11

TOURNURES IMPRÉVUES

LE Saute-Étoiles jaillit de l’hyperespace et plongea aussitôt en hurlant dans l’atmosphère de la planète Shandrakor. Un panache de flammes et de fumée accompagnait l’appareil endommagé dans sa chute à travers la couche gazeuse de plus en plus dense ; son étrave n’était plus qu’une plaie déchiquetée, et des fragments de sa coque extérieure s’arrachaient au rythme des convulsions et des ruades de l’engin pris dans les turbulences. Les deux croiseurs impériaux en embuscade au large de Brumonde avaient infligé au Saute-Étoiles une sévère correction, et il tombait à présent comme une pierre vers un sol inconnu. Sous l’effet de l’entrée dans l’atmosphère, les vestiges de la double coque prirent une teinte rouge vif, et la carapace interne de l’appareil se tordit ; le yacht n’avait pas été conçu pour un atterrissage en l’absence de ses écrans de force. Il n’avait pas été bâti non plus pour supporter toute la violence des coups que des croiseurs impériaux étaient capables de porter, et il était miraculeux qu’il fût resté en une seule pièce. Le Saute-Étoiles tombait, ses moteurs s’arrêtant et repartant à mesure que les systèmes du bord flanchaient les uns après les autres.

À bord, Owen Traquemort s’agrippait de toutes ses forces à un montant, projeté de-ci de-là par les brusques secousses de l’appareil ; les extracteurs s’efforçaient tant bien que mal d’aspirer la fumée suffocante qui emplissait le salon, et les signaux d’alarme ne s’interrompaient que pour se remettre aussitôt à clignoter. Hazel d’Ark et Rubis Voyage s’étaient faufilées entre l’armoire à liqueurs et la cloison intérieure, et elles se démenaient pour y rester : au moins leur abri leur fournissait-il un semblant de protection contre les meubles et les appareils qui, par manque de fixation au sol ou aux murs, volaient à travers l’espace comme d’énormes obus. Jack Hasard s’était trouvé un coin tranquille et affrontait les soubresauts du yacht avec l’aisance de l’homme d’expérience, une assurance qui donnait l’impression qu’en son temps le révolté professionnel avait connu sa part de voyages à bord d’engins en perdition. Et c’est sans doute le cas, se dit Owen en cherchant des yeux le Hadénien à travers la fumée ; il finit par le repérer, parfaitement calme et détendu, et il eut envie de le gifler : lui-même avait les plus grandes peines à se maintenir en position à peu près verticale et à garder son dernier repas.

« Oz, à toi. Que se passe-t-il ?

— Nous tombons en chute libre ; ça ne t’a sans doute pas échappé. »

Les crépitements d’un incendie non loin du salon se rapprochèrent subitement, et la température monta désagréablement. Un objet massif et contondant perfora brusquement le plafond et creva le sol du salon comme un monstrueux javelot ; le plancher parut se dérober l’espace d’une seconde sous les pieds d’Owen, qui se raccrocha des deux mains à son montant.

« Je voulais dire : que fais-tu pour éviter l’écrasement ? Fournis-moi un compte rendu de la situation !

— Si tu veux, mais ça ne va pas te plaire. Pour l’instant, la grande majorité des systèmes font ce qu’ils peuvent pour empêcher le vaisseau de partir en miettes. Nous avons subi d’énormes dégâts à l’intérieur comme à l’extérieur, et ça ne s’arrange pas ; brèches multiples dans les coques interne et externe, étrave disparue. Il y a le feu dans trois compartiments, mais je les maîtrise ; graves fuites d’air et de pression, mais, à la vitesse à laquelle nous descendons, nous allons nous écraser avant que le manque d’air ne devienne gênant. »

Owen fit la grimace. « Quelles sont nos chances de nous tirer de l’atterrissage ?

— Pas fameuses. Les écrans de force sont éteints et nous n’avons plus assez d’énergie pour les réactiver. Le Saute-Étoiles n’a pas été construit pour supporter des coups pareils ; c’est un yacht de plaisance, pas une canonnière. La plupart des appareils automatiques sont morts, et ceux d’appoint ne valent pas mieux ; je suis obligé de tout gérer directement et d’envoyer tour à tour l’énergie restante aux systèmes encore en marche. Mais toutes les nouvelles ne sont pas mauvaises : la structure même du vaisseau est grosso modo intacte, et tant mieux, parce que je ne détiens strictement aucune information sur la façon de la réparer.

— Y a-t-il des capsules de sauvetage ou des parachutes antigrav ? hurla Hazel. Pouvons-nous quitter le vaisseau si nous y sommes forcés ?

— Oui, vous y êtes forcés, et non, vous ne pouvez pas. » L’IA avait pris un ton profondément écœuré. « Avec toute la puissance et les systèmes de sécurité que possède cet appareil, personne n’a imaginé qu’on puisse avoir un jour besoin de dispositifs d’évacuation. Il y a néanmoins un lit à eau dans le grand appartement ; vous pouvez toujours aller le chercher en espérant atterrir dessus. »

À l’autre bout du salon, Jack Hasard interpella Owen. « Intéressant, le sens de l’humour de votre IA.

— En effet, répondit le Traquemort ; et, si jamais je découvre celui qui le lui a programmé, je lui passe les breloques à la moulinette. »

Une brusque convulsion secoua le vaisseau, et chacun fut projeté d’un bout à l’autre du salon ; l’armoire à liqueurs fit la culbute dans une gerbe d’éclats de verre ; un son strident se fit entendre de l’arrière, puis l’appareil retrouva son équilibre. Les extracteurs avaient aspiré le plus gros de la fumée, mais l’incendie proche grondait plus fort que jamais, et la cloison contre laquelle Owen s’appuyait devenait brûlante.

« Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— Nous venons de perdre le bloc de proue, répondit Ozymandias. Je me débarrasse de tout ce qui n’est pas absolument vital. Ça ne changera pas grand-chose au bout du compte, mais je ne sais plus que faire d’autre.

— Une seconde, fit Owen. Comment ça, tu te débarrasses de tout ce qui n’est pas vital ? Tu jettes du matériel qui coûte les yeux de la tête, c’est ça ? Tu sais combien j’ai payé ce yacht ?

— Oui, et tu t’es fait rouler. Si nous survivons, tu pourras toujours exiger qu’on te rembourse, ou bien récupérer le montant de l’assurance.

— Mais il n’est pas assuré, nom de Dieu ! »

Jack Hasard se tourna vers le Hadénien. « C’est curieux, j’étais sûr qu’il allait dire ça.

— Owen, intervint Hazel, fermez-la et laissez l’IA se débrouiller. Elle est mieux placée que vous pour savoir ce qui est nécessaire.

— Très bien, répondit Owen d’un ton boudeur. En supposant que, par miracle, nous survivions à l’atterrissage, qu’est-ce qui nous attend en bas ? Cette planète est-elle propice à la vie humaine ?

— L’atmosphère et la gravité se trouvent dans des limites acceptables, fit l’IA d’un ton vif ; rien de mortel, mais il fait une chaleur de four en bas.

— Peu importe, répliqua Hasard, nous n’avons pas le choix. Description des masses continentales, je te prie.

— Vous avez entendu ? s’exclama Ozymandias. Il a dit « je te prie » ! Enfin quelqu’un d’un peu courtois à bord ! Alors, les masses continentales : il n’y en a qu’une, qui s’étend d’un pôle à l’autre, avec quelques mers intérieures ; ce n’est pas courant. Elle est recouverte de divers types de jungle, et les formes de vie grouillent partout, grosses et petites, mais sans indication d’intelligence : pas d’astroport, pas de villes, pas d’agglomération de structures artificielles, et même, autant que je puisse distinguer, pas de structures artificielles du tout. J’ai toutefois la localisation d’un édifice dans mes fichiers mémoriels, grâce à ton père, Owen : les coordonnées exactes du Dernier Bastion du premier Traquemort ; je dois pourtant ajouter que je ne vois rien sur le site indiqué. Il faut supposer qu’il est protégé.

— Le Dernier Bastion, répéta Owen à mi-voix. C’est là qu’il a affronté les Ombres ; c’est une légende qui court dans la famille depuis des générations.

— Comment s’est terminé le combat ? demanda Hazel.

— On n’en sait rien, on n’a jamais revu ni l’un ni les autres. Cap sur les coordonnées, Oz ; pose-nous aussi près que possible. »

Une nouvelle secousse agita le vaisseau qui se rétablit de lui-même. « Nous venons de perdre ce qui restait de la coque extérieure, Owen, annonça l’IA. Nous n’avons plus que la protection interne. J’ai réussi à nous placer sur une trajectoire oblique qui rend notre descente plus régulière, mais nous avons un nouveau problème, malheureusement.

— Vas-y, envoie, fit Owen d’un ton résigné.

— Je ne peux pas en même temps maintenir le vaisseau en état de fonctionnement et assurer un atterrissage sans risque : dès que je me détournerai des systèmes propulseurs pour effectuer les calculs nécessaires, tout va partir en morceaux ; cependant, si je ne prépare pas un programme précis pour notre atterrissage, nous allons finir éparpillés sur des kilomètres carrés de jungle. Je suis ouvert à toutes les suggestions, y compris la prière. »

Owen s’aperçut que tous ses compagnons le regardaient, et il secoua vivement la tête. « Je regrette, mais je n’ai fait qu’acheter ce vaisseau ; je n’ai pas la moindre idée de la façon de le diriger. C’est Oz qui devait s’en charger. Hazel, vous qui êtes pilote, pourquoi ne prendriez-vous pas les commandes ?

— Parce que je ne suis pas formée pour manier un appareil aussi complexe et que, dans une situation pareille, de simples rudiments peuvent se révéler plus dangereux qu’utiles. Rubis ? »

La chasseuse de primes secoua la tête. « Pas mieux. Il nous faut un spécialiste.

— Alors c’est à moi de jouer, je pense, dit Hasard, comme toujours. J’ai volé sur à peu près n’importe quoi, à mon époque, et je ne vois pas pourquoi ce serait différent aujourd’hui. Me revoici donc à la rescousse.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Tobias Lune de sa voix bourdonnante. Je suis hadénien, j’ai donc une expérience de pilote et je peux assurer directement l’interface avec les ordinateurs du bord. Il y a des années que vous n’avez plus été aux commandes d’un vaisseau, Hasard, et vous n’êtes plus ce que vous étiez ; ma candidature est logiquement la meilleure.

— Je dois confier ma vie à un Hadénien qui se croit capable de parler aux ordinateurs ? s’exclama Hazel. Génial ! Superbe ! Je ferais mieux de me suicider tout de suite et qu’on n’en parle plus !

— Cessez de vous plaindre ou c’est moi qui vous assassine, répliqua Owen. Lune, notre sort est entre vos mains. »

Le Hadénien acquiesça d’un petit hochement de tête, impavide ; il ferma ses yeux d’or brillants et sa respiration ralentit au point de devenir imperceptible. Owen ne le quittait pas du regard ; il aurait voulu faire quelque chose, n’importe quoi, mais il ne pouvait que rester à sa place et garder l’espoir. La voix du Hadénien emplit soudain l’implant com de chacun.

« Je suis branché sur les ordinateurs de vol par le biais de mon interface. Accrochez-vous bien, le voyage va être un peu accidenté. »

Au grand dam de l’estomac des passagers, le vaisseau se mit à rouler d’un bord sur l’autre quand les moteurs rugirent avec un nouvel entrain ; les lumières clignotèrent et perdirent de leur intensité, une porte du salon s’ouvrit violemment, et des flammes jaillirent de l’incendie infernal qui faisait rage dans le compartiment voisin. Owen se jeta de côté, mais la chaleur de la fournaise le brûla au visage et aux mains. Jack Hasard voulut refermer la porte, mais le rayonnement insupportable l’obligea à renoncer. Hazel et Rubis Voyage s’emparèrent de l’armoire à liqueurs et s’en servirent comme bouclier pour s’avancer vers le feu ; elles réussirent à repousser les flammes, mais, comme elles ne pouvaient lâcher le meuble assez longtemps pour atteindre la porte, ce fut Owen qui s’élança et la rabattit d’un coup d’épaule brutal. Hazel et Rubis la bloquèrent à l’aide de l’armoire, puis tous trois s’assirent lourdement sur le plancher tressautant.

Owen examina ses mains : elles étaient rouges et lui cuisaient, mais les brûlures paraissaient superficielles ; il avait eu de la chance. Soudain, il leva les yeux en entendant les moteurs hoqueter puis s’arrêter. Le vaisseau tomba comme une masse, et Owen sentit son estomac remonter dans sa gorge ; il jeta des regards éperdus autour de lui, à la recherche d’une prise à laquelle se raccrocher.

Dans le silence assourdissant, la chute parut durer une éternité, puis les moteurs se réveillèrent brutalement pour freiner la descente avec l’efficacité d’un coup de pied au cul, et Owen comprit qu’ils brûlaient leurs dernières réserves d’énergie. Le vaisseau perfora les frondaisons de la jungle et s’abattit sur les arbres comme un marteau. L’impact projeta Owen contre une cloison et tout sombra dans le néant.

 

*

 

Il avait le crâne douloureux, mais un feu crépitait non loin de lui et il ne pouvait pas négliger ce fait ; il ouvrit les yeux, poussa quelques jurons, puis fit un effort et se leva. Le plancher ne dansait plus, bien que donnant de la bande, mais Owen, lui, avait les jambes en coton. Il piétina sur place et secoua la tête pour s’éclaircir les idées : il n’avait pas le temps de se reposer. Il parcourut des yeux son environnement et se mit à tousser en inhalant une fumée irritante qui allait s’épaississant : l’incendie du compartiment voisin avait éjecté la porte en même temps que ce qui restait de l’armoire à liqueurs et attaqué gaillardement la cloison du salon.

« Oz, à toi ! Rapport de situation ! »

Seuls lui répondirent le silence dans son implant et le rugissement croissant des flammes dans le salon. Il entendit une toux près de lui et s’avança en trébuchant dans la fumée, pour découvrir Hazel en train d’essayer de traîner Rubis Voyage à demi inconsciente vers la porte du fond ; il attrapa la chasseuse de primes par ses guêtres de cuir et aida la jeune hors-la-loi à la déplacer jusqu’à la porte, qu’il ouvrit d’un coup de pied. Dans le couloir qui s’ouvrait au-delà, une seule lumière brillait d’un éclat vacillant, mais l’atmosphère paraissait plus pure.

