J’ai la tête enveloppée d’un pansement très inélégant et je suis allongée dans ma chambre.
Tout s’est vraiment accéléré en dix jours.
Jean-Sébastien est assis sur mon lit, à l’autre bout, et on joue aux échecs, ou plutôt il m’apprend à jouer aux échecs.
Lui, il se contente plus modestement d’un coquard à l’œil droit qui actuellement vire au jaune.
Au pied du lit, il y a des journaux. Je suis une star, je ne sais pas qui m’a photographiée ce jour-là, mais, avec mes lunettes cassées et du sang plein le visage, soutenue par Manuel Moreau qui a les traits déformés par la colère, ça a choqué beaucoup de gens.
J’ai fait la une de Paris-Normandie, de La Voix du Nord mais aussi de Libération et du Parisien. Je suis devenue un symbole de la violence policière et, quand on a révélé mon identité, cela a ramené le cas de maman aux premières loges.
Maître Derville a fait son intéressant à la télévision et demandé à ce que la justice fasse preuve d’humanité et qu’on laisse Nathalie Ambricourt voir sa fille Émilie.
« Qu’est-ce que c’est que cette société qui est incapable de pardonner et qui va jusqu’à punir les enfants en les molestant simplement parce qu’ils veulent voir leurs parents ? Je rappellerai de surcroît que ma cliente s’est elle-même rendue à la police en mai dernier, pour sauver sa fille enlevée par un ancien policier antiterroriste qui avait sombré dans la paranoïa. Je rappelle aussi que Nathalie Ambricourt a mené une vie exemplaire de travailleuse sociale entre 1988 et maintenant, dans la clandestinité certes, mais j’ai là (il brandit un dossier devant les caméras) des dizaines de témoignages qui prouvent son dévouement auprès des plus démunis et j’ai là (il brandit un autre dossier devant les caméras) les témoignages des anciens d’Action rouge qui certifient que, si elle a participé à beaucoup d’attentats et de braquages, elle n’a jamais été amenée cependant à commettre des crimes de sang. »
Et comme ça tous les soirs, sur toutes les chaînes ou presque.
Ce jour-là, à B., l’intervention des CRS a fait vingt-trois blessés et ils ont mis cinquante personnes en garde à vue. Comme il y avait beaucoup de mineurs, Manuel n’a pas encore dix-huit ans, tout le monde a été libéré le lendemain matin.
Grand-père et le père de Jean-Sébastien, monsieur Reydet, sont venus nous chercher à l’hôpital d’Arras, où l’on était en observation, et grand-père a dit avec un certain humour, je trouve, qu’il aimerait rencontrer sa petite-fille moins souvent dans les hôpitaux.
Les deux hommes avaient l’air plus soulagés qu’en colère, de toute façon.
On frappe à la porte.
C’est grand-père, justement.
Il est un peu décoiffé et sa cravate est desserrée, ce qui est tout à fait inhabituel. Il dit juste, d’une voix presque inaudible, quelque chose que j’ai déjà deviné, en fait, au plus profond de moi.
– C’est gagné, Émilie, Derville vient d’appeler. Le directeur de B. autorise les visites à partir de demain et Nathalie veut que tu sois la première à venir.
Je le savais. Je le savais.
Mais je reste sans voix.
Je regarde grand-père qui sourit comme jamais je ne l’ai vu sourire.
Je regarde Jean-Sébastien qui est le plus beau des garçons de la Terre.
Le monde est merveilleux.
Demain, je verrai maman.
Demain, nous parlerons.
Enfin.