– Il y a vingt ans de ça aujourd’hui, monsieur. Une sorte d’anniversaire. Besoin de le raconter à quelqu’un… Vous avez une minute ? Vous êtes écrivain à ce qu’on m’a dit. Ça devrait vous intéresser… Non ? Si ? Après tout, on s’en fout ; vous ou un autre… Café ?
– …
– Vingt ans de ça, donc, jour pour jour. J’étais de garde aux urgences du CHU Postel-Couperin. C’était un dimanche et la nuit allait son train d’enfer : accidents domestiques, infections éruptives, suicides avortés, avortements ratés, cuites comateuses, infarctus, épilepsies, embolies pulmonaires, coliques néphrétiques, enfants bouillants comme des assiettes, automobilistes en compote, dealers poinçonnés, clodos cherchant logis, femmes battues et maris repentants, adolescents envapés, adolescentes catatoniques… Les urgences d’un dimanche soir, quoi, et par nuit de pleine lune, qui plus est. Tout ce beau monde refusait le lundi matin avec les moyens du bord, et moi, comme d’habitude, je piquais, j’obturais, je ponctionnais, je reboutais, je cousais, j’agrafais, je sondais, je méchais, je drainais, je pansais, j’accouchais, il m’arrivait même de prévenir et de dépister ! En un mot, je dispensais. J’étais à moi seul un dispensaire. Je remplaçais Pansard, Verdier, Samuel, Desonge : « On te revaudra ça, Galvan… » « Laissez tomber, les gars, c’est de bon cœur. » (Tous mandarins, aujourd’hui.) Les plus naïfs voyaient en moi un FFI idéaliste, à sept billets par mois et quatre-vingts heures la semaine, au détriment de ma santé, de ma jeunesse, de ma carrière, de ma vie privée. Ah, pardon, définition : FFI, Faisant Fonction d’Interne. Ma famille, tous toubibs depuis Molière – la médecine est la première des maladies héréditaires –, me trouvait exemplaire. Mon père m’imaginait en archange terrassant le cancer de la lymphe : « L’hématologie, Gérard, c’est ta voie ! » Je laissais aller l’imagination du père et j’allais de mon côté ; je savais bien que je ne serais jamais l’homme d’une seule spécialité. Ma spécialité à moi, ce serait l’urgence : tous les maux de l’homme, les maux de tous les hommes, autant dire toutes les spécialités. Le champion de la Médecine Interne, voilà ce que je voulais devenir. Vous me direz que c’était une ambition plus qu’honorable… Non ? Si ? Hein ?
– …
– Eh bien, vous vous trompez, monsieur. En fait, je ne rêvais qu’à une chose… J’ose à peine vous dire laquelle, tellement c’est… à n’y pas croire ! Je rêvais à ma future carte de visite ! Sans blague, monsieur. Une véritable obsession. Je ne pensais qu’au jour où je pourrais dégainer une carte de visite à faire pâlir tous les amateurs de cartes. C’était ça, au fond, mon grand projet !
Françoise épousait mon ambition et j’allais épouser Françoise. Elle aussi était fille de toubib. À nous deux on comptait en fabriquer quatre ou cinq de mieux. En attendant, Françoise travaillait le design de ma carte. Elle ourlait des anglaises délicates, façon nrf : « Il te faut une carte de visite toute simple, Gérard, tu vas monter trop haut pour faire dans le clinquant ! » Elle était pour un bristol discret, infiniment respectable, venu de ces temps où le temps ne passait pas : « Voilà ce qu’il te faut, Gérard ! » C’est peu dire que je rêvais de cette carte. Dans mon imagination, elle se déployait comme un étendard dont l’ombre effaçait mes collègues et couvrait tout le champ médical.
PROFESSEUR GÉRARD GALVAN
Médecine Interne
Un jeune con, en somme. Je n’avais pas encore creusé mes fondations que je me prenais déjà pour ma statue.