« Continuez tout droit et vous arriverez au sas principal, dit Owen en s’efforçant de maîtriser sa toux. Faites sortir votre amie, j’amène les autres. Grouillez-vous ! »

D’une voix rauque, Hazel fit une réponse qu’il ne comprit pas car il avait déjà rebroussé chemin. Le manteau remonté sur la bouche et le nez, il replongea dans la fumée, déjà si dense qu’il n’y voyait plus à cinquante centimètres devant lui, et il faillit se prendre les pieds dans Jack Hasard ; le vieux rebelle marchait à quatre pattes, là où l’air était moins suffocant, mais il avait perdu tout sens de l’orientation. Owen l’aida à se relever, l’escorta jusqu’à la sortie, l’envoya rejoindre Hazel et Rubis, puis hésita : Tobias Lune se trouvait encore dans le salon, mais Owen ne se sentait plus le courage d’affronter la fumée ; il avait le tournis et les poumons douloureux ; s’il retournait dans le salon, il y avait de grands risques qu’il n’en ressorte pas. Et puis Lune était hadénien, après tout, tandis qu’Owen n’était qu’un hors-la-loi. Jurant posément, il s’enfonça de nouveau dans la fumée.

Il eut moins de mal à le trouver que les autres, car il n’avait pas changé de place depuis la dernière fois qu’Owen l’avait vu, toujours assis dans son coin. Owen voulut le soulever et fut surpris par son poids : il parvenait à peine à le déplacer, sans doute à cause de ses ajustements. Il fit un nouvel effort sans grand succès. Aux prises avec le corps inerte, il jurait entre deux quintes de toux ; l’oxygène se raréfiait, mais il n’avait pas pris toute cette peine pour abandonner le Hadénien et regagner la porte. Il déclencha le mode turbo, et une énergie nouvelle envahit ses muscles ; alors il souleva Lune, le mit debout, passa un bras autour de ses épaules et prit la direction de la sortie. La fumée régnait désormais en maître dans le salon, épaisse et suffocante ; Owen avait l’impression de se déplacer au fond d’une vaste mer aux eaux grises. Il sentait la chaleur des flammes de part et d’autre de lui. Soudain Hazel apparut à ses côtés, ajouta sa force à la sienne, et, à eux deux, il transportèrent le Hadénien jusqu’au sas principal à l’atmosphère plus respirable. La porte se referma derrière eux avec un claquement sec.

Owen s’y appuya en désactivant le turbo, et toute force quitta ses jambes. Il laissa brusquement tomber Lune et resta assis par terre près de lui à tousser pour expectorer la fumée qu’il avait avalée. Au bout d’un moment, il se sentit assez remis pour lever la tête, et c’est sans surprise qu’il vit Hazel à côté de lui, l’air en aussi mauvais état. Rubis Voyage et Jack Hasard étaient assis côte à côte, un peu à l’écart ; tous deux avaient leur pistolet à la main et, bien qu’un peu pâles, ils surveillaient le sas extérieur. Tobias Lune, lui, restait étendu sur le dos, les yeux clos, et respirait régulièrement. Owen eut un grognement de dédain.

« Superbe atterrissage, Lune. Vous êtes sûr que vous n’auriez pas pu nous secouer un peu plus ? »

Il se tut en entendant sa propre voix ; elle était rauque et sa gorge si douloureuse qu’il l’aurait crue récurée à la paille de fer. Hazel le regarda d’un air ironique.

« Nous sommes à terre et encore en vie ; le reste, c’est du bonus. En attendant, Lune est toujours dans les choux ; vous savez pourquoi ? Il n’a pourtant pas l’air blessé.

— Aucune idée, répondit Owen. Je n’obtiens aucune réponse d’Oz non plus. Ils ont peut-être été déconnectés tous les deux quand l’informatique a fini par lâcher.

— En fait, j’économise mon énergie, fit l’IA par l’implant com d’Owen : Lune a presque épuisé les réserves du vaisseau pour nous poser. Je vais devoir me mettre hors ligne un moment, Owen : l’appareil est en triste état et moi aussi. Sans une reconstruction et un réarmement complets, le Saute-Étoiles ne bougera plus, et nous non plus. Si tu n’as pas eu le coup de foudre pour cette planète et décidé de t’y installer, tu as intérêt à prier le ciel que l’occupant actuel du Dernier Bastion soit de nature hospitalière.

— Quelle est l’étendue de tes dégâts ?

— Je préfère te le taire, tu en serais malade. Vous n’êtes pas très loin du Bastion, à moins d’un kilomètre nord-nord-ouest, distance facilement couverte à pied dans des circonstances normales, ce qui n’est pas le cas. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, il fait une chaleur infernale dans cette région, et la température va encore augmenter à mesure que la journée avancera.

— Et l’atmosphère ? demanda Hazel.

— Une période de vaches maigres s’annonce pour vos poumons, mais vous n’en mourrez pas ; il y a bien d’autres surprises sur la planète qui s’en chargeront. Pour l’instant, la faune locale a dégagé le terrain, mais je ne sais pas combien de temps ça va durer. Je détecte des formes de vie partout autour de nous, de la plus petite à la plus gigantesque en passant par tous les spécimens intermédiaires, mais je ne peux pas vous donner de plus amples détails : les capteurs ont été salement amochés.

— Des recommandations ? fit Hasard.

— Oui : suicidez-vous tout de suite. D’après ce que je distingue dehors, tout ce qui bouge passe son temps à attaquer ses voisins, qu’ils bougent ou non, et à les dévorer. Cette fichue planète est un abattoir géant ; aucun signe d’intelligence ni de coopération ; une seule règle : si ça se déplace, ça se tue. Ça me rappelle la politique impériale à plus grande échelle.

— Chouette villégiature où vous nous avez conduits, Traquemort », fit Rubis.

Owen réfléchissait furieusement. La logique lui disait qu’il n’y avait qu’une seule ligne de conduite possible, mais il ne pouvait s’empêcher d’espérer trouver une solution moins suicidaire. Malheureusement, il s’était acculé tout seul, tactiquement parlant. Il regarda ses compagnons et se demanda si son expression était aussi sinistre que la leur.

« Nous ne pouvons pas rester ici, dit-il enfin. Le Saute-Étoiles tombe en morceaux, et je crois qu’il vaudrait mieux nous trouver loin de lui quand il sautera. Étant donné la nature inamicale, voire meurtrière, de la faune de la région, je pense que la meilleure solution est de gagner rapidement le Dernier Bastion en espérant pouvoir nous y abriter.

— Voyons si j’ai bien compris, fit Rubis de sa voix calme et froide. Nous allons traverser un kilomètre de champ de carnage et de boucherie extraterrestre pour accéder à une ruine abandonnée depuis des siècles, à condition qu’elle existe toujours ? C’est ça, votre plan ?

— Vous l’avez parfaitement résumé, répondit Owen.

— D’accord, dit Rubis, je suis partante. Un peu d’exercice me fera du bien. »

Owen la regarda attentivement, les yeux plissés, mais elle n’avait pas l’air de plaisanter. « Tout n’est peut-être pas si noir. Selon la légende familiale, le Dernier Bastion est un vaste édifice doté de considérables défenses technologiques ; en supposant que nous parvenions à les franchir, nous devrions trouver mon ancêtre conservé dans un champ de stase. Si nous arrivons à le réveiller, il nous aidera certainement.

— Avec des si, on mettrait Golgotha en bouteille, dit Hazel. Je ne fais plus guère confiance aux légendes ; la dernière fois que nous en avons pisté une, c’est sur lui que nous sommes tombés. » Elle posa un regard mauvais sur Jack Hasard, qui le lui retourna ; elle se raidit et poursuivit : « Allons, Owen, dites-le-nous : quelles sont nos chances de survie ?

— Pas fameuses, avoua l’intéressé. Mais toutes les autres options sont encore pires.

— J’entends souvent cette phrase, ces temps-ci, fit Hazel ; depuis que je vous ai rencontré, tenez. J’aurais dû rester chez moi et devenir comptable comme le souhaitait ma mère. Il y a toujours du travail pour les comptables, et on leur tire rarement dessus ; on les largue rarement aussi sur des planètes peuplées d’indigènes féroces et dépourvus de manières.

— Ah, c’est à voir, intervint Hasard. J’en connais quelques-uns que j’aurais laissés en rade avec plaisir sur des mondes inhospitaliers, en compagnie de certains avocats. »

Owen regarda Tobias Lune, toujours allongé par terre, inerte. « Il vaudrait mieux qu’il ne tarde pas trop à se réveiller, dit-il, parce qu’il n’est pas question que je trimballe une masse pareille sur un kilomètre de jungle grouillante de fauves assoiffés de sang.

— On peut toujours se servir de lui comme d’un bouclier, observa Rubis, ou comme d’un bélier.

— Si je n’avais pas si bon caractère, je resterais inconscient pour vous obliger à me porter », dit Tobias Lune sans même lever la tête.

Owen le regarda d’un air sévère. « Quand on écoute aux portes, on entend rarement dire du bien sur soi.

— C’est bien pourquoi on écoute aux portes, à mon avis. » Lune se redressa lentement sur son séant. « Tout paraît fonctionner à nouveau. J’espère que nous trouverons quelques cristaux d’énergie dans le Dernier Bastion ; j’ai épuisé presque toutes mes réserves pour nous poser en un seul morceau. Plutôt réussi, comme atterrissage, d’ailleurs, si je puis me permettre.

— Dans ce cas, je n’aurais vraiment pas aimé être à bord si vous l’aviez raté, fit Hasard.

— Vous êtes vivants, non ? rétorqua Lune.

— On verra plus tard pour les disputes amicales, intervint Owen ; il est temps de nous mettre en route. Oz, combien de temps avant que les moteurs du Saute-Étoiles entrent en fusion ?

— À votre place, je m’en irais tout de suite. Je vais être obligé de couper le contact avec toi, Owen ; tu devras continuer sans moi. Si tu découvres du matériel compatible au Bastion, télécharge-moi ; sinon, il faudra te débrouiller seul. Tâche de ne pas te faire tuer.

— Je vais m’y employer. » Owen aurait voulu en dire davantage, mais rien ne lui venait. Ozymandias était son compagnon de tous les instants depuis son enfance, et il avait toujours été là pour l’aider à gérer toutes les situations. « Je reviendrai te chercher, Oz ; je ne sais pas quand ni comment, mais je reviendrai.

— Si la scène des adieux est terminée, nous pourrions peut-être nous bouger, dit Rubis. C’est bien vous qui nous avez annoncé que le vaisseau allait exploser, non ? »

Owen hocha sèchement la tête et se dirigea vers le sas extérieur. « Oz, il y a du danger dehors ? » Pas de réponse. Owen se mordit la lèvre : il était vraiment seul désormais. Dégainant son pistolet, il appliqua l’oreille contre le métal, dont la tiédeur inquiétante indiquait que les incendies du bord se rapprochaient, mais il n’entendit rien. Le battant était trop épais. Un investigateur de passage aurait pu se trouver de l’autre côté, occupé à massacrer un orchestre de cuivres, qu’il n’en aurait rien su. Il se tourna vers ses compagnons. « Tenez-vous prêts. Hazel, venez près du verrouillage manuel et, quand je vous ferai signe, ouvrez le sas. »

La jeune femme obéit, et chacun dégaina un pistolet ou une épée, selon son tempérament ; tous paraissaient las et tendus, mais parés au combat. Owen regretta de n’avoir jamais pensé à faire l’acquisition d’armures et d’artillerie lourde, mais il n’en avait pas vu l’intérêt à bord d’un vaisseau de plaisance ; s’il se tirait de cette aventure vivant et plus ou moins intact, il ne commettrait plus cette erreur : l’univers n’avait rien d’hospitalier. Il soupesa le disrupteur qu’il tenait à la main et jeta un coup d’œil à la troupe derrière lui.

« Tout le monde est prêt ? Attention, pas question de se précipiter dehors à l’instant où le sas s’ouvrira ; nous allons procéder lentement, avec calme et prudence, pour reconnaître le terrain.

— Il est toujours comme ça ? demanda Rubis à Hazel.

— Presque, répondit la jeune femme. N’oublie pas que c’était un aristo ; il a dû hériter du style ampoulé en même temps que des grandes oreilles. »

Owen fit celui qui n’avait rien entendu. « Hazel, ouvrez le sas. »

Après un grincement interminable, le panneau coulissa. Une clarté rouge emplit le sas, accompagnée de l’air humide et lourd de la jungle, chargé d’une odeur de viande pourrie. Au même instant, la planète tout entière parut vouloir s’engouffrer dans l’ouverture ; des monstres hérissés de dents et de griffes acérées, aux yeux flamboyants, se battaient pour entrer, tandis que des vagues de créatures plus petites qui n’étaient que crocs et serres déferlaient au pied du sas ; il y avait aussi des bêtes volantes et des lianes qui fouettaient l’air, bardées d’épines et de barbelures aiguës, et tous cherchaient à pénétrer dans le vaisseau, dans un vacarme de hurlements, de rugissements et de cris hululants qui résonnaient de façon assourdissante dans le volume exigu du sas.

Une longue créature tentaculaire se jeta sur Owen, qui tira par pur réflexe à bout portant. L’explosion l’éclaboussa d’un sang à l’odeur fétide, et, aussitôt, un autre monstre, aux énormes pattes griffues, doté d’une gueule plus large que la tête d’Owen, écarta le cadavre et se précipita sur le jeune homme. Il avait dégainé son épée et se mit à frapper la chair coriace de son adversaire qui, à son tour, l’aspergea de son sang.

« Fermez le sas ! hurla-t-il. Fermez ce nom de Dieu de sas ! »

Tous ses compagnons déchargèrent simultanément leurs armes sur la meute, mais de nouvelles créatures apparurent aussitôt, bavant à la perspective de dévorer ces proies inconnues. La petite cabine était le théâtre d’un grouillement immonde, et les épées taillaient impitoyablement dans la masse tandis qu’Hazel se démenait pour se rapprocher du panneau de commande. Un tentacule démesuré jaillit, s’enroula autour de Lune et l’entraîna hors du sas dans la mêlée déchaînée.

