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Donc, ce fameux dimanche de pleine lune, j’étais de garde au CHU Postel-Couperin à traiter chaque malade comme un échelon. Un coup de pompe ? Ma carte de visite était là pour me donner un coup de fouet. Je m’entraînais en douce à la sortir, sans rire ! Rien dans les mains, rien dans les poches, et hop ! L’honorable bristol entre le médius et l’index : Professeur Galvan.

– Allongez-vous, madame. Voilààà.

Et rien d’autre que médecine interne.

– Non, mademoiselle, vous avez eu raison de l’amener, c’est sérieux, un panaris ! C’est votre petit frère ? Comment tu t’appelles, bonhomme ?

Une majuscule à Médecine, peut-être, et une autre à Interne. Voir…

Pendant que je me penche sur un impétigo, Éliane se pointe avec l’habituel motard du périphérique. Il a son oreille dans sa poche et son bras dans son sac à dos.

– Chirurgie, Éliane, tout de suite !

Et rien qu’un numéro de téléphone. Sur la carte. Pas d’adresse. Juste le téléphone.

– Prenez bien vos antibiotiques, monsieur Machin. N’arrêtez pas avant la fin, surtout. Éliane, à qui le tour, ma grande ?

– Une crise d’asthme ici, mais ce monsieur là-bas attend depuis longtemps.

Ou le mail, peut-être, oui, c’est mieux, juste le mail. Galvan.medint@hosto.fr.

Voilà, j’avais pris les urgences à neuf heures ce dimanche matin, Fatima avait remplacé Gisèle, Éliane avait pris le relais de Fatima, et, en me dirigeant vers le « monsieur là-bas », je me demandais si un carton Lacermois ne serait tout de même pas plus présentable, pour la pulpe du doigt, qu’un Adventis 12.

Un merdaillon, je vous dis, voilà ce que j’étais.

– Qu’est-ce qui vous amène, monsieur ?

Le monsieur n’avait ni âge ni ambition. Je l’avais repéré du coin de l’œil, depuis un bon moment. Sans défense. Il avait laissé tous les autres urgents le doubler. Ce qui l’amenait ? Il ne se sentait pas très bien.

– Je ne me sens pas très bien.

Le teint était pâle, la voix neutre, le ton las, le profil bas. Il ne se sentait pas très bien. Sans aller trop mal. Le genre qui horripilait Éliane. Elle savait trop qu’on le reverrait. « Bon Dieu, Galvan, c’est un service d’urgence, ici, on n’est pas SOS Machin ! » En me penchant sur le monsieur, j’ai glissé : « Éliane, son urgence c’est ta douceur, il a un besoin de maman. »

– Vous ne vous sentez pas très bien… Voyons un peu ça… Retroussez votre manche, s’il vous plaît…

Il retrousse. Pendant que son pouls bat d’un rythme pépère sous la pulpe de mes doigts, l’asthmatique, sur le banc d’en face, vire à l’indigo.

– Excusez-moi…

La plupart des asthmatiques, eux, ont une mère, ça vient même de là. L’asthme est une vraie maman.

(À propos de pulpe, veiller au relief de l’impression ! Je dis bien l’impression. Une carte gravée. Pas lisse. Ni un de ces cartons emboutis qui veulent donner le change. Non. Gravure ! Gravure ! Quand j’en ai parlé à Françoise elle a levé les yeux au ciel tellement ça allait de soi.)

Après l’asthmatique, on a eu droit à un delirium pittoresque, avec chapelet de vérités tonitruantes, pas si connes, d’ailleurs. Ont suivi toutes les urgences prioritaires que peut vous envoyer une nuit de pleine lune quand on s’imagine avoir déjà traité les urgences absolues. Et puis, vers deux heures du matin, la source s’est tarie. Le couloir était presque vide. Ça sentait bon la pause-café.

C’est le moment que le « monsieur là-bas » a choisi pour s’effondrer.