Jean-Sébastien et moi, nous continuons notre promenade dans la ville ensoleillée où il y a des reflets d’eau profonde sur les ardoises des toits pentus, où les fenêtres sont ouvertes dans le calme clair de la matinée, où des chats paressent à l’entrée des portes cochères ou bien se réchauffent sur les toits des voitures. Ils nous regardent passer et j’ai l’impression qu’ils savent très bien que non seulement Jean-Sébastien et moi nous venons de nous embrasser, mais aussi que nous avons séché le cours d’EPS en faisant le mur.
Un chat gris se faufile précisément entre nos pieds en poussant un miaulement bref et furieux, et je m’avise alors que je n’ai pas le souvenir d’avoir eu des animaux familiers, sans doute parce que nous changions de coin avec maman au minimum une fois par an.
Je me souviens juste, mais je devais être très petite, trois ou quatre ans, avoir fait un caprice devant une animalerie en voyant un ouistiti en cage : je voulais que maman me l’achète sur-le-champ. C’est fou, quand on y réfléchit, le nombre de choses anodines qui me reviennent en mémoire depuis que je suis arrivée à Rouen.
Jean-Sébastien et moi, nous ne parlons pas. Je pense que nous sommes un peu surpris par la rapidité de ce qui se passe entre nous. Après tout, il y a à peine un mois que je suis dans ce nouveau lycée, un beau lycée d’ailleurs, ce lycée Corneille, construit sous Louis XIV je crois bien, et où ont étudié des élèves comme Fontenelle ou Flaubert. Mais aussi, plus simplement, grand-père, grand-mère et puis maman. Et puis moi, Émilie Ambricourt alias Dora Suarez alias l’écrevisse à lunettes, élève de seconde. Profession de la mère : terroriste à la retraite. Actuellement en taule.
Ça me fait tout drôle aussi, ça, d’avoir eu une enfance nomade, d’avoir trouvé normal de changer de lieu chaque année, parfois en catastrophe, sans demander d’explication, et de me retrouver tout d’un coup dans une ville comme Rouen dont on m’explique maintenant qu’elle est le berceau de ma famille depuis cinq générations.
C’est contradictoire : d’un côté, j’ai le sentiment d’avoir tout perdu et, de l’autre, de renouer un fil rompu. Rompu depuis que maman avait décidé, à vingt ans, que le monde n’allait pas bien et que la seule manière de le changer, c’était de le changer complètement, radicalement.
Ça, je peux le concevoir, je peux comprendre pourquoi maman n’a pas supporté ce qui se passait à son époque, les injustices sociales, le chômage partout, les SDF de plus en plus nombreux dans les rues. Je comprends moins bien pourquoi elle s’est encombrée d’un enfant dans sa croisade pleine de sang et de violence pour le changer, ce monde.
Quand je dis cela – c’est arrivé une fois avec la psychologue du CHR et une fois avec grand-mère –, on me répond avec toutes les précautions d’usage que je suis un peu injuste, que maman m’a eue en 1990, deux ans après avoir abandonné la lutte armée et pas pendant.
Ça me fait une belle jambe, à moi, ces histoires de dates. Je ne peux m’empêcher d’en vouloir à maman en pensant qu’elle s’est dit : « Je vais d’abord faire la révolution et puis, si ça rate, je ferai une grande sauterelle à lunettes pour occuper mes vieux jours… » C’est un peu ça, tout de même, non ?
Et puis changer le monde, OK, mais en volant et en tuant, j’ai du mal à accepter l’idée. Je vois bien que l’avocat Étienne Derville, par exemple, quand on va avec grand-père et grand-mère le rencontrer une fois par semaine dans son cabinet parisien, il voudrait bien que je m’intéresse au rôle exact de maman, il m’a préparé des dossiers avec des coupures de presse, il me renvoie à des sites Internet, des bouquins sur les mouvements auxquels elle a participé.
