Je ne me suis pas inquiété, d’abord. Je ne me suis pas dit que le malade était mort. J’ai pensé qu’on l’avait emmené au scanner, ou qu’on lui faisait une artériographie, comme il en avait été question, cette nuit. J’ai souri en songeant au luxe de précautions qu’ils avaient dû prendre pour emporter le chariot sans me réveiller. Délicatesse entre collègues, esprit de corps… et roulettes bien graissées.
Sous la douche que je me suis octroyée, je me suis amusé à énumérer les métiers que je n’aurais pas aimé faire : commerçant, l’angoisse du stock, horreur ! Diplomate, langue de bois dans bouche fourrée, merci bien ! Pharmacien, professeur, magistrat…
L’eau coulait, bouillante…
Architecte, ingénieur, publicitaire, avocat, journaliste, expert-comptable… Je me suis abandonné un long moment au bonheur de n’être rien de tout cela. Médecin, voilà ce que j’étais. Mon être, oui, médecin. Ce médecin-ci dans cette médecine-là, rien d’autre. Toubib parmi les toubibs. C’était tout neuf, ça datait de cette nuit, ce n’était pas un plan de carrière, mon arbre généalogique n’avait rien à y voir, et ça ne pourrait jamais figurer sur aucune carte de visite.
J’ai enfoui mes vêtements de garde dans mon sac en toile. J’ai enfilé une chemise propre comme une peau neuve, un pantalon de gros velours, une veste de vieille laine anglaise, à chevrons ; des fringues de convalescent. « Confortable comme une convalescence », oui, je me rappelle encore l’expression.
Sur quoi, je suis remonté dans la chambre de mon supplicié. Et ne l’y ai pas trouvé. Ce fut le commencement de mon inquiétude. J’ai téléphoné au scanner. On m’a demandé le nom du malade. Au fait, oui, tiens, comment s’appelait-il ? Je me suis avisé que personne ne s’était posé la question. Le nom était indispensable, m’expliqua-t-on, il y avait de l’attente pour le scanner. D’accord, mais justement, voilà, je ne le connaissais pas, son nom. Et moi, qui j’étais, moi ?
– Galvan.
– Qui ça ?
– Galvan. J’étais de garde aux urgences, la nuit dernière.
– C’était pas Verdier, la nuit dernière ?
– Non, c’était moi. Je l’ai remplacé.
– Galvan, alors ?
Si le dénommé Galvan ne connaissait pas le nom du patient, pouvait-il préciser quel service l’avait envoyé ? J’ai ouvert la bouche, mais, surprise, je ne pouvais pas répondre à cette question non plus.
– Attendez, un type dont vous ne savez pas comment il s’appelle, ni quel service l’envoie, et vous voudriez qu’on s’en souvienne, nous ?
J’ai décrit le patient tant bien que mal, j’ai dit qu’il venait sans doute de neurologie, un scanner du cerveau probablement.
– Pas de cerveau, ce matin.
– Et personne n’a été envoyé par la neuro, a fait une voix impatiente, en écho lointain à la première.
– Bon, désolé, excusez-moi.
J’ai appelé Nicole Aymard. Avait-elle récupéré le patient pour lui faire un doppler ou une échographie cardiaque ?
– Du tout.
Et Nicole Aymard m’a demandé si l’assemblée générale de neuf heures tenait toujours.
– Je crois.
J’ai ajouté que le patient n’était plus dans sa chambre et pas au scanner.
– C’est qu’il est mort, Galvan. Tu as vu dans quel état il était ? De toute façon, sa présence n’est pas indispensable. L’essentiel, c’est que nous soyons tous là pour faire notre rapport à Madrecourt. Tu l’as eu, toi, Madrecourt, en sémiologie ?
– …
J’ai raccroché lentement. Mort… Évidemment, mort… Quelle nuit avais-je donc passée pour croire aux contes de fées ? Prince charmant au chevet de princesse comateuse et résurrection matutinale ? Allons, Galvan, allons. Et quel genre de médecin avais-je été pendant que je me racontais ces histoires ?
Mon cœur battait au bout de mes doigts quand j’ai fait le numéro de la morgue… J’ai eu du mal à leur dire ce que je voulais. Mais cette fois, j’ai donné mon nom avant qu’on ne me le demande.
– Galvan.
– Qui ça ?
– Gérard Galvan.
– Attendez une seconde.
J’ai entendu feuilleter un registre.
– Galvan… On n’a aucun mort à ce nom-là.
– Non, Galvan, c’est moi.
– Qui ça, moi ?
– Moi, le médecin de garde. J’étais de permanence, cette nuit.
– Je croyais que c’était…
– C’était moi.
– Ah ! Fallait le dire. Bon, le défunt, c’est comment, son nom ?
Ainsi de suite, jusqu’à ce que, non, la morgue avait hérité d’un cadavre de motard dans la nuit, qui venait de chirurgie, mais on ne leur avait rien livré d’autre.
– Et ce matin ?
– Non plus. C’est calme, ce matin.
Soulagement…
Immense !
Je me suis joyeusement traité de crétin. On avait dû changer mon protégé de chambre, tout simplement ! C’était la seule explication. Pourquoi tout de suite aller au pire ? Hein, Galvan ? Une autre chambre, va pas chercher plus loin.
J’ai ratissé l’étage ; rien. Le patient n’était dans aucun lit. J’ai mis toutes les infirmières à la question ; aucune ne l’avait vu. La relève du matin étant faite, aucune, même, n’en avait entendu parler. C’était à vous foutre le vertige. À croire que ce type n’avait jamais existé. Ou que cette nuit n’avait pas eu lieu.
Avec ça, l’heure tournait. Quand j’ai regagné la chambre où devait se tenir l’assemblée générale, tout le monde était là. Mes collègues au grand complet, plus Madrecourt et sa smala d’étudiants, collés au maître comme une bande de marcassins. Une trentaine de blouses blanches dans une quinzaine de mètres carrés. Qui se sont tournés vers moi comme un seul homme, quand Madrecourt – mon idole ! – a demandé où était le patient.