeurèrent non loin de lui, la main près du pistolet ; pour sa part, Valentin rengaina ostensiblement son épée. Daniel désigna les cadavres qui jonchaient le sol et se fraya lentement un chemin parmi eux.

« Père est mort. Nous l’avons trouvé à côté du Campbell ; ils ont dû s’entre-tuer. Tous les Campbell ont péri, sauf Finlay et peut-être aussi Adrienne qui se sont enfuis à bord d’un traîneau. Nos hommes les suivent de près, mais, quoi qu’il arrive, le clan Campbell n’existe plus. » Il s’arrêta pour s’agenouiller près de la dépouille de Jacob Wolfe. « Il n’aurait pas dû nous accompagner. Il était trop vieux pour ce genre d’exercice, mais il n’a rien voulu entendre, comme d’habitude. Qu’allons-nous dire à Constance ?

— Je m’en charge, répondit Valentin ; c’est moi le Wolfe à présent, aussi regrettable que ce soit. » Il s’attendait à une objection de la part de Daniel, mais son frère paraissait avoir perdu toute énergie et il demeura à genoux auprès de son père. Valentin se détourna et son regard tomba sur Rasoir ; l’investigateur tenait toujours son épée à la main, mais il était entouré d’hommes armés de disrupteurs ; pourtant, il n’avait pas l’air vaincu, seulement en infériorité numérique. Valentin s’approcha de lui en évitant de marcher sur les cadavres, puis il s’inclina courtoisement.

« Je vous félicite d’avoir survécu, investigateur. Il serait dommage d’avoir perdu un talent tel que le vôtre.

— David et moi avons réussi à le coincer à nous deux, fit Kit Estivîle, mais il a fallu y mettre toutes nos tripes.

— Vous en serez récompensés tous les deux, répondit Valentin. Le clan Wolfe n’oublie pas ses amis. » Puis, revenant à Rasoir : « Soyez des nôtres, investigateur ; ce combat-ci est terminé, le clan Campbell détruit et dispersé. Cependant, vous être libre de vous rallier à nous ou de vous en aller, comme il vous plaira. »

Avec un hochement de tête, Rasoir rengaina son épée puis se dirigea vers la porte ; sur un signe de Valentin, tout le monde s’écarta de son chemin. Il sortit en refermant derrière lui, etchacun dans la salle souffla : nul n’aurait eu envie de se battre à nouveau contre un investigateur, pas même le Petit Tueur ni le Traquemort, qui avaient tous deux le sentiment que l’homme s’était rendu seulement parce qu’il avait constaté l’arrêt du gros des combats. Valentin posa un regard calculateur sur les troupes Campbell survivantes, puis désigna la porte du doigt, et les hommes s’empressèrent de sortir avant qu’il ne change d’avis. Valentin sourit : il aurait pu les faire exécuter, mais il fallait donner une image honorable du nouveau Wolfe ; en outre, il aurait peut-être besoin de les embaucher un jour, eux ou certains de leurs semblables, et il valait mieux se faire bien voir de la communauté des mercenaires – surtout après avoir mis en pièces quelques combattants de ses propres troupes.

« Vous vous êtes bien battu, Valentin, dit Kit, quoique un peu à tort et à travers. Je dois reconnaître que vous m’avez fait meilleure impression que ce que votre réputation laissait à penser, étant donné votre style de vie… inhabituel. »

L’intéressé eut un sourire aimable. « J’ai eu recours à des drogues de combat dernier cri, tout droit sorties des arsenaux militaires. Je suis convaincu qu’à chaque situation correspond un produit chimique. »

Le jeune Traquemort eut un grognement de dédain. « Ah ! des drogues. J’aurais dû m’en douter. »

Il allait poursuivre dans cette veine, mais il remarqua soudain, sous le mascara, l’expression des yeux de son interlocuteur et jugea en avoir assez dit. Malgré son maquillage outrancier, le nouveau Valentin paraissait plus énergique et plus assuré que l’ancien, et aussi nettement plus dangereux, comme si le doux rêveur sans intérêt qu’on avait connu jusque-là n’avait été qu’un déguisement désormais inutile et dont il s’était débarrassé pour dévoiler sa véritable personnalité. David Traquemort baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de Valentin, tandis que le Petit Tueur étudiait le nouveau Wolfe d’un air songeur, en silence. Valentin sourit et se tourna vers ses troupes.