« Ne fermez pas ! cria Owen à tue-tête. Ils ont attrapé Lune ! Il faut l’aider !

— Ne comptez pas sur moi, répliqua Hasard tout en abattant obstinément sa lame sur une créature visqueuse trop stupide pour s’apercevoir qu’elle aurait dû déjà être morte. J’ai aussi des problèmes de mon côté. »

Du coude, Hazel parvint à enfoncer le bouton de commande, et le panneau commença de se refermer. La lourde plaque d’acier coulissait implacablement en tranchant lentement mais sans rémission tout ce qui se trouvait sur son passage, et, peu à peu, l’ouverture se réduisit ; le sas se verrouilla avec un claquement sonore après que les plus gros agresseurs eurent été refoulés à l’extérieur, ne laissant que des créatures de taille inférieure dans le vaisseau. Owen et Hasard affrontèrent dos à dos les bêtes extraterrestres qui, sans rien perdre de leur férocité, persistaient à les attaquer, et le jeune homme observa que son compagnon se battait bien pour un homme de son âge. Hazel et Rubis avait pris la même position et faisaient un carnage de tout ce qui passait à leur portée. Les horreurs, grandes et petites, tombèrent l’une après l’autre, et le combat s’acheva enfin. Owen baissa lentement sa garde et s’adossa à une cloison, le souffle court. Il régnait à présent un silence total dans le sas, bien que l’odeur du sang et de la mort empuantisse l’atmosphère ; le sol était jonché de cadavres et toutes les surfaces couvertes de sanie. Près d’Owen, Hasard toussait à s’en arracher les poumons, et, plus loin, Hazel et Rubis s’appuyaient l’une à l’autre pour ne pas tomber, tout en continuant à surveiller les alentours, l’arme parée.

« Lune, fit Owen d’une voix rauque ; il est toujours dehors.

— Alors il est mort, répondit Hazel. Et nous aurions subi le même sort si nous avions été assez fous pour essayer de le récupérer.

— Il est peut-être encore vivant, fit Rubis ; c’est un Hadénien, n’oubliez pas. »

Il levèrent soudain la tête : non loin d’eux, mais étouffé, le bruit de tirs d’armes à énergie leur parvenait.

« Est-ce que l’Empire nous aurait déjà retrouvés ? demanda Hazel.

— Ce ne sont pas les impériaux, répondit Owen. Oz nous a affirmé que nous étions seuls sur cette planète. Je pense que ce sont nos canons, ceux du Saute-Étoiles ; c’est pourquoi nous les entendons malgré le sas fermé.

— Mais qui les commande ? fit Hasard. Votre ordinateur est désactivé en principe. Nous auriez-vous fait des cachotteries, Traquemort ?

— Oz, c’est toi ? » Owen tendit l’oreille mais n’obtint pas de réponse. Les canons cessèrent brusquement le feu et un silence absolu retomba dans le sas.

« Je vais jeter un coup d’œil dehors, dit Owen.

— Est-ce bien judicieux après ce qui s’est passé la première fois que nous avons ouvert ? objecta Hazel.

— Les canons ont dû faire un peu de ménage autour du vaisseau.

— Et sinon ?

— Ça m’est égal : Lune est là dehors ; un Traquemort n’abandonne pas les siens. »

Et il enfonça le bouton sans laisser le temps à quiconque de protester. Tous pointèrent leurs armes vers l’ouverture qui s’élargissait à nouveau. Le panneau parvint au bout de sa course en grinçant, et Owen tendit prudemment le cou au-dehors. Des cadavres d’animaux extraterrestres gisaient amoncelés tout autour du vaisseau, déchiquetés, réduits en charpie, mais il n’y avait pas signe de vie, et tout restait immobile. La jungle alentour était une masse de couleurs éclatantes qui tranchaient les unes sur les autres et où le rouge vif dominait ; d’épaisses frondaisons cachaient presque entièrement le ciel vers lequel s’élançaient de toutes parts d’énormes troncs, et des plantes retombaient en cascade de tous côtés, couvertes d’épines, de barbelures et de fleurs au bord de la flétrissure. Tout à coup, Owen décela un mouvement parmi les monceaux d’organismes et pointa son pistolet avant de reconnaître Lune, debout près du vaisseau, enfoncé jusqu’aux hanches dans des cadavres en pièces et couvert de sang extraterrestre ; fait inhabituel, il avait l’air très content de lui.

Owen sauta du sas et se dirigea vers le Hadénien, gêné par l’abondance des dépouilles ; les créatures allaient de l’insecte arachnéen grand comme sa main au monstre d’au moins six mètres de long, et aucune n’était en bon état : les canons à énergie du Saute-Étoiles les avaient littéralement démembrées. À si courte distance, elles n’avaient pas une chance de s’en tirer, ce qui n’inclinait pourtant pas Owen à la compassion. Il régnait une puanteur pestilentielle et il s’efforçait de respirer par la bouche. Il arriva devant le Hadénien, qui le salua calmement de la tête.

« Enfin un peu d’exercice digne de ce nom ; j’ai l’impression que je vais me plaire ici.

— Tant mieux, fit Owen. Maintenant, dites-moi ce qui s’est passé.

— Je me suis branché sur les systèmes du vaisseau par le biais de mon lien com, j’ai pris la priorité sur les ordinateurs et je me suis emparé des commandes des armes ; il ne me restait plus qu’à les faire tirer sur tout ce qui bougeait pendant que je m’abritais au milieu de cadavres. Rien de plus simple. »

Owen le dévisagea, abasourdi. « Mais c’est impossible, normalement ! Même avec Oz déconnecté, les codes de sécurité auraient dû vous empêcher de pénétrer dans les systèmes.

— Je les ai annulés. Ça n’avait rien de difficile : je suis un Hadénien.

— J’ignorais que vous étiez capable de tours pareils.

— Il y a bien des choses que vous ignorez de moi. »

Ne sachant que répondre, Owen fit signe aux autres de le rejoindre, et ils s’avancèrent lentement parmi les accumulations de dépouilles tout en surveillant d’un œil circonspect la jungle environnante. Owen les comprenait ; lui-même sentait le regard pesant d’innombrables yeux qui suivaient chacun de ses mouvements. Les canons du vaisseau avaient donné une leçon de prudence à la faune, mais nul ne savait combien de temps elle resterait ainsi sur ses gardes.

« Comment avez-vous dit que s’appelait cet enfer ? demanda Hazel.

— Shandrakor, répondit Owen d’un ton distrait, toujours aux aguets. C’est ici que mon ancêtre s’est réfugié quand l’Empire s’en est pris à lui et l’a fait pourchasser par les Ombres.

— Que sont ces Ombres ? s’enquit Hasard en s’efforçant de retrouver son souffle après la traversée des amoncellements de cadavres.

— On n’en sait plus rien, répondit le jeune homme. Apparemment, il était préférable d’en parler le moins possible à l’époque, si on tenait à sa santé. Les Ombres étaient les chiens de chasse de l’empereur : rien ne les arrêtait, elles étaient extrêmement dangereuses et elles n’ont jamais connu la défaite ; bref, très déplaisantes et fières de l’être. Elles ont suivi la trace de mon aïeul jusqu’ici, à l’extrême frontière de l’Empire, et puis on a cessé de recevoir aucune nouvelle ni d’elles ni de lui ; l’empereur a eu beau envoyer des bataillons de force croissante, aucun n’est jamais revenu de Shandrakor. Pour finir, il s’est désintéressé de la planète, et nul ne l’a plus jamais évoquée ; on a perdu ses coordonnées, oublié sa nature, et son nom n’a survécu que comme cri de guerre de mon clan, alors que ma famille poursuivait son bonhomme de chemin et que Shandrakor s’effaçait dans les brumes des légendes, bien dissimulée à la frange de l’Empire. Plus personne ne connaît son existence à part des historiens obsessionnels comme moi ; nous nous trouvons ici aussi loin de l’Empire qu’il est possible sans tomber dans le Noirvide.

— Naguère, cette idée m’aurait rassurée, dit Hazel, mais ce n’est plus le cas. Vous nous avez conduits sur un monde où règne la plus totale sauvagerie, Traquemort ; l’homme n’y a pas sa place.

— Moi, j’aime bien, rétorqua Rubis ; ça a de la gueule.

— Nous aurions intérêt à nous mettre en route pour le Bastion tant que la situation reste calme, intervint Hasard. Vous avez des écrans de force à bord, Owen ?

— Un portatif, c’est tout ; son diamètre est suffisant pour nous protéger tous, mais, si j’ai bonne mémoire, les cellules d’alimentation sont presque à plat.

— Décidément, vous n’avez que de bonnes nouvelles à nous annoncer ! fit Rubis. Est-ce qu’elles tiendront jusqu’à ce que nous arrivions au Bastion ? »

Owen haussa les épaules d’un air abattu. « Je n’en sais rien. Nous avons moins d’un kilomètre à parcourir, mais qui sait combien de temps ça nous prendra dans cette jungle ? Elles peuvent tenir comme elles peuvent cesser de fonctionner à tout instant. »

Lune sourit. « Parfait ; encore de l’exercice ! »

Owen le regarda, effaré, avec le sentiment accablant que le Hadénien ne plaisantait pas ; entre Rubis Voyage et lui, le jeune homme commençait à se sentir nettement surclassé. Il avait aussi le sentiment de plus en plus prononcé d’être le seul individu sain d’esprit du groupe. « Je vais chercher l’écran, puis nous nous mettrons en route. Le vaisseau va finir par exploser, et, en outre, nous ignorons quelle est la durée du jour sur cette planète ; or une prémonition me dit qu’il est fortement déconseillé de se perdre dans cette jungle à la tombée du soir. Je préfère ne pas imaginer la population qui y rôde la nuit.

— Peut-être que toute la ménagerie dort à poings fermés », fit Hazel.

Owen haussa les sourcils. « Vous dormiriez, vous ? »

 

*

 

Le peu de lumière qui parvenait à traverser les frondaisons avait une sourde teinte brique, comme si l’air lui-même rougeoyait sous l’effet de la température croissante, et Owen dégoulinait de transpiration alors qu’il ouvrait un chemin dans la végétation serrée de la jungle de Shandrakor. Il aurait pu laisser le Hadénien continuer à se charger de la tâche : Lune ne paraissait nullement gêné par la chaleur, et il abattait mécaniquement son épée sans manifester de fatigue ; mais Owen, qui avait sa fierté, avait exigé de prendre son tour en tête. De plus en plus, il avait la sensation de représenter le maillon faible de la bande : tous les autres pouvaient se prétendre qui un combattant de premier ordre, qui une psychopathe, qui une légende vivante, voire une combinaison de tout cela. Owen, lui, était habitué à se trouver parmi les meilleurs ; toute son éducation, toute sa formation visaient à lui permettre de dominer n’importe quelle situation, de prendre la tête et de devenir la source d’inspiration de toute communauté ; mais rien, dans son apprentissage d’aristocrate, ne l’avait préparé à la vie d’un hors-la-loi en fuite. Aussi, sans prêter attention à la chaleur, à la transpiration ni à son bras douloureux, persévérait-il à tailler dans l’épaisse végétation en s’efforçant de ne pas songer à l’état dans lequel il allait retrouver son épée.

Ses compagnons restaient groupés sur ses talons ; Rubis et Hazel avaient l’épée au clair, Hasard un pistolet dans chaque main, et le Hadénien fermait la marche, avançant d’un pas détendu comme s’il faisait une promenade dans un parc. Un tic agita la lèvre d’Owen : peut-être en effet n’était-ce que cela pour Lune. Ils surveillaient sans relâche la jungle qui les entourait, car ils entendaient des créatures se déplacer parallèlement à eux, invisibles, toujours à distance respectueuse grâce à l’écran portatif ; sans être aussi puissant ni impénétrable qu’un bouclier de force, il irradiait un champ d’énergie qui délimitait un périmètre autour du groupe, en deçà duquel tout intrus recevait une violente décharge. La faune indigène avait rapidement tiré la leçon de la mort de ses premiers représentants, ce qui n’empêchait pas certains, de temps en temps, de vouloir encore mettre l’écran à l’épreuve et de se précipiter sur les humains ; ces incidents se répétaient juste assez souvent pour mettre chacun sur les dents et user sa patience, transformant en insultes les remarques les plus innocentes, si bien que tout échange avait cessé entre les membres du groupe, sauf en cas d’absolue nécessité, ce qui convenait parfaitement à Owen : il avait le souffle court, il ne ressentait aucune envie de bavarder, et il ne manquait pas de sujets de réflexion.

Les documents n’abondaient pas dans les archives familiales sur le premier Traquemort ; on savait seulement que c’était un excellent combattant et un homme d’État meilleur encore, Premier Guerrier de l’Empire et inventeur du négateur du Noirvide, appareil mystérieux qui avait éteint un millier de soleils en un instant, laissant leurs planètes graviter lentement dans une nuit éternelle, le Noirvide, les ténèbres qui s’étendaient au-delà de la Frange.

Le Traquemort avait emporté la machine et toutes ses notes dans sa fuite, et, quand elles avaient disparu avec lui, chacun avait poussé un discret soupir de soulagement : nul n’avait envie de vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, cette menace qui aurait accru excessivement la puissance de l’empereur. Cependant, rien dans les archives n’indiquait quel genre d’homme était le Traquemort. Brave, certainement ; honorable, apparemment ; mais quel individu avait pu créer une abomination comme le négateur ? Et qu’était-il advenu de ses amis, de sa famille et de ses partisans qu’il avait abandonnés à la merci d’un empereur hors de lui ? On n’en faisait mention nulle part, mais Owen avait là-dessus une idée bien précise.

Alors, en supposant que le Traquemort se trouve encore en stase dans le Dernier Bastion et qu’ils parviennent à le réveiller, devant qui se trouveraient-ils ? Parviendraient-ils à le convaincre de se rallier à leur rébellion contre l’Empire, un empire sans doute bien différent de celui dont il aurait le souvenir ? Et, s’il possédait toujours le négateur, auraient-ils la volonté de s’en servir et de provoquer une deuxième fois la mort d’innombrables milliards d’innocents ?

