J’ai répondu que je n’en savais rien.
– Attends, Galvan, a susurré Nicole Aymard avec une charmante spontanéité, c’est bien toi qui l’as veillé, cette nuit, non ?
Madrecourt se souvenait-il de moi ? Je ne l’aurais pas juré. Il m’enveloppait d’un regard que j’étais loin de remplir. Il n’y avait pas si longtemps, pourtant, moi aussi je faisais partie des marcassins extatiques, le crayon en l’air et le calepin fébrile. Il m’a fallu expliquer que, oui, j’avais veillé notre patient, en effet, mais que je m’étais endormi et que j’avais trouvé un plumard vide à mon réveil. C’est que j’avais eu une nuit assez…
– Sur le pont, les nuits sont longues pour tout le monde, a décrété Angelin, sans qu’on pût dire s’il me reprochait de m’être endormi ou s’il estimait qu’il aurait pu s’endormir lui aussi.
Silence.
Que Madrecourt a rompu en s’adressant aux étudiants :
– Jeunes gens, la visite promet d’être instructive : vos aînés m’invitent à faire la leçon d’anatomie de Rembrandt, mais au-dessus d’un lit vide.
Cela dit sans l’ombre d’un sourire. Madrecourt, c’était quelque chose entre Alain Cuny, Charles de Gaulle et Samuel Beckett, vous voyez ? Crinière blanche, regard d’oiseau, droit comme l’éthique ; une icône dans un costume de pasteur. Pas un atome de Coluche. Il ne faisait jamais rire. Le propos mesuré, la voix montant des entrailles et les mots qui tombaient de très haut, sous le poids du sens, l’un après l’autre.
– Bien, résumons-nous, résuma-t-il. Un mystérieux individu vous est passé entre les mains cette nuit ; il manifestait, selon vous, les signes de pathologies successives aussi variées que l’occlusion intestinale, le choc palustre, les éruptions cutanées, un globe vésical, l’angine de poitrine, j’en passe et des meilleures… C’est bien à ça que vous me demandez de croire ?
Plus personne n’y croyait tout à fait.
– Et, accessoirement, que chacun d’entre vous a été épatant dans cette circonstance, n’est-ce pas, mademoiselle Aymard ?
Les joues de Nicole Aymard doivent cramer encore.
Mais le vieux Madrecourt en était déjà à sa conclusion :
– Alors, chers collègues, de deux choses l’une, ou votre histoire est vraie et vous êtes impardonnables de ne pas m’avoir réveillé cette nuit, ou c’est un canular, la petite sauterie organisée pour mon départ à la retraite, un hommage à mon enseignement, votre façon de me souhaiter une bonne mort, et je l’apprécie à sa juste valeur. Si donc vous avez un discours de circonstance et un cadeau à me faire, faites-les, qu’on en finisse.
Paralysie générale. La honte des anciens devant les jouvenceaux, la gêne des jouvenceaux vis-à-vis des anciens, la chambre blanche, l’attente de Madrecourt à côté du lit vide, une minute de silence qui s’éternise…
Jusqu’à ce qu’une voix s’élève :
– Ma foi, je pourrais tenir le rôle du cadeau, si vous le voulez bien.
Cela venait de la porte restée ouverte. D’instinct, les blouses blanches se sont écartées, pour faire une trouée au regard de Madrecourt.
Notre patient se tenait là, debout dans l’encadrement, souriant, costume croisé, impeccable, frais douché lui aussi, la peau lisse et la voix primesautière.
– Un cadeau assez présentable, je crois, malgré une nuit plutôt agitée, précisa-t-il en faisant les quelques pas qui le portèrent au milieu de nous.