« Vous avez bien travaillé ; il y aura une prime pour chacun de vous. À présent, nettoyez-moi cette salle. Qu’on emporte les cadavres et qu’on fasse venir les menuisiers ; de ce jour, cette tour est la tour Wolfe. Je veux qu’elle soit remise en ordre et cette fenêtre réparée avant ce soir. Je crois que je vais m’installer dans cette pièce ; la vue est splendide.

— Et Finlay ? fit Kit.

— Eh bien, quoi, Finlay ?

— Il s’est échappé, il est vivant et indemne. Le dernier Campbell d’importance se promène quelque part dans la nature, et ça pourrait être dangereux : il risque de rameuter ses cousins de moindre rang et de les unir contre vous.

— Même si nos hommes ne le rattrapent pas, il n’entreprendra rien, parce qu’il serait vaincu et il le sait. Ce cher Finlay va suivre les meilleurs préceptes du courage et se faire le plus petit possible ; il va s’offrir une nouvelle tête, une nouvelle identité, et on ne parlera plus du clan Campbell, que le diable emporte leur nom. Il faut toutefois reconnaître que la cour paraîtra beaucoup plus terne sans les ravissantes tenues de Finlay pour l’égayer ; la mode ne sera plus jamais la même.

— Tant mieux », répondit le Petit Tueur. Il balaya du regard la salle dévastée et les cadavres qui l’encombraient, puis il sourit. « Je suis content d’avoir eu la chance d’assister à la chute de Crawford. Il ne m’aimait pas du tout.

— Et nous sommes heureux de vous avoir eu de notre côté, dit Valentin ; en fin de compte, ce sont vos liens avec le réseau clandestin des cyber-rats qui nous ont permis de prendre les Campbell par surprise. Les Wolfe ont une dette envers vous, et vous verrez que nous ne sommes pas des ingrats.

— Ça vaudrait mieux pour vous », répondit Kit d’un ton dégagé où ne perçait nulle menace. Il se détourna et asséna une claque sur l’épaule de David. « Je t’avais bien dit qu’il y aurait de l’action si tu restais avec moi ! Maintenant, je ne sais pas pour toi, mais, pour ma part, je n’aurais rien contre un grand verre de quelque chose de frais. Allons-y.

— D’accord, fit le jeune Traquemort. Rien de tel que de la bonne ouvrage pour aiguiser la soif. »

Et ils sortirent bras dessus bras dessous en riant d’une saillie de Kit. Pendant que Valentin les regardait s’éloigner, Daniel s’approcha de lui.

« Tu as vu qu’Estivîle avait un poignard planté dans le dos ? Est-ce qu’il n’aurait pas fallu le prévenir ?

— Bah, il y aura bien quelqu’un pour le lui faire remarquer. »

Daniel émit un grognement dédaigneux. « Depuis quand ces deux-là sont-ils à tu et à toi ? Je croyais que le Petit Tueur n’avait pas d’amis.

— C’est très récent, à ce que je sais, répondit Valentin. Ils ont sans doute des centres d’intérêt communs, le sang, le massacre, ce genre-là. » D’un haussement d’épaules, il écarta les deux jeunes gens de ses pensées, puis il se dirigea vers la vaste table de bois que les combats avaient laissée miraculeusement intacte. Il regarda un des écrans sur lequel apparaissait le visage souriant d’un cyber-rat ; Valentin le salua de la tête, courtois. « Je vous remercie de votre aide. Vous avez ma parole qu’une fois la technologie de pointe des Campbell en notre possession elle vous sera accessible, afin que nous en bénéficiions tous.

— C’est tout ce que nous demandions, dit le cyber-rat. Nous aurions aussi bien accepté de travailler avec les Campbell, mais ils nous ont pris de haut et ont refusé de discuter avec la racaille que nous sommes. Bien fait pour eux : personne ne traite impunément les cyber-rats de cette façon, personne. À plus tard, Wolfe. »

L’écran devint vierge. Valentin hocha la tête d’un air pensif ; la menace n’avait rien de particulièrement subtil, mais, hors du domaine de leurs machines, les cyber-rats n’étaient pas des gens très subtils, et Valentin trouvait cette attitude plutôt rafraîchissante à côté des propos à double sens de ce qui passait pour des conversations à la cour. Levant les yeux, il fit signe à Daniel de venir le rejoindre ; son frère s’approcha.