Owen trancha dans la végétation avec une violence renouvelée. Il avait la migraine, et la chaleur n’en était pas la seule cause. La jungle se dressait devant lui, immense, épaisse et impitoyable ; il aurait aimé employer son disrupteur pour y pratiquer une trouée, mais il ne tenait pas à risquer un incendie : il ignorait si les arbres qui l’entouraient s’enflammaient facilement ou non, et de quel côté le vent pouvait faire tourner le feu ; en tout cas, il n’avait aucune envie de mourir bêtement de façon aussi atroce.

L’aspect des arbres ne lui plaisait pas non plus : leur tronc, d’un mètre à un mètre cinquante de diamètre, était couvert d’une écorce carmin constellée de petits trous et d’entailles, leurs branches s’agitaient de façon inquiétante même en l’absence de vent, et leurs feuilles écarlates étaient étroites et longues, avec des dentelures coupantes comme des rasoirs ; chacun avait rapidement appris à ne pas y toucher. Les autres plantes affichaient des couleurs vives, jaunes, bleus et roses éclatants qui tranchaient violemment sur le rouge prédominant ; la flore locale n’avait pas encore découvert les avantages du camouflage ni de la coloration protectrice, ou bien elle s’en fichait royalement. Owen penchait pour la dernière hypothèse : Shandrakor ne lui donnait pas l’impression d’une planète subtile. Il entendait des bêtes se déplacer dans les plus hautes frondaisons à la suite de son groupe, mais, jusque-là, aucune n’était descendue examiner les nouveaux venus qui traversaient leur territoire – ce qui ne les empêchait pas, toutefois, de fienter sur eux. Owen se réjouissait que l’écran protège aussi bien la tête que les flancs.

Tout autour d’eux, les créatures indigènes poursuivaient leur train-train habituel : tailler le voisin en pièces et s’en empiffrer le plus possible avant de se faire attaquer par un troisième larron. Le vacarme assourdissant allait du hurlement suraigu au rugissement de basse, et pourtant, au bout d’un moment, il se trouvait relégué à l’arrière-plan, ce dont Owen tirait la conclusion qu’on s’habitue à tout ; il se demandait aussi pourquoi les bêtes de la jungle restaient à si bonne distance de leur groupe. L’écran et les disrupteurs en avaient certes tué beaucoup, mais elles ne paraissaient pas briller par l’intelligence, et elles auraient dû continuer à déferler sur les humains jusqu’à les écraser de leur supériorité numérique, comme cela avait failli se produire dans le sas du Saute-Étoiles. Pourtant, non : elles avaient battu en retraite dans la jungle dès les premiers tirs de disrupteur, à croire qu’elles avaient déjà eu affaire à des armes de cette nature et appris à les respecter ; or c’était impossible : officiellement, nul citoyen de l’Empire n’avait posé le pied sur Shandrakor depuis des siècles, en grande partie parce qu’on ignorait sa position.

À moins que l’impératrice ne la connaisse, et ce depuis toujours, secret d’État peut-être, transmis de souverain à souverain, concernant une planète dont il fallait se méfier et qu’il valait mieux garder à l’œil. C’eût été logique ; Owen n’imaginait pas qu’un empereur décide un jour d’oublier purement et simplement l’emplacement de l’arme la plus puissante jamais inventée. À partir de là, des troupes impériales auraient-elles pu se poser sur Shandrakor avant le Saute-Étoiles ? Owen fronça les sourcils. C’était peu probable, mais on ne pouvait pas en écarter l’éventualité, et, si elle s’avérait, la situation s’en trouvait nettement compliquée. Tout n’était pas perdu pour autant : il détenait les coordonnées exactes du Dernier Bastion grâce aux fichiers que son père avait cachés dans la mémoire d’Ozymandias. Oui, mais si l’Empire avait débarqué sur la planète depuis quelque temps déjà et effectué des recherches… Owen frappa à coups redoublés et rageurs la végétation devant lui. Plus rien n’était simple désormais.

Non loin de là, une énorme créature, terrassée par une plus grosse encore, poussa un hurlement de souffrance, et sa chute ébranla le sol. Owen jeta de rapides coups d’œil autour de lui ; l’écran de force maintenait la plupart des animaux à distance, mais résisterait-il si un prédateur de très grande taille se laissait tomber dessus de tout son poids ? Le générateur risquait la surcharge et donc l’extinction. Génial ! se dit Owen. Encore un souci ! De fait, les bêtes se rapprochaient de plus en plus : elles étaient en train de surmonter la crainte que leur inspiraient l’écran et les pistolets, ou bien elles s’en fichaient carrément.

« Reposez-vous un peu », fit Hazel dans son dos, et Owen s’arrêta, soulagé. De la manche, il essuya son visage inondé de sueur, puis il se tourna vers le reste du groupe : ses compagnons avaient l’air aussi exténués que lui. Rubis Voyage haletait, à bout de souffle, mais elle gardait le dos droit et la tête haute ; Jack Hasard, lui, avait profité de l’occasion pour s’asseoir sans prêter attention aux essaims qui bourdonnaient autour de lui, les épaules voûtées, la tête courbée, des gouttes de transpiration tombant de son visage sur la terre où les insectes se disputaient pour l’aspirer ; Lune avait l’air parfaitement calme et maître de soi, comme s’il était capable de traverser encore des kilomètres de jungle, ce qui exaspéra Owen au plus haut point. Un gros animal massif jaillit d’un bond des arbres ; il poussa un cri de douleur et de rage en heurtant l’écran ; il s’évertua un long moment à le franchir malgré les décharges d’énergie, mais finit par s’éloigner, vaincu ; cependant, Owen avait observé que l’écran mettait de plus en plus de temps à réagir : ou bien le champ s’affaiblissait, ou bien les créatures gagnaient en force et en opiniâtreté. Il savait quelle explication était la plus plausible, mais il était trop fatigué pour s’en préoccuper ; il s’assit et, peu après, Hazel et Rubis le rejoignirent.

« Avez-vous déjà connu semblable situation, Hazel ? demanda-t-il à mi-voix.

— Sur Loki, il y a quelques villes où il est presque aussi périlleux de se promener, mais non, je n’ai jamais rencontré de monde où le danger soit aussi permanent et omniprésent. Ces bestioles ne cessent-elles donc jamais de manger ? À ce taux-là, on pourrait croire que les proies auraient toutes disparu depuis belle lurette, et pourtant non. Elles doivent quand même bien arrêter le massacre de temps en temps, ne serait-ce que pour dormir et digérer.

— Elles font peut-être les trois huit, dit Owen, et un sourire forcé apparut sur les lèvres d’Hazel.

— Vous qui avez une boussole intégrée dans la tête, à quelle distance sommes-nous encore du Bastion ?

— Au moins quatre ou cinq cents mètres. Nous avons à peine effectué la moitié du trajet.

— Pas plus ? » Hazel secoua la tête d’un air las. « J’ai l’impression de trimarder dans cette jungle depuis un siècle ! Vous avez d’autres bonnes nouvelles à nous annoncer ?

— Les cristaux de nos pistolets s’épuisent, l’écran ne tient pas aussi bien que je l’espérais, et la chaleur monte toujours alors qu’il n’est pas encore midi, je pense. Cette planète est détestable.

— Et allez donc ! De nouveaux ennuis en perspective ! Je ne sais pas pourquoi je vous ai sauvé la vie, Traquemort ; vous êtes un véritable porte-poisse, vous le saviez ?

— Oui, vous n’arrêtez pas de me le répéter. Pourtant, vous devriez me remercier d’apporter un peu de piquant dans votre existence ; vous préféreriez rester coincée dans un bureau toute la sainte journée, les yeux fixés sur un écran d’ordinateur ?

— Franchement, oui.

— Allons, il faut nous remettre en route, dit Owen en s’efforçant de prendre un ton assuré. Plus que cinq cents mètres à parcourir.

— Encore un moment, répondit Hasard ; si nous nous épuisons trop vite, nous n’arriverons jamais à destination. Mieux vaut aller lentement mais régulièrement. »

Owen le regarda, étonné : le vieux rebelle paraissait plus frais et plus solide que lui-même. Hasard surprit son expression et sourit d’un air désinvolte. « Je suis déjà passé par là, mon garçon ; je ne compte plus les jungles où j’ai dû me frayer un chemin dans mon jeune temps. Il faut apprendre à économiser ses forces pour y puiser quand on en a besoin. Ne perdez pas votre temps à vous inquiéter de l’écran ou des pistolets : qu’ils tiennent jusqu’au bout ou non, vous n’y pouvez rien. Gardez votre énergie pour des problèmes solubles, par exemple vous assurer que le trajet que nous suivons est le plus rectiligne possible. La moindre déviation risquerait de nous entraîner à des kilomètres de notre but.

— Je surveille la boussole, répondit Owen : nous restons droit sur le cap. Écoutez, si vous avez d’autres conseils à me fournir, n’hésitez pas ; je débute dans le métier et toutes les contributions sont les bienvenues.

— Bonne attitude pour un chef, fit Hasard d’un ton approbateur. Vous vous débrouillez très bien, Traquemort ; conduisez-nous et nous vous suivrons.

— Parlez pour vous, intervint Rubis Voyage ; moi, je ne ferais pas confiance à un dégénéré d’aristo, même pour conduire des moutons à l’abattoir.

— Intéressante expression, ma chère petite madame, répliqua Hasard. Peut-être souhaiteriez-vous en changer, étant donné notre situation ?

— Non ; et je ne suis pas votre chère petite madame.

— Ça c’est sûr ! fit Hazel. Tu n’as jamais été la chère petite madame de personne !

— Je ne suis pas idiote non plus. » Rubis engloba impartialement tous ses compagnons dans un regard mauvais. « Je n’aurais jamais dû accepter de me lancer dans cette affaire. J’aurais pu me faire une fortune rondelette en vous remettant aux autorités, Traquemort ; au lieu de quoi, je me retrouve plantée dans cette saleté de jungle, à des années-lumière de la plus proche planète vaguement civilisée, sans vivres et sans vaisseau ! J’aurais dû vous descendre tous dès que je vous ai vus.

— Vous avez essayé, je vous le rappelle, dit Owen.

— Tu ne m’aurais pas descendue, hein, Rubis ? fit Hazel d’un ton vif. Je suis ton amie. »

Rubis la regarda sans ciller. « Les primes offertes pour vous tous me paieraient un tas d’amis.

— Oui, mais pas ceux sur lesquels on peut compter, intervint Hasard. On se sent bien seul dans l’Empire sans amis pour surveiller ce qui se passe derrière soi.

— Les amis, c’est un luxe, répliqua Rubis d’un ton froid, comme la foi, la politique ou la famille : ils finissent toujours par vous laisser tomber. La seule personne vraiment fiable, c’est soi-même. Je m’étonne que vous ne le sachiez pas, après toutes les raclées que vous a flanquées l’Empire. Votre grande révolte est finie, Hasard.

— Elle ne cessera que quand je le déciderai. Tant que je refuse de baisser les bras, je ne suis pas battu ; la force de rébellion réside dans le cœur, non dans les armées.

— Noble aphorisme, fit Rubis ; ça fera sûrement une belle épitaphe sur votre tombeau.

— Merci, Rubis, répondit Hasard avec un sourire charmant ; c’est très gentil à vous. Allons, il est temps de repartir, Traquemort ; si nous avons la force de nous disputer, c’est que nous sommes assez reposés. »

Et il se leva souplement, l’air serein, détendu et prêt à reprendre le chemin. Pour sa part, Owen s’aperçut avec étonnement qu’il avait trouvé son second souffle pendant la discussion, et il se redressa sans trop grimacer ; il tendit la main à Hazel qui négligea son aide et se remit debout toute seule. Owen se garda bien de réitérer son geste à l’égard de Rubis ; la chasseuse de primes se leva d’un mouvement aussi fluide et sans plus d’effort que lorsqu’elle s’était assise, les traits calmes, froids et sans aucune trace d’excitation. Owen sourit à part lui, resserra pensivement sa prise sur son épée et se tourna vers la végétation qui leur barrait le passage ; tant qu’à se trouver échoué sur un monde hostile, il remerciait le ciel d’être accompagné par des combattants vindicatifs plutôt que par des pleutres, et il se réjouissait particulièrement de voir Jack Hasard remonter la pente. Il retrouvait le rebelle légendaire dont il avait tant entendu parler.

Rubis vint se placer à ses côtés pour l’aider à ouvrir une piste. Owen ne se sentait pas trop à l’aise de la savoir près de lui, une épée entre les mains : elle lui faisait peur. Elle avait la froideur et la malignité impitoyable d’un investigateur ; il avait l’absolue certitude qu’elle l’aurait tué sur-le-champ, à Port-Brume, sans l’intervention d’Hazel, et qu’elle n’hésiterait pas à le livrer si elle estimait y trouver son intérêt. Elle aurait fait une bonne aristocrate. Il ne la quitta pas du coin de l’œil jusqu’au moment où elle jugea qu’elle avait assez travaillé et rejoignit le gros de la troupe à l’arrière ; Owen put alors respirer un peu plus aisément, bien qu’il sentît encore des picotements entre ses omoplates. Au bout d’un moment, Hazel se porta à sa hauteur.

« Qu’est-ce qui cloche entre Rubis et vous ? demanda-t-elle sans ambages.

— Rien.

— Allons ! Vous n’avez pas cessé de lui lancer des coups d’œil méfiants en croyant que ça ne se voyait pas. Vous ne lui faites donc pas confiance ?

— Bien sûr que non ! C’est une chasseuse de primes, et la prime, c’est moi.

— Nous sommes tous des hors-la-loi maintenant, l’aristo.

— Oui, mais certains sont plus hors la loi que d’autres.

— C’est mon amie, déclara Hazel d’un ton glacial. Elle m’a donné sa parole, et vous pouvez lui faire confiance comme à moi-même.

— Précisément », fit Owen.

La jeune fille rumina un moment cette réponse, puis elle foudroya Owen du regard et rejoignit ses autres compagnons, la mine renfrognée. Owen soupira, puis essaya de passer sa mauvaise humeur sur les innocents végétaux qui se trouvaient devant lui, ce qui n’y changea pas grand-chose : il appréciait Hazel, il admirait son courage et sa franchise, mais, apparemment, ils ne pouvaient pas échanger deux mots sans que la conversation tourne à l’aigre. Jack Hasard vint se placer à côté de lui et ils ouvrirent un moment la voie de conserve et dans un silence qu’interrompait seul le bruit sec de l’acier tranchant branches et feuillages.

