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Je me retrouve dans le vestiaire des filles.

C’est plein de fringues à la mode, bottes, jeans slim, cache-cœurs… et si j’étais une voleuse, je pourrais faire une razzia sur les lecteurs mp3 et les téléphones portables dernier modèle.

Mais ça ne suffirait pas pour rejoindre maman dans son quartier de haute sécurité de la prison de B., dans le Pas-de-Calais, où elle attend son procès.

Et puis, je ne sais pas si j’ai envie de la rejoindre, ou même de la voir, maman. Je lui en veux beaucoup, je crois. Vous me direz que tous les adolescents en veulent plus ou moins à leurs parents, d’accord, mais moi je n’en veux pas à ma mère parce qu’elle ne me laisse pas des heures sur MSN ou que mon père serait parti. Mon père n’est pas parti, je ne l’ai jamais connu et, d’après ce que j’ai compris, il est mort un flingue à la main.

Quant à MSN, je trouve ça totalement idiot de chercher l’amour sur le Web alors qu’il y a des garçons comme Jean-Sébastien juste à côté de vous, dans la même classe.

Non, j’en veux à maman parce que je suis obligée de m’habituer à un nouveau nom, à son nouveau nom à elle, à de nouveaux grands-parents, charmants mais qui restent tout de même des inconnus, et je lui en veux aussi parce que, le jour où je me marierai, il est fort possible qu’elle ne soit pas là, ma mère, mais qu’elle purge une peine de prison à perpétuité, comme me l’a expliqué un de ses avocats, maître Étienne Derville, en me parlant très lentement, comme si j’étais une débile ou comme si j’allais lui sauter au visage dans une crise d’hystérie.

– Il faut que tu comprennes que c’est une possibilité, Émilie, m’a dit comme ça maître Étienne Derville, dans son cabinet parisien, juste après l’incarcération de maman.

J’étais assise entre monsieur et madame Ambricourt, et j’avais encore un peu de mal à réaliser que ces deux personnes allaient être mes responsables légaux car ils étaient bel et bien mes grands-parents.

Je regardais un beau tableau derrière le bureau de l’avocat, c’était bleu et froid, ça ressemblait à une photo et ça représentait une station balnéaire. Monsieur Ambricourt, enfin, je veux dire grand-père, m’a dit ensuite qu’il s’agissait d’un Monory et que ça valait beaucoup d’argent.

– Pas étonnant, avec ce qu’il demande comme honoraires pour défendre Nathalie… a murmuré ma nouvelle grand-mère.

Mais là, pour l’instant, j’étais dans le bureau de l’avocat Étienne Derville et il continuait avec son ton doucereux :

– On fera tout notre possible, Émilie. Tes grands-parents, ici présents, le savent bien. Ta mère s’est rendue elle-même à la police, pour te sauver en plus. Son rôle au moment des faits qui lui sont reprochés n’est pas avéré. Tu sais, je l’ai bien connue à l’époque. Nous partagions les mêmes idées… Je me suis arrêté à temps, vois-tu, Émilie, il aurait suffi de presque rien pour que je sois à sa place et elle à la mienne. C’est pour ça que j’ai défendu plein d’anciens…, enfin je veux dire des gens comme elle…

J’ai senti, de chaque côté de moi, monsieur et madame Ambricourt (alias grand-père et grand-mère, il allait bien falloir que je m’y fasse et que je les appelle comme ça) se raidir. Étienne Derville avait peut-être défendu d’anciens compagnons d’armes, comme maman, mais il ne le faisait pas pour rien, ça non.

En plus, avec sa façon hypocrite de ne pas appeler les choses par leur nom, à savoir un chat un chat et une ancienne terroriste une ancienne terroriste, il m’énervait pas mal aussi. Alors j’ai dit un truc dont je ne me serais jamais crue capable :

– Quand vous dites que vous avez bien connu maman à l’époque, ça veut dire que vous avez couché avec elle ?

