Les murs de la prison de B., je pense, sont comme tous les autres murs de toutes les autres prisons du monde. Sauf que là je suis devant, et que je sais que derrière, quelque part au cœur des entrailles de ces parallélépipèdes gris couronnés par des miradors, il y a maman.
À la fois toute proche et très loin.
On est à la mi-octobre, et il pleut sur le Pas-de-Calais, et l’écrevisse à lunettes est toute mouillée, et l’écrevisse à lunettes n’y voit presque plus rien, et ce n’est pas plus mal parce que l’écrevisse à lunettes a envie de pleurer.
C’est encore plus dur que je le croyais. Malgré toutes ces personnes qui sont avec moi, malgré Jean-Sébastien et Manuel Moreau qui m’entourent, malgré les panneaux, les banderoles, malgré toutes ces voix de garçons et de filles qui crient des slogans comme « Liberté pour Nathalie Ambricourt ! », « Halte à l’isolement pour Nathalie ! », « Nathalie, on est avec toi ! », je me sens seule, je me sens bête parce que ce n’est pas possible pour moi de crier les mêmes slogans : je n’ai jamais appelé maman Nathalie, j’ai toujours appelé maman « maman », ce qui est banal, mais logique au bout du compte.
On fait un bruit terrible, je trouve, mais j’ai assez peu d’expérience des manifs, en fait je n’en ai aucune. J’espère simplement que maman peut nous entendre, qu’elle comprend qu’elle n’est pas seule.
En tout cas, à la fenêtre de certaines cellules qui donnent sur la route où se tient la manif, on voit des prisonniers qui agitent des chiffons rouges et qui crient aussi. Dans les miradors, on distingue les silhouettes des gardiens qui s’agitent et parlent dans des talkies-walkies.
Manuel Moreau se penche vers moi et, pour couvrir le bruit, il est obligé de forcer la voix tout près de mon oreille :
– Tu vois les drapeaux derrière les barreaux, Émilie ? Ce sont sûrement les Basques. Ils se trouvent de ce côté-là de la prison. Il y a plein de prisonniers politiques à B., des Basques, des Corses, des anciens des mouvements autonomes et puis aussi des anciens d’Action rouge, évidemment…
Je le regarde, avec ses cheveux rasés qui laissent ruisseler la pluie, son keffieh détrempé, son blouson de cuir, ses éternels pin’s, et je me dis qu’il ne paye pas de mine mais que c’est grâce à lui si on est là aujourd’hui, avec tous ses copains de Rouen, mais aussi d’autres qu’il a fait venir de Paris, de Lille et même de Belgique. On est bien trois cents devant cette prison, ça fait une heure que tout le monde crie et que la route est bloquée des deux côtés par des pneus enflammés.
– Regarde, me dit Jean-Sébastien.
Il me montre, sur notre droite, une dizaine de garçons qui s’approchent encore plus près de l’entrée de la prison, qui vont jusqu’au panneau marqué « Centre de détention de B. » et font partir des fumigènes qui fonctionnent bien malgré la pluie.
Il détonne un peu au milieu de tous ces manifestants, mon petit aristo, il a pourtant fait un effort en se contentant de mettre un K-way sur un jean rapiécé et en choisissant sa paire de baskets la plus usée, au point qu’à mon avis il doit avoir les pieds trempés.
Mais il n’aurait manqué ça pour rien au monde et si c’est Manuel Moreau qui a tout organisé, c’est Jean-Sébastien qui a pris l’initiative d’aller le voir, il y a une quinzaine de jours.
Et tout d’un coup, j’oublie le bruit, la pluie, l’odeur des fumigènes et celle, encore pire, des pneus brûlés qu’un vilain coup de vent rabat sur nous et qui fait tousser les manifestants.
Je reviens deux semaines en arrière. Ça me semble une éternité.
Après que j’ai tout raconté à Jean-Sébastien, ce samedi-là, sur la côte Sainte-Catherine, il m’a raccompagnée chez mes grands-parents, rue Jeanne-d’Arc. Grand-mère m’a fait remarquer que je rentrais bien tard et grand-père que j’avais pris un coup de soleil et que je devrais faire attention avec ma peau de blonde, comme si je ne le savais pas.
Je n’ai presque rien mangé. Ils m’ont demandé si je n’étais pas malade ou si j’avais quelque chose contre la frisée aux lardons. Je les ai regardés et j’ai compris, à leurs yeux, qu’ils étaient vraiment inquiets pour moi. Ils m’ont semblé vieux, vulnérables, et, pour la première fois, je me suis dit que, pour eux non plus, ça ne devait pas être facile d’avoir eu une fille terroriste, de ne la retrouver qu’après plus de vingt ans, qui plus est en prison, et d’hériter de surcroît d’une grande écrevisse à lunettes qu’ils ne connaissaient même pas il y a six mois.
