– Oxygène. Vite !
La voix tombait de très haut dans mes oreilles. Je ne pouvais pas encore l’identifier. C’étaient des mots solides, on pouvait s’y accrocher, ils allaient me remonter à la surface. Seulement, je n’étais pas certain de vouloir remonter.
– Le masque, bon Dieu !
(Allez, d’accord, une goulée d’oxygène pour ce con de Galvan, mais je vous préviens, dès que j’arrive je vous rends mon tablier.)
– Il faut appeler Verhaeren.
(Verhaeren ? Ah ! oui, Verhaeren, mon prof en pneumologie…)
PROFESSEUR LOUIS VERHAEREN
Pneumo-phtisiologie
Agrégé des hôpitaux de Paris
Membre de la Société Française de Pneumologie Membre honoraire de la Société Royale de Pneumologie de Belgique
Docteur honoris causa de l’université de Rochester
etc.
– Verhaeren ? Placentier, ici. Vous pouvez venir ? Chez Saliège. Ça urge…
(Ça urge, Verhaeren, venez, votre étudiant Galvan vient de tuer un malade. Il a le souffle court et le cœur dans la tête.)
– Un pneumothorax, je crois.
(Quoi ?)
Ça m’a réveillé d’un coup. Pneumothorax ! Les grands mots, tout de suite. Et le ton. Cette inquiétude… Mais non, pas de pneumothorax ! Ma plèvre est impeccable et mon poumon nickel ! J’ai pris le tibia de Saliège dans la gueule, c’est tout. Ça va beaucoup mieux, d’ailleurs. Ne vous en faites pas pour moi, les gars, je respire. Ouvre les yeux, Galvan ! N’en profite pas pour te faire plaindre, putain de toi, ce serait un comble, merde !
J’ai ouvert les yeux.
Ils ne parlaient pas de moi.
Ils s’activaient au-dessus de la civière.
– Tiens, vous êtes de retour, Galvan ?
La pogne de Saliège m’a remis à la verticale.
– Chapeau, pour le diagnostic !
J’ai gargouillé :
– Un globe vésical ?
– Rien du tout, votre client s’est vidé par les voies naturelles, en bon buveur de bière. C’est sur de la gueuse que vous vous êtes rétamé. Non, c’est autre chose ; il étouffait quand j’ai intercepté la civière : détresse respiratoire aiguë. Regardez !
Saliège m’a montré Placentier qui ventilait notre malade. Placentier a posé sur moi un œil polychrome à demi fermé.
– Je me suis chopé un coin de mur en me cassant la gueule.
À sa façon de tenir la bouteille d’oxygène sous son coude et de plaquer le masque sur le visage du patient, Placentier m’a fait penser au sulfateur de vignes qui venait traiter le raisin chez ma grand-mère, quand j’étais gosse.
– J’ai d’abord cru à une crise d’asthme, a expliqué Saliège, un coup d’angoisse, ou la trouille sur la civière emballée… Mais il ne sifflait pas et il sonnait creux.
– Et vous avez conclu à un pneumothorax ! a claironné une voix nouvelle.
C’était le professeur Verhaeren. Il était à peine plus haut que la civière mais sa voix de baryton sortait d’une poitrine large comme un estuaire.
– Poussez-vous une seconde.
Verhaeren a grimpé sur la troisième marche de l’escabeau métallique pour coller son oreille sur la poitrine du malade que Placentier continuait de sulfater.
Donc, je n’avais tué personne. J’étais de nouveau parmi eux. J’ai discrètement rempoché mon caducée. Je me sentais comme neuf. Une blouse immaculée et le cœur exultant, frais sorti du confessionnal. J’ai tapé sur l’épaule de Saliège et, dans un gloussement, j’ai demandé :
– Comment vous avez fait pour stopper le chariot ? C’était quoi, cette esquive ?
– Moitié rugby, moitié vachettes.
– Vos gueules !
L’oreille ventousée au torse nu du patient, sa main droite exigeant le silence, Verhaeren s’abîmait en spéléo pulmonaire.
– Vous aviez graissé les roues ? a murmuré Saliège. Heureusement que le chariot est resté dans l’axe, sinon…
– Silence, bon Dieu !
Verhaeren agitait les doigts dans notre direction, ses demi-lunes pincées entre le pouce et l’index. C’était vraiment un nain aux proportions de géant. Son oreille velue couvrait toute la poitrine de mon patient, comme une de ces ventouses marines à digestion lente. On aurait juré qu’elle allait l’absorber.
Je m’étais souvent demandé, adolescent, accroupi entre deux rochers où clapotait la Méditerranée, ce que pouvaient ressentir les coquillages vidés d’eux-mêmes par les étoiles de mer. Passer de l’intimité nacrée de votre coquille aux entrailles d’un mollusque… La terreur d’abord… Le temps que met l’autre à trouver le joint pour t’ouvrir. Cette résistance que tu sais vaine… L’astérie qui s’insinue… Une giclée d’anesthésiant, la lente aspiration d’un moi encore lucide par cette bouche innommable… Se sentir glisser dans l’organisme de l’autre… L’oreille de Verhaeren… Les poils de cette oreille sirotant la lymphe de mon patient…
Mais qu’est-ce que tu as, Galvan ? Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Qu’est-ce que c’est que ces images à la con, cette émotion, ces pertes de contrôle à répétition ? Ça ressemble furieusement à une crise d’empathie ! On dirait un jouvenceau à sa première autopsie… Reprends-toi. Pense à ta carte de visite !