« J’aimerais rester seul un moment, Daniel ; tout s’est déroulé si vite et de manière tellement inattendue qu’il me faut un peu de temps pour mettre de l’ordre dans mes idées. Pourrais-tu te charger d’annoncer la nouvelle à Constance et Stéphanie, finalement ? Venant de toi, elles la prendraient peut-être mieux.

— Si c’est ce que tu désires. En as-tu pour longtemps ?

— Je ne pense pas. Emmène les hommes avec toi ; ils pourront se mettre au travail plus tard. »

Daniel acquiesça, puis il se tourna vers le cadavre de leur père. Les soldats l’avaient déplacé respectueusement à l’écart du carnage. « J’ai souvent souhaité sa mort, dit-il, mais je n’avais jamais vraiment… je n’avais jamais vraiment pensé qu’il puisse mourir un jour ; j’étais convaincu qu’il serait toujours là, à nous protéger et à fourrer constamment son nez dans nos vies. Il a toujours été si solitaire… J’ignore ce que je vais dire à Constance.

— Tu trouveras, répondit Valentin. Tu es un Wolfe. »

Au bout d’un moment, Daniel comprit que son frère n’ajouterait rien, et il hocha vivement la tête, rassembla les hommes d’un geste et quitta la salle sans un regard en arrière. Les soldats le suivirent et Valentin attendit patiemment qu’ils fussent tous sortis, puis il s’approcha d’un pas flânant du fauteuil en tête de table et y prit place ; il étendit les jambes, et un sourire apparut lentement sur ses lèvres. Pour l’instant, Daniel était encore sous le choc et lui obéissait aveuglément, mais cela ne durerait pas, une fois qu’il aurait expliqué la situation à Stéphanie ; elle allait lui infuser de l’énergie et ils commenceraient alors à pousser leurs pions pour voir jusqu’où ils pouvaient aller sous le nouveau Wolfe. Le sourire écarlate de Valentin s’élargit : ils allaient au-devant de quelques surprises.

Tout comme ce cher papa défunt, qui n’avait pas imaginé un instant que son bon à rien de fils puisse devenir un jour l’instrument de sa mort. Valentin se remémora la scène avec délectation : le poignard, le sang et l’expression de Jacob Wolfe alors qu’il s’écroulait. Valentin n’avait qu’entraperçu son visage, mais cela avait suffi. C’était si simple, finalement ; un rapide coup de dague sans témoin, et il était devenu le Wolfe, le chef de la famille. Il aurait dû accomplir ce geste des années plus tôt.

Il avait pris un bon départ, mais il restait beaucoup à faire : il commandait le clan par droit d’héritage, mais il lui fallait encore consolider son autorité ; nombre de cousins de moindre lignage ne seraient que trop heureux de soutenir les prétentions de Daniel ou de Stéphanie s’ils pensaient y trouver un avantage. Cependant, il disposait de puissants alliés avec les cyber-rats, prêts à lui apporter leur appui en échange de l’accès à la technologie des Campbell ; en la leur accordant avec une judicieuseparcimonie, il devrait pouvoir les tenir à sa botte pendant quelque temps. Les survivants des Campbell étaient trop clairsemés pour présenter un véritable danger, situation qu’une politique d’assassinats discrets devrait contribuer à entretenir, et les contrats de la nouvelle propulsion stellaire allaient lui revenir, à présent que le plus gros concurrent avait été éliminé. Il avait fait les premiers pas sur un chemin qui pouvait mener au Trône de fer, et il les poursuivrait une fois qu’il aurait uni la clandestinité derrière lui, avec une armée d’espsis et de clones prêts à lui obéir au moindre signe parce qu’il détenait la drogue qui développait les facultés psi, sans oublier les IA de Shub, qui accepteraient certainement de traiter avec lui comme avec les Campbell. Il avait toujours su qu’organiser un bon réseau d’espionnage finirait par porter ses fruits.

Valentin sourit : la vie était belle.