Toujours démago, dans son costard à cinq plaques, devant son Monory froid, il me sourit et me dit :
– Ta maman, tes grands-parents, tes enseignants m’ont laissé entendre que tu es une très bonne élève, notamment en histoire et en français. Tu devrais lire tout ça. Tu comprendrais mieux ce qu’a voulu ta mère et ce qu’elle a fait exactement. Ça pourrait nous aider lors du procès, quand tu viendras témoigner. Même si tu es mineure, les jurés verront que tu es une fille très mûre…
Et je lui réponds toujours la même chose :
– Je ne veux pas le savoir, maître Derville, je ne veux pas le savoir parce que maman ne m’en a jamais rien dit, n’a jamais cru bon de m’expliquer. Je veux que ce soit elle, et elle seule, qui m’explique. Je ne veux pas d’un livre d’histoire comme interlocuteur, je ne veux pas de sociologues, de journalistes ou même d’avocats. Je veux que ce soit ma mère qui me parle droit dans les yeux, ma mère et ma mère seule.
Grand-père soupire toujours à ce moment-là. J’entends sans la voir grand-mère qui ouvre son sac à main pour en sortir un mouchoir et Derville qui me répond d’un air pincé :
– Tu sais bien, Émilie, que ce n’est pas possible. Elle est en isolement absolu. Ils veulent la faire craquer. Les nouvelles lois antiterroristes… Je n’ai rien le droit de faire passer ni d’un côté ni de l’autre…
– Mais enfin ! dit à ce moment-là grand-père, ma fille n’est pas une islamiste ou une Corse, et les faits remontent à plus de vingt ans !
– Hélas, non, monsieur Ambricourt. Pas vingt ans, pas tout à fait vingt ans. Sinon, votre fille serait couverte par la prescription. Là, ils en profitent. Ils vont essayer de lui en coller le maximum sur le dos parce que tous les autres, ceux de son groupe, ont été tués ou sont déjà en prison pour d’autres crimes.
Voilà, c’est toujours comme ça chez l’avocat et, maintenant, je pense que ça fait quatre mois, dix jours, douze heures, quinze minutes et trente secondes que je ne l’ai pas revue, ma maman, Nathalie Ambricourt, alias Nathalie Suarez. Pour les heures et les secondes, j’en rajoute peut-être un peu, mais l’idée est là.
Ma maman qui voulait changer le monde.
En tout cas, on ne peut pas dire que, vingt ans après, il se soit arrangé, le monde.
Bien au contraire.
Moi qui ai pas mal bourlingué en France avant de me retrouver à Rouen, je pourrais vous en raconter, sur la France. Dans le genre pays au bord de la crise de nerfs, on est champions. Ça sent vraiment la fin du monde, par moments, dans certaines banlieues, passé sept heures du soir, ou dans certaines villes du Nord, quand un magasin sur deux est fermé et qu’il y a des friches industrielles partout, comme si la zone avait été bombardée et que le bombardement n’avait laissé aucun survivant. J’en ai fait, des écoles et des collèges plus ou moins pourris dans des quartiers déglingués avec des mômes battus, des mômes qui rackettaient, des mômes qui se droguaient ou des mômes qui sentaient le brûlé quand ils arrivaient en première heure de cours, parce qu’ils avaient fait des rodéos toute la nuit avant de cramer les voitures puis de reprendre leur cartable et d’aller tranquillement en cours.
Oui, c’est surtout dans cette France-là qu’on a vécu avec maman. Par choix ou par nécessité, je ne sais pas trop, je n’ai pas eu le temps d’en parler avec elle avant mon enlèvement et son arrestation, et encore moins depuis qu’elle est en QHS à B.
En tout cas, ce n’était pas une mauvaise idée de vivre dans cette France-là puisque ça a duré vingt ans, vingt ans à être invisibles chez les plus invisibles de tous, les pauvres. Parce que, on a beau en parler à la téloche, à la radio, dans les journaux, ça reste saisonnier, les pauvres : deux mois par an, pas plus. Ou ils meurent de faim ou ils font des émeutes mais, au bout du compte, ils restent invisibles.
Et c’est de ça que maman avait besoin par-dessus tout, pendant toutes ces années, elle avait besoin d’invisibilité. L’invisibilité dans une France de la fin du monde.