Il y a eu un silence de mort dans le cabinet de l’avocat Étienne Derville. J’attendais une gifle, je l’aurais peut-être méritée. De mes nouveaux grands-parents ou de l’avocat. Rien n’est venu, sans doute parce que gifler une gamine déjà pleine de griffures et de traces de coups sur le visage, et qui avait reçu une balle dans l’épaule, ça ne se fait pas. Peut-être aussi parce que les trois adultes dans le bureau se sont dit que j’avais des excuses après ce que je venais de vivre, ou parce que Derville avait effectivement couché avec maman.

En fait, là, dans ce vestiaire, maintenant je m’en moque de savoir si Derville a couché avec maman et si maman a tué tous les gens dont il est question dans son affaire.

Je regarde ma montre, il y a encore une bonne heure à attendre avant que la classe revienne, que tout le monde prenne sa douche, que ça sente le shampooing, que ça couvre mes lunettes de buée, que je crève de jalousie en voyant les seins d’Élodie, que l’on revienne au lycée et que la Sèche me balance entre les griffes de la CPE.

La CPE, c’est une nana qui se la joue « djeune » alors qu’elle a au moins trente ans, des écharpes indiennes, des jeans qui la boudinent et des cheveux en pétard. Elle va encore me proposer un rendez-vous avec la psy tout en me disant : « Tu comprends, Émilie, je ne peux pas laisser passer ça. Madame Vigard est une enseignante respectée, je vais donc te mettre deux heures de retenue pour mercredi après-midi et puis voilà, on en restera là. Sinon, tu écoutes quoi dans ton mp3 en ce moment ? Lily Allen ? C’est trop cool ! »

Je vous jure, elle est comme ça, la CPE. Elle parle comme ça. Bien hypocrite et tout à fait dans le genre de tous ceux que j’ai côtoyés depuis la fin de cette histoire de fous.

Les policiers, les psychologues, les assistantes sociales, les avocats, et Derville en particulier, tous sans exception n’ont qu’une seule ambition : me comprendre, moi, et me faire comprendre la situation.

Mais je ne veux pas qu’on me comprenne. Et la situation, je l’ai très bien comprise toute seule.

En fait, je veux qu’on me foute la paix. Aucun d’entre eux ne va libérer maman, aucun d’entre eux ne va faire que ma vie ne soit pas totalement chamboulée, aucun d’entre eux ne va empêcher que je fasse des cauchemars toutes les nuits ou que je sois obligée de réfléchir quand j’entends quelqu’un dire « Émilie Ambricourt » avant de réaliser que c’est de moi qu’il s’agit et que je ne suis plus Dora Suarez.

Il n’y a guère que Jean-Sébastien et mes nouveaux grands-parents pour adopter l’attitude qui me gêne le moins : la neutralité.

Non, je n’ai pas envie de rester dans ce vestiaire. Vraiment pas.

Je me lève, je me change et je réfléchis au meilleur moyen de quitter le stade sans me faire voir.

Le problème, c’est que je ne connais pas encore trop bien les lieux.

On n’y est venus que deux fois depuis la rentrée et je n’ai pas fait attention. Comme il y a une bonne demi-heure de marche entre le lycée et le stade, et qu’on y va le matin quand on est tous encore mal réveillés, je reste plongée dans mes pensées comme les autres et je ne reprends vraiment conscience que lorsqu’on est sur la piste. Alors qu’il aurait fallu faire attention à tous les détails.

Tiens, je ne dois pas tenir de maman, pour ça. Les détails, elle a dû vraiment y faire gaffe pour vivre dans la clandestinité pendant vingt ans sans être prise. Moi, je veux partir en cavale à cause d’un cours de gym et je ne sais même pas comment quitter les vestiaires sans être vue.

Pitoyable, l’écrevisse à lunettes, pitoyable…

C’est alors que Jean-Sébastien entre dans le vestiaire des filles.

Il est encore en short et il est un peu rouge, sans que je puisse savoir si c’est le match de foot ou le fait de se retrouver comme ça dans le vestiaire avec toutes ces fringues de minettes. Les deux, sans doute…

– Émilie ?