« Un conseil, dit enfin Hasard : n’ayez jamais le dernier mot avec une femme. Elles peuvent tout pardonner sauf ça.

— Mais j’avais raison !

— Quel rapport ?

— Nous avançons bien, fit Owen, décidé à changer de sujet. Voulez-vous passer devant un moment ?

— Non, merci. Mon expérience m’a appris que c’est l’homme de tête qui prend le plus de risques. Je vous laisse cet honneur.

— N’empêche, c’est vous qui devriez être le chef ; vous êtes quand même Jack Hasard.

— C’était vrai autrefois, et, le temps aidant, je pourrais le redevenir ; mais, pour l’instant, je ne suis qu’un vieillard fatigué qu’on a tiré de sa retraite pour un ultime combat. Je suis encore loin de me sentir capable de mener autre chose qu’une attaque suicide. Continuez, mon garçon ; vous faites un bon chef.

— Vous trouvez ? Hazel et moi, nous nous crachons à la figure comme deux matous, Lune me flanque une trouille de tous les diables et je n’ose pas tourner le dos à Rubis !

— Et c’est vous qui les soudez tous ensemble ; vous leur fixez un but et vous leur désignez la bonne direction : il n’y a rien de plus à attendre d’un chef. Croyez-moi, je le sais. »

Il fit un grand sourire à Owen, lui asséna une claque sur l’épaule et se laissa rejoindre par les autres. Le jeune homme essuya du revers de sa manche la transpiration qui lui couvrait le visage et se tint un peu plus droit : si Jack Hasard affirmait qu’il se débrouillait bien, cela devait être vrai. Il en était encore à se faire à cette idée quand Lune apparut soudain à côté de lui.

« J’ai une question à vous poser, Traquemort. Comment allez-vous m’emmener sur Haden alors que vous n’avez plus de vaisseau ? Vous avez promis de m’y conduire ; vous m’avez donné votre parole.

— Et je compte la tenir.

— Comment ?

— J’y travaille ! »

Lune hocha la tête et laissa Owen, qui s’attaqua à un enchevêtrement de lianes en grommelant entre haut et bas ; il aurait apprécié un moment de tranquillité. Pour une raison inconnue, les créatures qui suivaient le groupe paraissaient manifester un grand respect envers les humains ; cela ne laissait pas d’éveiller sa méfiance, mais ce n’était pas le premier de ses soucis.

 

*

 

Quelque temps après, la jungle s’ouvrit soudain sur une vaste clairière au milieu de laquelle se dressait un immense château de pierre. De la main, Owen abrita ses yeux de l’éclat aveuglant du soleil ; sans la protection des feuillages, il avait l’impression de plonger dans une fournaise, mais il ne recula pas. Il avait effectué un long chemin pour arriver là, et, en outre, il était agréable de ne plus se demander de quel côté allait surgir le prochain assaillant, de ne plus sentir les créatures de la jungle omniprésentes, aux aguets, toujours sur leurs talons, au point qu’Owen avait le dos douloureux à force de tension. Avec soulagement, il baissa la pointe de son épée et s’appuya sur son arme tout en examinant le château.

Monumental édifice, si haut qu’il cachait la jungle derrière lui, il était fait de blocs de pierre d’une taille extraordinaire et d’une couleur gris terne ; çà et là s’érigeaient des tours élancées au toit pointu et aux parapets crénelés. On n’y voyait nul signe d’activité, nulle lumière derrière les meurtrières, et la grande porte était close ; pour couronner le tout, le bâtiment paraissait légèrement brouillé derrière le vague miroitement du bouclier de force qui l’entourait. Pendant un long moment, personne ne dit mot. Owen leva les yeux au ciel : le soleil rouge sang descendait vers la cime des arbres ; la nuit n’allait pas tarder à tomber et ses créatures à s’éveiller.

« Voici donc le Dernier Bastion de votre ancêtre, Owen, dit Hazel. Je suis impressionnée ; comment diable a-t-il réussi a construire un truc pareil sur une planète comme celle-ci ?

— Je ne m’attendais pas à ça, avoua Owen. Il a dû se faire aider.

— Exact, intervint Hasard. Au cas où vous ne l’auriez pas observé, les limites de la clairière sont nettement marquées, ce qui donne à penser qu’elle a été dégagée au moyen d’armes à énergie ; cela n’explique cependant pas où il a trouvé une telle quantité de pierres.

— Il avait sans doute une carrière dans les environs, répondit Owen.

— Oui, mais qui en a extrait les matériaux ? »

Ils contemplèrent le château en silence.

« Je ne m’attendais pas non plus à la présence d’un champ de force, reprit Owen ; ça va nous compliquer la tâche. Ce genre de bouclier ne s’abaisse que de l’intérieur, et rien ne nous assure qu’il reste quelqu’un de vivant là-dedans ; puisque le champ est toujours en place, nous pouvons, je pense, supposer sans risque de nous tromper que ce château dispose d’un certain degré d’automation, d’ordinateurs qui gèrent les systèmes sur une base de basse priorité.

— En tout cas, il dispose d’une source d’énergie remarquable, dit Hazel, pour être encore actif après tant de siècles.

— À moins que quelqu’un n’y soit entré avant nous », fit Rubis.

Tous ruminèrent cette possibilité.

« Les bêtes de la jungle se comportaient comme si elles avaient déjà eu affaire à des armes à énergie, déclara Lune, et elles ont peu à peu cessé de nous importuner à mesure que nous approchions de la clairière et du château. Si l’Empire est parvenu ici le premier…

— Nous sommes dans les ennuis jusqu’au cou, dit Hasard.

— Aucun vaisseau n’aurait pu arriver plus vite que le mien, objecta Owen.

— Il n’y a pas trente-six façons de le savoir », fit Rubis, et elle s’avança dans la clairière, un pistolet dans une main, son épée dans l’autre. Deux points rouges s’allumèrent dans des meurtrières de chaque côté de la grande porte, et Hazel se jeta sur Rubis pour la plaquer au sol à l’instant où deux rayons de disrupteur couraient là où la chasseuse de primes s’était tenue et calcinaient les arbres derrière elle. Les flammes rugirent un moment, puis se calmèrent et s’éteignirent ; le bois carbonisé se mit à fumer lentement.

« Solides, ces arbres, dit Lune.

— Comme tout le reste sur cette planète, répondit Owen. Ça va, les filles ?

— Nous ne sommes pas des “filles” ! répliqua Hazel.

— Ça, c’est évident », fit Hasard.

Hazel entraîna Rubis à l’abri des troncs, puis l’aida à se redresser. Sans un mot de remerciement, la chasseuse de primes examina le château de son regard froid : les deux points rouges brillaient toujours. Elle leva son pistolet, puis le baissa.

« C’est un bouclier de force à interstices, dit Owen ; ça permet de laisser passer les rayons d’énergie vers l’extérieur sans le désactiver. Il doit falloir une puissance extravagante pour protéger un bâtiment aussi grand ; en tout cas, nous ne disposons d’aucune arme capable de l’affecter.

— À mon avis, on peut supposer que les occupants du château ont des intentions hostiles, fit Hazel en débarrassant ses vêtements de l’herbe et des insectes écrasés qui s’y étaient collés.

— Pas sûr, répondit Hasard. On aurait dit des tirs de sommation ; un système de défense informatisé vous aurait suivies quelle que soit votre rapidité de réaction et continué à faire feu tant qu’il n’aurait pas eu la certitude d’avoir éliminé les intrus.

— Bon, et maintenant que fait-on ? demanda Hazel. À part se suicider ? » Elle jeta un regard noir à Rubis qui persista à ne lui prêter aucune attention.

« Il faut communiquer, dit Lune ; hommes ou machines, peut-être les habitants du château répondront-ils à un contact.

— Ça pourrait aussi leur donner une cible où pointer leurs canons, remarqua Hazel.

— De toute manière, nous ne pouvons pas rester ici, intervint Owen. Au cas où vous l’auriez oublié, nous n’avons nulle part où aller à part ce château. Alors nous trouvons un moyen d’entrer ou bien nous nous installons dans la jungle, ce qui ne me sourit pas vraiment. Non, je vais sortir désarmé pour tenter de parlementer. Si nous sommes en présence des ordinateurs de mon ancêtre, ils m’identifieront peut-être : je suis un Traquemort, après tout.

— Allez-y si ça vous chante, répondit Hazel ; pour ma part, je vais essayer de trouver quelqu’un d’assez volumineux pour me planquer derrière. »

Owen sourit et nota malgré lui qu’elle ne bougeait pas d’un pouce alors qu’il s’avançait prudemment dans la clairière. Il se débarrassa de son pistolet, de son épée, et leva les mains pour montrer qu’elles étaient vides. Il s’éclaircit la gorge, mais avec discrétion : il ne tenait pas à émettre un bruit qui soit mal interprété.

« Je m’appelle Owen et je suis le chef du clan Traquemort. Je suis en danger et je viens demander aide et protection ; je porte la bague de ma famille. »

Il tendit la main afin que les capteurs du château la voient bien. La transpiration ruisselait sur son visage, et ce n’était pas à cause de la chaleur torride qui régnait dans la clairière. Un point brillant apparut à une nouvelle fenêtre, et il dut se tenir à quatre pour ne pas se jeter à terre ; mais, tout à coup, toutes les lumières s’éteignirent et, avec un claquement sec, le bouclier de force s’ouvrit devant la porte, dégageant un tunnel d’accès parfaitement visible dans le champ. Owen cilla et jeta un coup d’œil à ses compagnons derrière lui.

« Je pense qu’il s’agit d’une invitation. Entrons avant que le propriétaire ne change d’avis ; et rangez vos armes, s’il vous plaît. »

Avec précaution, ils émergèrent de la jungle et, tout en rengainant leurs armes à contrecœur, ils aperçurent la trouée dans le bouclier.

« C’est impossible ! fit Hasard. On ne peut pas abaisser ainsi une fraction d’un écran de force ! Il s’effondrerait aussitôt !

— Impossible ou non, le fait est là, répondit Hazel. Puis-je me permettre de suggérer que nous empruntions le passage avant qu’il disparaisse en nous laissant Gros-Jean comme devant ?

— Naturellement, fit Owen. Après vous.

— Je n’en ferai rien, dit Hazel d’un ton ferme ; ce château appartient à votre famille. Après vous. »

Avec un bref sourire, Owen s’engagea dans le tunnel. Il sentit la présence du champ de force de part et d’autre, si près qu’il aurait pu le toucher en étendant les bras ; de faibles courants d’électricité statique se mirent à parcourir ses vêtements et à crépiter dans ses cheveux. Il rassembla son courage et continua d’avancer ; il lui sembla entendre ses compagnons marcher sur ses talons, mais il ne se retourna pas pour vérifier : on aurait pu y voir un signe d’inquiétude, et il avait le sentiment que ce n’était pas le moment d’apparaître faible. Le château grandit peu à peu jusqu’à le dominer comme une montagne. Owen se sentait pris de migraine à la seule idée des dimensions de l’édifice et de la taille effarante des blocs qui le constituaient ; son esprit était incapable d’imaginer l’armée d’ouvriers et la technologie qu’avait dû exiger la construction du Dernier Bastion, à partir de rien, sur cette planète isolée. Il n’y avait toujours aucune lumière aux fenêtres, aucun signe de vie nulle part, et pourtant il avait l’impression tenace d’être surveillé. Il s’arrêta enfin devant la porte et l’examina : trois mètres de haut, deux de large, en bois massif ponctué de gros clous en métal rouge qui évoquaient des gouttes de sang ; à part un disrupteur, rien ne devait l’entamer. Les autres s’attroupèrent autour de lui.

« Que fait-on à présent ? demanda Rubis.

— On frappe, répondit Hasard, et très poliment.

— En effet, nous allons peut-être devoir nous y résoudre, dit Owen : je ne vois ni poignée ni détecteur.

— Les visiteurs sont sans doute rares dans le coin.

— Je ne voudrais inquiéter personne, intervint Hazel à mi-voix, mais le champ de force s’est rétabli derrière nous. Nous somme coincés.

— Si vous ne vouliez pas nous inquiéter, je peux vous dire tout de suite que c’est raté, fit Owen.

— Je pourrais défoncer la porte, proposa Lune de sa voix râpeuse et inhumaine.

— Merci pour la suggestion, mais non ; il ne s’agit surtout pas de faire mauvaise impression. Les canons à énergie sont sûrement encore braqués sur nous et je n’ai pas envie d’effrayer leur opérateur. Si vous tenez à vous rendre utile, Lune, essayez donc de communiquer avec le château ; s’il y a des ordinateurs dans le Bastion, vous arriverez peut-être à entrer en contact avec eux. »

Lune acquiesça, puis se concentra en fronçant légèrement les sourcils. En cet instant, ses traits, dominés par ses yeux à l’éclat d’or, perdirent toute humanité, et Owen dut faire un effort pour réprimer un frisson d’angoisse. Soudain le visage du Hadénien reprit sa mobilité et il regarda le jeune homme. « Rien. S’il y a des ordinateurs à l’intérieur, ils ne sont pas à l’écoute ou bien ils ne répondent pas.

— Montrez à nouveau votre bague aux détecteurs, dit Hazel. Ça marchera peut-être encore. »

Owen leva la main et, se sentant un peu ridicule, l’agita devant les fenêtres au-dessus de la porte, mais aucune lumière n’apparut, et il allait baisser le bras quand le décor se modifia brusquement autour de lui. Il n’y avait eu aucun signe précurseur et il n’avait rien senti : il se tenait devant la porte et tout à coup il se retrouvait dans une salle immense, sans doute à l’intérieur du Bastion, qui s’étendait tout autour de lui, extraordinairement longue et large, et complètement déserte. Une armée aurait pu y manœuvrer, une réunion de tous les clans s’y tenir et y organiser un bal ; pourtant elle était vide à l’exception des lampes qui l’éclairaient, fixées au plafond. Aucun feu ne brûlait dans la grande cheminée de marbre, mais le sol avait été ciré et lustré récemment, et il n’y avait trace de poussière nulle part. Les compagnons d’Owen apparurent à leur tour, l’air aussi égarés que lui.

