L’or des tigres

Jorge Luis Borges

Nous, quand nous renversons le café, nous disons

que c’est par maladresse et que cela porte

bonheur, tant nous voulons que le regard

reste le gouffre de nos hésitations. Mais,

pas de lumière ! sans le noir, l’œil

n’aurait pas de lumière : Où sont les micros ?

avait-il commencé, devant son verre, sa canne

et la sirène des pompiers, rue des Ecoles. Puis,

très vite : le mot moon a été traversé

par Shakespeare. Il butait contre

ses propres paroles, mais ce qui suivait

s’était longtemps battu sur tous les continents

contre les heures où les poèmes s’en vont

comme des casseroles, par le cul, le malheur,

disait-il, est plus riche que la victoire,

et je supprime l’étonnant. Voici :

une après-midi s’éleva la voix d’un vieil

aveugle, il parlait de la mémoire à des voyeurs

amnésiques et jetait des pièces d’or à la mer.

Tigers’ Gold

Jorge Luis Borges

As for us, when we spill our coffee, we say

that we were clumsy and that it brings

good luck, we so much want our gaze

to be the pit in which our doubts hurl themselves. But

no light! Without blackness, the eye

would have no light. Where are the microphones?

he began, his glass, his cane in front of him

and the firemen’s sirens in the rue des Ecoles. Then,

very quickly: The word “moon” has been walked upon

by Shakespeare. He stumbled over

his own words, but what followed

had battled for a long time on every continent

against the hours when poems rust

like saucepans, bottom first. Misfortune,

he said, is more fruitful than victory,

and I delete the astonishing. Here:

one afternoon an old blind man’s voice

rose up; he spoke of memory to amnesiac

voyeurs and threw gold pieces in the sea.