– Oui… Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’ai dit au Bouledogue que j’avais envie d’aller aux toilettes quand j’ai vu que tu t’étais embrouillée avec la Sèche… C’est bien ça qui s’est passé, non ?

– Effectivement…

– Tu t’es déjà rhabillée…

– Oui, je veux me tirer d’ici. Je n’ai pas envie de retourner au bahut de la journée…

– Ça ne va pas arranger tes affaires…

Je fais la fière, la dure, je prends le regard que maman avait à vingt ans, celui des avis de recherche de l’époque.

– Je n’en suis plus à ça près. Dis-moi plutôt comment sortir d’ici sans me faire voir de Vigard ou du Bouledogue.

Jean-Sébastien passe la main dans ses beaux cheveux. Il a l’air d’hésiter puis il me dit :

– Tu es à cinq minutes près ?

– Pourquoi ?

– Parce que, si tu veux bien, je viens avec toi… Laisse-moi juste prendre une douche et me changer. Je n’ai pas envie de me promener dans Rouen en short…

Au lieu de lui dire que sa proposition me va droit au cœur et pour éviter de rougir dans le genre écrevisse à lunettes, je minaude :

– Mais tu n’es pas mal du tout en short.

Et là, c’est lui qui rougit, mon petit aristo.

– Bon, attends-moi là, s’il te plaît.

Ça lui prend un rien de temps, j’entends l’eau qui coule dans le vestiaire des garçons, et il est là devant moi, cheveux mouillés, assez chic dans son pantalon de treillis et son polo noir. En fait, tout lui va à Jean-Sébastien, même les pantalons baggy, c’est dire… Ne pas tomber amoureuse, ne surtout pas tomber amoureuse…

Je m’apprête à le suivre, le cœur battant. Je me trouve un peu ridicule. Faire le mur quand on a subi ce que j’ai subi il n’y a même pas six mois, il faut être légèrement inconséquente. Je suis une fille inconséquente.

On passe par un dédale de couloirs qui sentent la transpiration et le désinfectant. Jean-Sébastien pousse des portes, on se baisse à un moment pour ramper devant une guérite et, à la fin, on escalade une sorte de grillage. Il se propose pour me faire la courte échelle, j’accepte, histoire de ne pas le vexer parce que je fais quand même dix bons centimètres de plus que lui, et on se retrouve sur un immense parking.

– C’est celui du CHR…

– Je sais, je reconnais.

Et pour cause, depuis que je vis avec mes grands-parents, ils m’y emmènent trois fois par semaine pour que je parle avec une psychologue, très gentille d’ailleurs, qui a à peu près l’âge de maman et qui fait tout pour me faire raconter mon histoire.

Mais elle a beau avoir l’âge de maman, pour l’instant, je n’ai pas trop envie de parler dans la mesure où je me demande ce qu’elle peut bien comprendre à une gamine dont la mère est en prison pour des trucs vieux d’avant sa naissance et ce qu’elle peut bien comprendre aussi à une gamine qui a été enlevée, séquestrée, battue, et à qui, une fois libérée, on a expliqué qu’elle n’avait plus de mère et plus de nom par la même occasion.

J’étais Dora Suarez, merde alors, et maintenant je suis Émilie Ambricourt. Alors, ça a beau être son métier, à la psychologue, je ne peux pas m’empêcher de penser, lorsque je la regarde déployer des trésors de patience à mon égard, que pendant qu’elle glandait à vingt ans en fac de psycho et se faisait peloter en dansant sur Eurythmics, Duran Duran, Terence Trent d’Arby ou des trucs aussi nuls, ma mère à moi, Nathalie Ambricourt, au même âge, elle avait déjà fugué de sa classe prépa et elle devait s’entraîner à tirer avec des kalachnikovs ou je ne sais quoi, planquée dans des fermes pourries, paumées dans je ne sais quelle campagne de France ou de Navarre.

– Hé, Émilie, ça va ?

C’est Jean-Sébastien qui me regarde. Il a l’air inquiet.

– J’étais ailleurs.