« Comment sommes-nous arrivés ici, nom de Dieu ? s’exclama Hazel en portant la main vers la crosse de son pistolet.

— Par un portique de transfert, répondit Owen. J’ai entendu parler de ces appareils, mais je n’aurais jamais cru en trouver un en état de marche ; ils ont été conçus il y a des siècles pour permettre la téléportation instantanée entre deux sites afin d’éviter à l’aristocratie la peine de voyager physiquement, mais ils n’ont jamais connu le succès vu l’énorme quantité d’énergie qu’ils consommaient, et vu aussi le cauchemar qu’ils représentaient pour la sécurité. Les espers sont arrivés sur ces entrefaites et les ont supplantés : ils produisent leur propre énergie et reviennent fichtrement moins cher à entretenir ; en outre, l’Empire a toujours penché pour les esclaves de préférence aux machines. En tout cas, ce château doit disposer d’une sacrée source d’énergie cachée quelque part, s’il est capable de faire fonctionner un portique de transfert après des centaines d’années d’inactivité.

— Neuf cent quarante pour être précis, dit Hasard. Celui qui est à l’origine de ce bastion a bâti pour le long terme.

— Il me vient une idée horrible, fit Hazel à mi-voix. Si ce château est géré par des ordinateurs, les IA de Shub n’auraient-elles pas pu en prendre le contrôle ? On prétend qu’elles possèdent des technologies dont nous ne savons rien.

— Vous avez raison, répondit Owen, c’est une idée horrible. Si vous en avez d’autres du même tonneau, ne vous sentez pas obligée de les partager avec nous : la situation est bien assez compliquée sans que nous sombrions dans la paranoïa. En outre, nous sommes très loin de Shub et, aux dernières nouvelles, les Ennemis de l’humanité étaient pieds et poings liés par un blocus impérial. Intéressons-nous plutôt à des questions plus immédiates, je vous prie.

— C’est vous qui nous avez embarqués là-dedans, Traquemort, dit Rubis. Si vous nous meniez jusqu’à votre ancêtre ? J’ai quelques renseignements à lui demander.

— D’accord, fit Owen en s’efforçant de prendre un ton assuré. Suivez-moi. »

Et il se dirigea à grandes enjambées vers une extrémité de l’immense salle, ses pas éveillant des échos sonores qui retombaient aussitôt dans le silence. Ses compagnons s’empressèrent de le suivre, peu désireux de rester à la traîne et tâchant de prendre un air à la fois dégagé et blasé. Owen laissa discrètement sa main pendre près de son pistolet ; il ignorait ce qu’il s’attendait à trouver sur le site légendaire du dernier combat de son ancêtre, mais ce n’était assurément pas cet immense château ; un tel édifice n’était pas l’ultime refuge d’un homme aux abois, pourchassé jusque sur une planète à des années-lumière de toute civilisation ; c’était une base de pouvoir, un socle inébranlable conçu pour résister à une adversité écrasante, une retraite où préparer une contre-attaque. Mais la contre-attaque n’avait jamais eu lieu ; le premier Traquemort avait eu à sa main une puissance incommensurable, mais il avait préféré se terrer en stase dans l’attente d’un réveil qui n’était jamais venu. Owen fronça les sourcils ; à l’époque, l’Empire devait constituer un ennemi tout aussi formidable qu’à présent, mais le jeune homme avait la nette impression qu’il n’avait pas tous les éléments de l’affaire en sa possession. Il continua de marcher à grands pas en s’efforçant d’adopter une contenance qui exprime à la fois l’assurance et l’absence de menace ; surtout, ne pas paraître dangereux : le Bastion disposait certainement d’autant de systèmes de sécurité à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Il atteignit l’extrémité de la salle sans incident, franchit la porte et se retrouva ailleurs, dans une autre partie du château ; il venait d’emprunter un nouveau portique de transfert. Il ne fallut pas longtemps à Owen et ses compagnons pour découvrir deux détails importants : chaque porte de l’édifice était en réalité un portique qui menait on ne savait où, et il était impossible de revenir à son point de départ par le même chemin. C’est ainsi que le groupe se mit à sauter à l’aveuglette d’une salle à l’autre en s’enfonçant toujours davantage dans les entrailles du Dernier Bastion. Owen gardait la notion de l’orientation grâce à sa boussole interne, mais il n’avait aucun moyen de déterminer précisément où il se trouvait dans le château à un moment donné, ni comment en sortir. Toutes les salles étaient parfaitement propres et bien éclairées, mais rien ne permettait de croire qu’elles soient habitées. Il avait la conviction de plus en plus enracinée qu’on les surveillait, son groupe et lui, mais il était incapable de rien repérer qui évoque un détecteur. Celui qui contrôlait les portiques les menait apparemment vers une destination précise, mais laquelle et pour quel motif, cela restait une énigme.

Owen continuait à marcher en se contraignant à la patience ; de toute façon, il en était sûr, faire des embarras n’aurait rien changé à la situation ; pour le meilleur ou pour le pire, son sort se trouvait entre des mains inconnues – et, à propos de main, il veillait à garder discrètement la sienne près de son pistolet. Ils passaient toujours d’une pièce à l’autre, toutes dépourvues d’intérêt et de personnalité : ni meubles ni appareils, aucun confort d’aucune sorte ; Owen était de plus en plus certain que nul n’avait jamais vécu dans ce château.

Cependant, ils débouchèrent finalement dans une salle qui lui fit penser aussitôt à une galerie de trophées. Celle-ci avait des proportions plus communes que les précédentes, bien que son contenu n’ait rien de rassurant ; en son centre se dressait une vaste châsse de verre de neuf mètres carrés de surface, et dedans se trouvaient, telles des pièces de musée, trois hommes vêtus d’armures hors d’âge. Owen crut d’abord qu’il s’agissait de mannequins, mais, en s’approchant de la vitrine, il s’aperçut vite qu’ils étaient de chair et d’os ; leurs poses étaient raides, leur visage sans expression et leurs armures percées de trous sanglants.

« Ils sont morts, non ? fit enfin Hazel. Je pensais qu’ils étaient en stase, mais je ne vois aucun appareillage nulle part.

— Pourtant, ils sont parfaitement conservés, dit Hasard. Je donnerais cher pour pouvoir les examiner de plus près.

— Pas de problème », intervint Lune, et il fracassa un des pans de verre d’un coup de poing.

Owen se retourna d’un bloc, son pistolet à la main, tous ses muscles bandés dans l’attente d’une attaque qui ne vint pas. Il se détendit lentement et regarda le Hadénien.

« Lune, si je voulais faire une crise cardiaque, je jouerais à la roulette russe avec un disrupteur à pleine charge ! Ne faites plus rien sans me demander d’abord mon avis ! Vous auriez pu déclencher un système de sécurité !

— Nous avons besoin de renseignements », répondit Lune sans se laisser démonter par la colère d’Owen. Il pénétra dans la châsse en broyant les morceaux de verre sous ses bottes, et il étudia les trois personnages ; Hasard le suivit aussitôt, imité par Hazel et Rubis. Owen songea qu’il ne servirait à rien de faire bande à part, secoua la tête avec résignation et pénétra à son tour dans la vitrine. De près, les trois hommes avaient un aspect encore plus troublant ; Lune en poussa un du bout du doigt, et il vacilla légèrement.

« Mais enfin, qu’est-ce que c’est que ces types-là ? fit Hazel à mi-voix, comme si elle craignait qu’ils l’entendent. S’ils ne sont pas en stase, comment se fait-il qu’ils soient encore là ?

— Ils ont été embaumés, répondit Lune. Ils sont morts, violemment selon les apparences, puis on leur a retiré les viscères et on leur a injecté un produit conservateur.

— Qu’en savez-vous ? demanda Hasard, plus curieux qu’agressif.

— Je perçois l’odeur du produit, dit Lune ; en outre, pour l’œil exercé, la peau présente des marques révélatrices. »

Owen préféra ne pas s’enquérir des indices dont parlait le Hadénien.

« À votre avis, qui étaient ces hommes ? fit Rubis.

— D’après la légende familiale, répondit Owen d’une voix lente, mon ancêtre, le premier Traquemort, a été poursuivi jusqu’ici par trois des plus célèbres assassins mercenaires de l’époque : les Ombres, de sinistre mémoire. On n’a plus jamais entendu parler d’eux par la suite, mais on dirait bien qu’ils avaient réussi à rattraper leur proie.

— Quoi, il les aurait tués, puis les aurait fait embaumer et exposer comme trophées ? » Hazel fit la grimace. « Votre ancêtre avait un sens macabre de l’humour, Owen ; à moins que ce n’ait été une tradition, en son temps ?

— Non, répondit le jeune homme, ce n’était pas une tradition. »

Quittant la vitrine brisée, ils poursuivirent leur chemin vers les tréfonds du Bastion. Chacun avait un pistolet ou une épée à la main ; la vacuité même des salles paraissait pleine de sous-entendus, voire de menaces ; ils avaient l’impression de se déplacer à l’intérieur d’un gigantesque piège prêt à se déclencher. Des drones surgissaient de temps en temps, mécaniques silencieuses de taille variable qui traversaient les pièces, chargées de missions inconnues ; leur forme allait de la simple sphère qui roulait sur les sols immaculés à l’inquiétante silhouette humanoïde qui passait devant eux sur la pointe des pieds, avec une grâce qui, elle, n’avait rien d’humain. Owen avait mal à la tête à force de réfléchir, les sourcils froncés, mais il ne pouvait s’en empêcher : on ne fabriquait plus de machines à forme humaine depuis la révolte des IA, ce qui signifiait que ces androïdes existaient depuis plus de neuf cents ans et obéissaient à des programmes établis des siècles plus tôt. On ne savait plus construire de robots qui durent aussi longtemps ; c’était un art oublié. D’abord les portiques et maintenant les androïdes… Quels autres secrets perdus les attendaient au cœur du Dernier Bastion ?

Ils avançaient toujours, mais plus prudemment, reconstitués aussitôt qu’anéantis au passage d’une salle à l’autre, et ils finirent par arriver dans une galerie des glaces. Dressés de toute leur hauteur du sol au plafond, les miroirs formaient un labyrinthe sans ordre apparent ; ils se déplaçaient sans cesse, tournaient et se déformaient en renvoyant la lumière dans toutes les directions, des reflets de reflets, des images d’images qui se mélangeaient, se fondaient les unes dans les autres, certaines paraissant se mouvoir indépendamment de l’original. Owen progressait lentement entre les miroirs, à la suite de silhouettes qui lui faisaient signe et lui chuchotaient à l’oreille. Il crut reconnaître son père, sa mère disparue depuis longtemps et d’autres visages de son passé, puis il se vit lui-même, vieux et faible, il se vit à son propre mariage aux côtés de sa future épouse voilée, il se vit combattant tout seul sur un champ de bataille ensanglanté, jonché de cadavres ; il continua d’avancer, poussé par le besoin d’en voir, d’en savoir davantage, et soudain Hazel posa la main sur son bras.

« Venez, Owen ; nous sommes en danger ici. C’est un piège : ces miroirs montrent ce qu’on a envie d’y voir. Venez, allons-nous-en. »

Il se laissa entraîner par la jeune fille, et tous restèrent groupés pour traverser la galerie et en sortir. Chacun avait eu une vision différente dans les reflets mais préférait la garder pour soi. Ils franchirent le portique et disparurent, et, si leurs images persistèrent sur les miroirs, ils n’en surent rien.

Owen se retrouva dans un monde glacé. Le sol était couvert d’une couche de neige de dix centimètres d’épaisseur, de longs glaçons pendaient au plafond lointain et le givre dessinait des motifs convolutés sur les murs. Il faisait un froid mordant et Owen fut pris d’un frisson convulsif. Il serra son manteau plus étroitement sur lui, croisa les bras sur sa poitrine et s’efforça de cesser de trembler tout en regardant son haleine former des nuages de vapeur. Ses compagnons apparurent derrière lui et se regroupèrent aussitôt en quête de chaleur, sauf Lune qui ne parut pas le moins du monde incommodé.

Owen recouvra lentement ses esprits, un moment chassés par le choc brutal du froid intense, et observa son nouvel environnement. La vague brume qui flottait dans l’air glacé ne l’empêcha pas de constater que la salle n’était pas très vaste, comparée à certaines qu’il avait traversées, mais elle donnait une impression d’immensité, comme si les murs n’étaient pas assez résistants pour contenir tout ce qu’elle renfermait. En son centre se dressait un pilier chatoyant de lumière argentée qui touchait au plafond, et dans le pilier se trouvait un homme, anormalement immobile, figé dans la lumière comme un papillon transpercé par une épingle.

Owen s’en approcha lentement, mû par une impulsion où la curiosité le disputait à la révérence. La neige crissa bruyamment sous ses bottes, et il se rendit compte qu’il était le premier homme à rompre sa surface depuis qu’elle était tombée quelque neuf siècles plus tôt. Il avait l’étrange impression d’avoir reculé dans le temps en pénétrant dans la salle, d’être revenu à une époque où l’Empire était encore jeune, émanation d’hommes et de femmes d’envergure, taillé dans le vide insensible de l’espace avec courage et audace. Il y avait de grands héros et de grands traîtres en ce temps où la vie était excessive et où tout portait la marque de la démesure ; des géants arpentaient le théâtre qu’était alors l’Empire, et Owen avait l’un d’eux devant lui. Il s’arrêta au pied du pilier d’argent et observa l’homme qui s’y trouvait prisonnier.

Il était aussi grand que lui-même, mais de carrure frêle, ce qui ne l’empêchait pas de posséder une musculature développée. Apparemment âgé d’une cinquantaine d’années, il avait le visage massif, aux rides marquées, agrémenté d’un bouc argenté, et son crâne était rasé hormis une longue mèche grise en queue decheval ; il portait des fourrures informes et usagées, serrées à la ceinture par une large ceinture de cuir, et ses bottes, en cuir également, commençaient à bâiller ; ses biceps s’ornaient de gros bracelets d’or et ses doigts de gros anneaux de métal ; une longue épée dans un fourreau de cuir pendait dans son dos, et un pistolet d’aspect inconnu à sa hanche. L’ensemble donnait une impression de force tranquille, et, devant ces yeux clos, on avait le sentiment que l’homme prenait simplement un moment pour réfléchir et qu’il pouvait ouvrir les paupières à tout instant.