Je sais, je pense trop souvent à la fin du monde. J’ai lu pas mal de science-fiction et ce que j’aime bien, c’est des récits comme Niourk de Stefan Wul, Ravage de Barjavel ou Je suis une légende de Matheson, des récits qui racontent l’apocalypse. Je ne sais pas si ce sont ces bouquins qui m’obsèdent ou simplement le fait que ma vie soit si étrange, mais la fin du monde n’est jamais bien loin, pour moi.
Dans mes cauchemars, notamment.
Il y en a de deux sortes : les chauds et les froids.
Dans les chauds, je suis seule dans une ville en ruine avec des incendies partout et des mômes décharnés qui ont les yeux brûlés et tendent les mains en pleurant ; et je sais que c’est partout pareil, sur toute la Terre, qu’il n’y a plus un endroit qui ne soit pas en flammes, avec des gamins aveugles, couverts de cloques, maigres à faire peur.
Et puis il y a aussi les cauchemars où je vois un monde couvert de glace, des corps gelés partout dont on voit les visages déformés sous le givre, on marche avec maman, maman qui m’appelle Dora Suarez évidemment, et on sent le froid qui nous paralyse.
Ces cauchemars-là, je les fais depuis des années, bien avant que tout se termine, que la catastrophe du mois de mai dernier vienne mettre fin à notre cavale.
Quand je racontais ces cauchemars à maman, elle avait l’air inquiète, bien sûr, et elle me disait que cela lui rappelait une chanson de ses dix-huit ans, la reprise d’un air d’opéra par un chanteur qui s’appelait Klaus Nomi, je crois. Oui, voilà, c’était Let me freeze again.
C’est la main de Jean-Sébastien, prenant la mienne presque timidement, qui me ramène à la réalité.
– Tu étais encore partie très loin, Émilie…
Il dit ça sans le moindre reproche. On a dépassé la place de l’Hôtel-de-Ville, on a remonté la rue de l’Hôpital et on est devant l’Espace du Palais.
La construction moderne cache le beau palais de justice, un des plus beaux de France, paraît-il. En même temps, quand j’entends le mot « palais de justice », ça me déplaît profondément. Même si ce n’est pas dans celui-là que sera jugée maman, mais dans je ne sais plus quelle chambre parisienne spécialisée dans l’antiterrorisme.
– Oui, Jean-Sébastien, excuse-moi…
Et je l’ai embrassé de nouveau et j’ai bien aimé son haleine parfumée au Stimorol, et la mèche qui partait en accroche-cœur en dessous de son oreille.
Je suis là de nouveau, vraiment, et Jean-Sébastien me dit d’une voix un peu troublée :
– On pourrait aller à une terrasse de la place du Vieux-Marché ? Si on remonte vers la gare, on passera devant chez tes grands-parents, en haut de la rue Jeanne-d’Arc, et si on s’installe dans le square Verdrel, on se retrouvera presque sous la fenêtre de mes parents.
Ce petit jeu de cache-cache a l’air de l’amuser, c’est nouveau pour lui. Beaucoup moins pour moi, mais comment lui en vouloir ?
– Tu crois qu’ils se sont déjà rendu compte de notre absence, là-bas ?
– Certainement, le cours est fini depuis vingt minutes… dit Jean-Sébastien en regardant une vieille montre.
– C’est quoi, ça ?
– Si je te le dis, tu vas me prendre pour un snob…
– Raconte toujours…
– C’est une Rolex vintage 1963. Elle appartenait à mon arrière-grand-père du côté Reydet de Doudeauville. Il était diplomate à l’ONU dans les années 1950-1960. Le jour où il m’en a fait cadeau, il m’a dit qu’il l’avait achetée la veille de l’assassinat de Kennedy. Ça, je ne suis pas sûr que ce soit vrai, en revanche… On a tendance à mentir dans ma famille. Le côté un peu mytho de tous les aristocrates. En plus, on ne ment pas sur des trucs qui pourraient impressionner les gens aujourd’hui, comme la puissance d’une bagnole, un modèle dernier cri d’écran plasma, non, on ment en racontant qu’une ancêtre a été la maîtresse de Louis XV ou qu’on trouve trace de notre famille depuis la première croisade, alors qu’en fait la première trace avérée remonte à la Renaissance.
