C’est là que ma vie a basculé, monsieur. Quand il a donné la véritable explication. Parce qu’il a fini par nous la filer, l’explication, la vraie. Et je n’étais plus tellement d’humeur à l’encaisser. Quelque chose, en moi, avait grimpé depuis qu’il s’était encadré dans la porte. Stupeur à son apparition, agacement à sa présentation, énervement croissant pendant la leçon de psy… Ajoutez-y son after-shave qui chlinguait la satisfaction de soi, j’étais mûr. Et je ne vous parle pas de la cravate. Ni de la pochette de soie mauve. Ni des pompes. Je me demandais pourquoi personne ne moufetait. Ce mec nous avait trimballés toute la nuit et les autres l’écoutaient comme le roi de l’amphi ! Merde, alors ! Tout le monde était suspendu à tout le monde : les étudiants de nouveau babas devant mes collègues qui avaient repris du galon, les collègues pétrifiés par Madrecourt qui jouait la statue du Commandeur, et tout ce beau monde scotché là par ce phraseur qui faisait le paon dans son costard après nous avoir fait chier toute la nuit. Quand je pense ! Quand je pense au sang d’encre que je me suis fait pour lui ! Quand je pense ! Quand je pense qu’à cause de ce clown j’ai failli larguer la médecine ! Quand je pense ! Quand je pense que mon cœur a cessé de battre dix fois dans la nuit ! Tout ça pour l’entendre maintenant nous expliquer que grâce à nous il a enfin exaucé son vœu le plus cher, un projet très ancien, un « rêve identitaire » (c’est l’expression à la con qu’il a employée, oui, un « rêve identitaire ») qu’il n’aurait jamais réalisé sans notre « précieux concours ».
– Un vœu légitime, d’ailleurs, messieurs les médecins, vous le comprendrez d’autant mieux que chacun de vous a fait le même. Moi aussi je voulais, comme vous, pouvoir brandir un jour une carte de visite qui fût digne de moi ! Seulement, pour ce faire, j’avais besoin de vos compétences, il fallait que je me soumette à vous comme à un jury de concours, et que j’obtienne votre bénédiction ! Vous me l’avez donnée, chers amis, cette nuit, chacun à votre tour, vous m’avez délivré mon diplôme, vous m’avez rendu digne de la carte de visite dont j’ai toujours rêvé !
Et le voilà qui se met à distribuer du bristol autour de lui.
En commençant par Madrecourt : « Vous qui avez construit votre identité en décryptant tous les signes du corps ! »
Madrecourt laisse ses yeux se poser sur le carton, mais l’autre est déjà devant Angelin :
– Ma carte, professeur. Et vous méritez amplement la vôtre, vous qui avez instantanément repéré mon occlusion.
Une carte pour Nicole Aymard : « car mon cœur n’a plus de secret pour vous » ; une carte à Verhaeren : « qui connaissez mes poumons mieux que moi le fond de mes poches » ; une carte pour l’urologie, une carte pour la neurologie, une carte pour la dermatologie, une carte pour la rhumatologie…
Et une carte pour moi !
Sa carte de visite.
Vous voulez que je vous dise ?
Je n’ai même pas eu le temps d’y repérer son nom.
Mes yeux sont directement allés à l’essentiel, gravé là, en relief, sur sa carte de visite, l’objet de sa fierté, son « rêve identitaire », son grand projet enfin réalisé, grâce à nous, sa raison d’être : Monsieur je ne sais quoi… ANCIEN MALADE DES HÔPITAUX DE PARIS.
Là, sous mes yeux en toutes lettres et sous la pulpe de mon doigt :
Mon poing est parti tout seul.
– …
Oui, monsieur, je lui ai foutu mon poing sur la gueule.
Ça a été instantané.
Et très lent.
J’ai eu le temps de voir mon poing partir. J’ai su qu’en lançant mon poing dans ce sourire je vengeais mes confrères et j’ai su qu’ils ne m’en remercieraient pas. Mon poing partait vers ce visage et j’ai su que dès son arrivée je serais convoqué par le doyen de la Fac, chassé par le Conseil de l’ordre, adieu la médecine, pour de bon cette fois, je le savais. J’ai laissé aller mon poing pourtant, j’y ai même mis tout le poids de mon corps, rotation du buste, appui sur la jambe gauche, extension maximale, un boulet de canon… Mon père me bannirait… Françoise me jetterait dehors… Du fond de leur tombe mes ancêtres médecins me maudiraient jusqu’à la septième génération, ça ne faisait pas un pli… Mais j’avais lancé ce poing de tout mon cœur et quand il est arrivé, en déquillant une double rangée de dents impeccables, j’étais en train de me demander comment j’allais gagner ma vie, désormais. Infirmier ? Impossible, j’avais épuisé en une nuit tout ce qu’une existence humaine peut fournir de compassion. La pulvérisation du maxillaire supérieur n’a pas arrêté mon poing, il a continué son voyage, luxation de la mâchoire, langue sectionnée, fracture de la cloison nasale, enfoncement de l’orbite (il faudrait l’opérer si on ne voulait pas que son œil tombe dans sa pochette), pour tout vous avouer, je visais la commotion cérébrale. Vétérinaire ? J’allais faire le vétérinaire ? Certainement pas, à Paris la plupart des animaux sont domestiqués jusqu’au mimétisme, aussi tordus que leurs maîtres…