J’ai compris aussi que cette nappe blanche sur la table de la salle, cette jolie argenterie, ces verres en cristal mais aussi cette cravate que grand-père se forçait à mettre tous les jours alors qu’il n’avait plus de patients à recevoir ou ces tailleurs toujours impeccables que portait grand-mère même quand elle ne voyait pas ses amies, tout ça, ce n’était pas seulement parce qu’ils étaient des bourgeois rouennais coincés, mais c’était aussi et surtout parce qu’ils ne voulaient pas sombrer, se laisser aller malgré l’âge, malgré leur fille enfermée en QHS à B., malgré leur tristesse, et aussi parce qu’ils se sentaient responsables de moi, leur petite-fille.
J’ai dit la seule chose qui m’est venue à l’esprit :
– Grand-père, grand-mère, je crois bien que je vous aime. Beaucoup.
Ils ont gardé leurs couverts en l’air, grand-mère a eu les larmes aux yeux, grand-père a eu ce raclement de gorge habituel qui lui sert à masquer son émotion, il a bu un verre d’eau, il l’a reposé et il a dit :
– Nous aussi, Émilie, mais regarde un peu dans quel état tu as mis ta grand-mère…
Ensuite, je suis allée me coucher très tôt, j’ai essayé de lire Le désert de l’amour de Mauriac pour faire ma fiche de lecture prévue pour le lundi, mais il n’était pas dix heures quand je me suis endormie et je ne me suis réveillée que le lendemain à midi, quand grand-mère a ouvert les persiennes et que le soleil a inondé la chambre.
Je voyais la cime des arbres du square Verdrel, dont certains commençaient tout juste à prendre des teintes automnales.
Grand-mère a posé sur ma couette un plateau avec un grand verre de lait et une roulette. Une roulette, c’est typiquement rouennais et c’est une catastrophe diététique à base de pâte feuilletée et de beurre, beaucoup de beurre. Mais comme vous le savez, sur le plan du poids, j’ai vraiment de la marge, et la roulette, avec Jean-Sébastien dans un autre genre, est une des choses qui, à Rouen, ont le meilleur goût.
Grand-mère ne m’a fait aucune remarque sur mon réveil tardif, elle ne m’a pas parlé de qui elle avait rencontré à la messe de neuf heures à la cathédrale, elle m’a simplement demandé si j’avais bien dormi et c’est comme ça que j’ai réalisé que je n’avais pas fait de cauchemars de fin du monde, ni froids ni chauds, que j’avais juste rêvé de maman dans sa prison, qui ne semblait pas malheureuse mais au contraire sereine, confiante, comme si on allait se revoir bientôt.
J’ai eu la certitude que le fait de tout avoir raconté à Jean-Sébastien m’avait libérée, que c’est sans doute ce qu’aurait voulu réussir la psychologue du CHR, mais que mon petit aristo avait eu d’autres arguments et d’autres charmes.
Pour la première fois depuis un temps fou, depuis que je courais bébé sur cette plage de la Costa Blanca, je me suis sentie incroyablement bien, avec une sérénité et une confiance semblables à celles que maman montrait dans mon rêve.
J’ai embrassé grand-mère sur les deux joues. Deux baisers bien claquants. Sa peau avait la même odeur de miel que celle de maman.
Le lundi, à la récréation de dix heures, Jean-Sébastien m’a dit qu’il ne voyait pas trente-six solutions et, même si ça l’embêtait, il fallait en passer par Manuel Moreau. On est allés le voir là où il se trouvait toujours aux récrés, c’est-à-dire devant la porte du lycée, dans la rue de Joyeuse, à fumer ses clopes roulées qui puaient, puisqu’on n’avait plus le droit de fumer dans l’enceinte du lycée.
Il était en compagnie de filles dont le look hésitait entre le gothique, le punk, le grunge, enfin rien de très clean, avec leurs piercings un peu partout.
– Manuel, ton idée de comité de soutien pour Émilie, ça marche toujours ?
– Tu es le nouvel avocat d’Émilie, Reydet ?
– Je t’ai posé une question…
– Hé, dis donc, ne monte pas sur tes grands chevaux, ce n’est pas parce que tu es un aristo. Elle est bonne, non ?
– Viens, ai-je dit à Jean-Sébastien, je pense qu’il est trop con.
Et on a tourné les talons vers la porte du lycée.
– Oh ! arrêtez, je rigolais, c’est tout…
– Bon, alors, on t’écoute… a répliqué sèchement Jean-Sébastien.
Manuel Moreau a rallumé son mégot éteint et il a dit :
– Si vous êtes d’accord, on pourrait tenter un truc un peu plus risqué mais un peu plus efficace. Ça ne libérera pas ta mère, mais on peut faire pression pour améliorer ses conditions de détention, pour qu’elle ne soit plus au secret et que tu aies le droit de la visiter.
– Et comment on va s’y prendre ? Je peux te faire rencontrer Derville, notre avocat, il pourrait être de bon conseil.
– Tu rêves, Émilie, Derville, ce qui l’intéresse, c’est pomper de l’argent à ta famille et se faire voir à la télé. Il se sert de sa réputation d’ancien gauchiste parce que c’est à la mode, mais, en fait, c’est un social traître.