Ça me calme d’entendre Jean-Sébastien parler. Il a une jolie voix, déjà assez grave. Et puis toujours une certaine manière de prononcer les mots, comme s’il faisait attention à les laisser dans l’état où on les lui a donnés, par respect pour celui qui doit encore s’en servir. Autant dire que, chez le lycéen d’aujourd’hui, même modèle centre-ville, c’est devenu plutôt rare.
On va s’asseoir à une terrasse, il est tout juste onze heures, et on commande deux Coca light. Les consommations sont à peine arrivées que nos deux portables vibrent. Le mien joue L’Internationale, une façon de rendre hommage à maman, tandis que celui de Jean-Sébastien joue un air classique qu’il me dira plus tard être celui des Barricades mystérieuses.
On cherche nos appareils au fond de nos sacoches, on les trouve et on en soulève le clapet en même temps. On dirait un ballet bien réglé.
– Ma mère, dit Jean-Sébastien.
– Mes grands-parents, dis-je.
– Le lycée… dit-on en même temps et, ce qui est plutôt bon signe, ça nous fait rire tous les deux et on décide de rejeter les appels et d’éteindre les portables.
– Je te remercie de m’avoir accompagnée, tout à l’heure, Jean-Sébastien. Tu vas avoir des ennuis à cause de moi.
Il boit un peu de son Coca light et le repose. Il regarde un moment l’église moderne dont le toit imite les vagues et qui occupe une grande partie de la place du Vieux-Marché. On a le soleil dans les yeux. Ce n’est pas désagréable.
– Tu vois, Émilie, je crois n’avoir jamais fait une bêtise depuis que je suis tout petit. Je ne me suis jamais bagarré, je n’ai jamais répondu à un adulte, je ne suis jamais arrivé en retard en cours car, chez les Reydet de Doudeauville, on n’est jamais en retard, et je n’ai jamais été absent, même malade, car, chez les Reydet de Doudeauville, on n’est jamais malade, ou alors juste pour mourir comme mon arrière-arrière-grand-mère Guenièvre qui, d’après ce que raconte ma mère, n’a eu qu’un seul rhume dans sa vie, mais fatal celui-là.
– Et elle avait quel âge ?
– Cent neuf ans…
Je ne peux m’empêcher de sourire et Jean-Sébastien fait de même, puis il prend un air plus sérieux et dit :
– Alors disons que, pour ce matin, j’estime avoir un certain crédit à dépenser sur mon compte en banque de garçon sage et que, pour toi, ma douce Émilie, je serais prêt à aller jusqu’au découvert.
Et là, il fait un truc qui me tue, un truc que je n’ai vu que dans les films : il prend ma main et il l’embrasse.
Il me sourit, je passe ma main sur ma joue, histoire de vérifier que l’écrevisse à lunettes n’en est pas arrivée à un stade d’ébullition fatal.
– Et puis, continue-t-il, je trouve que je parle beaucoup de moi et, chez nous, c’est signe de mauvaise éducation. Si tu me fais confiance, un peu, ou plutôt si tu as besoin de parler, je suis là.
J’ai envie de balancer qu’il n’est pas psychologue et c’est à des signes comme ça que je sens bien que je suis énervée, que j’en ai gros sur la patate avec mon nom perdu, ma mère en taule, mes cauchemars, mon absence de seins, mon enlèvement, et voilà que je retire mes lunettes pour me mettre à pleurer comme une gourdasse dans mon Coca light.
Jean-Sébastien sort un mouchoir immaculé de son pantalon de treillis, me le tend et puis il prend une serviette en papier sur le distributeur de la table et il essuie mes lunettes avec, en vérifiant par transparence si elles sont bien propres.
La dernière personne qui ait eu ce geste pour moi, c’est maman et évidemment, de penser ça, je me remets à pleurer de plus belle.
– Je suis désolé, dit Jean-Sébastien, je ne voulais pas…
D’entendre sa voix, ça me calme un peu. Je ravale deux ou trois sanglots et j’essaie de renifler de manière pas trop inélégante. Sans mes lunettes, tout est flou, et la place du Vieux-Marché par ce jour bleu de septembre ressemble aux Monet du musée des Beaux-Arts que m’ont emmenée voir mes grands-parents quand je suis arrivée chez eux en convalescence début juin.