« C’est donc lui », dit Hazel, faisant sursauter Owen qui ne l’avait pas entendue arriver. Les autres se répartirent autour du pilier, à distance prudente. Ils paraissaient plus impressionnés par la salle que par l’homme en stase, et Owen lui-même se surprit à le regarder en songeant à un insecte pris dans un bloc d’ambre.

« Oui, c’est lui, répondit-il en ayant soin de garder un ton calme et uni. Le Traquemort, le premier, le fondateur de mon clan. Ma famille chante encore son courage et ses exploits, bien que l’Empire ait interdit ces ballades depuis longtemps. Voici plus de neuf siècles qu’il attend ici la venue de quelqu’un, neuf siècles pendant lesquels la roue du temps a tourné et l’histoire de l’Empire s’est déroulée sans lui.

— Il n’a pas l’air très imposant, déclara Rubis ; je le battrais facilement.

— Allons-nous vraiment le réveiller ? demanda Hasard. Il dort depuis longtemps et bien des choses ont changé ; il risque d’avoir beaucoup de mal à s’adapter.

— C’était un guerrier, répondit Owen, et certaines choses n’ont pas changé : la famille, la fidélité, la trahison. Non, je ne pense pas qu’il aura de difficulté à se faire à notre monde ; en outre, nous avons besoin de lui.

— En effet, dit Hazel, certaines choses n’ont pas changé du tout. »

Owen ouvrit la bouche pour lui répondre, puis se ravisa : il y avait du vrai dans sa réflexion. Il fit un pas en avant et tendit sa main ornée de la bague de son père dans la colonne chatoyante. La lumière prit alors un éclat aveuglant, et Owen dut détourner le regard ; il voulut s’écarter, mais sa main restait prisonnière du flamboiement. Un grondement sourd emplit la salle, comme si des machines se remettaient en marche après un sommeil séculaire ; le sol trembla, des glaçons se décrochèrent du plafond pour se planter dans la neige telles des épées, puis la lumière argentée s’éteignit avec une telle soudaineté qu’on aurait cru qu’elle n’avait jamais existé. Owen ramena son regard vers son ancêtre : l’homme s’était mis à respirer lentement. Il leva la tête et ouvrit les yeux ; ils étaient d’un gris d’une douceur inattendue, mais son regard était ferme et franc. Il examina Owen un instant, puis secoua la tête.

« Je ne vous connais pas, mais vous portez ma bague. » Il parlait d’une voix calme et assurée, la voix d’un homme habitué à commander. « Êtes-vous de ma famille, jeune homme ?

— Oui : je suis Owen Traquemort, votre descendant et chef du clan, bien que l’impératrice actuelle ait tenté de me dépouiller du titre et de me déclarer hors la loi. J’ai besoin de votre aide, mon parent. L’Empire est contre moi, tout comme il était contre vous. Il est temps de reprendre l’épée.

— Voire, dit le Traquemort. Combien de temps ai-je dormi ?

— Neuf cent quarante-trois ans.

— L’Empire a-t-il changé depuis mon époque ?

— Étonnamment peu, mon parent : pour l’essentiel, il est resté le même. J’ai étudié son passé, car je suis historien. »

Le regard de l’homme se fit désapprobateur. « Quel métier est-ce là pour un Traquemort ? À quelles campagnes avez-vous participé ? À combien de guerres ?

— À aucune, à vrai dire, répondit Owen. Je ne suis pas franchement un guerrier. »

Le Traquemort secoua lentement la tête. « Je suis resté absent trop longtemps : notre sang s’est appauvri. Sortons d’ici, mon garçon ; il fait beaucoup trop froid pour mon goût. Ça m’évoque la tombe. Tu pourras me mettre au courant des dernières nouvelles en chemin. Et appelle-moi Gilles ; c’était mon nom avant que je donne au clan celui de Traquemort. »

Il se dirigea vers la porte, et les autres eurent tout juste le temps de s’écarter de son chemin ; Owen le suivit en hâte et ses compagnons leur emboîtèrent le pas.

« Un historien… fit Gilles d’un ton pensif. Dis-moi, la science a-t-elle progressé pendant mon absence ? Utilisez-vous toujours des disrupteurs ?

— Oui, mon parent. L’Empire bride soigneusement la science et la recherche depuis plusieurs siècles ; cela lui permet de conserver sa stabilité et de réserver les avancées techniques aux classes régnantes. C’est une façon de garder le pouvoir. En effet, nous employons toujours des disrupteurs ; on a raccourci leur délai de recharge à deux minutes. »

Gilles eut un grognement dédaigneux. « On doit tenir ça pour un progrès, j’imagine. Ces pistolets à énergie sont de la poudre aux yeux ; ils sont puissants mais limités. Les armes à projectiles sont beaucoup plus souples d’emploi, mais elles commençaient déjà à disparaître de l’Empire quand j’ai dû m’enfuir : trop faciles à fabriquer, trop faciles à utiliser et beaucoup trop puissantes pour qu’on les laisse à la disposition des basses classes. En revanche, les armes à énergie sont d’une conception complexe et onéreuses à réaliser ; on finit donc par évacuer les pistolets à projectiles, et les seules armes efficaces restent aux mains des gouvernants et de leurs sbires. C’est bien pensé, mais je n’ai jamais adhéré à cette conception, et c’est en partie pourquoi j’ai atterri ici. »

Il s’arrêta devant le portique, lança sèchement « Armurerie ! » puis avança et disparut. Owen se tourna vers ses compagnons.

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? Nous le suivons ?

— C’est votre ancêtre, répondit Hazel. Peut-on lui faire confiance ?

— Je l’ignore. Je ne m’attendais pas à quelqu’un de ce genre.

— Voyons la situation sous un angle différent, intervint Hasard : quelle autre solution avons-nous ? Sans lui, nous ne sommes même pas en mesure de retrouver notre chemin dans ce château. »

Il franchit le portique et les autres l’imitèrent. Il y eut le changement habituel de décor, puis Owen se figea ; il se trouvait à nouveau dans une immense salle qui s’étendait aussi loin que la vue portait, mais les murs étaient couverts d’armes de tous types ; il y avait là plus de modèles qu’Owen n’en avait jamais vu. Il y avait des pistolets et des fusils de toute forme et de toute taille, dont plusieurs devaient exiger deux hommes pour les transporter, mais la salle ne paraissait renfermer aucune arme à énergie.

« Qu’est-ce que c’est que ces machins ? murmura Hazel près d’Owen.

— Des armes à projectiles, répondit-il. J’en ai vu quelques-unes dans de très vieilles archives. Elles sont efficaces, sauf contre les boucliers de force ; elles n’ont pas non plus la portée ni la précision des pistolets à énergie, et c’est pourquoi les unes ont disparu au profit des autres ; c’est du moins l’explication officielle.

— En termes de puissance, c’est exact, intervint Gilles, une arme à projectiles ne peut pas rivaliser avec un disrupteur. Mais, d’un autre côté, on n’est pas obligé d’attendre deux minutes entre chaque tir ; on peut mitrailler autant qu’on veut tant que les munitions durent, et je vous assure que les dégâts qu’on peut infliger en tirant mille cartouches à la seconde sont étonnants. Je possède ici des armes adaptées à chaque circonstance, grave ou mineure ; certaines permettent d’assassiner un homme au milieu d’une foule à trois kilomètres de distance, d’autres de rayer une ville entière de la carte.

— Sauf si l’un ou l’autre est muni d’un bouclier de force », observa Owen.

Gilles lui fit un sourire satisfait. « Voilà qui me plaît davantage, mon garçon : tu es au moins capable de réfléchir en guerrier. Les boucliers de force sont bien beaux, mais ils ont leurs propres limites : ils tiennent aussi longtemps que leurs cristaux à énergie et pas davantage, et, une fois les cristaux épuisés, il faut une éternité pour les recharger ; il suffit donc de maintenir un feu roulant sur eux, d’attendre qu’ils tombent à plat, puis de foncer dans le tas. » D’un geste empreint de largesse, il désigna la salle aux compagnons d’Owen. « Faites comme chez vous, examinez ces armes et voyez s’il y en a qui vous conviennent. Toi, mon garçon, tu restes avec moi. » Il attendit que les autres se fussent dispersés pour demander dans un murmure au jeune homme : « Maintenant, au rapport ; quelle est la taille de ton armée ? À combien d’hommes vais-je devoir fournir des armes ? »

Owen le dévisagea un instant, l’œil vide. « Je n’ai pas vraiment d’armée, dit-il enfin. Elle est ici tout entière, c’est-à-dire mes associés et moi-même ; notre vaisseau s’est écrasé non loin, et ce n’est plus qu’une épave. Il n’y a que nous. »

Gilles fit la moue, puis hocha lentement la tête. « Toujours la malchance des Traquemort ! Heureusement pour toi, mon garçon, j’ai un vaisseau. Et quelles forces l’Empire a-t-il lancées contre toi ? J’imagine qu’il était sur tes talons quand tu as sauté dans l’hyperespace pour arriver ici ?

— Oui, mon parent. Nous avions deux croiseurs stellaires aux trousses. »

Pour la première fois, Gilles le considéra avec un certain respect. « Ah ! J’aime mieux ça ! Ne t’inquiète pas, nous serons partis depuis longtemps quand ils parviendront jusqu’à Shandrakor. Maintenant, parle-moi de tes amis : ce sont de bons combattants ? Dignes de confiance ?

— Ce sont les meilleurs ; Hazel d’Ark est pirate et contrebandière de clones, Rubis Voyage chasseuse de primes, Jack Hasard rebelle professionnel, et cet inquiétant personnage qui s’appelle Tobias Lune est un homme ajusté.

— Un cyborg ? On en était encore à essayer de les mettre au point quand j’ai disparu de la circulation. Vaut-il quelque chose au combat ? »

Owen eut un sourire malicieux. « C’est un démolisseur-né. Rien ne lui résiste mais, personnellement, je ne me risquerais pas trop à lui tourner le dos : les ajustés n’en font souvent qu’à leur tête. Et les autres savent bien se battre.

— Peut-on compter sur eux ? Obéiront-ils aux ordres ?

— Peut-être ; n’oubliez pas que ce sont des hors-la-loi comme moi, et comme vous ; persuadez-les qu’il est de leur intérêt de travailler avec vous et ils collaboreront, mais n’espérez pas les voir se mettre au garde-à-vous et suivre vos ordres sans discuter. Ils n’éprouvent guère d’affection ni de respect pour l’autorité en général et les aristos en particulier ; mais, pour la plupart, on peut s’en remettre à eux.

— Et toi, Owen Traquemort l’historien, sais-tu te battre ?

— Je ne me débrouille pas mal, répondit le jeune homme sans se démonter. J’ai eu les meilleurs maîtres et je dispose du turbo. Je sais me défendre.

— Le turbo ? Encore un système qu’on s’efforçait de mettre au point à mon époque. Tu ne manques pas de ressources, mon parent ; malheureusement, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer : d’après mes ordinateurs, un vaisseau stellaire impérial vient de se placer en orbite autour de Shandrakor. À moins que les détecteurs ne se soient considérablement améliorés depuis mon temps, le Bastion est indécelable, mais non l’épave de ton appareil ; il ne va pas falloir longtemps aux impériaux pour la repérer et envoyer une force lourdement armée vérifier s’il y a des survivants. À propos, j’ai téléchargé ton IA dans mes systèmes ; elle est très sophistiquée, mais elle se croit plus futée qu’elle ne l’est.

— Oz ! s’exclama Owen. Tu es là ?

— Et où veux-tu que je sois ? répondit Ozymandias. Je voudrais que tu voies l’antiquité où on m’a fourré ; ce machin fonctionnerait à la vapeur que ça ne m’étonnerait pas. Mais, si tu me laisses une semaine ou deux, je devrais être capable de tout gérer correctement.

— Tiens-toi comme il faut, s’il te plaît ; nous ne sommes pas chez nous. Nous discuterons plus tard ; pour le moment, ouvre grand les yeux et les oreilles et rends-toi utile.

— Compris. »

Owen se retourna vers Gilles. « Nous sommes inséparables, lui et moi ; c’est un emmerdeur fini, mais il fait bien son travail.

— Dis donc, mesure tes propos !

— La ferme, Oz.

— Une question, Owen, fit Gilles : pourquoi es-tu venu me chercher ?

— Ma seule chance de rester en vie, c’est de fomenter une révolte contre l’impératrice, et pour ça j’ai besoin du négateur du Noirvide. » Sous le regard perçant de Gilles, Owen n’avait pas songé un instant à mentir. « L’avez-vous encore ?

— Non, mais je sais où il se trouve. Je ne m’en suis servi qu’une seule fois, et un millier d’étoiles se sont éteintes en un clin d’œil ; à leur place, il n’y avait plus que les ténèbres, le Noirvide. Des milliers de planètes se sont retrouvées dépourvues de soleil, des milliards et des milliards de gens sont morts. Cela fait beaucoup de fantômes à supporter pour un seul homme. J’avais accompli beaucoup d’actes douteux en tant que Premier Guerrier et j’avais réussi à m’en accommoder, mais ça, même pour moi, c’était trop.

 »J’avais prêté serment de protéger et de préserver l’Empire, pas de le détruire morceau par morceau pour le plaisir de quelques-uns. J’avais inventé le négateur presque par accident, alors que je travaillais sur autre chose, et j’étais le seul à pouvoir le faire fonctionner ; j’en étais donc seul responsable, et j’ai pris la seule décision responsable possible : je me suis enfui en emportant le dispositif. Je me suis caché sur cette planète où nul ne me retrouverait sauf ceux de ma famille, et, pour plus de précaution, j’ai dissimulé le négateur ailleurs, au centre du Labyrinthe de la folie, sur le cadavre glacé du monde des Garous, au cœur du Noirvide. »

Owen resta un long moment à dévisager son ancêtre, ne sachant que répondre. Les Garous faisaient partie des légendes de l’Empire ; premiers humains génégéniés, ils devaient tenir le rôle de machines à tuer vivantes, de parfaits soldats, mais, malheureusement, les savants avaient trop bien travaillé : les Garous s’étaient révélés invincibles. Effrayé par sa propre création, l’Empire les avait éliminés alors qu’ils étaient encore pris au piège sur leur planète, dont l’histoire avait perdu la trace quand elle avait disparu dans le Noirvide. Pas étonnant que nul n’ait jamais mis la main sur le négateur s’il était caché là-bas : rares étaient les vaisseaux qui franchissaient la Frange pour s’enfoncer dans les ténèbres et en revenaient.