Je n’étais pas très sûre de ce que Manuel Moreau entendait par social traître, il faudrait que je regarde dans le dictionnaire, mais, dans sa bouche, je crois que c’était le degré ultime de l’insulte. Il suffisait de voir sa moue pleine de dégoût.
– Alors, comment on fait ?
– On va organiser une manif devant la prison de ta mère, on va mettre le bordel et ça va attirer l’attention bien plus que des articles dans les journaux. L’année dernière, on a fait ça pour protester contre l’incarcération des Corses à deux mille kilomètres de leur île. C’était déjà à B. et, pour certains d’entre eux, ça a marché…
La sonnerie du lycée a retenti. C’était la fin de la récréation. Moreau est reparti, entouré de sa cour de punkettes gothico-grunge, et il nous a dit :
– Si vos familles vous laissent sortir, rendez-vous au local du groupe, c’est rue Sœur-Marie-Ernestine… Tu vois où c’est, Reydet, du côté de la route de Darnétal ?
– Il s’appelle comment, ton groupe ? ai-je demandé.
– Les Red Fighters, ça veut dire les…
– Ça va, Moreau, on n’est qu’en seconde mais on connaît un peu l’anglais quand même. D’ailleurs, on dirait un nom de jeu vidéo.
– Toujours le mot pour rire, Reydet, on verra bien si tu feras encore autant le malin quand le temps de l’action sera venu.
Le local des Red Fighters, en fait, c’était une ancienne chambre de bonne qui se trouvait au dernier étage d’une maison qui en comptait cinq.
Je ne sais pas comment ils s’y étaient pris, les Red Fighters, mais ils avaient réussi à mettre là-dedans cinq ordinateurs, deux imprimantes et un frigo qui ne fonctionnait pas avec de la bière tiède dedans et au-dessus une cafetière électrique blanchie par le calcaire. Le peu d’espace sur les murs qui n’était pas recouvert par des affiches politiques ou de groupes de musique dont je n’avais jamais entendu parler laissait voir une peinture qui devait dater de la naissance de grand-père.
Là-dedans, ils étaient trois garçons au crâne rasé, dont Manuel Moreau, et deux filles dont une que j’ai reconnue parce qu’elle était le matin même avec Manuel.
– Je croyais que les skins, c’étaient des fachos qui tapaient les Arabes et qui foutaient le boxon dans les stades de foot.
– T’es trop jeune pour comprendre, Reydet, en plus, je suis sûr que tu fais l’idiot. Nous, on est des redskins. On est là pour que ceux d’en face se croient pas les rois du monde, justement.
On nous a offert du café et de la bière, mais on n’en a pas voulu. Ils fumaient tous, on avait du mal à respirer, j’ai toussé et une des filles a ouvert la fenêtre.
– Bon, alors voilà ce qu’on va faire mais rien ne vous force à venir.
Il a expliqué et ensuite on a vu à quel point les Red Fighters étaient efficaces. Pendant deux heures, ils ont échangé des mails, téléphoné et, à onze heures du soir, Manuel s’est étiré, il a ouvert une bière et il a dit :
– C’est bon, c’est pour dans quinze jours.
Et voilà comment votre charmante écrevisse à lunettes, après un voyage dans une très vieille camionnette J4 en compagnie des Red Fighters et de Jean-Sébastien, s’est retrouvée dès huit heures du matin sur la grand-place d’Arras où, dans d’autres vieilles guimbardes, plein de jeunes, certains rasés comme Manuel, d’autres avec au contraire des tignasses incroyables de rastas et des dreadlocks épaisses comme mes bras, nous attendaient en fumant et en buvant des bières.
Voilà comment ensuite on a pris la route de B., tandis que, comme par magie, notre convoi grossissait de plus en plus.
Voilà comment, une fois arrivés devant la prison qui se trouve un peu à l’écart de la ville, j’ai vu ces garçons et quelques filles aussi, avec une incroyable rapidité, établir des barrages de pneus, les enflammer avec de l’essence et commencer à se regrouper juste devant l’entrée de la prison.
Maintenant, ils arrêtent les slogans et ils se mettent à chanter des chants dont j’aimerais bien connaître les paroles, ils dressent leurs poings serrés sous le ciel gris, ils donnent vraiment une impression de force.
Alors Jean-Sébastien et moi, on fait la même chose, on dresse le poing et on fait semblant de savoir les paroles en bougeant les lèvres dans le vide.
Ça dure comme ça encore une bonne demi-heure et ce qui devait arriver arrive, j’entends des cris qui disent : « Les flics, voilà les flics ! »
Effectivement, des cars de CRS déboulent de tous les côtés, ils foncent dans notre groupe, et vous connaissez la chance incroyable de votre formidable écrevisse à lunettes, je suis une des premières, pour ne pas dire la première, à prendre un coup de matraque sur la tête.
Forcément, une blonde d’un mètre quatre-vingts à lunettes, ça se repère tout de suite.