Il remonte la bretelle de son sac. Ça fait bouger et saillir un instant un muscle de son bras encore bronzé. Il m’a dit avoir passé ses vacances à Royan où il a fait de la planche à voile et où il a lu le Voyage au bout de la nuit de Céline. Je ne l’ai pas cru quand il a dit ça. C’est le livre préféré de maman, avec Rimbaud. Je l’ai lu moi aussi, l’année dernière, juste avant que tout ne commence à virer au cauchemar.

Mais non, il a bien lu le Voyage, Jean-Sébastien, puisqu’il m’a dit avoir adoré le passage sur New York et que ça, ça se trouve au milieu du livre ; il ne pouvait pas l’avoir inventé.

– J’ai remarqué qu’en classe, tu as souvent l’air ailleurs… me dit-il alors qu’on se faufile entre les bagnoles garées sur le parking.

– Tu sais, Jean-Sébastien, ce n’est pas toujours facile…

– Je me doute, Émilie, je me doute bien.

Voilà, ça, c’est Jean-Sébastien. Délicatesse, douceur, discrétion. Si maman, à B., dans sa cellule de quartier de haute sécurité, savait que je suis en train de craquer pour un aristo, je crois que ça l’achèverait. Ou alors elle n’en aurait rien à faire. Oui, sûrement, elle n’en aurait rien à faire.

On quitte le parking du CHR et on regagne le centre par la place Saint-Hilaire et la rue de la Croix-de-Pierre. C’est le Rouen qui m’a tout de suite plu quand je suis arrivée là au début de l’été et que j’essayais d’oublier tout ce qui s’était passé. L’impression d’être dans un décor de film de cape et d’épée, avec les maisons à encorbellement, les colombages, les têtes de monstres sculptées dans le linteau des portes.

Jean-Sébastien est le guide le plus charmant qui soit.

Grand-père et grand-mère sont gentils mais ils n’ont pas tellement envie d’emmener leur nouvelle petite-fille faire la touriste dans une ville dont on devine bien que les gens n’y sont pas des plus ouverts, surtout dans le milieu de mes grands-parents.

Mon grand-père était un ophtalmologiste respecté de la rue Jeanne-d’Arc, où il vit toujours avec ma grand-mère. Maman a été leur unique enfant.

Grand-père a été aussi, à un moment, élu député et il a siégé au conseil municipal. Et même si on n’en a jamais parlé, je n’ai pas besoin d’être experte en sciences politiques pour savoir que ses idées ne sont pas, mais alors pas du tout, celles de maman.

Avec Jean-Sébastien, on arrive dans les jardins de l’Hôtel-de-Ville. Le ciel bleu est magnifique et il fait presque chaud. On regarde l’arrière de l’abbatiale Saint-Ouen qui a l’air d’un gros bateau de pierre. Les lignes se découpent sur l’azur, c’est très beau, très calme. J’aurais presque envie que Jean-Sébastien me prenne par la taille, pose sa tête contre la mienne et m’embrasse.

Mais il y a ces damnés dix centimètres de trop…

– Émilie ?

Jean-Sébastien s’est arrêté. Il me regarde. Mes oreilles bourdonnent. Je n’entends plus la rumeur de la circulation derrière les grilles du parc. À peine un klaxon, parfois, plus aigu.

– Oui, Jean-Sébastien ?

– J’ai envie de t’embrasser.

Je rougis et reprends la première place dans la compétition des écrevisses à lunettes.

– Tu peux…

– Mais… enfin, je…

– Tu veux dire que tu n’as jamais embrassé de fille ?

À son tour de rougir comme une pivoine, mon petit aristo.

Alors, je me penche vers lui et tout se passe merveilleusement bien.

Et je sais que si ma courte vie a été construite sur le mensonge puis la violence, si on m’a retiré ma mère, mon nom, il y a quelque chose qu’on ne me retirera jamais, au grand jamais, c’est ce baiser sous le ciel bleu, dans les jardins de l’Hôtel-de-Ville, un matin de septembre, à Rouen.