« Nous avons besoin du négateur, déclara enfin Owen. Notre rébellion n’a pas une chance de réussir sans lui. »

Gilles ne cilla pas. « Et elle est importante à ce point, cette rébellion ?

— Vous êtes resté longtemps en stase, intervint Hazel qui s’était approchée ; vous ignorez à quel point la situation s’est détériorée. Si on est riche, noble ou qu’on a des relations, on peut obtenir ce qu’on veut, faire ce qu’on veut sans que personne puisse s’y opposer ; on peut anéantir l’existence d’autrui sans avoir de comptes à rendre à quiconque.

— On nous utilise et, quand nous avons fini de servir, on nous met au rebut sans que personne s’en émeuve, renchérit Lune.

— Je me suis opposé à l’Empire toute ma vie d’adulte, dit à son tour Jack Hasard. J’ai combattu et versé mon sang sur cent planètes, mais ma guerre pour la justice et la vérité n’a jamais abouti. L’Empire dispose de vaisseaux, de canons et d’armées ; nous, nous n’avons que le bon droit pour nous. Ce n’est pas assez. »

Gilles se tourna vers Rubis Voyage qui se tenait en retrait du groupe, les bras croisés, avec une expression d’ennui sur le visage. « Et vous, la chasseuse de primes ? Avez-vous quelque chose à me dire ? Vous ne cherchez pas à faire appel à ma bonté foncière ? »

Rubis le regarda d’un air calme. « J’ai bien gagné ma vie en pourchassant les ennemis de l’Empire, les hors-la-loi. Aujourd’hui, je suis de l’autre côté de la barrière. C’est amusant, comme la vie évolue.

— Et vous, qu’est-ce qui vous a fait évoluer ? »

Rubis sourit. « Hazel est mon amie. Elle n’a pas assez de bon sens pour se mettre à l’abri quand il pleut, mais parfois, on a beau essayer de se protéger, on continue à se faire tremper. L’Empire veut sa mort, et moi je veux qu’elle vive, alors l’Empire peut aller se faire foutre. Par ailleurs, en cas de victoire, on m’a promis autant de butin que je pourrai en transporter, et je vous garantis que je suis capable de transporter beaucoup quand je veux. »

Hazel rayonnait. « Rubis, je ne savais pas que tu tenais tellement à moi !

— Ne t’emballe pas. Si la récompense sur ta tête avait été un peu plus élevée, l’affaire aurait bien pu tourner autrement. »

Gilles revint à Owen. « Si je te conduis jusqu’au négateur, que comptes-tu en faire ? Ce n’est pas ce qu’on peut appeler une arme subtile. Tu pourrais l’employer pour détruire la planète où réside l’impératrice, mais tu anéantirais en même temps un millier d’autres mondes. Es-tu prêt à cela ? À créer un nouveau Noirvide au cœur de l’Empire ?

— Vous l’avez bien employé, vous, dit Owen.

— Et regarde où j’en suis. Je croyais avoir un motif valable de me servir de cet engin, mais je me trompais ; et toi, mon parent ? Quel prix es-tu prêt à payer pour la victoire ?

— Je l’ignore. J’ai déjà vu bien assez de gens se faire tuer, et personne pour une raison suffisante. » L’adolescente pleurait, gisant dans la neige ensanglantée de Brumonde, les jambes paralysées à jamais par son coup d’épée. « Tout ce que je veux, peut-être, c’est voir le négateur détruit avant que l’impératrice réussisse à s’en emparer, parce qu’elle n’hésiterait pas à s’en servir, elle. Je ne sais vraiment pas, Gilles. Je ne peux pas prendre une telle décision ; je ne suis qu’un historien, un compilateur de livres et d’archives, pas un guerrier ni un révolutionnaire. Adressez-vous à Jack ou Hazel, à n’importe qui mais pas à moi.

— C’est ce que j’ai dit moi aussi, à l’époque, répondit Gilles Traquemort ; pourtant, j’ai fini par accomplir ce que je jugeais nécessaire, et tu en feras autant le moment venu. Je vais vous guider jusqu’au négateur, en espérant que l’Empire ne nous aura pas précédés.

— Vous avez un vaisseau ? demanda Hazel.

— Oui.

— Combien de temps faudra-t-il pour le remettre en fonction ? Il doit être dans un état lamentable après des centaines d’années passées dans la naphtaline !

— Mes ordinateurs ont commencé à le réactiver dès mon réveil, dit Gilles. Il a été parfaitement entretenu ; je me doutais bien que je risquais de devoir partir en coup de vent.

— Votre appareil a intérêt à être rapide, intervint Rubis, parce que nous avons une meute acharnée aux fesses, y compris et surtout le vaisseau impérial en orbite.

— Et je dois vous demander une place à bord », dit Lune. Gilles regarda l’homme ajusté d’un œil intéressé : la voix grinçante, inhumaine, avait un ton étrangement pressant. « Mon peuple a été créé sur le monde perdu de Haden, perdu parce que ce n’était pas son vrai nom, et aussi parce qu’il se trouvait dans le Noirvide. Avant que mes créateurs ne le découvrent et n’en modifient les entrailles, il s’appelait le monde des Garous.

— Incroyable ! s’exclama Hazel. Le négateur et l’armée en hibernation des Hadéniens sur la même planète ? Vous parlez d’une coïncidence !

— Une coïncidence trop énorme pour mon goût, répondit Owen. Si je ne savais pas que c’est impossible, je parierais que c’est un coup de mon père ; ce serait tout à fait son style.

— Il est beaucoup plus vraisemblable de penser que je n’ai pas couvert mes traces avec assez de précautions, dit Gilles. Et, si quelqu’un a découvert une fois le monde des Garous, un autre pourra le redécouvrir. Je crois qu’il est temps de déguerpir.

— Bonne idée », fit Hasard. Il parcourut l’armurerie d’un regard empreint de regret. « Vous avez des jouets extraordinaires, Traquemort ; une collection comme la vôtre m’aurait été utile bien souvent, mais c’est toujours l’armement qui est le plus onéreux dans une rébellion. Contre qui devait servir celui-ci ?

— Contre ceux-là mêmes sur lesquels j’ai déchaîné le négateur. Une révolte était née contre l’Empire, très étendue, bien soutenue en termes de fonds, d’armes et d’hommes. Je l’ai écrasée en un instant ; on n’a même pas donné l’occasion aux rebelles de se rendre.

— Une seconde, fit Owen ; ce n’est pas ce que dit l’histoire officielle. Le négateur a été utilisé en tout dernier recours, après que tous les autres moyens se sont révélés impuissants ; l’Empire était en danger, et c’est pourquoi on a employé le négateur.

— Pas “on”, rétorqua Gilles, moi. C’est mon doigt qui a enfoncé le bouton. Il n’y a pas eu de sommation, pas de négociation, et l’Empire ne risquait rien.

— Alors pourquoi avoir appuyé ? demanda Hazel.

— J’étais au service de mon empereur. » Gilles se tut un long moment, et nul n’interrompit son silence. Enfin, il haussa les épaules et sourit à Owen. « Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire, mon parent, tu dois bien le savoir. »

 

*

 

À bord du croiseur stellaire L’Intrépide en orbite autour de Shandrakor, le capitaine Silence examinait les écrans de la passerelle d’un air pensif. Selon ses sondes, la planète tout entière grouillait de formes de vie plus dangereuses les unes que les autres ; aucune trace de civilisation passée ni présente – à part certaine épave de vaisseau, que montraient justement les écrans. L’investigatrice Givre se tenait à côté du capitaine, murée dans un silence maussade : elle voulait prendre la tête du détachement qui inspectait les débris et elle boudait parce que son supérieur le lui avait interdit. Il avait pourtant été tenté de lui donner son aval ; si quelqu’un était en mesure de survivre au milieu de l’abattoir qu’était cette planète, c’était bien Givre. Mais, si les fuyards dénichaient un autre appareil, L’Intrépide aurait peut-être à les prendre en chasse sans perdre une seconde ; par conséquent, Silence ne devait débarquer que des soldats dont il pouvait se passer. Il soupira, puis se concentra sur les commentaires qui accompagnaient les images.

« Le vaisseau est en miettes. Dégâts très importants, avant et après l’atterrissage. Aucune trace de l’équipage. Un peu de sang humain… pas assez pour en tirer des conclusions. La propulsion stellaire a disparu, très proprement découpée. Du travail de pro. On nous a doublés sur cette carcasse, capitaine.

— Compris, lieutenant ; poursuivez vos recherches. Passerelle, fin de liaison. » Il se tourna vers Givre. « Qu’en pensez-vous, investigatrice ? Pourrait-il y avoir sur cette planète des gens, voire des bases, dont l’Empire ignorerait tout ?

— Possible, capitaine, dit-elle d’une voix aussi froide et posée que d’habitude. Peut-être sont-il protégés contre nos détecteurs, mais ça exigerait une énergie exorbitante. Reste la solution qu’ils vivent sous terre ; ça se tiendrait, étant donné les conditions de la surface.

— Capitaine ! fit une voix d’un ton excité. Ici le poste d’observation. Nous captons un écho sur la planète ; leur bouclier vient de s’abaisser ! »

Silence et Givre observèrent à nouveau l’écran. L’épave du vaisseau avait disparu, remplacée par l’image d’un immense château de pierre.

« Qu’est-ce que c’est que ça, nom de Dieu ? fit l’officier.

— Un château, parfois appelé aussi “bastion”, semblable à ceux de l’aristocratie impériale d’il y a neuf cents ans, répondit Givre ; ils étaient interdits sous peine de mort à quiconque n’appartenait pas à la noblesse. Je pense que nous avons maintenant une idée assez précise de ce qu’il est advenu des fuyards et de leur propulsion stellaire.

— À quelle distance ce bâtiment se trouve-t-il de l’épave ?

— À sept ou huit cents mètres, capitaine, dit l’officier d’observation. Sans équipement supplémentaire, le groupe de reconnaissance n’en franchirait pas la moitié avant de se faire massacrer.

— Il a raison, renchérit Givre. Il va vous falloir une compagnie de fusiliers au grand complet, armés et protégés jusqu’aux dents, et un chef extrêmement expérimenté pour les mener.

— D’accord, investigatrice, vous m’avez convaincu. » Il ne put s’empêcher de lui sourire. « Vous pouvez conduire le groupe de reconnaissance. Prenez toutes les dispositions nécessaires. »

 

*

 

« Il est temps d’y aller, dit Gilles. J’ai coupé les boucliers du bastion afin d’utiliser l’énergie en surplus pour le décollage. Je n’avais jamais pensé quitter un jour cette planète, mais je l’espérais. L’espoir ne meurt jamais.

— Votre vaisseau est loin d’ici ? » demanda Owen pour couper court au sentimentalisme qu’il sentait poindre dans les propos de son ancêtre ; il n’avait nulle envie d’écouter ses réminiscences nostalgiques pour le moment. « Avec nos boucliers coupés, nous formons une cible idéale pour le croiseur stellaire qui gravite au-dessus de nous.

— Non, il n’est pas loin, dit Gilles avec un petit sourire. Il est même tout près. Ordinateurs, lancez les procédures de décollage. »

Owen regarda son ancêtre d’un air ahuri tandis que la salle se mettait à trembler et à gronder autour d’eux. Très loin sous lui, il entendit croître le rugissement de moteurs surpuissants. « Une seconde ! Une seconde, nom de Dieu ! Votre vaisseau fait partie du bastion ? Et nous sommes dedans ?

— Il n’en fait pas partie, répondit Gilles : le bastion est le vaisseau lui-même, et vice versa.

— Quoi ? Nous partons dans l’hyperespace dans un château en pierre qui n’a pas bougé depuis neuf cents ans ? Mais c’est du délire !

— On construisait pour durer, de mon temps, dit Gilles. Renseigne-toi auprès de ton ordinateur si tu veux de plus amples détails.

— Oz ? Tu es toujours là ? À toi !

— Oui, je suis toujours là, et tu n’imagines pas à quel point je suis à l’étroit. Certains de ces systèmes sortent tout droit de la préhistoire ; quand je pense que je dois séjourner dans des quartiers aussi exigus ! Il n’y a même pas la place de promener un neurone.

— Parle-moi de ce château, Oz, ou je te jure que je te reprogramme à la fourchette à escargots ! C’est vraiment un vaisseau stellaire ?

— Oh, ça, oui ! Il est un peu lent et lourd à manier, mais il vous emmènera où vous voulez vous rendre. Accroche-toi à ton chapeau, Owen ; le décollage va secouer un peu. »

 

*

 

Sur la passerelle de L’Intrépide, Silence et Givre, pantois, regardèrent le Dernier Bastion du clan Traquemort s’arracher au sol et s’élever dans les airs, entouré d’une débauche d’énergie. Le jet propulsif aplatit la jungle sur plusieurs kilomètres à la ronde, mais le château continua de monter dans l’atmosphère aussi uniment que n’importe quel bâtiment stellaire.

« C’est incroyable ! dit Givre. Un vaisseau de pierre ?

— Nous avons perdu le contact avec le groupe de reconnaissance, capitaine, annonça l’officier d’observation.

— Officier canonnier, ouvrez le feu ! ordonna Silence. Réduisez-moi ce château en miettes !

— Impossible, capitaine ; il possède un des boucliers de force les plus puissants que j’aie jamais vus. Aucune de nos armes ne peut le perforer.

— Tirez quand même ! Il doit bien avoir un point faible !

— Je n’en mettrais pas ma tête à couper », fit Givre.

Soudain, le château se mit à miroiter, puis il disparut dans l’hyperespace, et l’écran ne montra plus que le ciel obscur de la Frange.

« Merde ! s’exclama Silence.

— Oui, dit Givre. Ça ne va pas plaire à l’impératrice. »

Silence se laissa aller contre le dossier de son fauteuil de commandement et s’efforça de réfléchir calmement. « Ils croient peut-être nous avoir échappé, mais la partie n’est pas finie. Après tout, nous connaissons leur destination. »