Professeur Galvan.
Là, hurlement d’un rire sauvage, au fond de ma conscience.
Et cette bouffée de honte.
Une honte féroce.
Qui m’a… estomaqué.
– Rien du tout, a proclamé Verhaeren en se redressant, ils sont très bien, ses poumons !
Il se tenait debout, au sommet de son escabeau. Il nous toisait tous, infiniment réprobateur, par-dessus ses demi-lunes. On aurait dit Toulouse-Lautrec.
– Parfaitement ventilés !
Saliège s’est aussitôt défendu :
– Il y a une seconde, il étouffait. Ses lèvres commençaient à se cyanoser.
– Eh bien, il n’étouffe plus. Il respire comme vous et moi.
Verhaeren a fait un geste bref à Placentier, qui a retiré le masque à oxygène comme s’il avait oublié une casserole sur le feu.
– Bon, récapitulons, a proposé Verhaeren en descendant de l’escabeau.
Le malade a ouvert les yeux. Ses mâchoires se sont contractées. Sa bouche a formé une syllabe. Je me suis penché.
– Je ne me sens pas très bien…
– Il ne se sent pas très bien !
– Il respire parfaitement ! a gueulé Verhaeren, comme si j’avais remis une affaire classée sur le tapis. Venez ici, Galvan, qu’on fasse le point.
J’allais lui obéir quand la main du malade a capturé mon poignet. Apparemment, il ne souhaitait pas que je m’éloigne. Et vous voulez que je vous dise, monsieur ? J’en ai éprouvé comme de la gratitude. Un sentiment tout à fait nouveau, pour moi. Je suis là, mon vieux, pas de panique, je ne bouge pas de là. Tu es entre mes mains. Je te sortirai de là. Mot pour mot ce que je lui ai dit.
– Pas de panique, détendez-vous, je suis là, je ne bouge pas.
Il n’a pas desserré son étreinte pour autant. Inouïe, la force, dans ses phalanges. Ses ongles se sont incrustés dans ma peau. Ses mâchoires ont fait un bruit que j’ai tout de suite reconnu. Françoise me faisait ça, quelquefois, la nuit. Elle grinçait des dents. Je me disais que si on ne trouvait pas une solution elle finirait avec des molaires de vache. Mais je n’ai jamais osé lui en parler, bien sûr. À quel point nous ne sommes qu’un corps, tout de même ! La plus belle fille du monde s’endort et la voilà qui broie l’avoine des cauchemars. (Bruxomanie, c’est le terme exact…) Allez lui expliquer ça, à l’état de veille, quand elle grimpe à l’assaut du monde en vous fignolant la plus distinguée des cartes de visite !
La peau de mon poignet s’est perlée de sang, puis la pâleur du malade s’est accentuée, son corps s’est tendu, une mousse a bouillonné aux commissures de ses lèvres…
– Épilepsie ! j’ai crié. Il nous fait une crise d’épilepsie !
On n’a pas été trop de quatre pour le maintenir. Verhaeren n’était pas d’accord avec mon diagnostic. Ce n’était pas de l’épilepsie, non, les yeux du patient n’avaient pas chaviré. Il penchait plutôt pour une hypoglycémie carabinée.
– Après avoir bu une barrique de gueuse ? a objecté Saliège. Ça m’étonnerait !
– Justement ! Hypersécrétion d’insuline…
– Ou une crise de palu ? Un gros choc palustre ? a suggéré Placentier qui avait eu un grand-oncle médecin-major dans la coloniale.
Nous en aurions volontiers débattu, mais le malade nous a échappé comme un poisson vivant. Un bond de carpe. Ses mains jetées en arrière et ses pieds en avant il se tenait là, au-dessus du matelas, tendu comme un arc entre la tête et le pied du brancard, grinçant des dents plus que jamais. Saliège et Verhaeren avaient beau s’acharner sur ses doigts, impossible de lui faire lâcher prise. Moi, j’essayais de lui ouvrir la bouche.
On a beau savoir que les forces décuplent dans ce genre de crise, on en reste chaque fois comme deux ronds de flan. À croire que notre type avait grandi d’un bon demi-mètre et rajeuni d’une trentaine d’années. Toutes les tubulures et tous les ressorts du brancard vibraient. Une panique de gréements sous les assauts de l’ouragan.
– Il faut le piquer, a dit quelqu’un, il faut détendre ça tout de suite ou il va y rester !
– Placentier, prévenez Juraj, a dit quelqu’un d’autre.
Juraj, c’était notre neurologue, un Slovaque qui avait profité de la première brèche du mur pour exporter chez nous sa compétence. Une sommité, aujourd’hui.
Placentier s’est jeté sur le téléphone.
Nous commencions à trembler comme le reste du chariot, puis il y a eu un claquement sec : les quatre points de soudure venaient de céder. Le sommier s’est effondré sur le sol, notre malade et nous avec. Les extrémités du chariot ont valdingué contre les murs.
En parfait rugbyman, Saliège a plongé pour immobiliser les jambes du patient dont Verhaeren a saisi la tête pour qu’il ne la fracasse pas contre le sol. Moi, j’ai chopé ses poignets pour échapper à ses ongles, qu’il a plantés dans ses propres paumes.
– Bordel, Placentier, qu’est-ce que tu fous, tu le piques, oui ?
La main de Placentier est apparue comme par invocation. Elle a planté la seringue dans le mille.