Je me souviens que mon épaule me lançait encore et qu’un chirurgien m’avait dit, après l’opération, que j’aurais mal un certain temps, que c’était quand même une balle de neuf millimètres qui m’avait pulvérisé la clavicule mais qu’à mon âge on se remettait vite.
– Ça va mieux, Émilie ? me demande Jean-Sébastien.
Je ne réponds pas car, non, ça ne va pas mieux. J’ai envie de lui demander s’il sait l’effet que ça fait de se faire tirer dessus, la douleur qu’on ressent et la honte qu’on a d’avoir pissé sur soi à cause de la trouille.
Il me rend mes lunettes. Le monde reprend des contours rassurants. Le regard de Jean-Sébastien est plein d’amour et de compréhension.
– Je ne voulais pas te blesser, Émilie.
– Tu me blesseras toujours moins qu’une balle de neuf millimètres.
Et je revois l’infirmière souriante qui agitait devant mes yeux un petit bocal de plastique avec la balle dedans.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que tu sais tout ce qu’il y a à savoir, n’est-ce pas ?
Jean-Sébastien passe sa main dans ses cheveux, se tait un instant comme s’il pesait ses paroles et il commence :
– Je sais ce que tout le monde sait, c’est-à-dire pas grand-chose. Je sais que tu t’appelles Émilie Ambricourt, que tu es la petite-fille des Ambricourt de la rue Jeanne-d’Arc, la famille des ophtalmos. Je sais que tu es arrivée en cours en septembre et que l’on disait que tu avais été enlevée quelques mois plus tôt, que ta mère était une ancienne terroriste que l’on venait juste d’arrêter après vingt ans de cavale et que vous aviez vécu toutes les deux sous un faux nom. Menendez ou Martinez, je ne sais plus…
– Suarez, Dora Suarez…
– Pardon ?
– C’était mon nom… J’étais Dora Suarez.
– Eh bien tu vois, Émilie, c’est ça qui m’intéresse, pas ce que disent les journaux ou les ragots des autres, mais ce qui est la vraie, comment dire, la vraie toi… Ta vraie personne. Tu n’es pas née en arrivant à Rouen, n’est-ce pas ? Comment c’était avant ? Ce n’est pas de la curiosité malsaine, non, je crois que je t’aime, tout simplement, et je veux que tu me racontes. Parce que, même clandestine, tu as eu une enfance, n’est-ce pas ?
– Je ne sais pas vraiment, Jean-Sébastien, j’ai du mal à m’y retrouver moi-même.
– Tu sais, on a aimé le Voyage au bout de la nuit tous les deux. On ne peut pas dire que ce soit une histoire très drôle mais à un moment, Céline écrit, attends un peu…
Et d’une des poches de son treillis, il sort un petit carnet tout chiffonné, à la couverture cassée, et ça m’amuse cette manie, chez un garçon, surtout chez un garçon.
– Attends, Émilie, je vais trouver…
Il feuillette les pages, j’aperçois des gribouillis, des dessins, des flèches rouges qui renvoient à d’autres gribouillis, et il dit tout à coup :
– Ça y est, c’est bon. Écoute, Émilie, écoute : « Le tout c’est qu’on s’explique dans la vie. À deux on y arrive mieux que tout seul. » Tu ne voudrais pas qu’on s’explique à deux, Émilie ?
Alors je me suis dit que les psychologues feraient bien d’être de jolis jeunes hommes blonds en pantalon de treillis, avec des polos noirs et des Rolex de l’époque Kennedy au poignet, qu’ils feraient bien, aussi, d’avoir des carnets pleins de citations de Céline et de tenir leur consultation sur la place d’une ville médiévale ensoleillée par la toute fin de septembre, à la terrasse d’un bar, en vous donnant des baisers maladroits au goût de Coca light et de Stimorol. Peut-être auraient-ils de meilleurs résultats.
Sûrement, d’ailleurs, parce que sur le plexus solaire de mon grand corps d’écrevisse à lunettes, je sens un poids se lever et je murmure à son oreille :
– Oui, Jean-Sébastien, oui, finalement, je veux bien.